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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice CUSSON, “Les homicides d’hier et d’aujourd’hui”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean Baechler, François Chazel et Ramine Kamrane, L’acteur et ses raisons. Mélanges en l’honneur de Raymond Boudon, p. 43-58. Paris: Les Presses universitaires de France, 2000, 376 pp. [L’auteur nous a accordé le 29 mars 2012 son autorisation de diffuser électroniquement cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Maurice Cusson

[professeur à l’École de Criminologie, chercheur au Centre international
de Criminologie comparée de l’Université de Montréal]

Les homicides d’hier et d’aujourd’hui.

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean Baechler, François Chazel et Ramine Kamrane, L’acteur et ses raisons. Mélanges en l’honneur de Raymond Boudon, p. 43-58. Paris: Les Presses universitaires de France, 2000, 376 pp.

Introduction
I.  Les homicides d'hier
II.  L'homicide d'aujourd'hui comparé à celui d'hier
III.  Quelques traits permanents de l'homicide
IV.  La marginalisation de l'homicide et de son auteur

Références

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean Baechler, François Chazel et Ramine Kamrane, L’acteur et ses raisons. Mélanges en l’honneur de Raymond Boudon, p. 43-58. Paris: Les Presses universitaires de France, 2000, 376 pp.

Introduction

Il est désormais acquis que, durant le Moyen Âge et l'Ancien Régime, les homicides étaient beaucoup plus fréquents qu'aujourd'hui. Les historiens en ont fait une démonstration concluante en Angleterre où leurs travaux sur des archives judiciaires remarquablement conservées ont permis d'estimer des taux d'homicide à partir de la fin du Moyen Âge. Plusieurs échantillons datant du XIIIe siècle établissent les taux d'homicides aux environs de 20 par 100 000 habitants. Les taux passent à 15 vers 1600 puis tombent à 3 vers 1700. En 1996, en Angleterre et au pays de Galles, le taux n'est plus que de 1,4 par 100 000 habitants (en France : 2,01 ; au Canada : 2,11). Il y a quatre siècles, les Anglais tuaient leur prochain dix fois plus souvent qu'aujourd'hui. Fait à signaler, le recul de l'homicide tend à aller de pair avec une diminution des délits contre la propriété. [1] Les historiens français ne se sont pas hasardés à calculer des taux d'homicides mais le bilan de Chesnais (1981) et les travaux de Muchembled (1989), en Artois, justifient de penser que, dans ce pays, les homicides étaient beaucoup plus fréquents autrefois qu'aujourd'hui.

Les historiens et les criminologues s'accordent pour traiter les taux d'homicides comme un indicateur de la violence d'une société, plus précisément de la violence intérieure privée (excluant les violences d'État comme les guerres et les génocides). De ce point de vue limité, la violence a considérablement reculé entre le Moyen Âge et le XXe siècle [2]. Cette pacification de nos moeurs met à mal l'idée reçue en sociologie et en criminologie selon laquelle les communautés rurales d'antan étaient des havres de paix et les villes modernes des coupe-gorge.

L'explication la mieux reçue de ce recul de la violence privée puise son inspiration dans les travaux d'Elias sur la « civilisation des moeurs ». La noblesse guerrière et prédatrice qui donnait le ton au cours du Moyen Âge a été peu à peu soumise au monopole royal de la violence légitime et forcée de contrôler ses impulsions. Puis, dans les villes et les campagnes pacifiées, les citadins et les paysans ont à leur tour appris « l'autocontrainte » [3]. Dans cette vision, le point de départ du processus se situe au Moyen Âge. Dans une Europe fragmentée en d'innombrables seigneuries indépendantes du pouvoir royal, les seigneurs féodaux n'ont aucune raison de refréner leur violence parce qu'ils ne dépendent de personne et sont entourés d'ennemis potentiels. Chacun d'eux est dans une situation analogue à l'état de nature ; il est prêt à déployer toute la force dont il dispose pour faire face aux ennemis qui le menacent et convoitent ses terres. Et ce qui vaut pour les nobles n'est pas loin de valoir pour les paysans. Ils se regroupent en familles, clans et villages prêts au combat au premier signe d'hostilité. Puis, au fil des siècles, le roi, peu à peu, exproprie, centralise et monopolise la force légitime : l'armée, la police et la justice. Il attire les nobles à la cour, les oblige à y rester et les domestique. Les barons qui jusque là avaient été de brutaux seigneurs de la guerre se transforment en courtisans raffinés, polis et civils. Ils apprennent que « l'autocontrainte », la maîtrise de soi, est une solution viable dans l'espace social pacifié par le pouvoir royal. En effet, se sachant à l'abri des attaques, ils n'ont plus à mobiliser à tout instant leur agressivité. Au terme du processus, le monopole étatique de la violence finit par couvrir tout le champ social. Parallèlement, la noblesse de cour sert de modèle à toutes les classes sociales. Le manant accepte d'autant mieux d'imiter la maîtrise de soi du gentilhomme de cour que la force publique a fait reculer la peur de l'autre. Plutôt que se contrôler mutuellement par l'intimidation, les hommes se contrôlent eux-mêmes.

Cette thèse sonne juste, mais quand on sait que l'immense majorité des homicides du passé étaient commis par des paysans, elle paraît trop centrée sur la noblesse. De plus, elle manque de spécificité, n'étant pas appuyée sur une description précise de la violence du passé.

Mon propos est d'aller voir de près les homicides d'hier et de les comparer à ceux d'aujourd'hui. L'entreprise est dorénavant possible grâce aux travaux d'historiens qui décrivent minutieusement les homicides du passé cependant que les criminologues nous font connaître ceux d'aujourd'hui. Cet exercice de criminologie historique veut répondre aux questions : Que reste-il de notre violence passée ? Quels types d'homicides ont régressé ? Pourquoi ? Pouvons-nous mieux connaître la violence contemporaine en la comparant à celle du passé et réciproquement ?

I- Les homicides d'hier

Deux types d'homicide se signalent par leur fréquence au Moyen Âge et sous l'Ancien Régime : l'homicide querelleur et vindicatif qui est le pain quotidien des tribunaux du temps et le meurtre au cours d'opérations de brigandage, ce dont il est question dans les chroniques d'époque.

1- L'homicide querelleur et vindicatif, appelé aussi par les historiens la rixe-homicide est l’acte de tuer au cours ou à la suite d'une dispute accompagnée d'injures et de coups. En général, les protagonistes de ces rixes se connaissent mais ne font pas partie de la même famille. La mort est la conséquence souvent imprévue d'une dispute mettant en jeu l'honneur des adversaires. Le drame se produit généralement dans un lieu public, au vu et au su de tous. Il est entraîné dans un mouvement d'escalade par la colère, la haine ou par l'enchaînement des ripostes et des représailles.

Dans sa monumentale thèse sur le crime en France à la fin du Moyen Âge, Claude Gauvard (1991) fournit plusieurs indications qui attestent de la fréquence de ce qu'elle appelle la rixe-homicide. Dans 86% des homicides connus grâce aux lettres de rémission, le geste fatal est précédé d'injures et, dans 90% des cas, d'un échange entre les adversaires. Par ailleurs, 60% des homicides sont commis dans des lieux publics : taverne, rue, place du marché, etc. On tue rarement d'un coup de couteau dans le dos au fond d'un bois, mais ouvertement, au cours d'une vive dispute. La liste des motivations les plus souvent évoquées donne aussi à entendre que la plupart des homicides résultent de querelles qui dégénèrent. Dépouillant les lettres de rémission en Artois entre 1386 et 1660, Muchembled (1989 : 43) tire la compilation suivante des motifs les plus fréquents d'homicide :

l'honneur

22%

la solidarité avec un individu agressé

18%

la vengeance

17%

« Jeux-plaisanteries »

13%

questions d'intérêt

16%

xénophobie 

6%

folie

3%


À Londres au XIVe siècle, les motifs des homicides répertoriés dans les archives judiciaires par Hanawalt (1979 :171) se répartissent comme suit :

dispute (« argument »)

47%

vengeance

21%

alcool

6%

jalousie

6%

vol (« robbery »)

5%


À côté d'une minorité d'affaires motivées par le vol ou la jalousie, nous trouvons à Londres comme en Artois une solide majorité d'affrontements mortels précédés d'offenses à l'honneur et empreints d'un désir de vengeance. Les descriptions détaillées fournies par les historiens nous donnent une excellente idée du déroulement du drame. Par un beau soir d'été, un dimanche ou un jour de fête, deux voisins se croisent dans la rue ou sur la place du village ; à moins qu'ils ne prennent un verre à la taverne [4]. L'un d'eux raille ou insulte l'autre : menteur, cocu, fils de putain, larron, pillard, traître. L'offensé exige un démenti ou des excuses, il réplique « arrogamment » ou profère une insulte à son tour. On passe ensuite aux baffes. Puis sortent les armes : couteau, bâton, épée. Le coup mortel est le plus souvent porté à la tête et de face ; la mort n'est pas toujours immédiate, mais, faute de soins adéquats, la blessure s'infecte et la victime trépasse quelques jours après l'incident). Il arrive aussi qu'un premier accrochage se soldant par des blessures sans gravité, l'un des ennemis mûrisse sa vengeance et tue l'autre à la première occasion.

De telles affaires mettent presque toujours aux prises des hommes qui se connaissent : voisins, collègues, compagnons ou amis. Dans seulement 10,5% des cas, aucun lien n'unissait la victime et le coupable des crimes répertoriés par Gauvard.

Fait remarquable, on tue rarement en solitaire. Gauvard note la présence de participants à côté du principal coupable dans 70% des homicides (un complice : 27% ; deux à quatre : 39%). Dans l'Angleterre médiévale, l'homicide avait aussi une dimension collective : 68% des affaires étudiées par Given impliquaient au moins un complice ou un partenaire. Quand la rixe éclatait, parents et amis n'étaient pas loin et ils étaient poussés par la solidarité à plonger dans le combat sans se poser de question.

La dynamique qui propulse cette violence vers les extrêmes s'alimente à un mélange complexe d'honneur, de réflexe défensif, de solidarité et de vengeance. Entre le XIIIe et le XVIIe siècle, un des biens les plus précieux d'un homme était son honneur : sa réputation de courage, de vaillance, d'honnêteté, de fierté, de fidélité. Et l'on défendait le nom de sa famille aussi âprement que ses terres. L'honneur, c'était le rang social d'un homme. C'était aussi le bouclier dont il avait besoin pour se protéger, lui, sa famille et ses amis : on redoute de s'en prendre à la personne, aux biens ou aux proches d'un homme courageux, vaillant et fier. Or, la réputation se gagne en relevant les défis, et elle se perd très vite ; il suffit de laisser une injure sans réponse, de fuir devant l'attaque ou d'accepter la défaite dans la bagarre. Laisser passer l'offense publique, c'est risquer la déchéance. « La vie d'un homme est de faible poids quand éclate le déshonneur » (Gauvard : 935).

Une fois les hostilités engagées, la peur de perdre la vie pousse chacun à frapper de plus en plus fort. Et tout va alors très vite : dans le feu de l'action, il faut rendre les coups instantanément, de préférence porter le premier le coup décisif. Le réflexe défensif arme le bras autant que la volonté de tuer.

Une impérieuse exigence de solidarité pousse parents, amis et compagnons à se battre aux côtés de l'homme ou de la femme qui vient d'être offensé. Ce devoir d'assistance est si contraignant qu'il fait accepter le risque de tuer ou d'être tué. C'est que durant l'Ancien Régime, chacun est entouré d'un réseau de solidarité sans lequel il est terriblement vulnérable. En l'absence de police, parents et amis se protègent mutuellement par leur simple présence et par la crainte de représailles qu'ils font peser sur tout agresseur. Mais cette protection a pour prix l'obligation de se battre aux côtés de ses alliés. La violence est le revers de cette solidarité qui fonde la sécurité sur l'intimidation mutuelle.

La vengeance n'est jamais loin dans les sociétés d'honneur et de solidarité. De fait, il est question de vengeance dans 86% des homicides étudiés par Gauvard (p. 756). On tue pour se venger, pour se « contrevenger », pour régler son compte une fois pour toute à un vieil ennemi, ou encore, on frappe le premier l'homme venu se venger. Celui qui n'a pu riposter à une insulte attendra le moment propice pour laver son honneur dans le sang. Et, bien sûr, on tue pour venger la mort ou le déshonneur d'un père, d'un frère, d'une soeur ou d'un ami. La vengeance est un devoir dû à l'amitié et à l'honneur.

L'homicide querelleur et vindicatif d'Ancien Régime se ritualise quelquefois. La rixe devient le duel, combat réglé où l'adresse des escrimeurs défend l'honneur offensé. D'autres fois, il prolonge le vieil héritage de la faide, de la vendetta. La violence d'hier est plus institutionnalisée et plus collective que celle d'aujourd'hui.

2- Les meurtres au cours d'actes de brigandage se laissent percevoir dans les archives judiciaires anglaise : 9% des homicides au XIIIe siècle dans l'échantillon de Given avaient été commis pour voler. Pour sa part, Hanawalt en trouve 5%. Ce sont là sans doute des sous-estimations car les archives ne gardaient trace que des affaires poursuivies. À une époque où la police était à toutes fins utiles inexistante, les bandes de brigands qui opéraient en pleine campagne pouvaient aisément échapper aux poursuites. L'importance du brigandage et de la menace qu'il fait peser sur la société s'appréhende dans les chroniques. Elles sont suffisamment explicites pour persuader les historiens du fait que les brigands ont sévi de manière endémique durant l'Ancien Régime dans les régions rurales et qu'ils assassinaient leurs victimes sans hésitation [5].

Les bandes de brigands étaient de tailles très variables : de quelques hommes à plusieurs centaines. Leurs effectifs se gonflaient durant les guerres, surtout quand les hostilités étaient temporairement suspendues. À l'époque de la guerre de cent ans, les routiers des Grandes compagnies démobilisées se regroupaient en bandes suffisamment nombreuses pour faire le siège d'une ville. Les brigands opéraient le long de grands chemins, détroussant les marchands, les pèlerins, les clercs et autres voyageurs. Ils s'en prenaient aussi aux demeures des paysans, volant, violant, tuant et torturant le chef de la famille pour l'obliger à dire où il cachait son bas de laine. Quand ils étaient en force, ils prenaient d'assaut les abbayes, les églises et les châteaux, tuant leurs défenseurs, s'emparant des objets précieux et mettant le feu aux bâtiments avant de prendre la fuite avec quelques otages pour en tirer rançon. Il leur arrivait aussi d'instaurer un système d'extorsion dans les secteurs où ils étaient bien implantés.

Pendant le Moyen Âge et l'Ancien Régime, le lien entre le vol et le meurtre est plus étroit qu'aujourd'hui. D'abord, les nobles et paysans ne quittent pas leurs armes, et ils défendent chèrement leurs biens : il faut donc les tuer pour les dépouiller. Ensuite, maints observateurs ont souligné la cruauté, le sadisme même des bandits. Ils prennent plaisir à torturer, à crever les yeux, à couper les mains de leurs prisonniers. Ils mettent le feu aux maisons et ils tuent sans nécessité. Il se pourrait que cette cruauté s'inscrive dans une stratégie visant à terroriser le plus grand nombre de gens pour annihiler toute volonté de résistance. Muchembled (1989 : 116) note qu'en Artois, les brigands inspirent aux paysans « une terreur étrange ». Enfin, les actes de brigandage étant punis de mort, leurs auteurs n'avaient rien à perdre - et l'impunité à gagner - en tuant les témoins.

Les brigands se recrutaient dans les rangs des vagabonds, des bannis, des mercenaires démobilisés, mais aussi de la noblesse. Avant d'être domestiqués par les rois, les seigneurs féodaux avaient de forts penchants pour le pillage, la rapine et la violence. Il leur arrivait de verser carrément dans le banditisme. La plupart des chefs de bande qui sévissaient en Angleterre à la fin du Moyen Âge et dont les noms nous sont parvenus étaient issus de la petite noblesse (Bellamy, 1973 : 72). Les chevaliers vivaient pour la guerre et s'y préparaient dès l'enfance. Or « La guerre à cette époque est avant tout une destruction et un pillage. Il s'agit de faire le plus de mal qu'on peut à l'adversaire en incendiant les villages et en massacrant les campagnards qui sont pour lui une propriété, un objet de rapport » (Luchaire, 1909 : 276). En temps de paix, le noble s'exerce sans relâche au maniement des armes ; il se bat dans les tournois et il chasse. Jusqu'au jour où, pour s'enrichir et se désennuyer, il trouve un prétexte pour attaquer son voisin. Et l'on ne sait plus très bien si le pillage, la dévastation et le meurtre auxquels se il se livre alors sont des actes de guerre ou des crimes. La confusion ainsi entretenue entre la guerre et le crime est, durant des siècles, la source du brigandage et du meurtre.

3- L'homicide familial défini comme le fait de tuer un membre de sa propre famille (épouse, époux, enfant, parent, frère, cousin...) occupe une place relative modeste parmi les homicides au Moyen Âge et sous l'Ancien Régime. Au XIIIe siècle, 7% des homicides étudiés par Given sont intrafamiliaux. Au XIVe, Hanawalt en compte 2%. À peu près à la même époque, en France, les rapports entre la victime et l'auteur des crimes [6] décrits dans les lettres de rémission se répartissent comme suit (Gauvard : 619) :

parent

5,5%

collatéral

2,5%

mari-femme

2%

enfant

2%



À Amsterdam entre 1650 et 1670, Spirenburg (1996) calcule 11% d'homicides mettant aux prises les membres d'une même famille.

Autrefois, les querelles aboutissant à la perte d'une vie humaine opposaient beaucoup plus souvent des voisins, des compagnons ou des collègues que les membres d'une même famille. La famille est alors moins un foyer de discorde qu'un refuge.

II- L'homicide d'aujourd'hui
comparé à celui d'hier


Notre portrait des homicides contemporains s'attachera à la situation québécoise et, à un degré moindre, il s'alimentera aux données françaises. Nous n'évoquerons pas les recherches américaines, pourtant nombreuses, car, dans ce pays, l'homicide se présente sous un jour par trop singulier : il s'y commet quatre fois plus d'homicides qu'ailleurs en Occident.

Les homicides enregistrés au Québec entre 1977 et 1989 ont été classés par Grenier (1993) en quatre catégories.

1. Les homicides querelleurs et vindicatifs, comme leurs équivalents d'autrefois, mettent aux prises des gens sans rapport familial ou amoureux. Ils servent à vider une querelle et ils sont le fruit de la colère ou du désir de vengeance. Appartiennent aussi à cette catégorie les règlements de compte entre malfaiteurs autour d'une transaction de drogue, du partage d'un butin ou d'une dénonciation. Les homicides querelleurs et vindicatifs représentent 38% (dont 21% de règlements de compte) du total des homicides sur lesquels Grenier possédait suffisamment d'information.

2. Les homicides familiaux et passionnels opposent un meurtrier et une victime liés par un rapport familial, amoureux ou conjugal (incluant les conjoints de fait et les amants). Ils représentent 35% des homicides dont la nature a pu être déterminée.

3. Les homicides associés à un autre délit ont été commis au cours d'un vol, d'un viol, d'un incendie criminel, etc. 17% des homicides classables appartiennent à cette catégorie.

4. Les « autres » homicides sont des crimes dont la nature est connue mais qui n'appartiennent à aucune des trois catégories précédentes. On y trouve des homicides commis par un dément, les pactes de suicide et les meurtres politiques. Dix pour cent des homicides on été classés dans cette catégorie résiduelle.

Les informations nous manquent pour construire une classification identique des homicides commis en France, mais la compilation réalisée par Laroche (1994 : 36) des mobiles apparents de 4 837 homicides commis entre 1986 et 1990 nous en approche.

1. La « querelle » revient dans 35,9% des affaires et la « vengeance » dans 9,9%. Cela donnerait 45,8% d'homicides querelleurs et vindicatifs mais, sur le lot, il se trouve sans doute de nombreuses querelles au sein de la famille.

2. La jalousie est le mobile apparent de 16,8% des homicides volontaires et la détresse (dont l'auteur dit qu'elle se retrouve surtout dans les cas d'infanticide) est mentionné dans 4% des affaires, pour un total de 20,8% d'homicides familiaux ou passionnels. Ce chiffre n'inclut pas les « querelles » familiales, sans doute assez nombreuses.

3. Le « vol-intérêt » est un mobile signalé dans 11,9% des cas et l'homicide est qualifié de « sexuel » dans 2,8% des affaires, pour un total de 14,7% d'homicides associés à un autre délit.

Sur la foi des chiffres français et québécois, il ne paraît pas excessif d'avancer que les homicides contemporains se répartissent grosso modo en trois catégories principales : un tiers d'homicides querelleurs et vindicatifs, un tiers d'homicides familiaux et passionnels et un sixième d'homicides associés au vol et au viol. Le résidu inclut les crimes de sang liés à la démence, au terrorisme, aux pactes de suicide, etc.

Dans ce qui suit, les trois types principaux seront décrits.

1- Les homicide querelleurs et vindicatifs commis ces dernières années à Montréal ne sont pas sans rappeler ceux d'hier (Boutin, 1998). Ils mettent aux prises des célibataires masculins (100% des meurtriers et plus de 80% des victimes sont des hommes) qui se connaissent, sont amis, ou sont impliqués dans une transaction illégale. Les repris de justice ne manquent pas : 58% des meurtriers et 36% des victimes ont des antécédents judiciaires. Ils portent une arme (59% des meurtriers ont un couteau ou un pistolet en poche). Assez souvent, ils se trouvent ensemble pour boire et s'amuser mais une plaisanterie offensante, un propos blessant, le refus de payer une dette ou une provocation met le feu aux poudres. De vieux griefs refont alors surface. L'on s'échange des injures et des menaces avant de passer aux poings. Puis les armes sortent. Le coup fatal est porté pour sauver la face, en riposte à une attaque ou dans un mouvement de panique. Dans les cas de vengeance et de règlement de compte, la raison du conflit peut être le vol d'un stock de drogue, le partage inéquitable d'un butin, le désir d'un trafiquant de s'accaparer la part de marché d'un autre ou la délation. Dans de tels cas, le meurtre est prémédité et presque toujours exécuté avec une arme à feu (Cusson et Boisvert, 1994a, Boutin, 1998).

L'essentiel de tout cela aurait pu se passer il y a cinq ou six siècles : la dispute, les insultes, les griefs, les échanges de coups, l'impulsivité, le port d'arme, l'escalade, la vengeance. La différence majeure tient aux nombres. Aujourd'hui, ce type d'homicide fait 30% ou 40% du total des homicides contre 70% durant une époque où les taux agrégés d'homicides étaient jusqu'à dix fois plus nombreux qu'aujourd'hui. Le recul massif de ces rixes meurtrières et de ces vengeances fatales explique une large part du déclin séculaire des taux agrégés d'homicides. Autre différence, l'homicide querelleur et vindicatif d'autrefois était plus solidaire, institutionnalisé et ritualisé qu'aujourd'hui. Le duel et la vendetta commis par les jeunes gens de bonnes familles sont disparus pour laisser place à d'obscures échauffourées entre voyous et à de sordides règlements de compte entre malfaiteurs.

La régression qualitative et quantitative de ce type d'homicide découle sans doute, pour parler comme Elias, du développement de l'autocontrainte favorisé par la monopolisation de la violence légitime par l'État. Il est cependant possible de proposer une explication plus spécifique. Elle tient en trois points.

Premièrement, une meilleure justice, de plus en plus sûre d'elle et de plus en plus accessible, libère les hommes de l'obligation de prendre les armes pour défendre leur honneur, leurs biens, leurs proches et leur propre personne. Des juges appuyés par la force policière et des jugements équitables suivis d'effets font tomber les raisons de se battre pour vider une querelle. Et alors le compromis, l'action en justice ou l'arbitrage se substituent à la bagarre, au duel et à la vendetta.

Deuxièmement, l'interdépendance économique adoucit les moeurs : on ne peut simultanément se faire la guerre et commercer. Dans la société médiévale, les familles et les villages vivaient en autarcie, l'étranger était mal vu. Il fallait s'en faire craindre, prévoir les coups. Avec le développement des villes, de la division du travail et du commerce, les gens en viennent à dépendre les uns des autres. Plus question de se bagarrer au moindre prétexte quand l'autre est un partenaire ou un éventuel acheteur.

Troisièmement, l'abandon du port d'arme fut à la fois la conséquence de la pacification de l'Europe et une cause de la baisse des taux d'homicides. La sécurité incite à ranger ses armes. Et alors les rixes portent moins à conséquence : les coups de poings sont moins dangereux que les coups d'épée.

2- En France comme au Canada, près de la moitié des homicides familiaux et passionnels ont une conjointe ou amante pour victime ; l'autre moitié entraînent la disparition des père, mère, enfant, frère, soeur, cousin, etc. du meurtrier (Laroche, 1994 ; Fedorowyck, 1997). L'homicide conjugal est presque toujours perpétré par un homme et, quand la femme le commet, elle est généralement dans une position défensive. La plupart des hommes qui en viennent à tuer la femme prétendument aimée y sont poussés par le désir de possession sexuelle exclusive. Le drame se produit surtout dans des couples instables : conjoints de fait, amants, couples séparés ou divorcés. L'annonce par la femme de son désir de quitter son conjoint en est le déclencheur le plus courant. Les homicides conjugaux ont tendance à suivre une séquence typique. Ie La femme informe son conjoint de sa décision de le quitter ou ce dernier apprend qu'elle a un amant. 2e L'homme s'objecte vigoureusement, profère des menaces, parle de suicide et de meurtre. 3e La femme persiste, fait ses valises ou affiche sa liaison. 4e Une violente altercation se solde par la mort de la femme, plus rarement de l'homme. [7]

L'homicide familial semble avoir peu varié au cours des siècles. Il est vrai qu'à la fin du Moyen Âge, seulement 7% à 10% des homicides anglais survenaient au sein de la famille alors que le pourcentage actuel se situe plutôt entre 30 et 40%. Mais cette augmentation tient surtout à la forte diminution des rixes et des vengeances. Le calcul des taux par 100 000 habitants donne une image différente. Given a comparé les taux d'homicides intrafamiliaux du XIIIe siècle avec ceux du XXe siècle et il trouve des ordres de grandeur semblables.

3- Rappelons que l'homicide associé à un autre délit est perpétré pendant ou immédiatement avant ou après un braquage, un cambriolage, un viol, etc. Au Canada, il représente 16% des homicides. En France, en 1995, 12% des homicides sont commis pour voler ou à l'occasion de vols (Ministère de l'Intérieur, 1996).

De l'étude réalisée par Chantai Tremblay (1996) sur de tels meurtres commis à Montréal entre 1985-1989, il ressort que les meurtriers sont plutôt jeunes, (24 ans en moyenne), presque tous des hommes (97%) et qu'ils ont tué surtout des hommes (79%) plus âgés qu'eux (44 ans en moyenne). Les faits se passent surtout dans la résidence de la victime (57%) ou dans un commerce (24%). Loin d'être des assassins prêts à tout pour empocher un gros magot, ces meurtriers sont d'abord des jeunes braqueurs ou cambrioleurs qui rencontrent une résistance inopinée ou qui s'affolent. Quelquefois la victime meurt accidentellement : les cambrioleurs l'avaient ligotée et bâillonnée et elle est morte étouffée ou encore le braqueur voulait l'assommer et il a frappé trop fort. Il arrive aussi qu'un témoin compromettant soit tué. Voyant la victime s'écrouler, près de la moitié des meurtriers prennent la fuite sans emporter leur butin.

De nos jours, la proportion des vols débouchant sur un meurtre est infime. En France, en 1995, la police et la gendarmerie enregistrent 164 homicides associés au vol parmi plus de deux millions de vols (incluant 9 147 vols avec armes à feu, 65 430 autres vols avec violence sans arme à feu et 433 320 cambriolages) (Ministère de l'Intérieur, 1996). Au XXe siècle, les délits contre la propriété sont beaucoup moins violents qu'autrefois ; c'est très exceptionnellement qu'ils se terminent par la mort du propriétaire. Les petits voleurs opportunistes d'aujourd'hui n'ont pas la trempe des redoutables brigands-tueurs d'hier. Et nos victimes ne sont plus celles d'autrefois ; désarmées, sans volonté aucune de défendre leur bourse, elles s'inclinent à la première menace. Dans les banques canadiennes, il suffit au voleur de remettre à la caissière une note sur laquelle est écrit : « Ceci est un hold-up. Donne-moi l'argent » pour obtenir instantanément ce qu'il réclame (Desroches, 1995). Les bandits contemporains ont nul besoin de démonstration de force pour arriver à leurs fins. Et il est rarissime qu'ils tuent pour le plaisir : ils ont perdu le goût du sang

Bref, le brigandage classique a bel et bien disparu, remplacé par une foule de vols expéditifs, commis en douce. Et des assassinats perpétrés sans état d'âme par les brigands d'hier, il ne reste plus qu'un petit nombre d'homicides commis par de petits voleurs affolés.

La disparition du brigandage découle sans doute d'une triple évolution. 1- Entre le Moyen Âge et le XVIIIe siècle, l'État royal s'affirme et monte en puissance. Il étatise la guerre et liquide les armées privées. Résultat : la guerre cesse de se confondre avec le pillage et les guerriers cessent de verser dans le brigandage. 2- Au XIXe siècle, une organisation policière disciplinée, adossée à un État puissant et disposant de moyens de transport modernes peut expédier une force d'intervention rapide pour démanteler une bande partout sur le territoire national. 3-L'urbanisation rend le brigandage impraticable. En effet une bande de brigands est trop visible pour opérer longtemps en milieu urbain. C'est dans les campagnes reculées que les bandes ont quelques chances de trouver un sanctuaire où se réfugier pour échapper aux poursuites.

III- Quelques traits permanents de l'homicide

Les invariants de l'homicide se résument en une formule : aujourd'hui comme hier, les meurtriers et leurs victimes sont pour la plupart des hommes interchangeables qui se connaissent.

La prédominance masculine se retrouve partout massivement chez les meurtriers et, à un degré moindre, chez les victimes. En Angleterre, au XIIIe siècle, 91% des accusés et 81% des victimes sont des hommes (Given). En France, à la fin du Moyen Âge, 99% des coupables et 79% des victimes d'homicide sont aussi des hommes (Gauvard). Aujourd'hui, les pourcentages sont très semblables. En France, durant les années 1980, les hommes représentent 87% des auteurs d'homicides volontaires et 67% des victimes (Laroche). Au Canada, 87% des meurtriers et 63% des victimes sont des hommes (Silverman et Kennedy). Seul le pourcentage des victimes change : autrefois les femmes comptaient pour 20% des victimes et aujourd'hui elles représentent près de 35%.

Décrivant les crimes violents commis dans la région d'Avignon aux XIVe et XVe siècle, Chiffoleau (1984 :154) écrit : « Très souvent, on a l'impression que violents et violentés, victimes et agresseurs sont interchangeables ». Hanawalt et Gauvard en apportent la confirmation : le plus souvent le meurtrier et sa victime sont du même âge ; ils sont socialement des égaux et pratiquent souvent le même métier. Même phénomène de nos jours. En France, entre 1986-1990, les homicides les plus fréquents opposent des accusés et des victimes qui appartiennent au même groupe d'âge (Laroche). Nous savons par ailleurs que la grosse majorité des crimes violents sont commis par des agresseurs qui appartiennent à la même classe sociale que la victime et au même groupe ethnique [8]. Cette similitude entre agresseur et victime est en lien direct avec le fait suivant : on s'entre-tue parce qu'on se dispute et on se dispute parce qu'on se fréquente.

De tout temps, la plupart des meurtriers connaissaient leur victime bien que la nature précise de leurs liens ait évoluée. Comparons les crimes commis dans la France médiévale et les homicides du Canada d'aujourd'hui au chapitre des liens unissant le meurtrier et la victime (Gauvard, 1991 : 619 et Fedorowsycz, 1997 : 10).

FRANCE (Moyen Âge)

CANADA (1991-95)

1

L'accusé est lié à sa victime par un rapport familial (conjoint, père, mère, enfant, frères...)

12,5%

35%

2

L'accusé est un ami, une connaissance, un voisin ou entretient avec la victime une relation d'affaire.

57%

50%

3

L'accusé n'est pas lié à la victime (ils ne se connaissent pas).

10,5%

14%

4

Autres.

20%

1%



Le fait invariable, c'est que l'immense majorité des homicides mettent aux prises des gens qui se connaissent. Plus de quatre-vingt pourcent des homicides surgissent d'un conflit inscrit dans la relation nouée entre deux ou plusieurs personnes. Et aujourd'hui comme hier, la principale zone des conflits mortels se situe dans les rapports entre connaissances, voisins, collègues, camarades et amis. Seul a augmenté le pourcentage des homicides familiaux.

IV- La marginalisation de l'homicide
et de son auteur


Les constances ne suffisent pas à masquer un changement majeur dans les homicides au cours des quelques six ou sept siècles que nous examinons : sa marginalisation à la fois quantitative et qualitative. Le Roy Ladurie en avait eu l'intuition en 1975 quand il observait qu'on passe, du XIVe à la fin du XVIIIe siècle, d'une criminalité de masse occasionnelle et violente à une criminalité de marges et de professionnels (voir aussi Spierenburg, 1996 : 71 et Cooney, 1997).

Autrefois, la rixe-homicide était une affaire publique, émergeant de l'interaction sociale normale, impliquant des groupes de gens ordinaires : des riches comme des pauvres, des nobles comme des roturiers. Elle était intimement liée à la sociabilité à la fois solidaire et sourcilleuse de l'Ancien Régime. Et le meurtre-brigandage était pratiqué sans état d'âme par des nobles rêvant de plaies et de bosses. Aujourd'hui, sauf exception, l'homicide ne subsiste plus que dans le sous-prolétariat et le milieu ; il est réduit à être l'ultime recours des marginaux et des malfaiteurs. Et il s'est criminalisé dans un double sens : il paraît plus criminel qu'autrefois et il est commis plus souvent qu'auparavant par des criminels avérés. Les chiffres qui étayent cette affirmation ne manquent pas.

De solidaire qu'il était, l'homicide est devenu solitaire. Nous avons vu qu'environ 70% des homicides de la fin du Moyen Âge étaient commis avec un ou plusieurs complices. Aujourd'hui, le rapport s'est presque inversé : en France, le meurtrier agit en solo dans 86% des affaires (Laroche, 1994 :11), au Canada, le pourcentage correspondant est de 87% (Silverman et Kennedy, 1993 :12). L'homicide s'est « individualisé ». Autrefois, on défendait l'honneur familial sur la place publique, entouré de parents et amis. Aujourd'hui, on tue dans la solitude, la honte et le secret, une femme, un ami, ou la victime d'un vol qui a eu le malheur de résister.

Nos ancêtres traitaient l'homicide comme un crime, mais ne le réprouvaient pas aussi intensément que nous. Le roi de France en pardonnait un grand nombre chaque année. Les jurys anglais acquittaient plus de 80% des accusés d'homicide au cours du Moyen-Âge (Hanawalt, 1979). En ce temps-là, la violence paraissait un moyen défendable de régler un différend. Mieux que quiconque, Mérimée (1829) a su rendre compte de cet état d'esprit : « C'est ainsi que vers 1500 un assassinat ou un empoisonnement n'inspiraient pas la même horreur qu'ils inspirent aujourd'hui. Un gentilhomme tuait son ennemi en trahison ; il demandait sa grâce, l'obtenait et reparaissait dans le monde sans que personne pensât à lui faire mauvais visage. Quelquefois même, si le meurtre était l'effet d'une vengeance légitime, on parlait de l'assassin comme on parle aujourd'hui d'un galant homme, lorsque, grièvement offensé par un faquin, il le tue en duel. » (p.36).

Avec le temps, les meurtriers ont été marginalisés autant que le crime dont ils se sont rendus coupables. Les meurtriers du passé étaient issus de toutes les classes sociales. La noblesse y était aussi bien représentée que la paysannerie. En France, elle était légèrement surreprésentée parmi les coupables qui sollicitaient la rémission royale (Gauvard, 1991). En Angleterre, les accusés de meurtre provenaient en majorité des familles bien établies du village et les chefs de brigands, nous l'avons vu, étaient issus de la noblesse (Hanawalt, 1979 ; Sharpe, 1984 ; Cooney, 1997).

Rien à voir avec l'origine sociale des meurtriers d'aujourd'hui. Au Canada, 67% des meurtriers en 1991 (et 45% des victimes) avaient des antécédents criminels (Wright, 1992). Contrairement au préjugé selon lequel les meurtriers seraient fort différents des récidivistes ordinaires, la majorité d'entre eux se recrutent parmi les voleurs, bagarreurs et dealers de drogue. On y trouve aussi une nette surreprésentation d'individus sans emploi : 76% en 1991 (Wright, 1992). Même l'état civil des meurtriers trahit leur marginalité. Au Canada, 50% des accusés d'homicide sont célibataires et 14% sont divorcés ou séparés, une nette surreprésentation par rapport à la population canadienne adulte (Wright, 1992 ; Silverman et Kennedy, 1993 :9). Les homicides au cours desquels un homme tue un autre homme sont quatre fois plus fréquents chez les gens non mariés de 35 à 44 ans que chez ceux qui sont mariés ; entre 45 et 54 ans, huit fois plus (Daly et Wilson, 1997 :76). Les travaux américains apportent la confirmation que la violence criminelle est confinée aux couches les plus défavorisées et désorganisées de la population. Moins de 1% des homicides américains sont commis par les membres des classes moyennes et supérieures lesquelles comptent pour au moins la moitié de la population (Green, 1993 : 55-56) [9].

Bref, de nos jours, le meurtrier typique est un célibataire sans emploi traînant un casier judiciaire. L'univers social dans lequel il baigne a toutes les chances d'être soit le « milieu », soit le sous-prolétariat.

Dans la pègre et dans nos zones urbaines désorganisées, les problèmes se posent sensiblement dans les mêmes termes que dans les villages médiévaux : là où la police, la justice et la civilité et font défaut, il faut être prêt à se battre pour conserver sa réputation, ses amis et ses biens. L'insécurité pousse alors chacun à s'armer, à rester sur ses gardes et à entretenir une façade de dur à cuire. À l'instar de leurs lointains ancêtres, les bagarreurs de nos jours ont de bonnes raisons, pour parler comme Boudon, sinon de tuer, du moins de se battre.

Aujourd'hui comme hier, l'homicide querelleur apparaît comme un dérapage de la régulation des conflits. Mais autrefois, les querelles qui faisaient verser le sang éclataient au coeur du village et opposaient des gens ordinaires ; actuellement, ils surgissent au sein de la pègre ou des bas-fonds et ils opposent des criminels et des marginaux. Au fil des siècles, l'homicide s'est raréfié, discrédité et marginalisé.

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[1] Voir : Given, 1977 ; Hanawalt, 1979 ; Gurr, 1981 ; Sharpe, 1984, 1996 ; Beattie, 1986 ; Johnson et Monkkonen, (réd) (1996) ; Spierenburg, 1996 et Fedorowycz, 1997.

[2] La croissance de la criminalité (homicides compris) entre 1960 et 1980 un peu partout en Occident est une parenthèse dans un contexte de décroissance en longue durée.

[3] La thèse d'Elias (1939a et b) s'inscrit dans une tradition intellectuelle que l'on pourrait faire remonter à Hobbes (1651) et qui comprend aussi Weber (1919) et Luchaire (1909). Après Elias, les historiens de la violence ont affiné, précisé et complété l'explication. Pensons à Sharpe (1984), Stone (1984), Beattie (1986), Spierenburg (1996).

[4] Voir : Hanawalt, 1979 : 99-100 ; Muchembled, 1989 :30 et 118 ; Gauvard, 1991 : 717 ; Muchembled, 1989.

[5] Voir : Luchaire, 1909 ; Funck-Brentano, 1936 ; Bellamy, 1973 ; Chiffoleau, 1984 ; Gauvard, 1991 ; Sharpe, 1996.

[6] Ces crimes sont en majorité des homicides mais pas tous.

[7] Voir : Silverman et Kennedy, 1993 :75 ; Boisvert et Cusson, 1994 ; Daly et Wilson, 1988 ; Wilson et Daly, 1996 ; Cusson et Boisvert, 1994b.

[8] Voir : Wolfgang, 1958 ; Silverman et Kennedy, 1993 ; Tremblay et Léonard, 1995.

[9] En soi, la pauvreté n'est pas une cause directe de la violence comme Sampson et Lauritsen (1994) ont pu le démontrer mais la désorganisation sociale de certains quartiers pauvres. La désorganisation est mesurée par : 1- la faiblesse des réseaux d'amitié au sein du quartier ; 2- l'insuffisante supervision des groupes d'adolescents par les adultes ; 3- la non participation aux associations locales ; et 4- la dissociation des familles. Le lien pauvreté-violence passe par un état de désorganisation sociale tel que les familles et les communautés locales sont incapables d'encadrer leur jeunesse, de se mobiliser pour résoudre leurs problèmes et de gérer leurs conflits.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 5 juin 2014 18:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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