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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'André Corten, “Le pentecôtisme à l’assaut de l’Amérique latine. Émotion du pauvre au Brésil.” Un article publié dans Le Monde diplomatique, Paris, mars 1996, page 26.

André CORTEN *

SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ASSOCIÉ
Département de science politique, UQÀM

Le pentecôtisme à l’assaut
de l’Amérique latine
.
Émotion du pauvre au Brésil.”

Un article publié dans Le Monde diplomatique, Paris, mars 1996, page 26.


Au premier rang des préoccupations du pape Jean Paul II lors de son voyage de février dernier en Amérique latine figurait la montée des nouveaux mouvements évangéliques qui, année après année, voient le nombre de leurs adeptes grossir au détriment de l’Église catholique. Parmi ces mouvements, le pentecôtisme est celui dont la croissance est la plus spectaculaire. Au Brésil, au Pérou et au Guatemala, les Églises pentecôtistes prolifèrent à un rythme frénétique et constituent de véritables phénomènes de société. Alliées aux tenants de l’ultralibéralisme, elles jouent sur les émotions des plus humbles, et prônent, avec les accents du romantisme politique, une "théologie de la prospérité" qui n’est qu’une nouvelle forme de la résignation.

Mots-clés : ? Brésil ? Christianisme ? Religion

Dans une autre langue : ▪  Ablaßzauber und Massenaskese für die Armen Brasiliens


Au Brésil, comme au Pérou (lire ci-contre l’article de Benoît Guillou) ou au Guatemala, l’appoint des voix évangéliques peut être un atout décisif pour un candidat à la magistrature suprême [1]. Sans que cela ait contribué significativement à sa victoire en 1994, le président Jorge Henrique Cardoso n’a pas négligé le soutien des dirigeants des Églises évangéliques. Il s’est laissé appeler "élu de Dieu" et essaie de le rester. Déjà, il y a six ans, l’appoint des voix évangéliques avait été décisif dans la victoire de M. Fernando Collor. Les évangéliques sont-ils devenus les nouveaux faiseurs de présidents au Brésil ?

Ce pays demeure à la recherche d’un imaginaire religieux lui permettant d’esquisser les traits de la société désirée. Durant la période coloniale (1500-1822), le Brésil s’institue socialement à travers la vision de "saints médiateurs". Cette vision concilie, d’une part, le monde de la chrétienté (le pape déléguait au roi du Portugal son autorité pour le salut des âmes) et, d’autre part, l’univers religieux africain. L’unité de la "société chrétienne" commence à se diluer avec l’empire (1822-1889) ; elle est dépassée avec la première République (1889-1930), mais n’a pas été remplacée. Le libéralisme et le positivisme, importés par les élites, restent des effets de surface. Parallèlement, l’imaginaire religieux se maintient, par exemple, dans le candomblé, dans l’umbanda et le spiritisme [2].

L’Estado Novo, fondé par le général Getulio Vargas (1930-1945), donne l’occasion à l’Église de tenter d’instaurer une néo-chrétienté de classe moyenne. Mais, à terme, l’armée préfère instituer elle-même un nouvel ordre (1964-1985) en vidant l’espace politique. Elle met l’Église catholique hors jeu et la contraint à un rôle de défense des valeurs démocratiques. Se développe alors la "théologie de la libération".

Les théologiens de la libération - Gustavo Gutierrez, Fray Betto - comprennent que pour instituer ce qu’ils désignent comme le royaume de Dieu (une autre conception de la société), il faut parvenir à atteindre la moitié "exclue du Brésil : les pauvres" . Et fondent les Communautés ecclésiales de base. Mais, dès 1985, le constat est fait : la théologie de la libération n’atteint pas les plus pauvres. Ceux-ci sont séduits par un nouveau mouvement religieux : le pentecôtisme. Religion importée, le pentecôtisme devient très vite la religion des déshérités.

Le pentecôtisme est apparu au début du siècle parmi les méthodistes noirs aux États-Unis et compte maintenant 150 millions de croyants, répandus dans tous les tiers-mondes. Il fait partie de la "nébuleuse évangélique" qui, en Amérique latine, désigne aussi les protestants historiques [3]. Au Brésil, où l’Église de l’Assemblée de Dieu se développe dès 1911 et est indépendante de la Congrégation américaine, les pentecôtistes ont crû, durant la dernière décennie, à raison de 8% par an. Selon des enquêtes de 1994, les pentecôtistes représentent 10% de l’électorat (l’ensemble des évangéliques, 13,5%). Comparativement, les catholiques proches de la théologie de la libération sont 2 %, et les charismatiques 3,8%.

Le pentecôtisme brésilien est formé de milliers d’Églises ; il se multiplie en se divisant. Il est aussi extrêmement prosélytique. On peut cependant repérer quelques grandes Églises. La plus importante - l’Assemblée de Dieu - compte plus de 30 000 temples à travers tout le pays. Dans les favelas, les petites baraques avec l’enseigne "Assembléia de Deus" sortent de terre comme des champignons. Il s’agit du "pentecôtisme classique".

Mais l’Église la plus voyante dans les grandes aires métropolitaines (2 000 temples moyens ou grands, souvent des cinémas ou des supermarchés reconvertis) est l’Église universelle du règne de Dieu, fondée en 1977 par le controversé évêque Edir Macedo [4]. L’Église universelle, qui se prétend effectivement universelle ("catholique" veut dire universel), est déjà bien implantée dans dix pays. Elle a une étonnante capacité médiatique [5], possède la chaîne TV Rede Record (achetée en 1990 pour 45 millions de dollars) et son émission de débat politique et d’actualité, "La 25e Heure", est l’une des plus suivies.

Elle règne aussi sur une pléiade de stations de radio fournissant de façon continue des témoignages religieux, des prédications, des chants et des actualités pentecôtistes dans presque tous les États. Elle organise des concentrations immenses dans des stades gigantesques, réunissant jusqu’à 400 000 personnes. Elle a lancé des campagnes humanitaires d’envergure nationale, comme Mouvement Brésil 2000, Futur sans faim ou Associaçao Beneficiente Crista. Elle met aussi l’accent sur la "lutte contre les démons". Le discours est loin d’être misérabiliste : "Les démons prétendent nous enlever notre droit à la bénédiction de Dieu, droit conquis par le Christ victorieux. La foi - manifestée par le paiement de la dîme - permet de reprendre possession de cette "bénédiction". Bénédiction en matière financière, de santé, de famille, bref de prospérité." C’est la "théologie de la prospérité".

Ascétisme de masse et "guérisons divines"

POUR les pentecôtistes "classiques", l’important est l’expérience émotionnelle de rencontre immédiate avec Dieu. Elle se manifeste souvent par un signe : le "parler en langues". C’est un "don" exceptionnel de l’Esprit saint. Signe d’un nouveau baptême. Il s’est manifesté la première fois, selon les Évangiles, parmi les apôtres du Christ le jour de la Pentecôte. La réapparition de ce "don" est, selon les pentecôtistes, un indice de la proximité du "Second retour du Christ".

L’expérience immédiate de rencontre avec Dieu réduit le rôle de médiation du clergé et confère au pentecôtisme un égalitarisme communicatif. L’attente du "Second retour du Christ", annoncé par des cataclysmes, des crises et des guerres, invite les fidèles à se préparer et à se désintéresser du monde. Le pentecôtisme est traditionnellement apolitique. Il prêche un ascétisme de masse touchant l’alcool, le tabac, les loisirs, etc., qui est aussi un code d’appartenance à la communauté de "frères". Les adeptes du pentecôtisme intègrent dans leur culte leur vision du monde et leur espérance, faite à la fois de violence apocalyptique (permettant de projeter dans l’imaginaire la violence civile quotidienne) et d’égalitarisme.

Dans le pentecôtisme "autonome", l’émotion est mobilisée de façon encore plus spectaculaire : à travers la "guérison divine", l’exorcisme et la "posse" (prise de possession du Royaume). Dans un pays où les problèmes de santé sont la manifestation la plus directe de la souffrance des pauvres, les Églises pentecôtistes occupent une place toujours plus grande parce qu’elles apportent une "guérison". "Jésus est la solution" , disent-ils.

"Charlatanisme !", leur rétorque-t-on. Le fait est que le pentecôtisme suscite une émotion qui a des effets psychothérapeutiques. Par ailleurs, en luttant contre les démons, il remet en scène l’univers des esprits et rejoint les traditions populaires. Tout cela se reflète dans les émissions télévisées religieuses, de plus en plus nombreuses. Les "télévangélistes", en banalisant les miracles en direct, à travers les témoignages, les rendent vraisemblables et crédibles.

Il faut entrer dans les églises pentecôtistes pour ressentir la charge émotionnelle que ce mouvement suscite. Les masses rassemblées dans l’exaltation manifestent une énorme concentration spirituelle, ce "fluide" que n’importe quel "gourou" peut facilement détourner vers le champ politique.

Depuis 1986 est apparu un phénomène politique nouveau : l’"élu évangélique" et la "bancada evangelista", le groupe parlementaire évangélique. Celui-ci comptait 33 membres dans l’Assemblée constituante (sur 573) en 1989, 31 dans le Congrès élu en 1990, et 29 dans celui de 1994. Les conventions des Églises désignent officiellement les candidats. Ensuite, les croyants sont invités à voter pour les "frères" : "un frère vote pour un frère". La "bancada evangelista" monnaye son appui aux projets de loi en échange de "budgets" pour les Églises ou de "concessions" d’ondes radiotélévisées. L’Église universelle de l’évêque Edir Macedo s’implique de plus en plus en politique ; en 1994, elle prit la tête de la croisade contre M. Luis Inacio "Lula" Da Silva, le candidat du Parti des travailleurs (gauche). "Lula, candidat du diable", disaient ses slogans. Désormais, à chaque consultation, le nombre des élus (de droite et du centre droit) de l’Église universelle ne cesse d’augmenter.

L’entrée des pentecôtistes dans la politique n’est pas propre au Brésil. Au Chili, ils ont donné leur appui au général Pinochet. Le Guatemala a eu son président évangélique de 1982 à 1985 : le général Rios Montt. Enfin, M. Alberto Fujimori, au Pérou, a été élu, en 1990, grâce à leur soutien.

Dans la mesure où le pentecôtisme propose une mutation de mode de vie, par le biais d’une émotion intense et extériorisée, il pourrait introduire cette émotion dans la politique. Certains pauvres semblent réclamer cela "pour affronter la souffrance avec dignité". Mais il faut faire émerger également un nouveau sujet social en Amérique latine. Ce sujet social, que la théologie de la libération avait pressenti, s’exprime à travers une religion de l’émotion qui suppose peu de médiations, et pas de clergé. Ce mouvement religieux est devenu une force politique indéniable ; il est aussi un incontestable danger.



* Professeur de science politique à l'université du Québec à Montréal ; auteur de Le Pentecôtisme au Brésil, Karthala, Paris, 1995.

[1] Paul Freston, "Popular Protestants in Brazilian Politic s : A Novel Turn in Sect-State Relations", Social Compass , 41-4, septembre 1994.

[2] Le candomblé est une religion d’origine africaine comme le vaudou. L’umbanda, apparu au début de ce siècle dans les milieux pauvres des villes du Sud-Ouest, s’en rapproche mais est moins spécifiquement d’origine africaine. Le spiritisme est très implanté parmi les classes moyennes. Ces cultes sont condamnés par l’Église catholique.

[3] Protestants historiques : les luthériens (nombreux dans le sud du Brésil), les presbytériens (calvinistes), les méthodistes et les baptistes (en forte expansion). Lire : Jean-Pierre Bastien, Le Protestantisme en Amérique latine. Une approche socio-historique, Genève, Labor/Fides, 1994. Ne sont pas compris dans les évangéliques, les témoins de Jéhovah, les mormons et les adeptes de la secte Moon.

[4] Emprisonné deux semaines en mai 1992 pour détournement fiscal et pour charlatanisme, l’évêque Edir Macedo (qui vit dans la banlieue de New York) emploie un langage volontairement pragmatique, en particulier en matière financière et politique : tous les moyens sont bons, selon lui, pour chasser le diable et faire triompher le royaume de Dieu...

[5] L’Église universelle et les autres Églises du "pentecôtisme autonome" se défendent d’être des "Églises électroniques" de type américain. L’évangélisation, la prière, l’exorcisme, se font principalement lors des cultes, organisés trois ou cinq fois chaque jour.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 27 février 2017 18:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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