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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'André CORTEN, “Substrats.” In ouvrage sous la direction de André CORTEN, Modj-ta-ba SADRIA et Marie-Blanche TAHON, LES AUTRES MARXISMES RÉELS, pp. 14-30. Paris: Christian Bourgeois, Éditeur, 1985, 257 pp. Collection “Cible”, dirigée par Y. Moulier. [Autorisation formelle de l'auteur accordée par l'auteur le 22 mars 2016 de diffuser ce texte en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[14]

LES AUTRES MARXISMES RÉELS

SUBSTRATS

André CORTEN

Les « autres marxismes réels », ou le souci d’utiliser le discours de l’autre. Aspect le plus immédiat des choses. Le discours est vu comme pur outil, instrument interchangeable, extérieur à la réalité. De surcroît, instrument de l’autre, importé. Double extériorité donc. Extériorités qui s’enchaînent ; le marxisme est considéré comme pur discours parce qu’il est vu comme importé et vice versa. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Là où le marxisme apparaît importé dans le tiers monde, il y a là aussi souvent une base ouvrière. C’est le cas en Amérique latine ou au Moyen-Orient des ouvriers européens ou des ouvriers appartenant à des minorités (kurdes notamment) [1]. Mais c’est aussi le cas des ouvriers industriels nationaux dans la mesure où, partiellement au moins, en raison de leur idéologie marxiste, ils sont coupés des masses prolétarisées [2]. L’effet d’importation traduit l’incapacité des ouvriers d’affirmer leur hégémonie de classe.

Le marxisme paradoxalement montre une efficacité propre dans le tiers monde sur un terrain largement négligé par Marx : le mouvement national. Que des intellectuels jouent un rôle important dans la propagation du marxisme, ne signifie pas qu’ils l’introduisent de l’extérieur, ils font partie du mouvement national. En même temps, le marxisme est transformé [15] et souvent n’apparaît que comme éléments. Le marxisme fonctionne comme éléments pratiques dans la lutte contre l’oppression avant de passer entre les mains d’un nouveau groupe dominant. Mais même alors, ces éléments transformés restent comme substrats sur lesquels s’appuient alternativement dominés et dominants dans leur lutte les uns vis-à-vis des autres, sans être jamais symétriques. Le marxisme est une nouvelle idéologie mondiale, la plus récente. Idéologie pratique, elle ne fonctionne pas seulement comme système. Elle peut même le subvertir.

Le marxisme comme idéologie mondiale

La fondation de la IIe Internationale, marquant la victoire des partisans de Marx sur les autres tendances du mouvement ouvrier, coïncide en quelque sorte avec la fondation du « marxisme » [3]. Celui-ci ne résulte pas simplement du regroupement artificiel de conceptions idéologiques et politiques qu’aurait opéré Engels [4], il apparaît sous la forme d’une certaine unité de l’idéologie ouvrière européenne. On sait que cette unité — apparente du reste — ne correspond pas nécessairement aux textes de Marx. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas considérer l’importance de cette fondation dans la constitution de l’idéologie du mouvement ouvrier européen. Privilégier cette date relève pourtant d’un parti pris méthodologique. Elle coïncide - et s’est liée avec l’unité du discours - avec la période où l’on peut commencer à parler de prolétariats constitués.

Or, le marxisme n’est pas seulement important comme idéologie d’une classe constituée, il l’est comme idéologie de formation de classe bien que ce soit de façon rétrospective qu’on peut parler de « marxisme ». Cette idéologie-là ne correspond pas non plus aux textes de Marx même si des éléments de la pensée politique de Marx y apparaissent mais mêlés, voire dominés, par des éléments utopiques et anarchistes. En [16] outre on est en droit de se demander si l’introduction d’éléments marxistes, à partir du discours du Manifeste, est décisive dans la périodisation, si le marxisme comme idéologie de formation de classe ne préexiste pas à la théorisation même de Marx. Paradoxe seulement si l’on assimile l’histoire d’une idéologie avec l’histoire des idées. Si on entend l’idéologie au sens large comme ensemble de pratiques normalisées, de modes plus ou moins structurés d’organisation et de discours, qui sont produits dans des expériences de domination et forment des classes historiquement déterminées, l’introduction de la pensée de Marx peut être interprétée comme un épisode - celui du retard historique de l’Allemagne [5] - dont l’importance réside précisément au niveau de la formation du prolétariat comme réalité européenne, non exclusivement au niveau des idées.

Deux démarcations méthodologiques. Le prolétariat n’est pas considéré ici comme le produit du capitalisme mais comme le produisant dans son propre processus de formation. Il prend une forme historique déterminée en fonction de l’idéologie telle qu’elle se structure dans les expériences incertaines de domination. Cette forme n’est pas reproductible, puisque les incertitudes historiques des expériences de domination varient. Ensuite, les potentialités de transformation révolutionnaire se trouvent dans le processus même de formation et non dans l’affrontement de classes enfermées dans une stigmatisation des oppositions et qui apparaissent comme constituées.

Mais le marxisme ne devient-il pas une idéologie mondiale dès lors que le prolétariat apparaît constitué ? Non, mais il est vrai que la fin du XIXe siècle est un point de périodisation important. Relevons que le caractère mondial de l’idéologie marxiste n’est pas sans rapport avec la vocation mondiale du capitalisme qui, elle, s’affirme bien avant la fin du XIXe siècle ; elle s’affirme dès le début. Par ailleurs, les grands courants [17] migratoires d’Irlandais, d’Allemands, de Polonais puis d’Italiens jalonnent tout le xixe siècle. Les migrants apportent avec eux leur idéologie et leur conception historique du prolétariat. L’histoire des prolétariats est alors tributaire de leur capacité de sortir de cette conception. Sortie qui n’attend peut-être pas le péronisme [6] en Argentine, mais qui est tardive.

La fin du xixe siècle et le début du xxe - avec la révolution d’Octobre - marquent incontestablement une transformation dans le fonctionnement de l’idéologie marxiste. Deux phénomènes conjuguent leurs effets. D’une part, le prolétariat historiquement constitué est amené à assumer le mondialisme de la bourgeoisie. Le marxisme en tant qu’idéologie la plus récente devient mondial avec le développement même de l’impérialisme [7]. Ce qui n’est pas réductible aux tendances colonialistes de certaines de ses composantes mais se traduit néanmoins dans le fait que l’émancipation des colonies est perçue comme soumise à la destruction de l’impérialisme dans ses citadelles. D’autre part, la révolution d’Octobre, en rupture avec l’expérience du prolétariat européen et inauguratrice des révolutions en Orient, apporte une nouvelle dimension au mondialisme. Deux facteurs limitent celle-ci. Première révolution d’Orient, la révolution d’Octobre est pensée comme révolution européenne. Ce n’est évidemment pas sans rapport avec le besoin d’orthodoxie éprouvé par un groupe restreint en vue de changer la société par en haut.

Le marxisme pénètre de l’extérieur dans les pays du tiers monde, de la même façon que la capitalisme. L’extériorité de la pénétration du capitalisme n’empêche pas un bouleversement irréversible. Le marxisme est projeté au cœur de ce bouleversement, il en fait partie tout en contenant des facteurs idéologiques de contradictions. Double contradiction. Dès lors qu’il sort de son cadre historique, le marxisme contient dans une même réalité une idéologie de classes en formation, qui [18] joue constamment de l’incertitude des relations de domination et une idéologie de classe constituée qui non seulement accepte la logique de l’industrialisation mais est capable de s’identifier à des formes d’État promotrices de l’industrialisation en son nom. Le marxisme est aussi marqué par les rapports de domination entre nations dans le même temps qu’il se présente comme la pensée de l’histoire retardée - seul le retard permettant la « conscience qui rend l’histoire intelligible et sensible [8] ».

Marxismes comme substrats

Au début du siècle, le socialisme du tiers monde est apparemment un socialisme d’intellectuels. En Orient, problème de la modernité. Il est pris en charge par une couche marginalisée par rapport au pouvoir bureaucratique ou religieux. Ses déchirements, autant de dérives possibles dans les expériences de domination. Se constituer en nouvelle classe étatique, trajectoire principale ? Au vu des puissants mouvements qui la portent, on peut cependant s’interroger sur la ligne séculaire de force. En Amérique latine, la jonction entre américanisme et socialisme ne semble pas soulever la société avec une telle vigueur. Les nervures du marxisme s’inscrivent dans une société coincée dans son rapport à l’occidentalité par sa chrétienté. En Afrique, le colonialisme est le plus brutal, jusqu’à anéantir les couches d’intellectuels. L’intelligentsia africaine prend forme dans les métropoles : panafricanisme, influences antillaises... Padmore, Garvey, Fanon. Des militants syndicalistes européens véhiculent certains schémas d’action et d’organisation.

Marxisme, idéologie du rapport à l’Occident. Marxisme profondément transformé, ne se retrouvant plus que sous la forme d’éléments. Les intellectuels en sont les vecteurs de pénétration : ils n’en sont pas les agents privilégiés. Les agents sont tous ceux qui vivent des expériences de domination, en sentent les déterminations et les indéterminations ; sans souvent le savoir ils s’emparent de ces éléments du marxisme. Puisqu’ils [19] participent de la transformation de la réalité, ils font partie du jeu des déterminations et des indéterminations de toute nouvelle expérience de domination, de lutte contre la domination. Le marxisme s’inscrit dans les processus de transformation comme substrats. Marxisme au pluriel comme le sont ces processus. Des transformations donc, pas des idées. Même si, dans l’analyse, les idées peuvent servir de points de repère. Repères sans doute nécessaires dans une première approche, repères dangereux car ils font porter l’attention sur ceux dont le discours nous est directement accessible parce qu’il nous interpelle.

Mais comment repérer autrement les marxismes comme substrats ? Des études très concrètes sont indispensables. Tel paysan réclame la terre qu’il travaille. C’est toute une stratégie qu’il met en œuvre, stratégie (in)déterminée par les rapports sociaux. Il est par ailleurs non seulement analphabète mais n’a jamais entendu parler de marxisme. Est-il un agent de ce substrat ? Il peut l’être comme peut l’être le dirigeant de coopérative qui l’empêche de vendre sa récolte sur le marché.

Qu’ils en soient conscients, importe peu. L’important est que les rapports qui fixent les marges de détermination et d’indétermination — la domination n’est jamais absolue car elle ne se joue pas sur un seul terrain — aient été marqués au niveau des utopies, des arguments rapportés, du pensé des oppositions génériques, des dispositions matérielles vis-à-vis de la nature, vis-à-vis de la science et des techniques, vis-à-vis de la production de descendance, au niveau du pédagogisme, de la volonté de savoir, des disciplines (notamment la pratique des réunions et de la clandestinité), des moyens d’action, des modes d’organisation, par ces éléments du marxisme. Marqués dans la mesure où les stratégies (souvent inconscientes) des dominés comme des dominants sont au moins partiellement structurées par leur rapport à ceux-ci.

Les expériences de domination sont ainsi les expériences révélatrices de l’efficacité de certaines pratiques : grèves, manifestations, attentats. Expériences qui donnent confiance ou au contraire suscitent le doute sur certaines formes d’organisation. Fascination par exemple de l’organisation léniniste.

[20]

À un niveau plus global, expériences de la manière dont la succession de tâches concrètes de résistance à l’oppression laissant aux diverses couches populaires une large part d’initiative prend, à un moment donné, la forme historique de la libération nationale. Rétrécissement de l’initiative que cela peut supposer pour ces couches. Expériences des divers scénarios de la (soi-disant) accélération de l’histoire : rapports entre ladite révolution nationale et ladite révolution sociale. Expériences d’initiatives et en même temps expériences d’être mis devant le fait accompli de sa propre action : dans la construction de l’État national. Expériences de résistance à l’État dit socialiste. Longs tâtonnements. Pouvoir résister au nom du prolétariat, le substrat marxiste et l’expérience polonaise.

Expériences qui débordent le cadre d’un pays. Un exemple. L’expérience algérienne de construction de l’État trouve son substrat dans l’expérience nassérienne, elle ne la répète pas. Avec ce substrat, c’est un ensemble de moyens d’action, de techniques d’organisation, de jeux de balance vis-à-vis des grandes puissances que les Algériens reprennent à la lutte des masses égyptiennes, transformées et tournées contre elles par le pouvoir égyptien et qu’ils transforment à leur tour. Reprise/ transformation des techniques de planification, des modes d’organisation de type soviétique alors même que le parti communiste algérien, dépositaire « officiel » du discours marxiste, est selon les époques réprimé, marginalisé et instrumentalisé et que le discours étatique proclame une révolution sans lutte de classes.

Le marxisme est disponible comme langage. Il apparaît comme la langue naturelle de la lutte contre la domination. Pas pour autant langue des classes dominées. En même temps que le marxisme codifie des démarcations, il est pris dans le caractère extrêmement variable de celles-ci et de la double situation de nombreux groupes : ladinos, ouvriers mâles, intellectuels petits-bourgeois, sans parler des ouvriers voire des cadres coloniaux. C’est en raison du caractère indéterminé de ces démarcations et en même temps de la prétention de leur donner un caractère générique, que des modes d organisation [21] et de discours se référant au marxisme passent des mains des groupes dominants aux groupes dominés. Le marxisme trouve dans les groupes placés dans une double situation de soumission et de domination un relais stratégique pour son expansion. Marque de l’impérialisme, il est aussi moyen pour lutter contre. Instrument des couches urbaines, il devient arme de lutte des paysans dépossédés. Utilisé par les ladinos contre les paysans — souvenons-nous des bataillons rouges lors de la révolution mexicaine [9] —, il pénètre le mouvement indien [10]. Le processus fonctionne dans les deux sens. Employé par les technocrates pour faire pièce aux revendications des travailleurs sous prétexte de ne pas rompre le front anti-impérialiste. Employé classiquement par les syndicalistes pour exclure les femmes du marché du travail.

Dans sa puissance de détermination au niveau des tâches ainsi qu’en raison du perpétuel remaniement des démarcations, le marxisme est un substrat idéologique. Substrat d’abord dans le sens que le marxisme ne contient pas en lui-même de règles d’accumulation des expériences, malgré sa prétention à donner aux démarcations un caractère générique. Il n’intervient pas ici comme système. Il peut le faire, on le verra plus loin. Substrat ensuite dans la mesure où, accumulé dans des expériences de domination, il ne s’impose pas seulement comme modèles de pratiques normalisées ou d’organisation et de discours mais comme disposition commune vis-à-vis de contradictions changeantes et comme ce rapport toujours variable de démarcations entre groupes dominants et groupes dominés se structurant de manière privilégiée à partir des groupes sociaux à double situation. Il fait partie des tâches, aussi concrètes soient-elles, telles qu’elles s’imposent - réagir face à une expropriation ou à un licenciement, résoudre un problème de pénurie alimentaire - comme des relations entre Indiens et ladinos, entre femmes et hommes, entre intellectuels [22] et masses. Expériences accumulées dans ces rapports, le marxisme impose de ce point de vue un certain nombre de places dans ces rapports, places additionnées dans des positions de dominants et de dominés. Il constitue ainsi une matrice d’accumulation. Mais substrat, il l’est aussi dans le sens qu’il reçoit de chaque expérience un sens historique déterminé qui infléchit les tâches à réaliser et les rapports d’association dans lesquels se trouvent les différents groupes. Il est ainsi mêlé aux effets des utopies propres à chaque société, de la religion et du nationalisme. Substrat enfin, parce qu’en altérant le rapport entre société civile et État il contribue à fixer les intellectuels en catégories sociologiques spécifiques.

La manière dont l’accumulation s’opère n’est pas distincte des expériences mêmes de domination, le pouvoir vient d en bas, il est immanent [11]. Celles-ci donnent un sens chaque fois renouvelé aux expériences accumulées, elles bouleversent les sédimentations à l’échelle de l’ensemble des formations sociales comme dans leurs rapports vis-à-vis de l’extérieur. En ce sens, les masses font l’histoire. Mais ces processus de bouleversement et de sédimentation s’insèrent dans des formes idéologiques plus globales dans la mesure où elles revêtent une dimension d’intentionnalité. Possibilité de penser la révolution comme changement irréversible. Possibilité qui repose sur l’aspiration millénariste à une société sans domination mais qui prend visage dans le sens générique donné aux oppositions entre groupes. Ce sens générique qui trouve sa base matérielle dans l’État permet de définir les moyens pour abolir la domination. Abolition ou plutôt renversement. Possibilité trompeuse donc de penser la révolution car dans l’apparence d’un changement irréversible, elle nie les expériences de domination qui échappent à ce sens générique. Elle met alors les différents groupes mobilisés devant le fait accompli de leur propre action. Fiction de l’écroulement spontané de toute la superstructure idéologique. Illusion de la table rase. Source d’impensés et de refoulés : on le verra plus loin.

[23]

Cette intentionnalité prend des caractères différents selon la configuration des intellectuels en catégories sociologiques. Ce qui vient d’être dit n’est pas également valable pour toutes les catégories. Quand on compare l’Asie, voire l’Afrique à l’Amérique latine, on est frappé par ces différences.

D’un côté, les éléments du marxisme ont tendance à prendre corps dans des idéologies d’État, de l’autre ils semblent prendre appui sur des institutions particulières : l’Université, l’Église... [12] ou encore donner consistance à l’ensemble de la société civile [13]. L’existence d’une idéologie d’État ne suppose pas une sorte d’étatisation du substrat. En tout cas, il n’est pas certain qu’il faille induire de l’affaiblissement de ces idéologies, à l’occasion d’un changement de régime, un changement de substrat. Des études précises devraient être menées sur l’Égypte ou le Ghana. En fait, l’existence d’une idéologie d’État ne doit pas cacher par sa prétention au monopole les conditions matérielles d’accumulation.

En Amérique latine, cette structuration en idéologie d’État est paradoxalement plus récente, Cuba ayant longtemps constitué une exception. Le marxisme apparaît d’abord déforcé en même temps qu’absorbé par le populisme ; dissimulé aussi jusqu’aux derniers mois de la seconde guerre, en raison des sympathies des régimes populistes pour les puissances de l’axe. Situation qu’on retrouve au Moyen-Orient. Puis vient le castrisme - au départ forme de populisme ? Il donne la possibilité au marxisme de s’affirmer dans un discours américaniste renouvelé, alors même que le marxisme orthodoxe avait toujours été vu comme importé. Avec sa composante guévariste, le castrisme permet, notamment par son influence sur les chrétiens, le développement de nouveaux rapports idéologiques, se structurant en dehors de l’État mais en même temps extrêmement vulnérable à son emprise. Vulnérabilité qu’il [24] convient maintenant de cerner en revenant à une analyse du marxisme non plus comme substrat mais comme système.

Le marxisme comme système

Analysé comme substrat, le marxisme est pluriel. Réalités propres à chaque société. Ne se confondant néanmoins à aucune identité culturelle. Transformation. Les autres marxismes n’ont pas besoin de se définir par rapport au marxisme orthodoxe. Ils ne peuvent être identifiés par une correspondance de contenu avec celui-ci. Peu importe que le socialisme africain, par exemple, dénie la lutte de classes. Mais la transformation du « marxisme objectif » en « marxisme subjectif » [14] telle qu’elle opère, à travers la médiatisation des intellectuels, échappe-t-elle à toute influence du marxisme orthodoxe ? Question posée notamment par l’exemple cubain.

Marxisme orthodoxe ? Ce terme n’indique qu’un mode de fonctionnement du discours. Derrière ce fonctionnement, c’est la construction du marxisme en système qui est en cause, un marxisme qui aurait en lui-même ses règles d’accumulation des expériences de domination. Marx goulag ? Sans nier l’existence de règles d’accumulation liées à des rapports idéologiques déterminés, il s’agit ici de dépasser la forme monolithique sous laquelle elles se présentent et étudier les différents niveaux auxquels elles opèrent.

Le premier niveau est celui de la cohérence des idées. À commencer par celle de Marx. Sans présupposer du tout que cette cohérence soit totale [15], elle constitue un point de cristallisation de la réflexion. Reflet du fait qu’elle rassemble un certain nombre de questions que se pose une société à un moment donné. Unité relative de ces questions. Unité qui ne se livre pas d’elle-même. Il faut la reconnaître. Cette reconnaissance s’opère à travers un ensemble de formes discursives, sans aucun effet de transparence. Le débat des intellectuels porte sur la validité de ces formes. De ce débat se dégagent des règles selon lesquelles les arguments s’accumulent. On [25] connaît les débats. La crise du marxisme date-t-elle du moment où Engels revenant sur la prétention du marxisme de dépasser la philosophie la reconstitue dans sa conception de la dialectique conçue comme science des sciences [16] ? Ou au contraire celle-ci trouve-t-elle son origine dans l’abandon par les marxistes du système philosophique au profit d’un catalogue de sciences positives abstraites ? Responsabilité qu’on attribue au moins aussi en partie à Engels [17]. N’insistons pas sur les débats à propos de la conception des deux sciences qu’il est évidemment facile de ridiculiser aujourd’hui. Ni non plus à propos de l’opposition science/idéologie ou méthode/système. À travers ces formes discursives, les intellectuels croient appréhender, par démarcation, une certaine cohérence. Ils sont déterminés dans ce processus de reconnaissance par leur rôle comme intellectuels dans les luttes de classes (en formation) comme par les changements de questions que la société est amenée à se poser. C’est déjà le problème du révisionnisme de Bernstein et de l’orthodoxie comme dénégation du changement. C’est celui de l’affirmation à partir des années trente d’un marxisme-léninisme où toute solution de continuité entre les conceptions de Marx et de Lénine est récusée. Viendra s’adjoindre à ce doublet celui de stalinisme et plus tard de « pensée Mao Tsé toung ». Au-delà des besoins du parti d’avoir un lexique de mots de passe, ces syntagmes traduisent le problème de l’historicisme, et quelles que soient les positions que l’on prenne, renvoient à la question de savoir comment une théorie peut être à la fois scientifique et révolutionnaire. Problème qui est aussi celui des intellectuels du tiers monde à travers la nécessaire référence à l’universalisme. Penser leur identité, c’est aussi répondre à la question « qui est l’autre », déterminer « une permanence à travers l’histoire occidentale [18] ». Penser l’autre, c’est donc faire une certaine lecture de Marx, chercher par démarcation une cohérence, se sentir porteur de son universalité. Ainsi, le marxisme ne fonctionne pas seulement [26] comme système à travers l’orthodoxie, celle-ci au contraire fonctionne souvent comme repoussoir dans le processus d’accumulation des arguments. Elle n’en constitue pas moins, en tant même que repoussoir, un principe actif puissant du processus discursif.

Le marxisme fonctionne comme système à un second niveau, pas totalement indépendant du premier, celui des modes d’organisation. Il ne suffit pas ici de relever que le marxisme est la doctrine officielle d’organisations monolithiques ; il faut précisément voir comment le marxisme fait fonctionner ce monolithisme. Bettelheim et Chavance [19] ont tenté de le faire en repérant un certain nombre de figures du stalinisme. Figure de la révolution par en haut, figure de l’État « moteur des transformations sociales », identification de la propriété d’État à la propriété socialiste, catégorie de l’économie planifiée, figure de l’accumulation primitive socialiste, etc. L’efficacité de ces figures ne doit pas être évaluée au degré d’adhésion politique qu’elles produisent ; au contraire elles rendent compte du désir d’échapper à toute politisation de la part de la majorité des citoyens [20].

Le stalinisme est-il l’idéologie de la bourgeoisie d’État ? Sans vouloir s’interroger ici sur la pertinence de la notion de bourgeoisie d’État, on peut certes relever que ces figures fonctionnent dans des sociétés ayant adopté un système d’institutions de type soviétique. Mais cela se passe sans que le marxisme orthodoxe soit la doctrine officielle, sans qu’on ne puisse parler de véritables organisations monolithiques, enfin sans que cela ne confère au moins dans l’immédiat une position privilégiée aux PC. Si le retour vers des formes d’institutions pluralistes n’est pas exclu on doit néanmoins s’interroger sur les bases objectives de certaines évolutions « inéluctables ». Celle notamment qu’on observe aujourd’hui au Nicaragua.

Le marxisme fonctionne comme système à un troisième niveau : celui des rapports internationaux. L’expression la plus [27] évidente en est le mouvement communiste international. Que celui-ci ait été dès le départ un instrument de la politique extérieure de l’URSS ne rend pas compte directement du fonctionnement du marxisme comme système. Dans un premier temps, le marxisme sert, dans le tiers monde, de moyen d’identification pour des couches ouvrières très minoritaires et souvent étrangères. Un système s’affirme vraiment lorsqu’une révolution paysanne prend un large essor en Chine et plus tard devient victorieuse. Il s’agit alors d’accumuler des expériences irréductibles de formation de classe. Cette accumulation pose un problème d’hégémonie et constitue pleinement le mouvement en système. Formulation paradoxale lorsqu’on se rappelle que c’est précisément à ce moment que ses formes organisationnelles s’affaiblissent et débouchent même sur son éclatement. Formulation paradoxale aussi dans la mesure où le mouvement communiste comme système semble s’affirmer bien avant. Mais il est alors défini de façon externe : le système socialiste est constitué dans ses rapports à l’impérialisme. Avec l’essor de la révolution chinoise — et de la révolution culturelle — le système se constitue pleinement de façon interne dans la mesure où il révèle au grand jour le fait que l’accumulation d’expériences de domination qui forme les classes s’opère en même temps dans des relations de domination entre nations.

À ces trois niveaux, le marxisme comme système se réfère à la détermination de rapports idéologiques particuliers. Ces rapports ne constituent pas un ensemble. Ils peuvent certes apparaître comme tels et cette apparence peut servir à des catégories déterminées d’intellectuels. Mais elle rend compte aussi du fait que le système est vu comme importé. Au-delà de cette apparence, ces rapports déterminent certainement le substrat idéologique marxiste tel qu’il se constitue dans toutes les formations sociales. Ce substrat est en même temps un profond facteur de subversion du marxisme comme système.

Impensés et refoulés

Substrat/système. Subversion/récupération. Vision captive tant qu’on ne prend pas en considération les impensés, les [28] refoulés, les cicatrices du substrat. Même si ceux-ci peuvent à leur tour être captifs dans leur volonté de se penser [21]. Les marxismes réels : essayer de prendre en considération toutes les formes d’oppression pour les ordonner en fonction d’une opposition générique. Tentative qui se développe dès la formation du marxisme comme idéologie du mouvement ouvrier. Tentative qui se heurte partout à la limite de la multiplicité des rapports de domination, qui ne peut pas, qui ne veut pas en rendre compte. L’impensé dans cette entreprise n’est pas un non-pensé. Sans doute s’appuie-t-il sur des refoulés qui, dès le départ, font partie de son héritage. Il est une incapacité de penser, au niveau de l’intentionnalité, des oppositions qui risquent de s’annuler les unes les autres. L’impensé est une réduction.

Parmi les refoulés, celui relatif aux rapports entre les sexes est incontestablement le plus ancien. Il est aussi le plus susceptible d’annuler toute formulation en termes d’opposition générique. Il doit donc être pris en considération. Il l’est certes par Engels dont l’analyse continue d’ailleurs aujourd’hui de faire référence. Analyse qui souligne toute l’importance de l’opposition des sexes pour justifier de sa progressive réduction avec l’apparition de l’État et l’entrée de toutes les femmes dans l’industrie publique. Finie donc avec Engels la perspective utopiste d’une communauté des femmes dont on peut imaginer combien elle aurait pu stigmatiser l’opposition entre les sexes. Quant au substrat marxiste, il s’impose avec l’entrée des femmes dans l’industrie publique et ceci malgré la résistance de l’idéologie du mouvement ouvrier. Cela n’empêche pas sa récupération par le marxisme comme système. Récupération, réduction. Mais la réduction se heurte à une limite avec la généralisation de la contraception moderne. Non pas qu’il faille voir unilatéralement celle-ci comme facteur de libération des femmes - elle constitue aussi un mode d’intervention de l’État dans la régulation des rapports de production de la descendance - mais elle marque un déséquilibre entre le [29] développement du substrat et les capacités du système d’étendre son pensé. Le mouvement des femmes surgit sur ce refoulé.

Autre refoulé du marxisme, celui de la religion. La position rationaliste des « fondateurs » est celle d’une mode de l’époque, mode bourgeoise. Elle est d’ailleurs conçue comme un des effets du mouvement historique de table rase. Ce ne sont pas les communistes qui veulent abolir la famille, la religion, la propriété ; ils ne font que prendre en considération un mouvement historique entrepris par la bourgeoisie. À ce titre beaucoup plus général : refoulé. Il l’est dans le sens de la négation de l’idéologie et donc du marxisme lui-même comme « idéologie ». Négation qui empêche de voir que, tout comme Engels pouvait analyser la religion comme le discours d’une époque dans lequel il fallait, à l’instar de Thomas Münzer, nécessairement s’exprimer, il en est de même aujourd’hui du marxisme. Cependant, le substrat marxiste fait que les mouvements religieux ont aujourd’hui un caractère nouveau. Dépassement de mouvements millénaristes. Volonté d’établir des communautés nouvelles. En Amérique centrale, cette volonté va donner corps aux organisations de masse, les enraciner dans la société civile [22]. Au Moyen-Orient, la mosquée fournit une alternative au lieu de rassemblement quotidien de la société occidentale [23]. Constitution là aussi de nouvelles catégories d’intellectuels également vulnérables à la recherche d’oppositions génériques, mais que l’idée de communauté conduit à une sorte de subversion de l’imposition étatique.

Refoulé classique aussi celui de la question nationale. Non qu’elle ne soit pas pensée par les fondateurs, au contraire [24]. Instrumentalisée. Mais depuis la question polonaise telle qu’examinée par ceux-ci, le marxisme a pénétré toutes les sphères de la vie sociale. Des mouvements tels qu’ils se développent au Québec, au pays basque, en Irlande ou encore en Érythrée sont profondément imprégnés d’éléments du marxisme. Substrat. Ici la difficulté de la nouvelle catégorie [30] d’intellectuels de se démarquer de l’intelligentsia traditionnelle la pousse à un certain mimétisme par rapport au marxisme organisé. Difficulté de garder un contact avec une société civile dont elle tire pourtant son principe de légitimité mais pour l’hypostasier dans une forme d’État. Limitation inhérente au mouvement national.

En dehors de ces refoulés classiques, surgissent chaque jour avec l’évolution du mouvement historique de nouvelles expressions de l’accumulation des expériences de domination. Mouvement démocratique qui se moque de sa formalisation marxiste en termes d’étapes. Mouvement urbain qui pose le problème de la reproduction d’un espace social vu par les « fondateurs » en termes de dégradation... en attendant le grand soir. Mouvement écologique qui se réfugie dans la problématique d’une reproduction des conditions naturelles pour contrer le pensé en termes d’accumulation capitaliste déprédatoire et de développement coextensif de la classe ouvrière.

Dans chacun des mouvements, le même substrat, un certain langage de lutte contre la domination, langage de couches intermédiaires au regard d’une polarisation des couches dominantes/dominées. Mouvements sociaux modernes qui ne soulèvent pas les plus démunis, pas plus que le mouvement ouvrier n’a soulevé les couches les plus paupérisées. Mouvements de sociétés transformées par le marxisme. Ils portent en eux des conditions de son dépassement en même temps qu’ils posent le problème du rôle historique des plus démunis, de ceux que le capitalisme « socialisé » ne parvient plus à nourrir.



[1] Voir Gallissot, R. (éd.). Mouvement ouvrier, communisme et nationalisme dans le monde arabe, Paris, Ed. Ouvrières, 1978.

[2] Touraine, A., les Sociétés dépendantes, Essais sur l’Amérique latine, Gembloux, Duculot, 1976.

[3] Haupt, G., l’Historien et le mouvement social, Paris, Maspero, 1980. Le terme « marxisme » apparaît au début des années 1880 ; il est définitivement consacré par la crise révisionniste.

[4] Rubel, M., Marx, critique du marxisme, Paris, Payot, 1974, p. 19.

[5] Laroui, A., « l’Intellectuel du tiers monde et Marx, ou encore une fois le problème du retard historique », Diogène, n° 64, octobre-décembre 1968, pp. 134-157. Je me référerai encore plusieurs fois à cet excellent article qui montre, avec d’autres articles du numéro, que le questionnement sur le marxisme tel que nous le faisons aujourd’hui était déjà d’actualité il y a quinze ans.

[6] Ducantenzeiler, G., Syndicats et politique en Argentine, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1980.

[7] Abdel Malek rappelle à ce sujet comment les révoltes et les guerres contre le colonialisme et l’impérialisme (Inde, Égypte, Algérie, Iran notamment) trouvent un viatique surprenant et inattendu dans la victoire du Japon sur la Russie des tsars en 1905, Diogène, n° 64, revue citée, p. 108.

[8] Laroui, A., Revue citée, p. 139.

[9] Meyer, J., « les Ouvriers dans la révolution mexicaine : les bataillons rouges », Annales. ESC, 1970, 25°, n° 1, janvier-février 1970, pp. 30-55.

[10] Beaucage, P., « les Mouvements paysans au Mexique », in Alschuler, R., (éd.), Développement agricole dépendant et mouvements paysans en Amérique latine, Ottawa, Ed. de l’Université d’Ottawa, 1981, pp. 153-178.

[11] Foucault, M., la Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, pp. 121-135.

[12] L’armée constitue un cas particulier et important dans l’analyse comparative, dans son fonctionnement comme institution de la société civile et comme appareil d’État.

[13] Vergopoulos, K., « la Tentation social-démocrate et les types de mobilisation en Amérique latine », Amérique latine, n° 8, octobre-décembre 1981, pp. 5-13. Voir aussi la contribution de Bonilla, J., infra.

[14] Laroui, A., l’Idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967.

[15] Cf. Rodinson, M., « Sociologie marxiste et idéologie marxiste », Diogène, revue citée.

[16] Voir à ce sujet l’analyse de Tosel, A., « Dialectique », Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982, pp. 253-262.

[17] Korsch, K., Marxisme et philosophie, Paris, Minuit, 1964.

[18] Laroui, A., ouvrage cité.

[19] « Le stalinisme en tant qu’idéologie du capitalisme d’État », les Temps modernes, n° 344, 1979, pp. 1731-1767.

[20] Carrère d’Encausse, H., le Pouvoir confisqué. Gouvernants et gouvernés en URSS, Paris, Flammarion, 1980, p. 197.

[21] Voir Tahon, M.-Bl., « Femmes en classe », p. 249.

[22] VERGOPOULOS, K., article cité.

[23] Benkheira, H., Du bar à... la mosquée, inédit.

[24] Haupt, G., Lowy, M. et Weil, Cl., les Marxistes et la question nationale 1848-1914, Paris, Maspero, 1974.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 3 juillet 2019 19:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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