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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marie-Andrée Couillard et Ginette Côté, “Solidarité de genre et pouvoir des femmes.” In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 379-396. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[379]

Entre tradition et universalisme.
Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme
tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.

DEUXIÈME partie
C. LES SOLIDARITÉS
25

Solidarité de genre
et pouvoir de femme
.”

Par Marie-Andrée COUILLARD
et Ginette CÔTÉ

Respectivement Département d'anthropologie. Université Laval
Centre de recherche sur les services communautaires. Université Laval

LA SOLIDARITÉ EN CONTEXTE

Les appels à la solidarité ont toujours été au coeur des mouvements de revendication. Quand on partage « une cause » il faut se tenir, ne pas se replier dans l'isolement ; il faut imaginer des solutions, collectivement, se donner du pouvoir face aux résistances rencontrées. La solidarité favoriserait la prise de conscience et susciterait l'action, d'où les multiples groupes d'entraide et de prise de conscience nés avec la montée du mouvement des femmes dans les années 1970.

Vingt ans plus tard, alors que plusieurs dénoncent la professionnalisation des groupes de la base sous l'impulsion du virage vers les services et le partenariat avec les institutions étatiques, qu'en est-il de la solidarité ? Les groupes de femmes ont-ils sombré dans la « culture du narcissisme » (Lash, 1981), succombant à un individualisme égoïste et désengagé, caractéristique de la modernité (Touraine, 1984, 1992 ; Taylor, 1992) ? La multiplication des associations et des groupes renvoie-t-elle à la création de « nouvelles solidarités » (Beausoleil et al, 1988 ; Brault et St-Jean, 1990 ; Larochelle, 1992, p. 87) ou tout simplement à un éclatement de « sens et d'actions » que certains diraient conforme à la tendance postmoderne ?

[380]

Dans les pages qui suivent, nous allons présenter des discours sur la solidarité qui se répondent sans tout à fait se rencontrer et dont la teneur, les implications et les effets varient selon la position des informatrices. Nous allons voir que les fondements de la solidarité, tout comme les facteurs qui en inhibent le développement ou la mise en œuvre, sont perçus différemment selon les personnes.

Il ressort de cette discussion que la solidarité fait parfois appel à une construction culturelle de la féminité et de la masculinité (ce que nous avons appelé le « genre »), alors que les tractations de pouvoir entre des personnes réelles font souvent échec au projet commun. La solidarité en tant que « mythe agissant », pour reprendre l'expression de Chantreau (1982), fait du projet collectif visant l'émancipation des femmes un motif pour transcender les intérêts individuels. Cependant, ce projet, fondamentalement politique, se réalise dans un contexte où l'individu est au centre des préoccupations et où la quête d'autonomie et l'idéal d'authenticité constituent des valeurs centrales (Taylor, 1992). La tension entre la réalisation de soi conformément à l'idéal moderne et les appels à la solidarité suscités par l'engagement politique se vit différemment selon les femmes, selon leur conception d'elles-mêmes, selon leur conception de la solidarité et selon le groupe dans lequel elles s'engagent.

Cette tension semble s'accentuer à l'heure actuelle car les appels à la solidarité sont fréquents dans le mouvement des femmes. Les regroupements provinciaux et la Fédération des femmes du Québec y font souvent référence [1]. Tant au niveau local, régional que national [2], les groupes de femmes sont ainsi appelés à participer à des tables de concertation et des regroupements les amenant à construire un discours sur la solidarité entre eux et avec les autres groupes communautaires. De plus, ils doivent qualifier le nouveau partenariat avec l'État dans le cadre de la réforme de la santé et des services sociaux implantée depuis peu.

CE QUE LES CHERCHEURS EN DISENT

La littérature récente nous renvoie de la solidarité une image assez cohérente. O'Connor (1990, p. 299), par exemple, lie la notion de solidarité à celles de proximité et de loyauté. Pour elle la solidarité suppose une « conscience commune ». L'entraide est fréquemment vue comme la manifestation « active » de la solidarité (St-Jean, 1990). Cette entraide se définit en dehors des cadres formels (Shapiro, 1974, pp. 33-34). Pour Saucier (1990), l'entraide liée à la sociabilité est en elle-même porteuse de solidarité. L'entraide suppose un mouvement de réciprocité, alors que l'aide charitable, [381] par exemple, n'implique pas nécessairement un retour. Nous verrons que chacun de ces traits est repris dans les propos des informatrices.

L'amitié est parfois invoquée comme composante de la solidarité (Tremblay, 1991). Durand (1987, p. 57-58) la qualifie d'ailleurs de « première des solidarités ». Celle-ci suppose aussi l'« égalité » de celles impliquées (solidaires non pas soumises). Ce renvoi à l'égalité ne va pas sans problème, car l'appel à la solidarité peut aussi être une façon d'imposer sa vision des choses, d'exercer un certain pouvoir. Selon la position des femmes interrogées ce pouvoir est perçu et vécu différemment. Il constitue même parfois une forme d'oppression et il est décrié comme telle.

Par contre, le sentiment d'appartenance, né de luttes communes, est central au développement de solidarités qui, elles, deviennent alors des stratégies de pouvoir, au sens positif du terme, puisqu'elles décuplent les énergies en présence. Notre compréhension de l'idéal féministe nous a incitées à chercher, dans un premier temps, les manifestations d'un certain type de solidarité, celui que Bajoit (1992, p. 103), dans la foulée de Sartre, appelle la « solidarité fusionnelle ». Ce type de solidarité suppose que l'unité d'un groupe repose sur une adhésion pratique (pas seulement idéelle) des individus à un projet totalisateur qui répond généralement à la perception d'une menace externe. Les membres, en collaborant à la finalité collective du groupe, construisent leur solidarité dans l'action (Bajoit, 1992, p. 107) et sont unifiés par leur projet commun. Le contrôle à l'intérieur du groupe se fait par l'ensemble des membres qui sont intégrés par leur participation aux projets, exclus ou marginalisés s'ils s'en dissocient.

Dans un tel contexte, la non-participation à la culture du groupe est une raison suffisante pour justifier le rejet. C'est la reconnaissance d'une identité commune qui constitue la base de la participation, du sentiment d'appartenance et de l'acception du contrôle collectif. Comme nous le verrons, ce type de solidarité peut poser un sérieux défi à la quête d'autonomie dans laquelle plusieurs femmes sont engagées, surtout lorsque leur perception d'elles-mêmes n'est pas positive. Paradoxalement, cette forme de solidarité correspond à l'idéal proposé par les collectifs féministes qui en font un moyen de favoriser le développement de l'autonomie.

Cependant, pour rendre compte de la complexité actuelle du mouvement des femmes, il nous faut garder à l'esprit d'autres définitions de la solidarité. Celle que l'on associe au parti, par exemple, qui exige l'intervention directe et soutenue d'un leader, le chef, point de ralliement et support de l'équipe qui l'entoure. Ou encore la solidarité contractuelle, selon les termes de Bajoit (1992, p. 100-101), faite d'alliances ponctuelles et évoquant l'idée de pacte, d'association autour d'enjeux précis.

[382]

Bajoit, qui s'inspire de la notion de contrat social de Rousseau, voit dans la solidarité contractuelle une forme d'association qui permet de défendre et de protéger, à travers le déploiement de la force collective, à la fois les personnes et leurs intérêts, dans la mesure où ils se confondent à l'intérêt commun. Cette forme de solidarité n'exclut pas la représentation et dans certains cas le groupe peut déléguer à une instance spécifique le droit d'imposer à chacun des membres le respect du pacte. Ce type de solidarité se fonde sur un calcul rationnel de l'intérêt et non sur une soumission ou une fusion des individus. En fait, elle exclut la soumission et, de ce fait, elle est plus compatible avec les exigences du féminisme que la solidarité de parti. Elle semble aussi plus facilement conciliable avec l'idéal d'authenticité et de réalisation de soi qui domine notre culture moderne.

LES INFORMATRICES

C'est l'étude du pouvoir dans les groupes de femmes [3] qui nous a amenées à considérer le discours sur la solidarité comme un mécanisme complexe qui permet aux femmes, d'une part, d'influencer leurs partenaires (d'influencer le cours des décisions, mais aussi les pratiques) et, d'autre part, de rendre compte de leurs actions et de leurs choix. Une subvention du Fonds FCAR [4] nous permet de pousser plus loin cette investigation et ce sont les résultats préliminaires de cette recherche que nous présentons.

Les données discutées ici ont été recueillies dans le cadre de trente entrevues semi-directives [5], menées auprès de permanentes (rémunérées ou non rémunérées) et d'usagères-militantes impliquées dans la gestion de leur groupe. Des observations directes résultant de notre participation aux activités des groupes complètent ces données et éclairent notre analyse.

Nous avons opté pour le terme intervenante en raison de son utilisation fréquente dans les groupes de femmes. Celle-ci n'est d'ailleurs pas sans rappeler l'introduction d'un langage expert, due à la professionnalisation des groupes. Par contre, selon les groupes, les informatrices substituent au terme intervenante l'une ou l'autre des expressions suivantes : permanente rémunérée, travailleuse rémunérée, travailleuse bénévole, bénévole, sympathisante, alliée, agente d'éducation, stagiaire et, plus affectueusement, « les filles ».

D'autre part, nous appelons « usagères-militantes » celles qui sont à la fois consommatrices de services et impliquées dans le processus décisionnel de leur groupe. Les informatrices les désignent aussi par les termes [383] usagère, membre, militante et, non sans ambiguïté, « les femmes ». Dans ce sens, notre échantillon ne comprend aucune bénéficiaire de services au sens strict du terme, soit celles qui sont désignées par les expressions « les femmes », « les madames », « les petites madames » ou « ces femmes-là ».

Nos informatrices proviennent de huit groupes différents de la région 03 du Québec [6]. Au moment de l'enquête, de 1990 à 1993, leur âge variait de 23 à 68 ans, mais près de la moitié d'entre elles se situent dans la tranche d'âge de 40 à 60 ans. La plupart des informatrices effectuent des tâches dites « d'intervention », les autres étant impliquées dans les activités de gestion de leur groupe (membre du conseil d'administration ou du comité de coordination par exemple). Dix-sept ont complété ou sont en cours d'études universitaires, tandis que la majorité des autres ont terminé une partie ou l'équivalent du secondaire. Enfin, la durée de l'implication dans un groupe se situe, en moyenne, autour de quatre ans. Nous aurions pu nous attendre à ce que la rémunération, qui privilégie ici les femmes de moins de 35 ans très scolarisées, contribue à instaurer une certaine permanence dans l'emploi, mais nos données ne vont pas dans ce sens.

LEURS PROPOS CONCERNANT LA SOLIDARITÉ

Les femmes avec qui nous avons travaillé invoquent fréquemment la solidarité et ce avant même que nous ayons sollicité leur avis sur cette question. Une informatrice résume par ses propos la vision qu'ont les femmes de la solidarité, de ses fondements et de ses effets :

[La solidarité] Mon doux c'est de s'tenir, c'est de s comprendre, c'est..., c'est.., c'est quèque chose de... Ben ça va un peu avec quand tu partages la cause pis que..., tu crois c'que l'autre dit. Si tu partages la même chose c'est que t'es..., tu t'sens pas tu seule, t'est pas isolée, pis..., tu sens que ça l'a..., ça donne du pouvoir, ça donne du poids, ça donne en tout cas une impression que..., que tu peux faire..., tu peux avancer tu sais que... Moé j'pense..., ben en tout cas si..., on peut l'regarder dans ben des.., des choses là. Entre autres de sentir que t'es pas tu seule, pis moé j'pense que c'est ça que j'ai..., que j'ai découvert quand chu entré [dans le groupe], qui pouvait y avoir une solidarité... Que ce que je pensais c'était pas fou, pis qu'on pouvait être une gang à penser la même chose. Pis se t'nir pis..., moé j'pense ça..., des bouttes ça peut sauver d'là maladie mentale j'pense. Tu sais de..., de..., ça permet la conscience pis d'imaginer une action. (5-06 S.B.W 112)

La solidarité serait d'abord construite dans l'esprit de celles qui la pratiquent, elle serait l'aboutissement de la réflexion, d'une certaine prise de conscience résultant du retour sur une expérience douloureuse ou sur la condition des femmes en général.

[384]

Solidarité moi, c'est plusieurs personnes qui croient en quelque chose qui va améliorer, mettons la condition féminine ou qui va améliorer la condition du [groupe] là, puis on est ensemble pour pouvoir le faire. Qu'est-ce que ça implique là, je dis même si on est solidaire dans quelque chose, ça veut pas dire qu'on est tout à fait d'accord sur le moyen à utiliser ou la façon de s'y prendre. (2-01 S.B.W. 27)

Solidarité ! C'est du monde qui pensent dans le même sens là. Qui font pas nécessairement la même chose, qui travaillent pas nécessairement dans..., pour les mêmes..., la même cause là, mais qu'en quête part qui y pensent. Pis que pour eux autres, ça reste important. Fait qu'y vont poser des gestes de solidarité, pis tu vas jaser avec eux autres, pis tu vois en quête part qui pensent comme nous autres là. (7-02 S.B.W. 89)

La solidarité ne serait pas « naturelle » ; elle serait apprise au contact des autres, dans des endroits privilégiés qui favorisent la prise de conscience de la condition des femmes (vis-à-vis de celle des hommes, telle que donnée dans notre contexte socioculturel).

J'pense qu'y faut avoir un lieu pour être solidaire. J'pense pas que spontanément les femmes sont nécessairement solidaires. Pis j'pense que ça.., ça va du fait que y’a beaucoup de femmes qui pour survivre... on porte le discours des gars. Pis le discours des gars, y favorise pas la solidarité entre femmes. Fait que j'pense que faut être dans un milieu où on peut se..., où on n'a pas à se censurer sur qui on est et pis c'qu'on pense. Pis j'pense que c'est plus dans la vérité où la solidarité à peut être possible. T'sé un endroit où on se sent en sécurité, pis on peut s'ouvrir. (5-04 S.B.W. 36)

Il faut donc permettre que la solidarité se manifeste et pour certaines cette révélation ne peut se faire sans un support extérieur car certaines femmes seraient trop coupées d'elles-mêmes, trop peu en contact avec leurs propres besoins, pas assez autonomes, pour prendre le risque d'aller vers les autres.

Moi, en tout cas, je le vois comme ça [comme quelque chose à acquérir], je veux dire je sais si… … … penserait la même chose là, à ce niveau-là, mais moi je trouve que la femme qui arrive [dans le groupe] normalement arrive là par le CLSC et elle commence souvent par un cours de connaissance de soi, donc elle commence à sortir de son isolement e... et la solidarité là pour moi, elle connaît pas ça. (2-01 S.B.W. 28)

Il faut noter ici que les femmes « usagères » doivent apprendre à être solidaires pour s'aider mutuellement à résister et à changer leur situation. Du « je » elles doivent passer au « nous ».

J'apprends oui. J'ai appris aussi en haut du nom là, j'ai appris qu'y fallait que je tienne compte des autres, les respecter e... pis que aussi j'ai appris aussi la [385] solidarité, c'est que y fallait décider en groupe pis e... aussi e... personnellement, j'veux dire, j'ai appris le « Je » pis après ça j'ai appris le « Nous », je veux dire moi-là... Oui c'est ça. Parce qu'il faut apprendre aussi je veux dire on travaille avec « Je » parce que c'est toi qui, qui fait tout ça là, pis après ça, y faut que tu passes au « Nous » un moment donné pour que ça « soille » tout le monde ensemble. C'est ça, la soi... ça tombe à la, à la solidarité. Tous ensemble. (7-01 S.B.W 4)

Les intervenantes, qui très souvent gagnent leur vie en appliquant des principes qui leur ont été transmis lors de leur formation, doivent elles aussi apprendre à être solidaires des femmes avec qui elles travaillent.

...être solidaire pour moi c'est e... par rapport au bout moi que j'ai de fait, c'est e.. être respectueuse envers les... les personnes avec qui je travaille qui ont... qui ont le goût de faire le même bout de chemin que moi j'ai envie de faire, être e... les croire, les croire dans le sens que, oui, ils ont le goût de faire avancer une cause e... oui e... comment je te dirais ça, oui, je vais les respecter dans leur rythme, e... oui, je vais leur donner un coup de main, je vais m'investir puis oui, je va donner, puis oui, je vais recevoir, c'est ça être solidaire pour moi, toujours à l'intérieur d'une même cause, la cause des femmes, parce que la solidarité je la vois juste là, je peux pas la voir ailleurs, être solidaire avec des hommes, je peux pas voir ça, j'ai pas... tu sais, ça s'est jamais fait moi.... (5-02 S.B.W 45)

Selon les informatrices, certaines femmes ne pourraient jamais devenir solidaires, notamment par leur incapacité à prendre leur place et, de là, à composer avec les autres, y compris avec les tractations, les rapports de force et les jeux d'influences.

Entre le dire le croire et le faire c'est deux, moi j'y crois la solidarité des femmes de toutes façons mais je crois qui a des femmes qui ne pourront jamais être solidaires. Parce que pour acquérir un peu de pouvoir, il faut d'abord le faire personnellement et des fois la façon de le faire ça va être en le faisant dans des groupes comme ça, dans des groupes ensemble pis e... c'est d'abord acquérir ton pouvoir, alors y faut que tu apprennes à « dealer » avec le pouvoir des autres pis là c'est pas facile parce que toi t'as de la place à prendre pis tu n'as de place, si tu n'as pas, pas nécessairement parce que les femmes autour de toi t'en donnent pas, c'est parce que tu en prends pas de la place pour X raisons autour de toi etc. (3-05 S.B.W. 115)

La solidarité ne pourrait se développer qu'entre des personnes en mesure de s'affirmer comme individus, de prendre la place qui leur revient dans un groupe. Dans le cadre de la modernité, les individus doivent pouvoir se prendre en charge, s'assumer et s'affirmer. Fondamentalement seuls, ils doivent apprendre à composer avec les autres, leurs différences, leurs intérêts. Pour ce faire, ils doivent d'abord se connaître eux-mêmes et accepter les changements perpétuels qui s'opèrent en eux et autour d'eux.

[386]

Ainsi la solidarité ne pourrait exister sans préalable. Elle ne se développerait vraiment qu'entre personnes égales qui cheminent ensemble pour dépasser les contraintes que leur impose leur existence quotidienne.

Bon c'est sûr y’a toute le niveau économique, mais y'a plus que ça. J'pense que..., ben y'a beaucoup de femmes [au groupe] qui sont divorcées, qui sont séparées, des femmes chefs de familles monoparentales, qui ont vécu des relations de couples difficiles. Y'a tout ça aussi qui les tiennent proches l'une de l'autre. Sont proches des blessures de l'autre, parce que les blessures de l'autre ça ressemble à celles qu'y'ont vécu aussi, pis qui sont pas tout à fait cicatrisées. Qui sont en train de cicatriser à l'intérieur du groupe. (7-04 S.B.W. 37)

Il faut souligner ici que plus les propos des informatrices font référence à cette existence quotidienne, au vécu des personnes impliquées, plus il leur semble difficile de maintenir une vision idéale de la solidarité.

[...] sortir du moi moi moi qui a mal, du moi moi moi qui est victime...

On a une partie, un vécu, un bout de vécu en commun, premièrement on est des femmes, bon ben, c'est sûr e..., les injustices que les femmes vivent pis e..., c'est sûr que on les a un peu toutes vécues, si tu prends la non-reconnaissance des, des, du travail des femmes au foyer, e..., travail égal, salaire égal, c'est pas, c'est pas, c'est pas, c'est le manque d'équité envers les femmes, la violence conjugale, ben, les familles monoparentales y a beaucoup de choses qui se vit par rapport à l'aide sociale, par rapport aux pensions alimentaires, par rapport y a tellement de choses qu'on a en commun que, les femmes trouvent ça important là, de se regrouper, je pense que les femmes se regroupent, y en a beaucoup de femmes qui se regroupent. (2-04 92 S.B.W. 93)

Alors que tout porte à croire que les femmes se regroupent d'abord pour lutter contre des injustices spécifiques, qu'elles sont solidaires dans leur lutte contre ces injustices ressenties intensément parce que vécues quotidiennement, tel n'est pas nécessairement le cas. Ce sont souvent les intervenantes extérieures qui jouent un rôle crucial auprès de ces femmes pour susciter la prise de conscience nécessaire à l'établissement de la solidarité.

Accablées par leurs souffrances quotidiennes, les femmes les plus démunies, ou les plus opprimées, s'isolent généralement des autres. Briser cet isolement nécessite, de la part des intervenantes, des efforts soutenus, pas toujours récompensés. Afin de situer l'origine de ces échecs, il faut d'abord comprendre qu'un rapport de pouvoir se met généralement en place dans le processus d'intervention : l'intervenante « sait ce qu'il faut faire », elle possède une expertise qui lui permet de définir la situation et d'agir adéquatement. D'autre part, celle qui se voit ainsi définie peut, si elle [387] ne maîtrise pas les tenants et les aboutissants de cette démarche, se sentir contrôlée et d'autant plus démunie. Elle peut alors se mettre à résister à ce qu'elle perçoit comme une contrainte supplémentaire, plutôt que comme un instrument de pouvoir. S'engage alors une résistance passive qui contribue à l'essoufflement des intervenantes.

En guise de défense, certaines intervenantes se démarquent de celles qui longtemps ont utilisé leur position pour aider les démunis dans un esprit généralement charitable, quoique par moment pas tout à fait exempt de visées salvatrices :

[…] on n'est pas des « sauveuses ». Chu ici pour que les femmes trouvent elles-mêmes les solutions à leurs problèmes, pis chu là pour les guider dans leur cheminement....

Pour moi la solidarité c'est le contraire d'là pitié. Ben pour moi être solidaire c'est d'abord écouter beaucoup, avoir écouté beaucoup, pis continuer d'écouter beaucoup pour développer..., pour dépasser la pitié. Si je suis solidaire de quelqu'un, c'est pas que j'en ai pitié, c'est que..., bon j'ai compris c'que la personne a vécu, pis moi j'ai le goût de m'engager face à ça avec elle. Pis pas pour elle non plus, pas pour..., t'sé pas au-dessus d'elle, ou pour la personne là, comme une façon de pitié là. Ou de charité, t'sé pour moi c'est ça, la solidarité c'est le contraire d'là pitié et d'là charité. C'est ça. (7-04 S.B.W 38)

Les intervenantes, dont c'est le travail, apprennent à d'autres femmes à s'entraider. Lorsque leurs interventions réussissent, les groupes d'entraide centrés sur une problématique spécifique sont ensuite vus comme la manifestation « active » de la solidarité (Brault et St-Jean, 1990 ; Romeder, 1989 ; Noël et Gaignard, 1987). Ce sont ces groupes qui seraient porteurs de solidarité (Saucier, 1990) surtout dans la mesure où ils se définissent en dehors des cadres formels, voire institutionnels (Godbout, 1991).

Nous sommes donc confrontées à un contexte dans lequel des intervenantes seraient solidaires des difficultés de celles avec qui elles travaillent sans nécessairement partager leur quotidien. Elles seraient solidaires en dehors de l'égalité mécanique, parce qu'unies par une même cause, celle des femmes.

...t'és apprivoisée avec une femme en partant parce que, y a cette similitude-là d'être une femme si ce n'é que, le fait qu'on a des menstruations par exemple...(3-01 S.B.W. 17)

toutes des mères au fond de nous [... ] ce qu'on veut c'est le bien de l'autre. (1-05 S.B.W. 24)

[388]

Dans l'univers de référence de nos informatrices, les femmes sont perçues comme plus aptes à l'écoute, plus souples, plus respectueuses, plus généreuses, plus franches, plus sensibles, plus intègres, plus honnêtes, elles sont de meilleures communicatrices, ont une plus grande capacité d'accueil, de « senti », d'émotion ; elles sont aussi plus angoissées, plus portées sur les confidences et sur la compassion pour leurs semblables. Ainsi socialisées, les femmes seraient par conséquent plus réceptives aux problèmes sociaux et de là plus facilement soulevées par une « cause ».

[...] j'pense que les femmes sont ben, ben solidaires dans leur..., dans le fond d'elles-mêmes. T'sé comme dans leur coeur, y sont ben là, y'ont peut-être pas toujours la possibilité de l'dire. (5-04 S.B.W. 36)

Le moteur de la solidarité, pour plusieurs intervenantes, c'est d'ailleurs cette adhésion à une cause. C'est ce qui les lie à celles qui vivent des problèmes comme la violence conjugale, la pauvreté, le chômage. « La cause », donne alors un sens à leur travail, généralement rémunéré, sans toutefois nécessairement s'ancrer dans leur propre expérience. Par contre, dans le cas des usagères-militantes impliquées dans un groupe d'entraide, ayant par conséquent déjà pris conscience de ce qui les opprime, « la cause » c'est ce qui les unit. Il s'agit très souvent d'une situation partagée, de souffrances communes auxquelles elles ont appris à résister.

Dans ce contexte, le « vécu » occupe une position centrale dans le discours des femmes. Lorsque les intervenantes parlent du vécu des femmes, elles font d'abord référence à leur éducation de fille, leur socialisation dans des rôles féminins, l'oppression et les injustices dont elles sont collectivement victimes. Les usagères-militantes, elles, parlent de leur vécu dans des termes beaucoup plus spécifiques : il s'agit de la monoparentalité, de la pauvreté, de la violence conjugale, du racisme qui les marquent comme groupe social, les marginalisent. Doublement stigmatisées par leur condition de femme et par leur condition sociale, c'est souvent cette dernière qui occupe le devant de leur conscience et les incite à rechercher des appuis auprès d'autres groupes (mixtes) en lutte : assistés sociaux, sans emplois, victimes de racisme.

AU-DELÀ DES INTÉRÊTS DIVERGENTS

Au coeur du discours sur la solidarité se trouvent les notions de « prise de conscience », de « vécu partagé », de « cause commune », de prédisposition et d'apprentissage, mais aussi une vision qui permet de projeter l'espoir au-delà des différences. Nous avons vu que la perception du cheminement vers la prise de conscience, de l'expérience personnelle, ou [389] de la cause à défendre peuvent varier selon que l'informatrice est une intervenante rémunérée ou une usagère-militante qui partage le quotidien des femmes avec qui elle travaille. Deux discours légèrement décalés se profilent et derrière eux un espace de tension et de conflits potentiels auxquels nous avons déjà fait référence à propos des appels à la solidarité dont l'objectif est de tirer les femmes de leur isolement.

Les invitations à la solidarité prennent tout leur sens vis-à-vis des pressions porteuses de divisions ; et celles-ci sont nombreuses dans les groupes de femmes. Les informatrices étaient d'ailleurs beaucoup plus volubiles sur les éléments de division que sur les fondements de la solidarité. Alors que les premiers renvoient à une vision plus ou moins abstraite de la réalité des femmes, les causes de division, elles, renvoient à des enjeux très précis qui suscitent fréquemment des querelles, des scissions, des démissions et des renvois.

Fait intéressant, ici à nouveau un double langage permet d'affirmer tout en niant. Lorsque les intervenantes se disent solidaires de la cause des femmes, elles ont à l'esprit l'oppression générale qui touche l'ensemble des femmes et elles dénoncent le repli des femmes démunies, violentées ou marginalisées qui s'isolent et ne savent pas pratiquer la solidarité. Celles-ci pour leur part, se disent solidaires entre elles du fait qu'elles partagent le même vécu et elles n'hésitent pas à dénoncer la situation privilégiée des intervenantes rémunérées qui, selon elles, ne pourraient pas comprendre puisqu'elles jouissent de revenus assurés et d'une aisance relative.

Toutes les informatrices dénoncent ce qu'elles appellent les luttes de pouvoir qui sont la cause première des ruptures et des conflits, mais encore une fois, leurs visions de ce que sont ces luttes ne coïncide pas tout à fait. Les intervenantes conviennent qu'il existe entre elles, mais aussi vis-à-vis des usagères-militantes, des luttes de pouvoir pour imposer leur analyse de la réalité des femmes, leurs techniques d'intervention, leurs méthodes de travail, leurs solutions, etc. Soulignons au passage que les affirmations quant à l'existence ou l'absence de solidarité, tout comme le contrôle des moyens qui permettent de la favoriser, font partie intégrante de ces luttes.

C'est dans ce contexte que l'énumération des causes de division entre femmes est intéressante, car elle renvoie à la lecture que font les informatrices de leur réalité et à la place qu'elles font à la solidarité. Une première approximation nous amène à démarquer les causes « externes » découlant des conditions de vie, des causes « internes » liées à la personnalité.

[390]

Parmi les causes externes, le fait d'occuper ou non un poste rémunéré dans le groupe, et par extension d'avoir un travail, d'être assistée sociale ou sans emploi, constitue sans aucun doute un facteur important de différenciation que le discours sur la solidarité parvient difficilement à colmater.

[...] les femmes se jalousaient énormément. J'trouve ça dommage là, mais c'est...C'est la réalité. Parce que quand j'arrivais on me disait on me disait..., pi ça, ça m'avait tellement frappé. Ah toi, on sait bien, t'as ta maison, t'as ton auto, pis pourtant j'm'en vantais pas là, mais les gens me questionnaient, les femmes me questionnaient, pis j'répondais. [...]

Puis j'étais pas la seule cible..., parce qu'on me disait : vois-tu celle qui est là-bas là, a l'air toute mal habillée, mais en réalité à travaille au gouvernement, [...] pis à fait des gros salaires. Pis on me disait le montant, tout ça. J'me sentais tellement mal là-dedans (1-06-SBW 18-19).

Deuxième dans la liste, le fait de vivre une situation familiale conventionnelle ou non, d'avoir ou non des enfants, d'avoir des enfants jeunes, adolescents ou déjà adultes introduit aussi des différences importantes entre les femmes. Les femmes, chefs de familles monoparentales avec de jeunes enfants, sont parmi les plus démunis de la région. A l'opposé, une femme vivant en couple avec de grands enfants qui contribuent aux travaux ménagers et au revenu familial peut paraître privilégiée. Les accusations d'égoïsme, de méfiance mutuelle, de jalousie, d'envie et d'agressivité doivent être comprises dans ce contexte.

[...] les femmes dont les enfants étaient rendus à l'école versus les femmes qui avaient des enfants en bas âge, ça, ça revenait continuellement, il y avait toujours quelque chose à régler là-dessus, je pense qu'à toutes les semaines, on devait travailler sur l'histoire d'avoir une gardienne, que oui les femmes qui avaient des enfants, avaient le droit de venir, oui on devait s'organiser e... d'avoir une gardienne, tu sais c'était toujours remis, remis, remis en question, ça c'était des choses qui les divisaient beaucoup. (2-01 SBW 18-19)

Alors que l'expérience de la maternité et du soin aux enfants pourraient constituer des points de rencontre pour les femmes, il s'avère qu'ils deviennent souvent des lieux de friction. Dans certains groupes, les échanges concernant les enfants et les soins à leur prodiguer sont si tendus qu'ils dégénèrent fréquemment en conflits ouverts, les unes accusant les autres de vouloir discréditer leurs compétences maternelles.

Extraits de notes de terrain recueillies lors d'une rencontre (2-NT. 78) :

[391]

« C. parle très fort, tandis que P. rit assez fort et que G. ne fait qu'écouter. [...] Z. rentre dans la pièce après être allée vérifier le sommeil de son bébé à la garderie, regarde G. droit dans les yeux et lui dit « parle pas si fort tu vas réveiller mon bébé. » C'est la crise. G. tient deux discours d'abord « pourquoi s'attaque-t-elle toujours au plus faible ? » puis elle insiste sur son expérience de vie en tant que mère. [Suite à cette confrontation] G. a eu des tremblements (environ pendant une heure), de la difficulté à marcher et à parler (les 10 premières minutes)... »

Doit-on en conclure que lorsqu'elles sont démunies de toute aisance matérielle, assujetties à des interventions contrôlantes de la part d'une bureaucratie envahissante, assaillies par des experts qui veulent modifier jusqu'à leur façon de voir, les femmes n'ont plus que leur rapport aux enfants pour affirmer une certaine compétence et donner un sens à leur existence ? Si tel est le cas, les accusations de négligence, d'irresponsabilité, d'inconscience qu'elles se lancent mutuellement témoignent probablement de l'existence de « je » facilement ébranlés, d'identités fragiles, très loin de l'idéal moderne d'autonomie. Dans la mesure où ces confrontations douloureuses constituent des efforts de valorisation au détriment de leurs semblables, il semble évident que les préalables au développement d'une solidarité fructueuse ne sont pas encore présents.

Des éléments internes, liés au style de chacune, départagent aussi les femmes et rendent la pratique de la solidarité difficile. À ce chapitre, les informatrices dénoncent avec vigueur les leaders qui veulent « prendre toute la place », écartant leurs rivales et repoussant dans l'ombre les moins articulées.

X à l'avait un pouvoir qui était extrêmement malsain. Y'avait plein de choses que tu pouvais pas dire, qui avaient pas de place pour être dites. Tu sais moé j'pense que si y'avait pas eu toute cette « chire-là », pis comment que chu mal présentement à être..., à avoir trop de leadership, pis à vouloir que d'autres en prenne, pis à voir c'que fais même avec J., pis c'que j'veux dire j'ie dis pas pour bien paraître (5-06 SBW.31).

Les femmes rencontrées tentent généralement d'éviter les confrontations et les conflits ouverts, ce qui veut dire qu'elles sont relativement sans recours vis-à-vis des personnalités fortes qui n'hésitent pas à s'imposer aux autres. Le retrait dans le silence, l'absence, la résistance passive servent alors de marqueurs de dissension et sont autant de barrières à l'élaboration de rapports solidaires. Les accusations de susceptibilité, d'hypocrisie, de calomnie, d'individualisme, de carriérisme, de vouloir plaire ou bien paraître fusent alors comme autant d'efforts pour discréditer, derrière son dos, celle qui veut s'imposer par un comportement affirmatif et autoritaire. L'instruction, l'apparence, les positions d'autorité rendent les femmes très vulnérables aux attaques de celles qui se considèrent moins « chanceuses ».

[392]

Les plus durement visées sont celles qui acceptent les règles du jeu imposées par les hommes pour accéder à des positions avantageuses, généralement au détriment de leurs semblables. Accusées, par exemple, de gérer leur groupe comme s'il était une « petite entreprise », elles favorisent une logique bureaucratique et une administration serrée. Dans un tel contexte, le discours sur la solidarité peut être utilisé pour désigner celles qui partagent la culture du groupe et celles qui s'en écartent. Le même discours peut aussi servir à construire et à entretenir des liens avec celles qui se sont propulsées dans l'univers masculin de la politique ou de la technocratie et qui sont maintenant en mesure d'y faire valoir le point de vue des femmes.

Le discours sur la solidarité s'avère donc être une arme à deux tranchants, utilisée différemment selon la position sociale de celles qui la portent. Les plus démunies se réconfortent à l'idée que les autres sont des « traîtres » à la cause. Celles qui ont du succès rappellent à qui veut l'entendre qu'elles sont, elles aussi, des femmes et qu'à ce titre elles sont en droit de solliciter « la base » pour asseoir leur légitimité. De la solidarité, on glisse ainsi vers le pouvoir.

Mais ce passage n'est jamais automatique et bon nombre de femmes conçoivent la solidarité comme un engagement collectif profond qui s'appuie non seulement sur une analyse rationnelle de leur situation, mais sur leur être tout entier, sollicité par l'émotion que suscite la lutte commune :

Moi j'ai toujours eu comme ben des.., j'pense que j'ai toujours eu ben des grosses attentes par rapport à ça [la solidarité]. Ou j'ai toujours idéalisé ça. Pour moi la solidarité, t'sé c'était on s'tient toutes. Pis c'est comme..., on s'tient pour que quèque chose change, pis on est toutes..., c'est comme..., si y'en a une qui s'mouille, tout le monde se mouille. T'sé c'est comme..., un pour tous, tous pour un là.

Pour moé c'est ben ça là. C'est..., on est là pour soi, mais on est là pour tout le monde aussi là. Tout le monde ensemble, pis bon là c'est sûr que pour moé c'est les femmes là. C'est bien émotif souvent cette notion-là comme..., j'ie sais pas dans des manifs, ou dans des... Je r'pense à manif au Palais de justice, ou dans les 8 mars ; ça devient comme ben émotif à un moment donné cette notion de solidarité-là. Pour moé ça fait comme..., j'me sens un peu comme..., bon on est oppressé, mais là on est ensemble. Pis c'est comme..., c'est une notion beaucoup de..., de...

Y'a une notion d'amour là-dedans, mais de..., de..., d'attachement là, de lutte qui est forte comme..., de luttes ensemble comme une chaîne pis on s'tient. T'sé c'est comme debout devant l'adversaire là. (5-05 S.B.W. 72)

[393]

L'idée de la solidarité comme mythe ne pourrait être mieux exprimée : se tenir ensemble pour que les choses changent, liées par une émotion commune, un attachement aux « autres » victimes d'une même oppression, et dont la force de résistance s'ancre dans l'espoir de lendemains meilleurs. Les femmes formant cette chaîne idéale se retrouvent dans des moments forts, en dépit de leurs différences, et poursuivent ainsi leur combat, solidaires au-delà de leurs intérêts individuels.

CONCLUSION

Les appels à la solidarité émanant du mouvement des femmes du Québec ne se font pas moins fréquents avec les années, d'où la pertinence de mieux comprendre à la fois le discours qui la véhicule et sa mise en oeuvre en dépit des frictions, des conflits et des différences. Nous avons voulu souligner l'importance de comprendre l'idéal de solidarité et les défis de son actualisation en tenant compte du contexte socioculturel. Ainsi, il nous semble que le mouvement des femmes du Québec, à travers ses appels à la solidarité, les invite à développer l'autonomie nécessaire pour s'inscrire dans la modernité en tant que citoyennes à part entière, en mesure de participer à un projet de société (comme en témoigne le Forum national des femmes de mai 1992).

Pour celles qui ne possèdent pas les prérequis, celles dont l'estime a été brisée par une vie de souffrance, par la pauvreté ou la malchance, des groupes de support sont mis sur pied afin de les accompagner. Ce mouvement social, à l'origine fondé sur l'entraide et le support mutuel dans un esprit de solidarité fusionnelle, connaît ainsi une professionnalisation qui croît avec l'offre de services nouveaux. Le support offert prend alors la forme d'une aide technique, professionnelle, qualifiée. Il s'écarte graduellement, quoique pas entièrement, du support qu'offraient celles qui savaient par expérience, qui avaient vécu des difficultés similaires et dont les réussites étaient garantes d'espoir pour les autres.

Il en résulte une polarisation entre celles qui assument les responsabilités liées à ce nouveau type d'organisation et celles qui consomment les services. Cette polarisation suscite de nouveaux défis pour la réalisation de l'idéal de solidarité. Ce sont ces défis qui ont été analysés ici à travers une présentation en deux temps. D'abord les discours des informatrices sur la solidarité, afin de comprendre les préalables, les conditions dans lesquelles elle peut se déployer et les motifs qui incitent les femmes à adopter cette stratégie. Ensuite, ce sont les lieux de tension, de conflit, de friction qui ont été repérés, toujours à travers le discours des informatrices, afin de mettre [394] en relief les difficultés qu'impose son actualisation, en dépit des intérêts divergents résultant notamment d'un rapprochement de l'appareil d'État à travers ses programmes de financement et de la professionnalisation qu'ils suscitent.

Nos a priori théoriques nous avaient fait privilégier le repérage de la « solidarité fusionnelle ». Nous avons effectivement trouvé ce type de solidarité, notamment entre usagères-militantes engagées dans des groupes répondant à des problématiques spécifiques, mais aussi avec certaines intervenantes très impliquées dans leur groupe. Les conflits dont nous avons fait état, de même que l'exclusion occasionnelle de membres, ne seraient dans cette perspective que des mécanismes d'ajustement interne à travers lesquels se tisse l'identité commune et le sentiment d'appartenance. Comme le faisait remarquer une informatrice, contrairement à d'autres, les femmes, elles, « osent vivre » et « osent dire » leurs contradictions. Ce serait d'ailleurs dans l'acception de ce risque que résiderait leur force. C'est ainsi que se créerait une culture propre au groupe, culture qui donne un langage commun, des référents et une dynamique qui lui sont propres et qui permet aux membres d'organiser leur action.

Mais ce type de solidarité ne serait vraiment viable que dans un contexte où une menace externe se fait pressante. Lorsque les acquis se multiplient et que « la cause » trouve un écho dans des institutions et dans l'appareil d'État, il devient plus difficile de mobiliser les gens sur la base de ce type de solidarité. Celle-ci peut, par contre, prendre d'autres formes, qui ont leurs propres caractéristiques et qui sont aussi porteuses de projets communs.

Il ne fait aucun doute que les informatrices sont très réfractaires à l'implantation d'une solidarité de parti qui exigerait d'elles une soumission à un leader. Leurs propos sont clairs à ce sujet, la hiérarchie et le pouvoir sont sources de conflits ou de désistements. La soumission exigée par ce type de solidarité entre en contradiction avec l'idéal d'autonomie défendu par le mouvement des femmes.

Ce que nous avons qualifié d'« alliances ponctuelles » constituerait une autre forme de solidarité, celle que Bajoit (1992, p. 100-101) nomme contractuelle. C'est cette forme de solidarité qui s'installe en ce moment dans le mouvement des femmes de la région de Québec, mais non sans contrecoup, comme en témoignent les propos de celles qui défendent encore une solidarité plus fusionnelle faisant appel aux émotions que suscite l'expérience partagée. La solidarité contractuelle se noue à propos d'enjeux précis. Elle met en contact des personnes capables de s assumer en tant qu'individus autonomes et égaux, mais nécessitant le support des [395] autres pour rencontrer des objectifs politiques, économiques ou juridiques particuliers.

L'option en faveur de ce type de solidarité, fondée sur la rationalité et le calcul, doit-elle être interprétée comme le résultat de l'ingérence bureaucratique dont la logique tend à transformer les autres en des instruments au service de nos projets ? Devrions-nous y voir une forme de désengagement social ou, au contraire, un indice de maturité, résultat de l'ajustement aux exigences d'un certain individualisme associé à la modernité ? Il est sans doute trop tôt pour nous prononcer et il serait présomptueux de prétendre statuer sur l'avenir d'un mouvement aussi complexe, fluide et différencié que le mouvement des femmes du Québec.

[396]

RÉFÉRENCES

Bajoit, G., Pour une sociologie relationnelle, Paris, Presses universitaires de France, 1992.

Beausoleil, J., M.-C. Guédon, C. Larivière et R. Mayer, « La recherche-action : discours et pratique », dans J. Alary (dir.), Solidarité : Pratiques de recherche-action et de prise en charge par le milieu, Montréal, Boréal Express, 1988, pp. 183-220.

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[1] La question de la solidarité dans la différence s'est imposée avec force lors des Cinquante heures du féminisme, tenu à Montréal en 1990. On y trouve d'ailleurs un appel à la solidarité (signé par 150 femmes) invitant les groupes féministes de « vieilles souches » à développer une solidarité « véritable » entre toutes les femmes du Québec (Femmes en tête, 1990, p. 20).

[2] Le colloque annuel de l'Institut canadien de recherche sur les femmes, tenu à Toronto en 1992, avait pour thème : « Making links ».

[3] Projet subventionné pour trois ans (1991-1993) par le Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada (subvention numéro 410-90-0529).

[4] Subvention du programme Nouveaux chercheurs, pour trois ans (1992-1995).

[5] Ce sont des extraits Verbatim de ces entrevues qui apparaissent dans le texte. Les références sont codées afin de protéger l'anonymat des informatrices. Les points de suspension marquent les hésitations. En plus de Ginette Côté, quatre étudiantes en anthropologie ont participé à la réalisation des entrevues. Il s'agit de Annie Morin, Chantal Ouellet, Magalie Savard et Monica Tremblay. Marie-Andrée Couillard s'implique activement dans l'observation participante depuis 1990.

[6] Les groupes dans lesquels nous avons été impliquées ne sont pas identifiés ; c'est là le seul moyen de garantir l'anonymat des informatrices dans une région comme celle où nous avons travaillé.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 29 décembre 2019 11:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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