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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marie-Andrée Couillard, “LE SAVOIR SUR LES FEMMES. De l'imaginaire, du politique et de l'administratif”. Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 20, no 1. 1996, pp 59-79. Québec: Département d'anthropologie, Université Laval. [Autorisation accordée par conjointement par l'auteure et la direction de la revue Anthropologie et sociétés, le 27 mai 2009, de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Marie-Andrée Couillard

Anthropologue, directrice du département d’anthropologie
de l’Université Laval

LE SAVOIR SUR LES FEMMES.
De l'imaginaire, du politique et de l'administratif
”.

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 20, no 1. 1996, pp 59-79. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval.

Introduction
L'imaginaire dans l'action
La politique en matière de condition féminine de 1978 : un contenu militant
La politique en matière de condition féminine de 1993 : une approche instrumentale
Conclusion
Références
RÉSUMÉ/ABSTRACT

Introduction

Après avoir fait des gains remarquables au cours des années 1970, des militantes féministes de la région de Québec se voient refuser dans  les années 1990 le maintien d'un comité « aviseur » sur « la condition de vie des femmes » lors d'une réorganisation institutionnelle d'un des principaux appareils de l'État québécois, le ministère de la Santé et des Services sociaux. C'est là un événement banal : c'est du moins le message qu'ont voulu transmettre les responsables de cette décision. Si l'on pense aux problèmes auxquels fait face cette institution, qui gère l'organisation des soins et des services sociaux pour toute la région, la question de l'existence d'un comité « aviseur » sur « les femmes » peut paraître secondaire. Cependant, les militantes [1] du Regroupement des groupes de femmes de la Rive-Nord de Québec [2] ont refusé ce verdict. Elles sont revenues à la charge, ont suivi les canaux administratifs, se sont approprié le langage technocratique, ont cherché et trouvé des alliées et ont marqué un certain nombre de points.

Tout au long de ce rapport de forces qui dure depuis 1993, chaque partie utilise un discours spécialisé tant pour se représenter à l'autre, que pour se représenter l'autre, à des fins stratégiques, pour tenter de faire basculer le rapport de forces. Sur le plan analytique, l'enjeu est double : il concerne la place imaginée des femmes dans les appareils technobureaucratiques et celle des pratiques de gestion des « problèmes sociaux » dans le discours des militantes. En prenant comme exemple un événement très précis, je me propose de montrer comment les personnes sont constituées comme sujets sur la base de savoirs qui suggèrent différentes interprétations de la vie en société dans l'espace politique, mais également dans le rapport à soi. Je souhaite aussi préciser comment la production de savoirs [60] scientifiques, y compris la mienne, n'est jamais indépendante de son contexte d'émergence [3].

Dans l'espoir d'éclairer la signification politique de ce conflit, j'ai relu les documents des « politiques gouvernementales en matière de condition féminine » de 1978 et de 1993. Selon moi, ces textes illustrent comment des savoirs scientifiques sont utilisés pour produire des représentations de « la femme » en société et justifier des mesures législatives et administratives ayant des effets directs sur les citoyens et citoyennes. Ces deux documents utilisent des savoirs issus des sciences sociales et humaines. Celui de 1978 témoigne de l'enthousiasme que soulevait alors la perspective d'instituer dans des appareils administratifs et légaux un « sujet femme », constitué sur la base de savoirs scientifiques qui remettaient directement en cause les rapports traditionnels ; celui de 1993 met l'accent sur les « individus », les « obstacles » qu'ils rencontrent et leur « gestion », mais aussi sur ce qui en fait des « partenaires » potentiels de l'État. Cette juxtaposition de deux moments dans la construction et l'utilisation des savoirs sur les femmes m'amène à débusquer certains des effets imprévus du savoir scientifique, notamment sur la prise en charge étatique des revendications politiques au moment même où on se les représente « en crise ». Cette mise en relief permet aussi de distinguer les référents « scientifiques » des parties en conflit et de relever la mise en discours politique des uns et des autres. En observant la façon dont un petit groupe de femmes déterminées s'oppose à une technobureaucratie aussi centrale qu'imposante, je montre de plus que ce « système » sans âme est en fait indissociable d'une multitude d'acteurs et de pratiques.

Afin de situer les détails du conflit, je reviens, dans un premier temps, sur la forme qu'a prise, dans les années 1970, l'inscription d'un « sujet femme » renouvelé dans les appareils étatiques québécois. J'utilise le texte de la « Politique en matière de condition féminine » de 1978 comme une illustration des transformations fondamentales du discours de l'époque sur les femmes, discours qui a provoqué, avec le temps, des mutations identitaires significatives. Je montre ensuite que l'élaboration de cette politique a eu des effets réflexifs sur le savoir scientifique et sur la production de connaissances destinées aux appareils technobureaucratiques. Cela explique peut-être en partie pourquoi lorsque les Québécoises revendiquent, en tant que sujet collectif, l'égalité promise par l'État moderne, elles ont recours au langage de l'administration bureaucratique. Ce sujet collectif « administrable » constitue maintenant à la fois une ressource et une contrainte pour la construction imaginaire de l'identité individuelle et collective des femmes d'ici.

[61] Le texte de la politique de 1993 illustre de nouvelles transformations discursives qui annoncent l'éclatement du référent collectif abstrait et universel, sous-jacent à la représentation de l'émancipation politique. Ces transformations sont repérables dans l'ethnographie de ce conflit, alors que se révèlent des tendances qui débordent du contexte québécois ou de celui du féminisme.

Appadurai (1991 : 198) propose que l'imaginaire fasse partie intégrale du matériel ethnographié, puisque les acteurs, quelle que soit leur condition sociale, « no longer see their lives as mere outcomes of the givenness of things, but often as the ironic compromise between what they could imagine and what social life will permit ». L'imaginaire joue un rôle central dans la représentation de soi en société « for it is through the grinding of gears between unfolding lives and their imagined counterparts that a variety of "imagined communities" (Anderson 1983) is formed, communities that generate new kinds of politics, new kinds of collective expression, and new needs for social discipline and surveillance on the part of elites ».

Appadurai fait d'abord référence aux manifestations culturelles comme la littérature, le cinéma, les rêves et les mythes, etc. ; cependant pour les fins des relectures proposées ici, c'est l'usage du savoir scientifique et certains de ses effets sur la construction imaginaire du soi social que je vais explorer. Cela me semble important, car le conflit qui m'intéresse peut être vu comme une illustration du compromis « ironique » dont parle Appadurai.

On peut d'ailleurs penser que c'est le choc entre la représentation de soi et le déroulement du monde vécu qui amène certaines militantes à s'engager dans l'action et à résister sur la base d'un projet qui déborde du cadre discursif institué. Cependant, il faut aussi se rappeler que la reproduction de la domination n'est pas indépendante des acteurs qui s'engagent dans l'action. Même si l'on accepte l'idée que les acteurs sont eux-mêmes constitués dans et par des discours, il n'en demeure pas moins que, pour s'engager dans l'action, ils doivent posséder une certaine connaissance de l'« ordre institutionnel » (Giddens 1987 : 396) ne serait-ce que pour se faire comprendre et obtenir des réponses. Mais en ayant ainsi recours à cet ordre (règles, normes, catégories, procédures. etc.), ils en reproduisent les contraintes pour eux-mêmes et pour les autres. Cette situation paradoxale les amène à légitimer cette « structure » de pouvoir par leurs options pratiques, même s'ils ne sont pas nécessairement en mesure de discourir sur ce processus. C'est ainsi que des acteurs peuvent dénoncer des structures jugées oppressives tout en contribuant à les reproduire.

Dans ce rapport de forces, les institutions sont dans une position privilégiée vis-à-vis de ceux qui les contestent, car elles encadrent leur vision du monde, leur mode de communication et leur imaginaire, fût-ce en leur nom [4]. Comme le [62] remarque Bourdieu (1993 : 50), « les administrations publiques et leurs représentants sont de grands producteurs de "problèmes sociaux" que la science sociale ne fait bien souvent que ratifier en les reprenant à son compte comme problèmes sociologiques... ».


L'imaginaire dans l'action

L'incident qui m'intéresse ici prend son sens dans le contexte de la « Réforme de la santé et des services sociaux » du Québec, dont l'objectif est d'instaurer une décentralisation du pouvoir administratif. Cette réforme a amené la création, en 1992-1993, de « Régies régionales de la santé et des services sociaux » (les Régies) qui, dotées d'un pouvoir décisionnel élargi et d'un contrôle sur l'attribution des budgets, se substituent aux anciens Conseils régionaux de la santé et des services sociaux (CRSSS). Cet ajustement institutionnel local est surdéterminé par les discours sur la « crise de l'État-Providence », dont la portée dépasse le cadre national.

Le cas analysé met en scène les acteurs suivants. D'une part, on trouve des militantes appartenant à différents groupes de femmes de la région administrative de Québec, membres du Regroupement des groupes de femmes de la Rive-Nord de Québec officiellement engagé dans une négociation avec la Régie [5]. Ces groupes sont touchés par la réforme dans la mesure où une partie des fonds dont ils bénéficiaient jusqu'à maintenant sera dorénavant accordée par la Régie régionale de la santé et des services sociaux (la Régie), en fonction de ses priorités. En face de ces militantes, on trouve la directrice générale de la Régie et son conseil d'administration, élu en 1992 [6], et présidé par une femme jusqu'au printemps 1995. Outre la directrice générale et le conseil d'administration, la Régie régionale comprend neuf commissions [7] et divers comités, un secrétariat général et quatre directions, celle de la santé publique, celle de la planification, de l'évaluation et des systèmes [63] d'information, celle de l'organisation et de la coordination des services et celle des ressources financières et matérielles [8].

Nous sommes donc en présence d'un appareil technobureaucratique imposant, destiné à implanter une politique qui dit vouloir « replacer le citoyen au centre du système », instaurer des mécanismes de consultation publique censés rapprocher l'administration de la population et faciliter le « partenariat » avec les organismes communautaires offrant des « services » définis comme « complémentaires » de ceux que prodiguent les institutions publiques [9]. C'est pourquoi des représentants des organismes communautaires sont appelés à siéger aux commissions traitant de questions sur lesquelles ils ont une compétence.

Le conflit gravite autour de la situation suivante. Comme le stipulent les documents officiels, les commissions sont mandatées pour formuler des avis au Conseil d'administration sur : les questions découlant des objectifs prioritaires, l'organisation des services (avec le Plan Régional d'Organisation de Services ou PROS) et la répartition des ressources, la formation et le perfectionnement de la main-d'œuvre, l'évaluation des services, l'identification des priorités de recherche ainsi que la consultation intersectorielle (Régie régionale de la santé et des services sociaux 1993). Ces commissions sont donc des lieux de pouvoir extrêmement importants qui, selon les militantes, ne reconnaissent ni l'expertise féministe ni les conditions de vie particulières des femmes.

Les militantes engagées dans ce conflit connaissent très bien la politique du Ministère et n'hésitent pas à citer le texte intégral qui stipule les trois voies d'action prioritaires suivantes : 1- la concertation interministérielle ; 2- la sensibilisation auprès du personnel du réseau de la santé et des services sociaux et auprès de la population en général ; 3- le soutien au réseau communautaire en assurant un financement suffisant aux Maisons d'hébergement, aux Centres de femmes, etc. (tiré de la Politique de la Santé et du bien-être, Gouvernement du Québec 1992 : 50).

Dès 1992, le Regroupement multiplie les démarches formelles et informelles afin que soit reconnu son statut de « partenaire véritable » selon les termes de la loi 120 qui entérine la réforme du ministre Côté. Pour les membres du Regroupement, cette reconnaissance passe par la reconduction d'un « comité "aviseur" sur la condition féminine » rattaché directement au conseil d'administration de la Régie régionale, tel qu'il existait dans l'ancienne structure (le CRSSS).

Le dossier est minutieusement étoffé et fait l'objet de revendications systématiques, notamment lors de rencontres officielles avec la directrice générale en octobre 1993, puis en décembre 1993, mais aussi lors des séances publiques tenues par le Conseil d'administration de la Régie (pendant la période de questions on s'interroge sur la création d'un comité « aviseur », par exemple). En novembre  [64] 1993, les militantes informent la présidente du Conseil du statut de la femme (CSF) [10] et sollicitent son appui. Celui-ci leur sera accordé dans une lettre adressée à la présidente de la Régie par la présidente du CSF qui précise que son organisme « a identifié comme un des enjeux cruciaux de l'avenir de veiller à ce que les femmes puissent intégrer les différentes instances régionales et locales qui prennent des décisions pouvant affecter leur vie quotidienne ». Elle souhaite que la Régie donne suite à la requête du Regroupement et mette sur pied un comité « aviseur », à l'intérieur de ses structures officielles, sur les conditions de vie des femmes. Cet échange illustre l'ambiguïté de la revendication. En effet, dans une lettre adressée à la présidente de la Régie, en février 1994, les militantes du Regroupement soulignent que « l'expérience nous a bien prouvé qu'il ne suffit pas d'admettre des femmes dans les rangs des décideurs pour que les problèmes spécifiques à la condition féminine dans notre société soient pris en compte ». Elles précisent par la même occasion que le mandat du Regroupement n'est pas « [...] de discuter de la participation des femmes aux instances décisionnelles puisque nous défendons des intérêts collectifs [...] » (souligné dans le texte). Les deux organismes demandent la création d'un comité « aviseur », mais est-ce pour que « les femmes » participent aux structures décisionnelles ou pour promouvoir l'analyse féministe ? Est-ce que le terme « les femmes » permet simplement d'éviter celui de « féministes », ou s'agit-il d'une ambiguïté plus fondamentale ?

En décembre 1993, dans le cadre des consultations sur les priorités régionales, le Regroupement présente à la Régie un mémoire intitulé La santé des femmes : une priorité régionale dans lequel on montre que les femmes, en tant qu'« utilisatrices de services », ont leur spécificité et que la Régie devrait en tenir compte.

Les militantes poursuivent leurs échanges avec des membres de la Régie tout au long de l'année 1994, mais aussi avec des universitaires et des fonctionnaires habitués à traiter des « questions femmes » dans les comités de condition féminine des ministères. Des réunions officielles du Regroupement sont organisées pour informer les membres et prendre les mesures jugées nécessaires selon l'évolution du dossier.

Tout en continuant d'affirmer qu'elle se « préoccupe de l'intégration des femmes au sein des instances décisionnelles », la Régie agit sans tenir compte des démarches des groupes de femmes. En novembre 1993, la directrice générale crée un « comité conseil interne » qui doit statuer sur les mécanismes de concertation, y compris ceux touchant « la condition féminine ». Ce comité recommande de ne pas mettre sur pied un comité spécifique sur « la condition de vie des femmes ». Il est cependant précisé que la « Régie devra prendre toutes les mesures visant à assurer que les questions ou problèmes reliés à la condition féminine soient pris en compte, soit par la Direction générale ou par les diverses commissions ».

[65] La présidente de la Régie souligne dans une lettre adressée au Conseil du Statut de la femme en décembre 1994 : « Nous croyons être sur la voie de l'intégration formelle de l'expertise des femmes au sein de nos instances [...] ». Dans la même lettre, elle affirme que « des mesures seront prises pour que les questions ou les problèmes reliés à la condition féminine soient pris en compte par les diverses commissions [...]  ».

Après des consultations publiques sur les priorités régionales, au cours du mois de décembre 1993, les commissions sont officiellement créées le 27 janvier 1994. En dépit des multiples démarches des militantes, aucune commission n'a été prévue pour les femmes et ce, même si la violence dont elles sont victimes a été retenue comme la deuxième priorité régionale [11]. Il faudra attendre l'hiver 1995 pour qu'un comité au statut ambigu soit officiellement créé [12].

À travers ces échanges et par la mise sur pied de mécanismes parallèles, les membres de la Régie révèlent leur lecture de la situation des femmes en société. Ainsi au printemps 1994, un « comité d'experts » sur la violence voit le jour, ayant pour mandat d'orienter les priorités et les actions pour les trois prochaines années. La responsable du comité prend soin de préciser que ce processus doit se conclure par l'allocation de budgets, notamment à des groupes communautaires. Une travailleuse « contractuelle » est engagée pour suivre le dossier. Les militantes doivent donc composer avec une nouvelle personne. Une lettre, datée de mars 1994, invite les représentants ou représentantes « d'un réseau impliqué en matière de violence faite aux femmes » à faire partie d'une « équipe » qualifiée de « Groupe d'experts ». Elle précise que « les rencontres seront au nombre de trois. La première portera sur l'identification de voies d'actions, la seconde sur la priorisation (sic) de ces actions, et la troisième sur la définition des responsabilités et des ressources requises pour les mener à bien ».

Le travail de ce comité portera en fait sur un document intitulé Les engagements gouvernementaux 1993-1996 qui résume en une dizaine de pages les engagements du gouvernement libéral sur cette question. Ces principes sont consignés dans le texte de la politique en matière de condition féminine de 1993 analysé plus loin.

L'ensemble de cette démarche est dénoncé par les militantes. Dans un document synthèse intitulé La mise en place et le fonctionnement du comité d'experts [66] sur la violence faite aux femmes en milieu familial de la Régie régionale de la santé et des services sociaux de la région de Québec (1994 : 6), elles soulignent que : 1) les critères de sélection des participants ne sont pas connus, 2) que la Régie tente d'instaurer un rapport avec des individus et non pas avec des regroupements ou des groupes alors que ceux-ci sont pourtant désignés dans la loi comme les « partenaires privilégiés » ; 3) que la Régie valorise l'expertise individuelle et « professionnelle » et non pas les compétences développées à partir des pratiques d'entraide ; 4) qu'elle impose son rythme, ses échéanciers et les cadences de travail sans tenir compte du temps nécessaire pour formuler un avis éclairé sur des questions complexes. Les militantes en viennent à la conclusion que l'encadrement du processus est excessif, qu'elles n'ont aucune marge de manœuvre dans la formulation du problème ou son opérationalisation et qu'elles sont là uniquement pour donner une légitimité à des programmes sur lesquels elles n'ont aucun impact.

Nous sommes visiblement en face de ce que Appadurai (1991 : 198) a nommé « the ironic compromise between what they could imagine and what social life will permit ». Ce que les militantes imaginent, à l'aube de la réforme et de l'implantation de régies régionales décentralisées, c'est que les acteurs locaux Compétents vont être appelés au service de la collectivité. Il est important de comprendre qu'elles ne se disent pas en quête d'emplois dans cet appareil administratif, mais bien d'un espace pour faire valoir des compétences acquises au fil des ans, tant par des formations diverses que par le contact direct avec les femmes qui participent aux activités de leurs groupes respectifs [13]. Elles ne se voient pas comme porteuses d'une expertise individuelle ou simplement comme des professionnelles qui font leur travail en espérant progresser dans leur carrière. Elles se voient comme des militantes, détentrices il est vrai d'une expertise professionnelle, mais d'abord et avant tout engagées politiquement en faveur des « femmes ».

L'enjeu sous-jacent à ce conflit est en fait la construction de « la femme » et celle de « la militante » à travers l'usage des savoirs sur les femmes. Pour les unes, il existe des femmes détentrices d'une expertise professionnelle et il faut les aider à accéder à des positions de pouvoir. Le « prétexte », pour ainsi dire, est la mise sur pied d'un comité d'experts sur un problème social jugé prioritaire. Pour les autres, il s'agit de créer un espace à l'intérieur d'un appareil régional responsable de la gestion publique de la santé et des services sociaux pour que soit prise en compte l'analyse féministe de la situation des femmes. Le moyen d'y parvenir est la mise sur pied d'un comité qui donnerait des avis sur les propositions qui peuvent avoir des effets sur les femmes. La question de la violence faite aux femmes illustre bien l'ambiguïté des discours en présence : chacun reconnaît la pertinence des analyses féministes, soit pour légitimer une expertise professionnelle individuelle, soit pour donner du poids à des revendications « politiques »collectives.

[67] Il ne s'agit pas ici d'un simple malentendu, mais bien de la manifestation de différentes représentations « imaginaires » des femmes en société. L'une de ces représentations met J'accent sur les gains et désigne comme des obstacles ce qui empêche d'en jouir pleinement. Ainsi, l'égalité juridique étant acquise, les femmes seraient maintenant des personnes à part entière, sans spécificité autre que privée et la construction de cette féminité « intime » incomberait à chacune. Dans cette représentation imaginaire, les succès et les échecs dépendraient d'abord de la volonté individuelle et de la capacité d'utiliser les ressources disponibles. S'il doit y avoir intervention de l'État, c'est pour faciliter l'accès des femmes comme individus à des postes de pouvoir puisqu'il existe encore des « obstacles », pour identifier les ressources disponibles et pour les faire connaître à la population. Les groupes de femmes sont alors des dispensateurs de services adaptés aux besoins d'une partie de la population féminine qui n'a pas encore accédé à l'autonomie, un groupe « à problème », repérable pour des fins administratives. Mes recherches depuis 1989 m'ont permis de noter que plusieurs femmes qui se sont frayé un chemin dans les appareils de pouvoir tiennent ce genre de discours. Leurs propos laissent souvent croire qu'elles craignent d'être associées à la « femme victime » qui émerge parfois des analyses féministes. Dans leur représentation d'elles-mêmes, elles préfèrent se référer à une humanité abstraite, celle des droits de l'homme, garantie notamment par la Charte des droits et libertés (nous sommes tous égaux, c'est acquis, il ne reste que des obstacles administratifs à la « généralisation » de cette égalité). Certaines se disent féministes, en général parce qu'elles participent de ce que j'ai appelé ailleurs le « système expert féministe »(Couillard 1995), mais leurs propos trahissent très souvent une distance, marquée de façon subtile entre un « nous » (sous entendu « qui avons réussi ») et « les femmes » ou « ces femmes-là », celles qui ont des problèmes et qu'il faut « aider ».

Le malentendu, s'il existe, se situe dans le mode de communication des militantes qui doivent sans cesse réaffirmer leur compétence en ce qui a trait aux « problèmes des femmes » relevant de la Régie, pour se faire reconnaître comme des partenaires valables selon les termes de la loi 120. Pour ce faire, elles utilisent le langage de la Régie, elles parlent volontiers des « besoins » ou des « problèmes » des femmes, des « objectifs » et des « plans d'action » de leurs groupes qui peuvent offrir des « services » jugés essentiels dans la planification étatique. Cela est conforme à la tendance des féministes québécoises militant dans des groupes de services qui, dans leurs échanges avec le gouvernement ou avec les appareils étatiques, réaffirment constamment que les femmes assument un fardeau plus lourd que les hommes dans les mutations économiques actuelles. Elles insistent sur le fait que cette surcharge a des effets sur leur santé physique et mentale et qu'elle résulte en une violence quotidienne accrue. Elles revendiquent au nom des femmes un accès plus équitable aux services et à la richesse. À ce titre, elles sont à la fois les porte-parole d'un groupe « d'exclues », et les professionnelles en mesure de les « aider ».

Or, elles fondent leurs analyses sur des recherches empiriques, très souvent menées par ou pour des groupes de revendications, mais aussi par ou pour les administrations publiques ou privées. Ces dernières s'approprient ce savoir pour définir un « problème social », la violence en milieu familial par exemple, et pour proposer des mesures administratives, comme le financement de maisons [68] d'hébergement. Les militantes s'approprient le même matériel pour légitimer leur analyse de la condition des femmes et la nécessité de leurs interventions.

Ce qui devient invisible dans ce processus de légitimation des positions par des savoirs empiriques et quantitatifs, c'est le fait que « les femmes » construites par les données statistiques et « la femme » du discours féministe ne renvoient pas au même « sujet ». Les données statistiques permettent, par le jeu des grands nombres, d'extraire les femmes des situations précises pour les inscrire dans des catégories homogènes, créant ainsi des « sujets femmes administrables », repérables par des problèmes auxquels l'administration publique devrait remédier par ses politiques. En raffinant les catégories, l'administration devient efficace. Elle encourage donc les études qui produisent des données empiriques détaillées concernant des problèmes « opérationalisables » et non pas des recommandations vagues concernant des aspects de la vie qui ne peuvent être modifiés par des mesures administratives. Par contre, « la femme » dans le discours féministe renvoie à un positionnement politique qui appelle une approche critique fondée non pas sur une quête de vérité, mais sur l'indignation que soulève l'injustice (Flax 1992). C'est un « sujet femme » générique et abstrait, dont le sens permet de discerner l'Autre et ses référents que sont la raison et l'autonomie. La critique féministe porte sur l'exclusion et traque les mécanismes toujours plus subtils qui, en déplaçant sans cesse les points de tension, contribuent au maintien de ce rapport de forces.

Lorsqu'elles communiquent avec les appareils technobureaucratiques, les militantes utilisent un discours qui renvoie à un « sujet femme administrable ». Cependant la légitimité de leur position ne tient pas à la rigueur des données statistiques, mais bien plutôt au fait qu'elles lient leur identité à celle du sujet « femme féministe », en lutte contre l'exclusion et en faveur de l'insertion dans l'espace public. Il en résulte un paradoxe qu'une relecture des deux politiques en matière de condition féminine peut permettre de mieux saisir.


La politique en matière de condition féminine de 1978 :
un contenu militant


Le document Pour les Québécoises : égalité et indépendance énonce la première politique d'ensemble sur la condition féminine élaborée par un gouvernement québécois. Le récit de la constitution de ce document est important en ce qu'il montre la place occupée par le savoir scientifique et ses effets éventuels sur le rapport à soi et aux autres. La recherche et la rédaction de ce document se sont effectuées sous l'autorité du Conseil du statut de la femme, par une équipe de chercheures, coordonnée par une sociologue. La recherche elle-même a été réalisée par sept groupes de travail couvrant sept aspects « du vécu des femmes » : la formation, la culture, le marché du travail, le foyer, le corps, la famille et l'agression (CSF 1978 : XIX). Ces groupes ont tenu plus de 110 réunions, ils se sont adjoint des experts sur les sujets traités et ont mené une consultation à laquelle ont collaboré 25 animatrices et 116 groupes de femmes [14]. Des assemblées ont été organisées dans [69] 4 villes, dont Québec, et leurs recommandations ont été mises en commun. Au total, 575 personnes ont collaboré à l'élaboration du projet, le nom, le titre et le poste de chacune apparaît dans l'appendice H. La liste des organismes qui ont proposé des mémoires, études et recommandations est consignée dans l'appendice A.

L'ensemble, 335 pages de texte serré, se présente comme un projet féministe à l'analyse rigoureuse et solidement appuyée. L'accent est clairement mis sur la collaboration entre des chercheures, des fonctionnaires, des technocrates et le personnel politique de différents ministères, afin de faciliter la « traduction » des recommandations en termes recevables par les ministères concernés [15].

Les sept dossiers forment cinq chapitres fortement intégrés autour de la théorie des rôles appliquée à l'analyse de la situation des femmes [16]. Le premier s'attaque à la socialisation et au maintien de la division des rôles, le deuxième aux différences biologiques comme prétextes à la division sexuelle du travail, le troisième à la famille en tant que lieu premier de la division sexuelle du travail, le quatrième au marché du travail et le cinquième aux loisirs, à la création et au pouvoir.

Fait intéressant, les auteures utilisent des données statistiques officielles, mais sans leur donner une valeur explicative ni laisser entendre qu'elles parlent pour elles-mêmes. Ces données sont là pour illustrer une analyse fondée sur des concepts théoriques développés dans les sciences sociales comme ceux de « rôle », de « fonction sociale », de « division du travail », par exemple. De plus le texte fait fréquemment état de l'expertise pratique des groupes féministes et les recommandations sont toujours très précises, surtout lorsqu'elles concernent les aspects législatifs. Il est évident que les auteures du texte maîtrisent les discours savants et connaissent ce qui se pratique dans les groupes militants.

La trame de fond est donnée dès le départ : « les conflits dans les rapports entre les sexes proviennent de la division du travail fondée sur le sexe. Cette division consiste dans la répartition entre les hommes et les femmes des différentes fonctions sociales ». Des recherches savantes sont invoquées pour justifier cette position théorique et pour montrer que les distinctions entre hommes et femmes sont d'abord culturelles. « L'important [...] est de reconnaître que l'inégalité qui découle de la répartition arbitraire du travail entre les sexes est un fait social et que c'est socialement qu'il nous faut l'expliquer dans le Québec d'aujourd'hui » (CSF 1978 : 26).

[70] Le texte dénonce les stéréotypes qui réduisent les femmes à leur rôle de mère, d'épouse et de gardienne des valeurs morales religieuses et nationalistes (1978 : 27). On conteste la dépendance économique et affective des femmes et on souligne qu'en dépit des stéréotypes, elles ont de fait exercé du pouvoir dans les institutions de santé et d'accueil. Le texte propose de remettre en question « le système de valeurs qui freine l'autonomie des femmes et leur participation à la vie politique, économique et sociale » (1978 : 28), notamment le rôle maternel déjà moins accaparant dans la vie des femmes à cette époque.

Les recommandations ont pour objectif « de permettre aux femmes, quelle que soit leur classe sociale, de choisir avec réalisme les orientations qu'elles entendent donner à leur vie à toutes les phases de son déroulement, et d'assumer leurs divers rôles en adultes autonomes et responsables, et non plus en êtres dépendants ou confinés à des rôles socialement imposés »(1978 : 29).

Ce projet de politique « remet en question le rôle imposé aux femmes, il conteste le processus de socialisation qui les incite à se conformer à ce rôle et dénonce l'idéologie véhiculée pour justifier des stéréotypes » (1978 : 30). Il se veut « à la fois un programme d'action proposé au Gouvernement et un but autour duquel rallier les femmes du Québec » (CSF 1978 : 33 1). Le rapport est tiré à 28 000 exemplaires et « il se retrouve au troisième rang des best-sellers québécois au cours du mois de novembre 1978 » (CSF 1993 : 13).

Les ambitions des auteures sont grandes : « cette politique propose des objectifs susceptibles d'appuyer la démarche des femmes vers cette autonomie nécessaire à une participation pleine et entière à la société québécoise » à un moment où celle-ci est en train de définir son identité afin de prendre en charge son avenir politique, social et économique (CSF 1978 : 25) [17]. Étant donné le constat que les femmes sont dépendantes, « les interventions de l'État devront favoriser leur propre prise en charge » (CSF 1978 : 331), 306 recommandations tracent la voie à suivre.

Pour les Québécoises : égalité et indépendance est un témoignage frappant du succès des féministes de l'époque qui ont voulu utiliser l'État et ses appareils pour réaliser un projet tout à fait moderne d'émancipation, pour accélérer, voire légitimer, la reconnaissance de nouveaux référents identitaires. L'objectif était alors [71] de créer un espace « affranchi » en s'attaquant à tout ce qui peuplait l'imaginaire « traditionnel ». La formulation de politiques devait favoriser une transformation des mentalités, la modification et le réaménagement des institutions et de l'organisation sociale, et la participation des femmes à la prise de décision (CSF 1978 : 331-332) [18]. Beaucoup plus qu'une déstabilisation de l'ordre traditionnel, on cherchait à formaliser les discours contestataires, à les institutionnaliser afin qu'ils puissent « agir » sur l'imaginaire des Québécoises et des Québécois et, de là, sur leurs pratiques.

C'est le rapport aux autres dans la famille qui est sur la sellette ; il fait l'objet de 107 recommandations de modifications majeures. Les cibles sont les suivantes : 1) le régime matrimonial [19], 2) la succession, 3) le divorce et la formalisation des négociations auxquelles il donne lieu - garde des enfants, pension alimentaire, domicile, partage des biens, etc. -, 4) la reconnaissance juridique, fiscale et sociale a) de l'union de fait, b) de la famille monoparentale, c) de la maternité et de la garde des enfants comme un service à la collectivité, d) du travail domestique en tant que service à la famille et e) de la sécurité du revenu.

Deuxième en importance selon le nombre de recommandations, vient le « rapport à soi » ; 68 recommandations concernent la capacité reproductrice, la maternité, la ménopause, la maladie y compris le cancer, le rapport aux soins et aux traitants, la santé mentale, le rapport à la psychiatrie, la violence, le viol et la pornographie.

Puis c'est la création de conditions justes et équitables pour l'insertion sociale des femmes qui fait l'objet d'une attention particulière avec 58 recommandations concernant la formation, l'accès au travail, la rémunération, les congés parentaux, le chômage, le sexisme, les programmes d'égalité en emploi et la prostitution. Enfin, 45 recommandations s'attaquent aux pratiques de socialisation et d'éducation y compris par les médias et 28 concernent les loisirs, la création artistique et le pouvoir.

L'analyse féministe à l'origine de ces recommandations s'appuyait sur la théorie des rôles de Parsons élaborée aux États-Unis depuis les années 1930. À l'époque, elle représentait une avancée dans la conceptualisation des rapports entre hommes et femmes. C'est d'abord avec la théorie des rôles que l'on a pu interroger le déterminisme biologique (ou religieux) et légitimer les luttes visant à soustraire les femmes à l'oppression. En localisant dans l'ordre socioculturel les déterminants de la féminité et de la masculinité, il devenait possible d'imaginer le changement en situant leurs mécanismes de reproduction (socialisation, éducation, médias, etc.).

[72] Les femmes qui ont rédigé ce document auraient pu choisir d'autres approches pour fonder leurs analyses. D'autres savoirs les auraient amenées à mettre l'accent sur des aspects différents de la vie des femmes. C'est en effet au cours de la décennie 1970 que le marxisme a pénétré les institutions scientifiques et a donné lieu à une production abondante d'études, y compris sur le rapport entre le capital et le patriarcat. D'autres s'inspiraient des travaux de Freud et de Lacan pour penser la représentation sexuée des personnes. Le savoir théorique qui en découla interrogeait de façon radicale les fondements du savoir, l'importance de la parole et la construction sociale des femmes.

La théorie des rôles ne s'est pas imposée d'elle-même. Dans une communication personnelle, Évelyne Tardif, qui a coordonné la rédaction de la politique de 1978, confirme qu'elle semblait la plus pertinente à la lumière des objectifs poursuivis. À cette époque, il ne s'agissait plus de déstabiliser les identités qui l'étaient depuis une quinzaine d'années [20] ; leur objectif était plutôt de légitimer cette déstabilisation, d'affirmer contre la tradition, contre les forces réactionnaires manifestes dans les discours « sérieux » de l'époque, un discours scientifique, rationnel et objectif. La théorie des rôles leur a permis de justifier scientifiquement la nécessité des changements rapides qui s'opéraient en les associant à la modernisation, une notion très valorisée dans un Québec qui visait alors le « rattrapage »(on parlait volontiers de « rôles modernes » par opposition à des « rôles traditionnels », par exemple).

Toujours selon Évelyne Tardif, en mettant l'accent sur la socialisation des individus et sur les « rôles » en tant que constructions culturelles (au lieu d'interroger les rapports de pouvoir ou d'exploitation, par exemple), cette théorie a facilité l'instauration d'une communication pragmatique avec les appareils technobureaucratiques et politiques. C'est ce choix qui a permis aux féministes de l'époque d'inscrire leur projet dans les institutions responsables de la modernisation de la société et de son accession à l'indépendance [21]. Le dessein était de forcer les changements dans tous les domaines, mais surtout dans les rapports familiaux, une sphère qui était jusque là sous l'emprise de l'Église catholique et de sa politique familialiste. Cette stratégie a effectivement servi à légitimer l'accession des femmes à une plus grande autonomie, mais paradoxalement, et sans doute de façon non prévue, elle a aussi rendu possible l'intrusion de l'État dans des domaines échappant jusque là à ses « tentacules ».

[73] Une fois instaurée, cette communication avec les appareils technobureaucratiques s'est répercutée sur la production de connaissances sur les femmes en favorisant, comme nous le verrons plus loin, un découpage des objets de recherche en fonction des lieux d'utilisation des résultats (éducation, santé, services sociaux, économie et travail, etc.). Ce découpage rend maintenant difficile le recours à un discours politique globalisant et oblige les militantes à adopter le langage spécialisé des institutions qui financent leurs projets, comme dans le cas qui nous intéresse ici. La production de connaissances par et pour les appareils technobureaucratiques a aussi pour effet imprévu de désamorcer l'indignation soulevée par un discours politique prônant la justice et l'émancipation. Ce sont surtout les portraits descriptifs fondés sur des données quantitatives et les statistiques qui frappent les gestionnaires, sans doute sensibles aux grands nombres qui justifient leurs interventions. Ces portraits « désincarnent » la réalité ainsi traitée, la « normalisent » et la « routinisent » en la dissociant des connotations morales qui fondent l'engagement comme c'est le cas avec la violence conjugale, devenue une priorité de la Régie régionale de Québec. Quinze ans plus tard, le document de 1993 illustre de façon frappante chacun de ces points.


La politique en matière de condition féminine de 1993 :
une approche instrumentale


C'est le Secrétariat à la condition féminine (du gouvernement québécois) qui, en 1993, proposa une nouvelle politique en matière de condition féminine, préparée sous la direction de la secrétaire générale associée en collaboration avec le personnel du Cabinet de la ministre déléguée à la Condition féminine [22].

Ce document est d'abord et avant tout descriptif. Il s'appuie surtout, quoique pas exclusivement, sur des rapports produits dans les différents ministères, organismes gouvernementaux ou regroupements provinciaux de groupes de femmes, qui compilent régulièrement des données quantitatives sur les femmes et sur les groupes de femmes. Le vocabulaire est neutre ; pas de concepts lourds, pas de cadrage théorique ; on oscille entre des formulations vagues et générales et des données très pointues pour lesquelles on renvoie à des graphiques. L'impression créée est celle d'une synthèse de synthèses.

Le texte reconnaît l'apport du « mouvement de mobilisation des femmes », dotées d'une « vie associative » qui a « mené à la création d'un vaste réseau de groupes de services et de promotion ». Après avoir été à l'origine des transformations sociales, ces groupes sont maintenant des « partenaires » du gouvernement [74] et des appareils étatiques. Les Québécoises « agissent » aujourd'hui à des niveaux multiples, par des moyens diversifiés.

Un bref bilan, qui ne fait pas référence aux recommandations de 1978, s'appuie sur une compilation de données qui montrent que « les Québécoises font toujours l'objet de nombreuses « contraintes » sociales et économiques ». On fait référence 1) à la scolarisation dans des domaines qui n'ont pas d'avenir ; 2) à l'intégration dans des catégories professionnelles moins rémunérées avec peu de possibilité d'avancement ; 3) à des conditions de travail « insatisfaisantes » ; 4) au fait qu'elles continuent d'assumer la quasi-totalité des soins aux enfants et des tâches domestiques en dépit de leurs « obligations professionnelles croissantes » ; 5) à la féminisation de la pauvreté ; 6) au fait qu'elles jouissent d'une moins bonne santé physique et psychologique ; 7) à la violence vécue quotidiennement; 8) à la méconnaissance de leur apport ; 9) à leur accès limité aux lieux de pouvoir.

Le document précise que même si les femmes doivent atteindre l'autonomie :

Il ne s'agit pas de transposer les modèles masculins aux filles et aux femmes mais bien de permettre à chaque personne de se développer de la façon qui lui convienne le mieux, indépendamment du sexe auquel elle appartient. Ces changements reposent sur une adhésion sans équivoque de tous les partenaires au principe d'équité et sur sa transposition dans les différents modes d'organisation.

1993 : 11.

L'objectif visé par cette politique est de statuer sur ce qui reste à faire dans le domaine de l'équité, de réaffirmer la volonté gouvernementale de poursuivre l'action en matière de condition féminine en collaboration avec ses « partenaires », de tenter d'intégrer les préoccupations des femmes « aux nouveaux défis du Québec » (1993 : 7).

Trois catégories d'acteurs sont identifiées de façon récurrente dans le texte le gouvernement, ses partenaires et « les personnes » ou « les femmes ». Ces catégories sont liées par un contrat social qui ne correspondrait plus aux réalités et aux aspirations des uns et des autres. D'où la nécessité de renégocier ce contrat ; le texte évoque notamment la répartition des rôles, l'éthique et la reconnaissance positive des différences. Les « réalités » dont il est question semblent déterminées par l'économie, responsable de l'appauvrissement de la population. La famille serait en mutation, à la fois éclatée et recomposée ; on y trouve de moins en moins d'enfants, ce qui annonce une réduction de la taille de la population active et une augmentation de la charge que constituent les personnes âgées. Les femmes sont directement concernées par ces changements, les valeurs dont elles sont porteuses doivent être reconnues inconditionnellement tout comme leur statut de « partenaire ».

La politique propose finalement quatre orientations majeures : l'autonomie économique des femmes, le respect de leur intégrité physique et psychologique, l'élimination de la violence faite aux femmes, la reconnaissance et la valorisation de leur apport collectif. Chaque orientation est appuyée par un portrait statistique détaillé (un constat) et traduite par la suite dans des engagements, en général vagues et mal articulés à la pratique des groupes de femmes.

[75] Le document de 1993 identifie des zones « à problèmes », repérées dans les statistiques, et opérationalisées dans des termes administratifs selon des « secteurs spécialisés ». Ainsi, l'autonomie économique des femmes, traitée en 54 pages, est abordée sous l'angle de la formation (il faut diversifier les choix), de l'accès au marché du travail et de la progression dans la carrière (notamment la question de l'équité en emploi), de la conciliation des responsabilités familiales et professionnelles qui exigerait une adaptation de l'organisation du travail. Les femmes sont présentées comme des « ressources indispensables » qui rencontrent des obstacles dans leur intégration au marché. C'est pourquoi il faut « créer des conditions afin que la main-d'œuvre féminine profite de toutes les possibilités du marché du travail actuel et futur » (1993 : 20).

Le respect de l'intégrité physique et psychologique des femmes (41 pages), fondé sur l'enquête Santé Québec de 1987 en reprend les conclusions concernant la santé physique, sexuelle, reproductive et psychologique, la consommation de médicaments, la toxicomanie ainsi que le vieillissement. La question de la violence est traitée en 26 pages, où l'on constate l'ampleur et la banalisation du phénomène ainsi que la discrimination dans le système de justice.

La section sur la reconnaissance et la valorisation de l'apport des femmes est de loin la plus mince avec 12 pages qui traitent de leurs contributions à la famille, aux institutions sociales et éducatives. L'accent porte sur l'entrepreneurship féminin ; les groupes de femmes témoigneraient de leur esprit d'innovation et de leurs capacités de gestionnaires (1993 : 146). Ce serait le « caractère bénévole de leur engagement » qui donnerait une légitimité à « cet empire au service de la collectivité et de son mieux-être » (1993 : 147). Le texte fait aussi allusion à la contribution des femmes au monde des idées.

Le document est traversé par la main invisible du marché et la rationalité instrumentale auxquelles sont réduits les individus et les groupes. Les personnes, imaginées comme des individus isolés, coupés de tout référent historique ou collectif, deviennent « partenaires » de l'État. Ces individus, néanmoins porteurs d'un projet personnel, rencontrent parfois des obstacles qui nuisent à leur autonomie économique. L'État doit Identifier ces obstacles par une compilation minutieuse d'informations et des études incessantes, il doit prendre des mesures pour les corriger, ce qui suppose un raffinement constant des catégories administratives.

Le contrat social proposé transforme les citoyens « partenaires » en « entrepreneurs » : on les imagine indépendants, innovateurs, mais aussi disposés à servir une « collectivité » désincarnée. L'État, à travers ses politiques, propose des mesures pour qu'ils s'adaptent aux transformations globales sur lesquelles Ils n'ont aucune prise. Ces mesures sont « neutres » : elles s'appuient sur un savoir scientifique spécialisé concernant l'« organisation » et l'« administration »du travail, des services, des horaires, des ressources, etc. Il s'agit de mesures techniques pensées par des experts. La société est donc calquée sur l'entreprise, avec des « partenaires » qu'il faut mettre en contact, valoriser et utiliser. Certains obstacles subsistent, comme la violence qui mine l'adhésion au projet.

[76] Enfin, les groupes de femmes étant perçus comme des entreprises au service de la collectivité, ils tirent leur légitimité de l'engagement bénévole de leurs membres, engagement vaguement associé à des « valeurs féminines ». On comprend mieux alors les fondements du conflit relaté en début de texte. Dans l'esprit de cette nouvelle « politique », les groupes de femmes sont très loin d'être les acteurs collectifs politiques qu'ils s'imaginent être. Ils n'ont de sens que vis-à-vis des services qu'ils peuvent rendre à l'État aux prises avec des difficultés économiques et, à ce titre, ils n'ont pas à revendiquer que leurs analyses soient prises en compte par les décideurs. Ces groupes sont des « sous-traitants » des branches locales de l'« entreprise » et, à ce titre, ils doivent permettre de réaliser des économies substantielles, principalement parce que les femmes qui les administrent savent « gérer » le bénévolat.


Conclusion

Cette incursion dans le rapport complexe entre différentes constructions discursives des « femmes » visait d'abord à révéler les effets imprévus de l'utilisation de savoirs spécialisés, et non pas les causes ou les conséquences de l'institutionnalisation du féminisme. Nous avons vu que le recours à la théorie des rôles dans les années 1970 s'est avéré pertinent pour associer « émancipation des femmes » et « modernisation », alors que la société québécoise se transformait en profondeur.

Paradoxalement, la réceptivité des appareils à cette nouvelle représentation du féminin a eu des conséquences non imaginées. En effet, elle a facilité le développement d'une expertise féministe intégrée aux appareils d'État (avec la création du Conseil du statut de la femme et des postes de Répondantes à la condition féminine des ministères, puis celle du Secrétariat à la condition féminine) et encouragé la production de connaissances pour des fins administratives. Ces développements, en pleine période d'expansion de l'appareil d'État, ont sans doute contribué à l'élaboration d'un « système expert féministe » dont l'ancrage dans la pratique des groupes de femmes est de plus en plus ténu. Ce contexte favorise une dérive qui s'exprime aujourd'hui par la négation, parfois par les féministes elles-mêmes, de la base politique de leur légitimité (la négation d'un « sujet femme » abstrait en faveur d'un « sujet femme administrable »). Selon moi, ce phénomène se manifeste de façon percutante dans l'analyse de cas proposée ici.

Celles qui se désignent comme des « militantes » appuient leurs revendications sur une analyse qui s'appuie sur le type de discours élaboré dans la politique de 1978. Elles butent cependant contre une logique pragmatique et instrumentale, s'inspirant des sciences de l'organisation et de l'entrepreneurship, véhiculée par certains professionnels ou certains administrateurs qui voient le féminisme comme une technique spécialisée d'intervention sur des problèmes spécifiquement féminins et aucunement comme un projet politique.

Pour les militantes, l'État québécois, dans sa quête de partenaires « véritables », se doit d'être sensible aux apports des féministes qui, dans le sillon de la politique de 1978, ont fait la preuve de la pertinence de leurs analyses et de leur [77] projet politique. Pour se faire entendre cependant, elles utilisent le mode de communication de l'institution à laquelle elles s'adressent, et revendiquent au nom d'un « sujet femme administrable » dont les besoins ne sont pas satisfaits. Ce faisant, elles contribuent à reproduire l'ordre institutionnel, même si elles se heurtent à une résistance de la part de ceux et celles qui se voient plutôt comme des gestionnaires efficaces d'une collectivité morcelée à qui il faut offrir des services à moindre coût. Dans cet imaginaire, clairement illustré dans la politique de 1993, l'individu entrepreneur occupe une place de choix et seuls les « experts » ont le privilège d'être entendus.

Dans le contexte québécois, à l'instar de la Suède [23], les revendications féministes et les savoirs concernant les femmes ont été en partie absorbés dans les discours technobureaucratiques. C'est par ce type de discours que le « sujet femme » politique, abstrait et universel, se voit transformé en un sujet femme administrable, individualisé et éclaté. Dans un autre contexte, Wagner (1991 : 160) montre que cette dynamique particulière permet « the encapsulation of conflicts - the 'decline of political passions' [24] and the homogenization of modes of life - expressing them in the language of statistics [...] ». L'opposition des militantes lors de l'incident du comité « aviseur » est donc étonnante.

Pour appréhender les pratiques organisées de personnes qui, tout en s'identifiant à un sujet collectif politique, se voient aussi définies dans les discours technobureaucratiques, j'ai exposé ce qui me semble être une tension entre deux imaginaires : celui des administrateurs (qui sont parfois des femmes) et celui des militantes. Un des effets de l'analyse qui précède est de polariser ces deux imaginaires afin de repérer des usages divers du savoir scientifique. S'ils apparaissent dans les confrontations quotidiennes beaucoup plus fluides et ambigus, ils n'en balisent pas moins le rapport à soi et aux autres. Il faudra revenir sur ce matériel afin d'expliquer cette opposition, la soumission à l'ordre institutionnel et l'acceptation de la routinisation bureaucratique des revendications politiques. Il faudrait aussi analyser leurs liens éventuels avec l'éclatement du sujet généralement associé à la postmodernité. Le chantier reste donc ouvert.

Ce bref retour sur la façon dont l'État québécois, sur une période d'environ quinze ans, a su reconnaître, voire s'approprier, le sujet « femme féministe », montre que le savoir scientifique est un élément constitutif important de ce processus. L'usage de ce savoir n'est pas aléatoire, il prend son sens dans le contexte particulier où il apparaît et il contribue, réflexivement, à le modeler, à travers les choix d'acteurs engagés et compétents. L'ordre institutionnel dans lequel ces choix s'opèrent a des effets déterminants non seulement sur le mode de communication, mais aussi sur la définition des possibles. La compilation effrénée de données quantitatives et ]'usage qui en est fait dans les tractations actuelles modifient graduellement la représentation qu'ont les militantes de la cause qu'elles défendent et [78] de la société dans laquelle elles se trouvent. Ce processus m'apparaît beaucoup plus complexe que ne le laisse entendre la formule devenue classique qui dénonce l'institutionnalisation du féminisme québécois. Le rôle qu'y joue le savoir scientifique semble plus considérable qu'on aurait pu le croire. Étant donné le poids de cet ordre institutionnel et l'esprit du temps qui privilégie l'efficacité instrumentale et une gestion technique des problèmes sociaux, la persistance d'un petit nombre de femmes encore capables de s'indigner face à l'injustice et prêtes à s'engager dans une action collective est donc particulièrement impressionnante.


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[80]

RÉSUMÉ/ABSTRACT

Le savoir sur les femmes. De l'imaginaire,
du politique et de l'administratif

En partant d'un conflit en apparence banal, cet article montre comment les savoirs scientifiques contribuent à la représentation des femmes en société et à celle de leur place dans les appareils bureaucratiques. Une relecture des politiques de 1978 et de 1993 en matière de condition féminine du gouvernement du Québec permet d'éclairer ce conflit et d'indiquer comment des savoirs scientifiques peuvent susciter des mesures administratives et législatives qui ont des effets sur l'ensemble des citoyennes et des citoyens. En relatant la façon dont un petit groupe de femmes déterminées s'opposent à un appareil technocratique imposant, je montre comment ces systèmes sont en fait indissociables d'une multitude d'acteurs et de leurs pratiques. Paradoxalement, les efforts constants des militantes féministes pour que les femmes soient reconnues dans et par les structures de pouvoir ont pour effets imprévus entre autres de favoriser l'expansion toujours plus fine d'une approche administrative qui les transforme en objet de connaissance, de planification et d'intervention.

Mots clés : Couillard, féminisme, organismes communautaires, savoirs experts, bureaucratie, État, Québec.


Knowledge About Women :
Imagining, Empowering and Managing

Starting with what seemed like a trivial conflict, this paper shows how scientific knowledges contribute to the construction of a representation of women in society and of their place in bureaucratic apparatus. By once again going over the official Quebec government policies concerning the status of women of 1978 and 1993, it clarifies certain aspects of this conflict and shows how scientific knowledges contribute to the formulation of administrative and legal measures which then have an impact on all citizens. The analysis of the manner in which a small group of women challenged an imposing technocratic machinery clearly shows that such systems are in fact indissociable from many actors and practices. Paradoxically, the efforts of the feminist activists towards a recognition of women in and by the administrative structures unexpectedly result in their management, that is their transformation into objects of knowledge, planification and intervention.

Key words : Couillard, feminism, community organisations, expert knowledge, bureaucracy, State, Quebec.


Marie-Andrée Couillard
Département d'anthropologie
Université Laval
Sainte-Foy, Qc.
GIK 7P4



[1] Le terme « militante » est utilisé dans le discours de celles qui se reconnaissent comme étant engagées dans des luttes politiques en faveur de l'égalité et de l'autonomie des femmes, quelles que soient leurs stratégies. En se désignant ainsi, ces femmes veulent se démarquer de celles qui utilisent le féminisme pour se tailler une place sur le marché du travail ou dans les structures administratives ou politiques, sans « vraiment s'engager personnellement ». Le terme ne renvoie pas à une catégorie empirique comme « les membres », « les bénévoles », ou « les permanentes » des groupes de femmes, mais bien à un positionnement politique (lui devient un repère identitaire significatif (voir aussi Côté et Couillard 1995, Couillard 1994 et Couillard et Côté 1993).

[2] Pour ceux et celles qui sont familiers avec le découpage administratif de la province, précisons qu'il s'agit de la région 03, qui s'étend de Portneuf à Charlevoix et englobe la ville de Québec.

[3] Cette réflexion s'inscrit dans un projet de recherche intitulé : Les groupes de femmes de la région 0-3 et le réseau de la santé et des services sociaux : un partenariat sous l'impact de la réforme Côté subventionné pour deux ans par le Conseil québécois de la recherche sociale (RS-2250). Ginette Côté est professionnelle de recherche sur ce projet et j'apprécie énormément la lecture attentive qu'elle a bien voulu faire de ce texte. Je remercie chaleureusement Mikhaël Elbaz, Florence Piron ainsi que les lecteurs anonymes, pour leurs commentaires constructifs. Ma gratitude va aussi à Évelyne Tardif, responsable de coordination de la recherche pour la politique de 1978, et a deux informatrices dévouées, que nous choisissons de protéger par l'anonymat, qui ont lu le manuscrit et formulé des remarques fort pertinentes.

[4] Faut-il le préciser, les sciences sociales sont directement impliquées dans ce rapport de forces, puisque « la science sociale doit englober dans la théorie du monde social une théorie de l'effet de théorie qui, en contribuant à imposer une manière plus ou moins autorisée de voir le inonde social, contribue à faire la réalité de ce monde [...] ». L'auteur poursuit en précisant que : « les affrontements de visions et de prévisions de la lutte proprement politique, enferment une certaine prétention à l'autorité symbolique comme pouvoir socialement reconnu d'imposer une certaine vision du monde social, c'est-à-dire des divisions du monde social » (Bourdieu 1982 : 100).

[5] L'ensemble des démarches est consigné dans deux textes intitulés : Document de synthèse. Le Regroupement des groupes de femmes de la Rive-Nord de Québec et la Régie régionale de la santé et des services sociaux de Québec, paru en février 1994 et La mise en place et le fonctionnement du comité d'experts sur la violence faite aux femmes en milieu familial de la Régie régionale de la santé et des services sociaux de la région de Québec, daté d'avril 1994. Ces textes ont été préparés pour le Comité de coordination du Regroupement des groupes de femmes de la Rive-Nord de Québec et déposés comme élément d'information pour les membres concernées. À l'occasion de mes recherches, je suis devenue une personne ressource du comité de coordination du Regroupement et j'ai suivi la production de ces documents, tout comme chacune des étapes de la négociation avec la Régie. Cela constitue le volet observation-participante de ma démarche, une situation qui me rend particulièrement sensible à la réflexivité institutionnelle du savoir et à ses effets constitutifs.

[6] Quatre collèges électoraux ont présidé à la formation de ce conseil d'administration : les municipalités, les organismes communautaires, les groupes socio-économiques et autres groupes intéressés à la santé et aux services sociaux et, enfin les établissements du réseau de la santé et des services sociaux. Plus de détails sur les étapes de la mise en place de la Régie se trouvent dans Couillard et Côté 1995 et l'ensemble sera consigné dans le rapport final du projet.

[7] Les commissions de la santé publique, de la santé mentale, de la santé physique, de la toxicomanie, des services à la jeunesse, de la déficience intellectuelle, de la déficience physique, des services aux personnes âgées en plus de la commission médicale obligatoire.

[8] Selon le rapport annuel de 1993-1994, l'organisme comptait 150 personnes dont 119 permanents. Depuis l'hiver 1996, la Régie entreprend une réorganisation de ses directions.

[9] Faute d'espace, je ne peux pas faire l'historique de ce projet de réforme amorcé en 1990 par un ministre du Parti libéral au pouvoir, à la suite du rapport Rochon déposé en 1988. Le responsable de ce rapport est devenu ministre de la Santé après l'élection du Parti québécois a l'automne 1994, et c'est lui qui pilote maintenant le dossier de la réforme.

[10] Le Conseil du statut de la femme, créé en 1973, est un organisme de recherche et de consultation qui « doit donner son avis au premier ministre (ou au ministre désigné) sur toute question que celui-ci soumet relativement aux sujets qui concernent l'égalité et le respect des droits et du statut de la femme » (Loi du Conseil du statut de la femme, L.Q., ch.7, 1973, dans Conseil du statut de la femme 1978 : appendice G).

[11] La première priorité de la Régie de Québec est la suivante : « D'ici l'an 2002, diminuer radicalement les cas d'abus sexuel, de violence et de négligence à l'endroit des enfants et atténuer les conséquences de ce problème ». La deuxième : « D'ici l'an 2002, diminuer radicalement les cas de violence faite aux femmes en milieu familial ». L'intégration sociale des personnes âgées est la huitième priorité, celles-ci ont pourtant une commission qui leur est réservée ; cette priorité se lit comme suit : « D'ici l'an 2002, éliminer les obstacles à l'intégration sociale des personnes âgées ».

[12] Il s'agit en fait de deux comités aux mandats distincts ; le premier porte sur la violence faite aux femmes, le second sur la condition de vie des femmes. Le premier comité doit donner des avis au Conseil d'administration ; le second à la Direction de l'adaptation sociale. Parce qu'elles jugent que ces comités éclatés n'ont pas le poids souhaité, les militantes poursuivent leur négociation afin que soit créé un comité « aviseur » au mandat clair, intégré officiellement aux structures de la Régie régionale de Québec, comme c'est le cas dans d'autres régions de la province.

[13] Le type d'implication qu'elles revendiquent n'est d'ailleurs pas rémunéré par la Régie, il s'adresse à des personnes dégagées par leur employeur. La plupart de nos informatrices étaient rémunérées pour une partie de leur travail dans leur groupe d'origine, mais une bonne part de leurs activités étaient menées bénévolement.

[14] Il existait alors 438 groupes de femmes ; parmi eux, 80  ont accepté de participer à la consultation et 36 ont été créés spécialement pour l'occasion.

[15] C'est ce qui permet aux auteures d'affirmer (CSF 1978 : 333) : « C'est un programme d'action réaliste que ce document propose au gouvernement du Québec. Les solutions qu'on y avance sont appuyées par nos travaux de recherche. Ces solutions ont été vérifiées quant à leurs possibilités de réalisation avec les délégués des ministères concernés. Enfin, dans l'ensemble, les recommandations convergent avec les résultats de la consultation des femmes [...]  ».

[16] Dès l'introduction, les auteures précisent qu'elles ont choisi une approche féministe qui postule que les rapports d'inégalité entre les hommes et les femmes sont sources de conflits, qui cherche à en comprendre la nature et à en éliminer les causes (CSF 1978 : 25). Chacun des chapitres est organisé de façon similaire : d'abord une introduction qui pose le problème dans les termes de la recherche sociale en faisant référence aux experts sur la question, on précise ensuite les objectifs globaux et enfin on formule des recommandations générales. La suite est divisée en sous-sections qui traitent de points précis, avec des objectifs particuliers et des recommandai ions pointues qui varient en nombre selon les thèmes.

[17] Le Québec vit alors le passage vers une modernité organisée amorcée entre 1945 et 1960 (Roy : 1976), et consolidée avec la Révolution tranquille (que l'on associe à la décennie 1960-1970). C'est à cette époque qu'une série de réformes transforment le paysage institutionnel de la province sous le thème du « rattrapage » qui amène « la prise en charge par l'État d'institutions jusqu'alors dominées par le secteur privé, notamment l'Église catholique, afin de leur donner une nouvelle rationalité et d'en démocratiser l'accès » (Linteau et al. 1989 : 422). C'est aussi une époque de nationalisme « moderne et conquérant ». Les mêmes auteurs remarquent que le développement d'appareils technocratiques s'accompagne d'enquêtes approfondies sur les problèmes à résoudre, les besoins de la population et les solutions à envisager. Les méthodes de recherche des sciences sociales sont abondamment utilisées et des experts sont appelés à se prononcer (Linteau et al. 1989 : 691). Plus loin, ils ajoutent qu'on dénombre entre 1960 et 1978, 176 commissions et comités d'enquête créées par le gouvernement du Québec et des milliers de recherches et d'enquêtes menées par des fonctionnaires (Linteau et al. 1989 : 695).

[18] Dans la conclusion, les auteures soulignent que « l'intégration véritable d'une approche féministe dans les dossiers des ministères exigera, à l'intérieur des structures gouvernementales, la création des postes de coordination » ou de structures plus élaborées (CSF 1978 : 334). Le gouvernement du Parti québécois de l'époque créera dès 1979 le poste de ministre d'État à la Condition féminine et le Secrétariat à la condition féminine. Les ministères seront aussi dotés de répondantes à la condition féminine.

[19] La loi 16 adoptée en 1964 reconnaît déjà l'égalité juridique des époux et le droit pour la femme d'exercer des responsabilités civiles ou financières (Linteau et al. 1989 : 433).

[20] Depuis la fin de la guerre (1945), l'urbanisation et l'industrialisation croissantes avaient entraîné des changements importants dans la société québécoise. Selon Linteau et al. (1989 : 433-446), les attitudes à l'égard de la famille et du mariage se modifièrent rapidement, notamment à cause de l'introduction de la contraception, de la diminution du nombre d'enfants, et de l'accès généralisé à la formation et au travail industriel. Ces changements se sont d'abord effectués en sourdine, entre 1945 et 1960, dans un climat politique conservateur ; puis, à partir de 1960, s'est installée une période de contestation généralisée de l'ordre établi et de la tradition (y compris des « rôles » féminins et masculins transmis par cette tradition).

[21] C'est parce que la communication a été effective que ce projet de politique a été reçu et implanté avec succès pendant plus de dix ans. La présidente du Conseil du statut de la femme affirmait en 1993 « L'arsenal législatif est épuré des aspects discriminatoires qu'il pouvait contenir et les obstacles formels les plus visibles à l'atteinte de l'égalité ont été levés » (CSF 1993 : 7).

[22] L'ensemble de la politique Un avenir à partager.. se présente en quatre volumes, un sommaire de 61 pages (en gros caractères) ; le texte de la politique, 173 pages bien ventilées ; un portrait statistique en 29 graphiques sur 39 pages ; et la liste des engagements gouvernementaux sur 59 pages en colonnes bien aérées. Un boîtier cartonné enveloppe le tout. Cette politique a été préparée sous le gouvernement libéral de Robert Bourassa. Le Conseil du statut de la femme, n'ayant plus qu'un mandat consultatif depuis la création du Secrétariat d'État à la condition féminine, est remercié pour avoir bien voulu donner un avis, au même titre que les 28 autres organismes ou ministères et les 38 groupes de femmes qui auraient fait de même. Il est important de noter la prise en charge « politique » de la préparation de ce document.

[23] Joyce Gelb (1989 : 137-179) parle d'un « féminisme sans féministes » parce qu'en Suède, où le système politique est réceptif aux revendications de la société civile et cherche à y répondre, le mouvement féministe organisé, surtout s'il est militant, s'en trouve discrédité.

[24] Comme le note l'auteur, l'expression est de Donzelot 1984.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 3 novembre 2010 13:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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