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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Journal en souffrance. Chronique d'une pauvreté durable. (2006)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'André CORTEN, Journal en souffrance. Chronique d'une pauvreté durable. Montréal: Les Éditions du CIDHICA, 2006, 171 pp. Une édition numérique réalisée conjointement par Peterson BLANC, bénévole, Licencié en sociologie-anthropologie de la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti animateur du Groupe de Recherche Intégrée [RAI], d'une part, et par Wood-Mark PIERRE, bénévole, étudiant en sociologie à l'Université d'État d'Haïti et membre du Réseau des bénévoles des Classiques des sciences sociales en Haïti, d'autre part. [Autorisation de l'auteur de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales accordée le 19 septembre 2016.]

[7]

Journal en souffrance.
Chroniques d’une pauvreté durable.

Introduction

Le pasteur Hérard a son petit jardin ; entre les branches du goyavier, on voit la mer. « C'est simple, me dit-il, il vaut mieux prendre le bateau. S'il fait naufrage, c'est plus charitable. L'autre possibilité pour quitter Jérémie, c'est le camion. Et s'il bascule, vous serez gravement blessé. Votre famille viendra chaque jour vous rendre visite. Après plusieurs semaines, voire plusieurs mois, vous mourrez. Peut-être n'aurez-vous même pas repris connaissance. Quelle épreuve pour votre famille ! » Moi, j'avais pris un camion de nuit, ballotté, pressé, les têtes de mes voisins naviguant sur mes épaules et réciproquement. Le bruit des roches dévalant dans les précipices. Par bribes, j'avais dormi. En toute inconscience du danger. Que faire donc pour le retour ?

Jérémie, petite ville au bout de l'anse du Sud. En Haïti. Dans la chronique des catastrophes, Jérémie, c'est le naufrage du Neptune, un navire surchargé et pris par la houle en 1993. Plus de mille passagers dévorés par les requins. On a organisé des funérailles collectives. À vrai dire, le nouveau bateau mis en service est toujours bondé à [8] l'excès. Tout comme les boat people qui essaient de gagner les plages américaines.

La souffrance est souvent moins spectaculaire. L'humour macabre de mon interlocuteur me le suggère discrètement. La souffrance est dans les gestes ordinaires, dans les conversations de tous les jours. Chacun porte son mal, dans le silence ou dans le bruit. On se plaint, on consulte, on cherche du secours. On attend, on est déçu, on est anéanti, on reprend courage. On vit. L'enfant geint à longueur de journée ; pourtant, sous l'embrasure de torchis, deux femmes s'esclaffent et leur gaieté n'est pas forcée.

Un mal accable un, deux, trois milliards d'êtres humains. Ce mal n'est pas abattement, désespoir, prostration. Il n'empêche pas les rires. Jour après jour, il revient. Ce mal est produit par un système perpétuant d'infâmes conditions de souffrance. Des milliards d'hommes, de femmes et d'enfants sont constamment repoussés dans ces conditions. Certes, on peut souffrir dans l'opulence, on le sait. Mais la souffrance dans laquelle est plongée l'immense multitude de jeunes et de moins jeunes les place dans des situations comparables à celles de camps de concentration. Je parle des bidonvilles de Port-au-Prince, de Recife, de Nairobi, du Cap. Ces camps ne sont pas de simples lieux de transit pour de nouveaux immigrants en provenance des campagnes. Ils sont un état permanent.

Le mal est politique dans la mesure où il est produit et entretenu par le système dans lequel nous vivons. Il est politique car il se nourrit de la fascination de la déshumanisation qu'il engendre. Le discours de la « lutte contre la pauvreté » est une expression de cette fascination. Mais face au système qui écrase, il y a un cri. De la nasse fumante des immondices, s'élève un chant. Si repousser systématiquement d'innombrables populations dans la misère morale et matérielle est politique, exprimer sa souffrance peut l'être à un degré radicalement supérieur.

[9]

Ce livre porte sur l'expression politique de la souffrance. Il est difficile de penser qu'il traversera facilement notre monde d'indifférence. Message « en souffrance », depuis longtemps en attente d'être livré. Je le porte en quelque sorte depuis mon premier séjour de recherche et d'enseignement au Chili en 1962. Tout au bout de ma mémoire, je me souviens d'une procession dans un village. Et sa poussière lumineuse à quelques lieues du Pacifique. Le peuple mapuche prosterné devant la Vierge demande miséricorde. Il m'a fallu des années pour découvrir le sens politique de la souffrance.

Avant d'être un mal politique, la souffrance est un mal. On a mal. On est enfoncé dans un face-à-face solitaire. Le temps lui-même nous abandonne. Personne ne peut nous secourir. La douleur s'adresse à nous, nous met à part, nous isole. On décroche des heures, des jours, du passage d'aujourd'hui à demain. Le contour des choses s'estompe ou nous enferme. Brouillard gris ou netteté brutale d'objets vidés de sens. Cris étouffés : pourquoi, pourquoi ? Hanté par une peur inconnue. Image d'une force ennemie, puissance du mal. S'infiltrant en nous dans la confusion d'une culpabilité. C'est ma faute !

La souffrance est d'abord du domaine privé. Manière de maintenir la douleur à distance. Distance nécessaire, elle signifie que personne ne peut échapper à l'affliction. Prétexte aussi à l'oubli. À chacun ses problèmes ! Le religieux se construit dans l'entre-deux. Face à l'aporie de la souffrance et de la mort, il relie l'être humain mis dans la position d'extrême retranchement. Il interpelle l'individu dans son intimité et fait advenir du face-à-face solitaire le qu'« à jamais je vois Ta face, ô mon Dieu ». De cet éblouissement promis ne subsiste souvent qu'une profonde résignation. La religion a sorti la souffrance du privé pour en faire une définition de la condition humaine : une vallée de larmes. Depuis le XIe siècle, la croix, symbole du christianisme. Jésus a souffert pour nous sur la croix. Comment nous plaindre ? [10] Injonction de renonciation débouchant paradoxalement sur de grandes révoltes millénaristes.

Le religieux a perdu le monopole du discours sur la souffrance. Depuis près d'un demi-siècle, la distance s'est altérée. Des images ont crevé nos écrans, celles du Biafra, de l'Ethiopie, d'Haïti, du Darfour. Avec ces images, la souffrance est devenue l'objet de l'industrie de la compassion. Objet jetable. Recyclé aussi dans le « conservatisme de compassion ». Un rapport au temps transpose la souffrance individuelle : urgence instantanée d'une part, oubli de l'autre. Un rapport entre personnes. D'une main, on secourt ; de l'autre, on repousse dans l'infamie. Mais comme le religieux, la compassion, tout usinée soit-elle, est une main tendue. La main tendue acquiert une réalité non seulement par celui qui la tend, même hypocritement, mais par la manière de la recevoir.

Le discours de la souffrance a connu depuis vingt ans une nouvelle métamorphose. Il n'occupe plus seulement le champ des consciences ou des images médiatiques, il occupe le terrain technocratique. La lutte contre la pauvreté est devenue l'objectif numéro un de la Banque mondiale. Le discours de la Banque mondiale part de l'émotion ressentie face à tant de souffrance pour en faire une immense gare de triage : entre les quelques vrais pauvres, les indigents — « ceux qui souffrent vraiment » — et les autres — les « non-pauvres », les profiteurs, les paresseux ou en tout cas ceux qui peuvent encore « rebondir ». Aujourd'hui, la grande ronde du discours de la pauvreté est devenue le moyen de repousser, autant dans le langage que dans la pratique, l'immense majorité dans les conditions infamantes de misère et d'oubli.

Voir la souffrance autrement. C'est ce que tente de faire le présent livre. La souffrance est une manière de faire advenir le politique. On ne le comprend qu'en différé — message en souffrance — car l'aspect [11] politique ne se donne à voir qu'au terme d'une longue série de phrases : « je manque de », « j'endure », « j'ai besoin de consolation », « je me révolte », « je trouve cela inacceptable », etc. À travers celles-ci se déroule un discours.

Ce discours n'est pas un discours de plainte et de demande, il ne se résume pas dans des formules d'accusation ni de révolte. Il ne prétend pas représenter des points de vue ou des opinions. Il est au-delà d'une volonté, fût-elle générale. Suivi à la trace dans sa manière de forcer les affirmations, il est une expression qui fait le politique. Il confère une unité aux diverses réactions devant les brutalités de l'État ou les agressions des conditions de vie. Les mots « souffrir » et « souffrance » circulent et se relient. Ils s'infiltrent dans les interstices de la vie sociale, ils soudent l'être humain dans une unité. Construite transversalement par rapport aux territoires nationaux, cette unité est politique.

Bien que soutenu par des réflexions théoriques, le présent texte adopte l'écriture narrative du journal. Il puise sa matière dans diverses situations vécues et dans différents types d'énoncés formulés par des personnes interviewées en Afrique du Sud, au Rwanda, au Kenya, en Algérie, en Argentine, au Brésil, au Chili, en Bolivie, au Venezuela, au Guatemala, au Salvador, au Mexique, en République dominicaine, en Haïti. Paroles en souffrance, paroles restées dans la mémoire d'un chercheur de terrain. Parfois même après quarante ans, ces paroles retrouvent leur effervescence. Ceci est le journal de bord d'un chercheur en même temps que l'exposé d'une analyse.

Présentée ici sous la forme d'un décalogue, la souffrance est racontée, de chapitre en chapitre, selon mon parcours dans différents pays.

1. Se plaindre. Souffrir, c'est manquer : on souffre du manque de nourriture, du manque d'espace pour se loger, etc. On manque, et on se plaint. En Algérie ou au Mexique, où la chaîne est contrôlée par le parti ou par le mouvement, le troisième maillon est constitué par le verbe « demander ». Mais loger sa frustration dans une demande ne [12] suffît pas. L'air est presque trop lumineux, et on a le sentiment d'un « exil chez soi ».

2. Endurer. L'homme rencontré sur la cannaie ou la femme interviewée à la sortie de l'usine d'assemblage dira simplement : « Sepasa hambre », « Se aguanta », « On endure », « On supporte. » Fatalisme ? Celui qui parle dans un batey de République dominicaine endure et retourne contre lui sa douleur. Au nord-est du Brésil, on a cru un moment dans l'efficacité des mouvements de grève. C'est du passé. Aujourd'hui, on survit car on veut donner une chance à ses enfants.

3. Compatir. L'Afrique et l'Amérique latine sont ravagées par la sécheresse, les inondations, les ouragans, les tremblements de terre. Les bulletins d'informations nous appellent au secours. Sensibilisés par l'industrie de la compassion, on se sent généreux ! L'un après l'autre, au Venezuela, au Salvador, les désastres naturels se succèdent et effacent les traces d'émoi dans l'opinion publique mondiale.

4. Sublimer. Souvent religieuse, la musique peut dans son caractère profane atteindre d'autres paliers. L'Afrique du Sud chantait en même temps qu'elle luttait. Du jazz africain, populaire et commercial, de la musique soul des Noirs américains, on revient aux racines autochtones. La nuit, un nouvel espace musical s'ouvre à Soweto. La soul sud-africaine des jeunes musiciens. Puis un reggae aux accents zoulous. On simule un pas de danse dans les trains de banlieue.

5. Se consoler. Ce qu'on appelle la résurgence du religieux est sans doute l'invention d'un lieu où on peut crier sa souffrance, c'est un lieu de consolation, un lieu de partage de la douleur avec l'autre. Un religieux qui est bruit, qui est dans la gorge de chacun. Chacun pris à la gorge. Les petites églises aux façades chamarrées et aux noms les plus bigarrés ont envahi l'espace des villes africaines et latino-américaines, de Nairobi à Recife. Cette émotion religieuse a gagné les immigrants de Montréal, Paris, Boston. Timide mais tenace expression publique de la souffrance.

[13]

6. Reprocher. Dans la consolation, on partage sa souffrance sur un pied d'égalité. Mais il y a des situations profondément traumatisantes pour nos consciences : les enfants soldats, la prostitution juvénile, les génocides rwandais ou guatémaltèques. Génocides, formules déjà politiques, car produisant des effets de récit. Ceux-ci changent complètement le droit de parler. Au Rwanda, l'ancien président Bizimungu est réduit au silence. Au Guatemala, la fierté maya est saccagée.

7. Déshumaniser. Et puis il y a la souffrance de ceux qui ne peuvent même plus la ressentir — ils ont perdu tout contact avec eux-mêmes. Entre cynisme crapuleux et gestes éclatants de bravoure, ils appartiennent à des bandes armées. Ils rançonnent, ils tuent, manipulés par une élite ou par une autre. Les chimères en Haïti...

8. Se révolter. Parfois, comme en Bolivie, il y a la révolte. De même que le jeune, fusil à la main, circulait hier dans les rues de Port-au-Prince plein d'une illusion de réussite — il était enfin quelqu'un —, de même l'Indien de l'Altiplano qui bloque La Paz transfigure sa souffrance dans cette posture que lui donne l'effet de l'action collective. Il encercle la ville et fait tomber le président.

9. Refuser. Ailleurs, cette boule de douleur qu'on porte en soi fait dire l'inacceptable : l'inacceptable de ces charniers au Guatemala ou au Congo. Dire l'inacceptable, c'est parler de douleur. C'est lui donner un nom. C'est hausser d'un degré l'expression publique de la souffrance, sans parvenir néanmoins à concentrer les réactions à la violence dans une unité. Dire l'inacceptable, c'est le dire dans la vie quotidienne comme dans la vie politique : Argentine, Chili.

10. Faire advenir le politique : au nom du peuple qui souffre. L'expression politique de la souffrance à laquelle aboutit la chaîne de paroles n'est pas simplement publique. Elle est davantage que la consolation et l'effusion des chants dans les églises, elle est même plus que l'affirmation, prise de haut risque, disant l'inacceptable. Elle réside dans l'abstraction de tout caractère concret et individuel de la souffrance : son expression générale. Souffrir n'est plus la torture ou [14] la perte d'un être cher dans une violence de rue, souffrir n'est plus la lutte insensée pour la survie, l'affliction n'est plus l'émotion d'untel ou d'unetelle, la souffrance se donne désormais une unité dans la synthèse qu'elle produit face à toutes ces situations. À partir de douleurs tellement diverses, se dégage un langage, et ce langage est politique par l'unité qu'il confère aux énonciations : le « peuple brésilien qui souffre ». La formule émerge comme une lune mystérieuse et pourtant familière. Lula la prononce au lendemain de sa victoire électorale. Plus jamais il ne la répétera.


Le décalogue est arrivé au terme de sa déclinaison, on ne parle plus de souffrir de la faim, de la malnutrition, de la perte d'un être cher, de carences ou même de souffrir d'inégalités ou de la crise. On parle du peuple qui souffre, simplement. Cette formule émerge de toute une chaîne de paroles où les termes « souffrance » et « souffrir » interviennent. Elle est le point d'aboutissement de tant de mots si souvent répétés, mis en sujets, en verbes ou en compléments. Il faut suivre cette chaîne de paroles à la trace. Le but est de comprendre comment l'expression de la souffrance peut devenir un phénomène politique.

Samuel, un ami du pasteur Hérard, s'est assis avec nous. « Haïti est le pays le plus pauvre de l'hémisphère », dit-il en riant. Il raconte et sa voix est discrète et chaude. Un moment il a presque fait l'histoire, il était encore un lycéen. On a enduré, on s'est consolé, on s'est révolté. Jean-Claude Duvalier a dû partir. Un prophète est apparu. « La voix criant dans le désert », dit-il (sourire amer). La voix des pauvres ! Mais le prophète n'est pas resté dans le désert. « Par contre, il nous y a laissés. » Samuel cherche ses mots. Un enfant s'approche, qu'il prend dans ses bras.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 14 novembre 2017 6:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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