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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'André Corten, “Peur et religion: de la violence d'État à la violence privatisée.” Un article publié dans la revue Social Compass, vol. 53, no 2, 2006, pp. 185-194. [Autorisation formelle de l'auteur accordée par l'auteur le 22 mars 2016 de diffuser ce texte en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[185]

André CORTEN

SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ASSOCIÉ
Département de science politique, UQÀM

“Peur et religion :
de la violence d'État
à la violence privatisée.”


Un article publié dans la revue Social Compass, vol. 53, no 2, 2006, pp. 185-194.

Résumé : Français / English [185]
Introduction [185]
La peur est un imaginaire [186]
Société civile et crainte de Dieu : subtiles complémentarités [187]
Une dynamique inversée [188]
La modernité ou la noblesse d'une violence légitime [189]
Le déplacement de réseaux [190]
Le glissement de la violence d'État à la violence privatisée [191]
Conclusion [192]
Remerciements [193]
Références [194]

Résumé

Là où la violence est monopolisée par l'État, la construction sociale de la peur prend souvent la forme de la crainte de Dieu. En Europe et en Amérique du Nord, de subtiles complémentarités se sont longtemps tissées entre société civile et crainte de Dieu. La "transition démocratique" en Amérique latine s'est concrétisée dans de nombreux pays par un accroissement de la violence civile. Cette violence n'est plus ouvertement contrôlée par l'État et semble relever d'un individualisme débridé, renforcé par le néo-libéralisme. Les gangs de rue et les connexions mafieuses sont une manifestation de cette violence privatisée. La peur d'être tué se vit en même temps comme péril de tomber dans une indifférence à tuer soi-même et mobilise l'émotion vers un état de "conversion". Ce nouvel imaginaire social de la peur rend en partie compte du succès du pentecôtisme et plus largement des mouvements charismatiques.

Mots-clés : crainte de Dieu • imaginaire social • pentecôtismes • peur • religions de "conversion" • société civile • violence • violence d'État • violence privatisée

Abstract

Where violence is monopolized by the state, the social construction of fear often takes the form of the fear of God. Civil society and the fear of God hâve been subtly interwoven for a long time in Europe and North America. The "democratic transition" has taken the shape in several countries of Latin America of growing civil violence. This violence is no longer openly monitored by the state and seems to arise from unbridled individualism reinforced by neo-liberalism. Street gangs and mafia networks are clear signs of this privatized violence. The fear of being killed is also experienced as the danger of falling into a state of indifférence towards being a killer oneself and this gives rise tofeelings that verge on a state of "conversion". These new social constructions of fear help to explain the success of Pentecostalism and, more broadly, of charismatic movements.

Key words : civil society -"conversion" religions • fear • fear of God • Pente-costalisms • privatized violence • social imaginary • state violence • violence

Introduction

La "transition démocratique" en Amérique latine s'est concrétisée dans de nombreux pays par une "libéralisation économique" en partie responsable de l'accroissement de la violence civile. Celle-ci est souvent une poursuite [186] par d'autres moyens de la violence d'État. Le terme de violence privatisée renvoie à cet aspect ; il renvoie aussi au constat, au lendemain d'un changement de régime, de l'absence d'un consensus civil. Mais l'idée d'un consensus civil appartient dans la pensée politique à la manière dont on gère la construction sociale qu'est la peur de la violence. La notion de "société civile" en est une expression à une époque où par "civil" on entend marquer sa distance vis-à-vis de l'Eglise.

Néanmoins, dans cette construction sociale de la peur de la violence, la crainte de Dieu ou de forces invisibles continue à jouer un rôle pouvant réguler cette peur ou au contraire l'exacerber. Même là où la notion de société civile semble correspondre à une réalité sociologique. Traditionnellement, la peur de Dieu justifie le non-usage privé de la violence, tout en légitimant la violence publique faite au nom du monopole de la violence par l'autorité. En Amérique latine, des transformations au plan des régimes politiques comme au plan des affiliations religieuses ont changé l'imaginaire de la violence. Celui-ci n'a pas suivi le modèle de renforcement de la "société civile", mais l'incertitude même, vécue dans des prismes religieux variés, oblige à considérer un autre modèle de représentation du politique. La "misère absolue" avec son aspect de déshumanisation—ce que j'ai aussi appelé ailleurs le "mal politique" (Corten, 2001a) — engendre une peur qui appelle un nouveau politique. La peur d'être tué se vit en même temps comme péril de tomber dans une indifférence à tuer soi-même et mobilise l'émotion vers un état de "conversion".

La peur est un imaginaire

Partons d'un énoncé, l'énoncé d'un personnage d'un roman argentin—Los Gauchos judios (Gerchunoff, [1910] 1988 ; voir aussi Fridman, 1995). Dans cet ouvrage, un immigrant juif regrette ses conditions de vie dans le shtetl (petit village juif de l'Europe orientale) : "En Russie—dit-il—on vit mal, mais on craint Dieu ; et on vit selon la loi. Ici les jeunes deviennent des gauchos." Dans la bouche du locuteur, "gaucho" signifiant "bon à rien". Dans le shtetl, ce qui fait tenir la société ensemble, c'est la peur de Dieu. Dès le 17ème siècle, Thomas Hobbes avait cru dépasser cette conception. Dans son Léviathan, le penseur politique anglais faisait tenir ensemble la société à partir d'une passion : la peur de la mort violente. Cette passion dans son anthropologie précritique était naturelle. Certes, il envisageait — et Léo Strauss (1986 : 178) le souligne — que la peur d’"esprits invisibles" pouvait être plus grande que la peur de la mort violente. Mais pour Hobbes, ce jeu d'imaginaires devait être dépassé en vue d'éviter la reprise des guerres de religion.

En fait, lorsqu'on regarde l'histoire de l'Occident, la peur s'alimente de la croyance aux forces invisibles comme elle la domestique. Peur, mise en scène dans les procès de l'Inquisition contre les sorcières et tributaire de ce que Foucault appelle la "symbolique du sang", peur tout à fait banale de l'insécurité traduite dans la puissante mécanique de protection des villes telles que racontée par Jean Delumeau (1978), peur intériorisée avec la Réforme et qui [187] enrégimente, en raison de la crainte de Dieu, dans la vocation de la profession. La peur est également recherche de "boucs émissaires" et les Juifs sont à cet égard structurants de l'Occident moderne (Polo, 2001).

La peur de la mort violente est construite socialement. La peur a notamment été construite autour de la notion de société civile élaborée explicitement en démarcation au religieux ou à la société religieuse longtemps représentée par l'Eglise catholique. Sémantiquement, civil se démarque également de militaire. Se forme à partir du 17ème siècle l'imaginaire d'une entente spontanée (ou de règlement des conflits entre soi) parmi les associés de la société. Cet imaginaire permet en principe ou en théorie de réduire au maximum l'État et de limiter l'espace du politique. Dans une interprétation moins libérale, Foucault (1976) a interprété la formation de cet imaginaire par la biopolitique et par la "symbolique du sexe". Quant à Elias (1973), il voit la civilité comme un instrument essentiel d'instauration de l'absolutisme ; elle permet de limiter le besoin de recourir à une répression institutionnelle ouverte. Partout à l'imaginaire de la peur de la mort violente (parfois inversé comme dans le culte de la civilité) se mêle la crainte de Dieu.

Le terme d'imaginaire est ici introduit dans un sens général se confondant avec celui de construction sociale. On peut également lui donner un sens précis et l'illustrer en revenant sur la conception de Hobbes. Pour l'auteur du Léviathan, on l'a dit, la peur de la mort violente est la passion la plus forte chez l'être humain. Comme réalité quasi instinctive, la peur est rapportée à une seule chose, à la nature humaine. Comme imaginaire, la peur implique au contraire renvoi de significations. Au lieu d'être un face à face avec une réalité paralysante, la peur, comme imaginaire, renvoie à un autre sens. C'est même ce sens qui désormais peut, dans certains cas, primer face au sens premier qui lui était donné. En fait, dire que la peur de la mort violente est la passion première de l'être humain, c'est se rapporter à un sens (se fixer sur un sens) sans laisser place à l'écart par rapport à d'autres significations. Considérer la peur comme imaginaire, c'est au contraire la voir dans son renvoi mobile de significations. [1]

Société civile et crainte de Dieu :
subtiles complémentarités


Alexis de Tocqueville (1981) distinguait deux types de sociétés : les sociétés de type aristocratique et de type démocratique.

La crainte de Dieu est facilement acceptée dans des sociétés aristocratiques, car les riches et puissants forment, dit Tocqueville, "une association permanente et forcée" qui s'impose aux autres. Ils invoquent aisément la crainte de Dieu et la capitalisent, même lorsque le sentiment proprement religieux s'est estompé. La crainte de Dieu peut être maintenue par l'institution d'une société religieuse (une Eglise privilégiée, sinon en droit, du moins en fait, comme l'est l'Eglise catholique dans les pays latins) qui laisse un modèle d'une peur qui vient d'en haut. Certains pays européens entrent dans ce modèle. Et la société civile s'y est construite de manière verticale pour partie.

[188]

Là où ces associations permanentes n'existent pas, c'est-à-dire dans les sociétés démocratiques, dit Tocqueville, il faut que constamment des associations se forment et, si les Anglais considèrent déjà l'association comme un puissant moyen d'action, les Américains y voient le seul moyen qu'ils aient d'agir. "Il n'est guère de si petite entreprise pour laquelle les Américains ne s'unissent" (Tocqueville, 1981 : 138). L'ordre est assuré par la société civile et celle-ci se renforce chaque fois à travers l'association. "Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l'art de s'associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que l'égalité des conditions s'accroît" (1981 : 141). Dans l'association, une civilité se développe. La civilité ne protège pas directement contre la violence, mais elle protège contre la peur.

L'égalité des conditions peut être dangereuse dans une société marquée par le règne de l'opinion. Tocqueville souligne que "lorsqu'il n'existe pas d'autorité en matière de religion, non plus qu'en matière politique, les hommes s'effrayent bientôt à l'aspect de cette indépendance sans limites" (1981 : 31). Pour lui, "les idées arrêtées sur Dieu et la nature humaine" sont quelque chose d’"indispensable à la pratique journalière de leur vie" (1981 : 30) et du fonctionnement de la démocratie. Paradoxalement, la perte d'autonomie ne procède pas selon lui de cette autorité, mais bien plus du "despotisme doux" qui "dégraderait les hommes sans les tourmenter" (1981 : 384). Aux États-Unis, Tocqueville diagnostique une conjugaison des deux.

Tant dans le modèle européen qu'américain, la société civile se distingue nettement de la société religieuse mais, de part et d'autre, l'imaginaire de l'entente naturelle (correspondant dès lors à la notion de société civile) se concilie avec l'imaginaire de la crainte de Dieu. La Réforme enracine cet imaginaire dans l'individu qui devient gestionnaire de la peur. Il affronte la crainte de Dieu dans son intériorité et il se consacre pleinement à l'accomplissement de sa vocation et de sa profession dans la société "civile".

Cette crainte de Dieu qui sous-tend la société civile, selon donc des modalités différentes en Europe ou aux États-Unis, rend compte d'un "ordre" en Occident. Acceptation d'un contrôle social qui efface dans une certaine mesure la peur et aussi la référence à la religion, mais qui occulte en même temps les significations sociales de la violence et la clôture du politique.

Une dynamique inversée

Bien que le néo-libéralisme développe une nouvelle culture d'entreprise, celle-ci n'est pas enracinée pour la plupart des pays d'Amérique latine dans un tissu associatif qui aurait une histoire se confondant avec celle de la société entière. En fait, les pays d'Amérique latine sont loin de répondre aux critères habituellement reconnus, dans la pensée politique moderne, comme constitutifs de la société civile. Même en y adjoignant des traits plus contemporains. Essayant de résumer les composantes de la société civile, Jean L. Cohen et Andrew Arato (1994) ont énuméré les facteurs suivants : la légalité, la vie privée, le pluralisme, l'association, la publicité et la médiation. Il faut leur [189] ajouter, disent-ils, les mouvements sociaux—ce qui implique un droit à la désobéissance (mais autolimitée) dans le cadre d'un ordre politique stable.

L'Amérique latine est loin de répondre à ces critères (Corten, 2005). On y retrouve la composante des mouvements sociaux et de l'opinion publique, mais dans des contextes bien différents. Par exemple, s'il y a eu au début du 20ème siècle des noyaux significatifs d'anarchosyndicalisme, la culture syndicale est dans plusieurs pays une culture corporative d'État. De même s'il y a eu des mouvements sociaux puissants, ils ont surtout été dynamiques dans le cadre d'une opposition à un pouvoir autoritaire—le Mouvement des sans terre au Brésil faisant à cet égard exception. Si une opinion publique s'est formée, précocement manufacturée par des médias hypertechnicisés, elle ne constitue pas un contrefort robuste pour la classe politique : le cas du Brésil est significatif. Enfin si la transformation d'une société rurale en une société urbaine s'est opérée avec certains cadres de médiations, cette transformation est passée par le glissement d'une religiosité populaire catholique centrée sur l'intercession à une religiosité évangélique susceptible de souder dans l'émotion une néo-communauté (sans rapports associatifs). La "crainte de Dieu" a pris une nouvelle signification, elle s'est imposée comme balise contre l'influence de forces persécutrices souvent confondues par les évangéliques avec les propensions catholiques à l'idolâtrie.

Plus fondamentalement, ce qui différencie l'Amérique latine de l'histoire européenne, c'est l'absence de l'intimité conçue comme microcosme d'usage de la raison. Faute de quoi, le fonctionnement d'un théâtre public d'usage de la raison n'est pas alimenté (Habermas, 1986). À l'exception des couches moyennes occidentalisées, l'identité moderne est définitivement différente en Amérique latine et en Atlantique nord. L'individualisme qui se développe dans les milieux urbanisés populaires d'Amérique latine trouve une "source du moi" (Taylor, 1998 : 193) dans un ressourcement émotionnel. Dans ce cadre, les châtiments de Dieu sont vus comme relevant d'un monde mixte de méchanceté humaine et de magie. C'est le cas en Haïti, mais aussi au Brésil. Dans ce contexte, l'imaginaire de la violence puise dans un magma où sont recomposées des images de péché et de mauvais esprits, et se manifeste dans la croyance dans des forces occultes.

La modernité ou la noblesse
d'une violence légitime


Peut-on parler d'identités modernes ? En Amérique latine comme en Afrique, une mise en scène d'une violence légitime a fourni un décor moderne à la représentation du politique. Qu'il s'agisse des mouvements de guérilla antioligarchiques ou encore de guerre de libération nationale, dans les deux cas des couches moyennes ont promu des valeurs d'émancipation sociale en contestant le monopole de la violence détenu par des élites corrompues ou par un pouvoir colonial. Durant un temps, les images signifiantes de la lutte armée et du sacrifice de sa vie ont démystifié le principe du monopole de la violence. Ils l'ont fait dans un contexte international de rivalité est-ouest de telle sorte que les appareils idéologiques d'est et d'ouest ont de [190] part et d'autre mobilisé des thèmes de la modernité. Les valeurs d'émancipation, d'égalité, de justice et de liberté produisaient des renvois de sens conférant à la violence de la lutte armée une noblesse compensant parfois des déséquilibres purement militaires. Elles faisaient également remonter dans la mémoire des images plus anciennes de bandits sociaux ou de mouvements prophétiques et les recyclaient pour défendre la figure de l’"homme nouveau" à la pureté irréprochable.

La bipolarité du monde n'était pas seulement un concept stratégico-militaire, elle était une manière de concevoir et de préconcevoir (Schmitt, 1992) [2] la politique en termes d'amis/ennemis. Malgré la faiblesse des réseaux associatifs et souvent aussi de l'opinion publique, le théâtre du politique était conçu comme une lutte où chacun des camps portait des projets et des idéaux. Même les pratiques les plus atroces faisaient référence au principe d'une lutte dont on pouvait revendiquer la noblesse. On se bat pour la "liberté" ou pour la "libération". Tout est éclairé par les Lumières. La séparation avec le religieux est nettement affirmée. Cette exaltation des valeurs, ce "différent" de la vie de lutte armée, établit un ordre sacré. Paradoxalement, le religieux semble, par rapport à cela, relever du profane. La théologie de la libération tentant de faire le pont.

Le déplacement de réseaux

Avec l'écroulement de l'image héroïque de la violence et l'ouverture économique, trois déplacements de réseaux s'opèrent : (1) dans le rapport militaire/civil ; (2) dans le rapport national/international ; et (3) dans la segmentation et la cohabitation avec les anciens bourreaux.

Les militaires d'un côté, les guérilleros de l'autre n'ont pas nécessairement attendu les accords de paix pour se lancer dans les affaires. Mais l'amorce de transition étant dépassée, ils ont souvent transformé leurs réseaux armés en milieux de négoce. La lutte d'intérêts économiques devenait une continuation de la lutte des maquis. Néanmoins, au lieu de les supposer transparentes comme dans le modèle associatif idéal, les affaires se doivent d'appartenir à un monde caché, occulte et susceptible d'employer n'importe quel moyen. Ayant bravé le "tu ne tueras pas" corrélatif d'un esprit de "crainte de Dieu", les anciens guérilleros ou militaires dépassent le clivage ami/ ennemi et la possibilité de "sacrifice de sa vie". Certains s'engagent dans des affaires à caractère mafieux assumant la peur constante d'être liquidés à leur tour. Bien qu'un tel système ne soit pas généralisé, il contamine facilement des rapports plus classiques d'association d'intérêts qui ne réussissent pas dans ce contexte à établir une scène véritablement civile. Et dans cette incertitude, la sphère institutionnelle du religieux vacille et l'Eglise catholique en particulier perd son rôle de réfèrent. Bastian (2001) parle de dérégulation du religieux.

L'écroulement de l'image héroïque de la violence correspond aussi à l'abandon d'un espace d'inscription dans le national. On se battait avec une certaine idée de la nation. Les instances de négociation, les organismes d'aide, les échanges commerciaux et financiers ont vidé la surface nationale [191] d'inscription de sa légitimité primordiale. La conversion dans les nouvelles Eglises évangéliques met en contact avec une autre dimension des rapports, le transnational. La conversion, même lorsqu'elle est suscitée par des missionnaires venus de l'étranger (mais pas toujours des États-Unis ou d'Europe) implique un nouveau positionnement dans la société. Le clivage de la peur revêt de nouvelles formes. L'affirmation de soi également. Avec la transnationalisation, l'imaginaire de la violence se transforme et redessine de nouvelles frontières au politique.

Durant la période de guérilla, une adaptation informelle avait rangé la population dans un tissu social plié en deux, mais intégrateur : économie formelle, informelle, trafics divers. On est branché sur l'un ou sur l'autre camp. Avec l'ouverture des barrières, la croissance extravertie de l'économie suscite la multiplication des niveaux d'activités qui, au moins dans un premier temps, sectionne la population. Dans cette réallocation dans de nouvelles occupations, les ennemis d'hier se retrouvent sur les mêmes lieux de vie, de travail. Parfois dans les mêmes maisons. Dans les anciens réseaux, le succès de certains est parfois vu comme l'affirmation d'une autonomie intolérable et comme l'aveu de trahisons. La société devient hypothéquée par des esprits maléfiques. L'envie des voisins devient une obsession. Dans cette situation, la crainte de Dieu n'est plus, en même temps qu'une inhibition, une protection. Se fragilisent les croyances dans des valeurs fortes. L'habitant ne sait plus comment concevoir ses intérêts qui ne sont plus adossés à des principes moraux les rendant légitimes. Quel que soit le niveau économique, la société se divise en deux parties, l'une s'accroche à l'organisation de sa vie à partir de l'expérience de conversion, l'autre se sent glisser vers n'importe quelle compromission. Se construit une nouvelle peur, tout autant intérieure qu'extérieure. Elle reconduit dans une situation dramatisée ce que Tocqueville avait identifié comme la frayeur face à une indépendance sans limite.

Le glissement de la violence d'État
à la violence privatisée


L'habitant ordinaire n'est pas toujours conscient de la différence entre la violence d'État et la violence privatisée. Parfois, il préfère la violence d'État, celle-ci donnant l'illusion d'être sélective et ne touchant pas l'habitant ordinaire. Les sondages ont souvent rapporté que la population pouvait regretter les périodes de dictature vues comme des temps de paix et où le travail était assuré.

Si on peut évoquer, comme on l'a fait plus haut, la transformation des rapports civils eux-mêmes, ce qui fait la différence fondamentale entre violence d'État et violence privatisée réside essentiellement dans la signification qui leur est donnée. La lutte armée ou de libération est, tout autant qu'une confrontation, un imaginaire de la violence où les guérilleros se trouvent appelés par le "peuple" à les libérer de leurs conditions d'esclavage et de misère. C'est le peuple qui appelle, après avoir épuisé tous les autres moyens, à s'emparer des armes. Ce qui caractérise le passage de la violence d'État à la violence privatisée est la confiscation d'un recours légitime "au nom du peuple". Même si la violence privatisée est le fait d'escadrons manipulés par la police, [192] la publicité qui lui est faite tend à rabaisser le sujet "peuple" et à faire émerger un destinateur extérieur à lui.

L'équilibre plus ou moins instable des forces avant d'être un état est une construction sociale. La protestation contre la violence d'État est une composante de cet équilibre. Le sentiment de vulnérabilité face à une violence qualifiée de terroriste ou qualifiée de crapuleuse en est une autre. La logique de crainte de Dieu fait partie de cette construction. Même si théologiquement pour les évangéliques, la position de respect des autorités en place est un principe, elle sert surtout à donner un sens à des situations données. Il est connu que plusieurs pentecôtistes se sont ralliés aux zapatistes, par exemple. La crainte de Dieu vise alors l'autre camp supposé se vouer à l'idolâtrie et à la débauche ou accusé de viols et d'exécutions sommaires.

Contrairement au schéma où société civile et crainte de Dieu fonctionnent de concert, la disjonction des intérêts et d'une morale émotionnelle (caractéristique de l'individualisme de milieu paupérisé) fait qu'une partie de la population se place dans un univers de transparence spirituelle et repousse l'autre partie au-delà de l'horizon dans un univers de sorcellerie, même si les deux parties peuvent être associées dans des transactions communes. La ligne invisible qui traverse la société est tracée par un engagement de conversion qui protège non seulement contre les autres, mais contre ses propres tendances au déni des valeurs de probité résultant des multiples trafics d'un monde de promiscuité.

La violence d'État peut devenir folle—on pense à l'Argentine des militaires (Puger et Kaës, 1989). En général, celle-ci pourtant ne disjoint pas les relations d'intérêt et de respect de principes moraux. Au prix de l'hypocrisie la plus cynique. On invente la notion de "disparus". Au contraire, la violence privatisée exige de la part des habitants qu'ils fixent à partir d'eux-mêmes les balises pour ne pas se laisser désagréger par la prolifération de relations hybrides (civil/militaire, national/transnational, segmentation/agrégat). La crainte de Dieu ne suffit plus car elle ne se rapporte pas à un monde stable. L'univers de la violence privatisée où n'importe qui peut fortuitement être l'objet d'agression est assumé dans un imaginaire où on se fait violence à soi-même. Les religions de conversion prennent dans ce contexte leur pleine signification. Elles peuvent être un rempart contre la chute dans la déshumanisation liée à la misère absolue — et je l'ai montré en particulier dans le cas d'Haïti (Corten, 2001b) — mais elles rendent aveugle aux forces qui, tout en suscitant un imaginaire dramatisé de la violence, laissent se camper un nouveau cadre de représentation du politique.

Conclusion

La peur de la mort violente n'est pas une donnée brute. Elle est construite socialement. Cette construction a été élaborée dans la pensée politique moderne à travers le couple société civile/État qui, tout en se forgeant, prétendait s'émanciper du jeu des forces invisibles. En fait, tant dans la conception classique de la société civile que dans celle de l'État, subsiste, sous une forme ou une autre, la crainte de Dieu.

[193]

Les pays d'Amérique latine ne s'inscrivent que partiellement dans la tradition de la société civile européenne. Une apparence de modernité a été accolée aux appareils d'État d'Amérique latine grâce à l'imaginaire d'une violence héroïque de "libération". Mais, l'aiguisement de la rivalité est/ouest a fait s'échouer les tentatives révolutionnaires. Les frontières du politique se sont dès lors effacées.

À cette période 1960-1980, s'en est suivie une autre souvent qualifiée de "transition démocratique". L'imaginaire de la violence s'est concentré sur la notion de pacte. Les extrémistes violents de droite et de gauche sont présentés comme muselés au profit des factions du centre. En fait, on assiste surtout à une "déréglementation" des rapports civil/militaire/religieux/ civique. La violence privatisée prend sa signification dans cette "déréglementation". Dans une idéologie de dégraissage de l'État, la démocratie est conçue comme le cadre laissant libre champ à cette "déréglementation".

Dans le contexte de manque de sentiment d'appartenance et de peur de la mort violente que traduisent les manchettes de plus en plus sanglantes des journaux, est-on revenu au schéma hobbesien ? Non, on assiste plutôt à un mouvement contraire. Au lieu de déléguer au pouvoir souverain du Léviathan la fonction d'établir l'ordre, c'est davantage en cherchant en soi-même les ressources pour ne pas tomber dans la désintégration et la déshumanisation qu'un nouveau rapport macrosocial se forme, pliant la société en un endroit et en un envers. Dans un contexte d'individualisme affectant les milieux urbains paupérisés, la conversion devient un dispositif pour faire reculer les forces maléfiques sur l'envers de la société. Elle rend compte du succès dans une société de violence privatisée des religions de conversion.

REMERCIEMENTS

Cette étude fait partie d'une recherche subventionnée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC).

[194]

RÉFÉRENCES

Bastian, Jean-Pierre (2001) "La recomposition religieuse de l'Amérique latine dans la modernité tardive", in Jean-Pierre Bastian (éd.) La modernité religieuse en perspective comparée : Europe latine - Amérique latine, pp. 181-197. Paris : Karthala.

Castoriadis, Cornélius (1975) L'institution imaginaire de la société. Paris : Seuil.

Cohen, Jean L. et Arato, Andrew (1994) Civil Society and Political Theory. Cambridge, MA : MIT Press.

Corten, André (2001a) Misère, religion et politique en Haïti : diabolisation et mal politique. Paris : Karthala.

Corten, André (2001b) "Haïti : le pentecôtisme face à la déshumanisation", in André Corten et André Mary (eds) Imaginaires politiques et pentecôtismes : Afrique] Amérique latine, pp. 233-251. Paris : Karthala.

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Delumeau, Jean (1978) La peur en Occident XlVe-XVIIIe siècles : une cité assiégée. Paris : Fayard.

Elias, Norbert (1973) La civilisation des mœurs. Paris : Calmann-Lévy.

Foucault, Michel (1976) Histoire de la sexualité, 1 : La volonté de savoir. Paris : Gallimard.

Fridman, Viviana (1995) "Les immigrants face à l'argentinité : le mythe des Gauchos Judios", in Marie Couillard et Patrick Imbert (eds) Les discours du nouveau monde au XIXe siècle au Canada français et en Amérique latine, pp. 131-147. Ottawa : Légas.

Gerchunoff, Alberto ([1910] 1988) Los gauchos judios. Buenos Aires : Editorial Milâ, Proyectos Editoriales.

Habermas, Jürgen (1986) L'espace public. Paris : Payot.

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Tocqueville, Alexis de (1981) De la démocratie en Amérique, 2. Paris : Flammarion.


André CORTEN est professeur de sciences politiques et d'analyse du discours à l'Université du Québec à Montréal. Spécialiste d'Amérique latine et de théorie politique, il publie depuis 15 ans sur le champ religion et politique, notamment sur le pentecôtisme. Il travaille actuellement sur les imaginaires de la violence (religieuse, économique et politique) en Amérique latine.

ADRESSE :

Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL),

Département de science politique,

UQÀM, CP 8888, Suce, centre ville,

Montréal, Québec,

H3C 3P8, Canada,

[email : amcorten@hotmail.com]



[1] Selon Castoriadis (1975 : 322, 462), la signification imaginaire sociale peut être "décrite comme un faisceau indéfini de renvois interminables à autre chose que (ce qui paraîtrait comme immédiatement dit)". C'est qu'à côté de ce qui est immédiatement dit—j'ajoute ici la violence comme répression d'État ou comme état quasi hystérique d'insécurité entretenu par les médias—il y a un "magma de significations imaginaires sociales" dans lequel puisent les renvois de significations.

[2] Quand l'opposition relève d'un stéréotype, elle ne répond plus au caractère exceptionnel de la situation qui oblige de choisir son camp.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 27 septembre 2016 8:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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