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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'André Corten, “Église latino-américaine et culture moderne. Le combat du Vatican contre le pluralisme.” Un article publié dans Le Monde diplomatique, Paris, février 1993, page 28.

André CORTEN *

SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ASSOCIÉ
Département de science politique, UQÀM

Église latino-américaine
et culture moderne
.
Le combat du Vatican contre le pluralisme.”

Un article publié dans Le Monde diplomatique, Paris, février 1993, page 28.


Contre vents et marées, le Vatican continue de combattre les tentatives de mise en cause de sa prétention à l’universalisme. L’étouffement des recherches sur la théologie de la libération, en Amérique latine notamment, va de pair avec la réaffirmation d’une "postmodernité" censée inspirer une "nouvelle évangélisation" essentiellement définie en termes de culture occidentale.

Mots-clés : ? Amérique latine ? Vatican ? Christianisme


À Saint-Domingue, le 11 octobre 1992, cinquante mille fidèles - on en attendait davantage - se trouvent rassemblés devant le Phare à Colomb, ce monument en forme de croix couchée, de style salazariste, qui a fait l’objet de tant de protestations et de polémiques. Le pape interrompt son homélie. Cette année du cinquième centenaire "fournit l’occasion de demander humblement pardon pour les offenses et de créer les conditions de vie individuelle, familiale et sociale qui permettent un développement intégral et juste pour tous, mais en particulier pour les plus abandonnés et dépossédés". "Nous sommes assemblés, dit-il, face au Phare à Colomb qui, avec sa forme de croix, veut symboliser la Croix du Christ plantée sur cette terre en 1492." "Comment ne pas remercier Dieu pour les abondants fruits de la semence plantée tout au long de ces cinq siècles par de si nombreux et intrépides missionnaires ?" Oui, l’Amérique latine forme effectivement, aujourd’hui, la moitié de la catholicité.

L’enjeu géopolitique de la quatrième conférence du Conseil des évêques latino-américains (CELAM), qui s’est tenue à Saint-Domingue du 12 au 28 octobre, avec pour thème "Nouvelle évangélisation, promotion humaine, culture chrétienne", est bien là. Malgré la montée des Églises évangélistes, considérées comme d’origine nord-américaine, l’Amérique latine sera, en l’an 2000, le lieu d’élection par excellence de l’Église romaine. D’où l’importance de la question du "pardon" aux Indiens sur laquelle "ergotent" trente-quatre cardinaux, deux cent vingt-six archevêques et évêques, ainsi que vingt-huit religieux et vingt-deux laïcs durant plus de quinze jours, sans compter les quatre années de préparation.

L’Église catholique exerce son influence en faisant circuler un univers de textes. Cette influence n’est pas seulement de l’ordre de la persuasion : certaines paroles sont des actes. C’est ce qu’Austin appelle un "performatif". Le philosophe anglais désignait par là un verbe dont l’énonciation revient à réaliser une action. C’est le cas de "demander pardon". Ce performatif est au centre de la conception catholique du péché. Demander pardon, ce n’est pas se culpabiliser, c’est accepter le salut de Jésus-Christ.

Fonder l’Église latino-américaine - la fonder par une "nouvelle évangélisation" - ne peut se faire sans produire une énonciation. A travers huit textes rédigés par le CELAM - sous la pression plus ou moins insistante du Vatican, - le performatif "demander pardon" subit des transformations. En plus de l’Instrument préparatoire , précédé de deux textes préliminaires (1988-1989), quatre documents circulent dans les multiples réunions nationales et régionales de conférences d’évêques et de religieux : le Document de consultation (DC), très "européocentriste", la Prima relatio (PR) , jugée très décevante par les évêques, la Secunda relatio (SR) , reflétant mieux l’opinion de ceux-ci, le Document de travail (DT) , soumis à la conférence. Viennent s’y ajouter les Conclusions (C) votées par les évêques à l’issue de celle-ci. Il vaut la peine d’examiner la transformation de "demander pardon" dans trois de ces textes.

"Reconnaître les erreurs"

La Secunda relatio (SR), de février 1992, a un ton prophétique. À propos de l’évangélisation, on lit : "Il faut avoir le courage de reconnaître que l’évangélisation signifia, dans le passé colonial, le support culturel à la conquête..." (SR, p. 16). "Il est nécessaire de reconnaître les erreurs du passé... et de demander pardon pour les fautes commises contre l’Évangile..." (SR, p 19). "Par conséquent, on ne peut libérer les conquérants de la responsabilité objective de l’effondrement démographique" (SR, p. 27). "La conquête hispano-lusitanienne est le commencement d’un accroissement incessant de la traite des Noirs, soumis à l’esclavage. C’est le péché majeur de l’expansion coloniale de l’Occident... Nous reconnaissons le péché institutionnel commis contre les Afro-Américains et aussi contre les indigènes durant ces siècles, et nous demandons pardon à Dieu et aux frères esclavagisés et opprimés" (SR, p. 28).

Le registre ainsi choisi provoque l’embarras du Vatican quoique, dans la procédure, la Secunda relatio soit une synthèse des apports et non une version du Document à soumettre à la conférence. L’embarras se manifeste par le retard à publier le Document de travail : juin 1992. Il se manifeste tout au long de la conférence jusqu’à la rédaction finale des Conclusions (28 octobre 1992), dont on se demande, quelques heures avant la clôture, si elle pourra être prête.

La première transformation majeure concerne la demande de pardon aux "indigènes". L’effet "performatif" se situe d’abord dans une nominalisation, puis disparaît. Ainsi, "il est nécessaire de demander pardon" (SR, p. 19), suivi de "nous demandons pardon" SR, p. 28), est transformé en : "Nous voulons unir à la gratitude admirative et reconnaissante pour tant de bonté du Seigneur, la demande de pardon pour nos déficiences et l’appel à la réconciliation" (DT, 1), pour finalement aboutir à "l’Église qui, avec ses religieux, prêtres et évêques, a toujours été du côté des indigènes, comment pourrait-elle oublier, en ce cinquième centenaire, les énormes souffrances infligées aux populations de ce continent durant l’époque de la conquête et de la colonisation ?" (C, 20).

Autre transformation à propos, cette fois, de la traite des Noirs. "C’est le péché majeur de l’expansion coloniale... et nous demandons pardon à Dieu et aux frères esclavagisés..." (SR, p. 28) devient : "Jean-Paul II a récemment demandé pardon [au Sénégal, février 1992] à Dieu pour cet "holocauste méconnu" auquel participèrent des baptisés qui ne vivaient pas dans la foi" (DT, 70). L’énoncé est au passé composé, il exprime un fait passé. C’est toujours en se référant au Sénégal que cette phrase est reprise dans le texte des Conclusions, comme s’il n’y avait pas lieu de demander également pardon en Amérique. La phrase réapparaît néanmoins dans une tournure apparemment "performative" : "Nous voulons, avec Jean-Paul II, demander pardon à Dieu pour cet "holocauste méconnu"..." (C, 20). L’effet "performatif" est cependant affaibli par le "nous voulons" (verbe de modalité, à effet velléitaire), par le "avec" (référence à une déclaration passée du pape) et par le "à Dieu" (effacement des frères esclavagisés). L’affaiblissement se manifeste aussi dans un ensemble d’énoncés tels que : "C’est l’occasion de demander humblement pardon" "Nous demandons constamment pardon" ; "Après avoir demandé pardon", etc.

Dans ces quelques tournures de phrase s’est joué le caractère prophétique de l’Église latino-américaine, s’est jouée la formulation d’un énoncé fondateur pour une "nouvelle évangélisation".

Le caractère vertical de l’autorité, dans l’Église romaine, a été non seulement affirmé sans ambages mais s’est manifesté dans nombre de manœuvres de la Curie romaine - dans la préparation des textes, dans le choix des délégués des conférences épiscopales et dans le fonctionnement même de la conférence de Saint-Domingue - à l’encontre du principe de la collégialité. Manœuvres ouvertes ou tortueuses...

Par nouvelle romanisation, il faut entendre bien plus que l’affirmation du caractère vertical de l’autorité. Il s’agit d’un phénomène plus large qui renvoie précisément à la première romanisation. Après quatre siècles de Real Patronato et un demi-siècle de relâchement à la suite des indépendances, Rome décide - sous l’impulsion de Pie IX puis de Léon XIII (en 1899, convocation du premier concile plénier de l’Amérique latine) - de prendre en main les Églises latino-américaines. La première romanisation n’a pas toujours un esprit réactionnaire. Au contraire, elle vient parfois bousculer le haut clergé complètement associé à l’oligarchie.

Tradition collégiale

La fondation du CELAM, en 1955 - après la première conférence de Rio, - est conçue dans cette perspective. Puis viennent Vatican II (1962-1965) et la deuxième conférence du CELAM à Medellin (1968). L’"Église populaire" se développe. Elle est appréhendée comme une menace schismatique.

La minorité conciliaire s’organise ; son ascension est couronnée par l’élection de Karol Wojtyla en 1978. En 1981, le cardinal Ratzinger est nommé à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Il envoie à l’épiscopat péruvien, en mars 1983, Dix observations sur la théologie de Gustavo Gutierrez, le pionnier de la théologie de la libération. Viennent ensuite les admonestations au théologien brésilien Leonardo Boff, que la machine vaticane est finalement parvenue à écraser, en le poussant à sortir "volontairement" de son ordre [1]. M. Jean-Bertrand Aristide, président d’Haïti, a pu y résister. Le Vatican est le seul gouvernement qui reconnaîtra sa destitution.

Mais les conférences épiscopales latino-américaines - en particulier la brésilienne - sont puissantes et attachées à la collégialité ainsi qu’à l’ "option préférentielle pour les pauvres", qu’elles parviennent à inscrire dans le document voté à la troisième conférence du CELAM à Puebla (1979).

À Saint-Domingue, les affrontements entre évêques seront très durs, et ne pourront pas être cachés. Il serait simpliste néanmoins d’y voir seulement l’opposition entre conservateurs proches de Rome et progressistes proches de la théologie de la libération. Les oppositions se déploient, en fait, sur au moins quatre axes : axe de l’autorité (vertical-collégial-de base), axe sociétal (universel-local), axe social (conservateur-progressiste), axe théologique (dogmatique-prophétique). Dès lors, les possibilités de manœuvre de la Curie sont grandes.

Seule l’Église brésilienne (où la tendance socialement progressiste n’est plus majoritaire) a, par sa tradition de collégialité, les moyens d’opposer au principe de l’absolutisme pontifical celui de la démocratie représentative. D’où, d’ailleurs, l’apparition de cette formulation dans les Conclusions : "L’Église apprécie le système de la démocratie" (C, 190). C’est l’Église brésilienne qui sauve in extremis la conférence. Du même coup, elle permet à Rome de ne pas s’appuyer sur l’épiscopat le plus réactionnaire. La "nouvelle romanisation" se veut, en effet, "progressiste".

Un des objectifs de la conférence de Saint-Domingue était de définir une position sur les méthodes d’évangélisation des sectes fondamentalistes qui font des ravages en Amérique latine. Des projections - peu scientifiques, il est vrai - estiment que celles-ci regrouperont 40 % des chrétiens en l’an 2000. Le ton modéré des lignes pastorales énoncées dans les Conclusions (C, 142) contraste avec le ton habituellement virulent - d’anathème - des responsables de l’Église catholique.

Ce ton modéré s’explique par la ligne générale du Vatican qu’on pourrait qualifier d’involution vers la dogmatique moderne. Un concept théologique va servir dans cette stratégie : celui d’"inculturation". Il prétend renouveler celui de culture chrétienne (l’un des thèmes de la conférence). Dans la Secunda relatio on lisait, à propos de la culture chrétienne : "Elle peut être mal interprétée, comme s’il s’agissait d’édifier une nouvelle chrétienté." (SR, p. 57). L’"inculturation", c’est prendre en considération le Verbe de Dieu qui est entré par l’Incarnation dans chaque culture, avant même l’arrivée des missionnaires. On parlera donc d’"inculturation de l’Évangile". Aussi, "la tâche d’inculturation de la foi est le propre de chaque Église particulière sous la direction de ses pasteurs, avec la participation de tout le peuple de Dieu" (C, 230). "Peuple de Dieu" est la marque du premier énonciateur du concept d’"inculturation". Enonciateur - on le voit - placé ici sous la direction de ses pasteurs.

Plus fondamentalement, c’est sous l’hégémonie de la culture "moderne" que se fera l’"inculturation". Le verbe est entré dans la culture moderne. Il faut "inculturer" la foi à partir de cette culture et ainsi couper court à toute forme de fondamentalisme, lequel se caractérise justement par une attitude de méfiance à l’égard de la science. Selon la ligne de théologiens "progressistes" comme Karl Rahner - et ici le Saint-Siège s’inscrit dans la tradition de Vatican II, - c’est la culture moderne qui aujourd’hui "inculture" principalement l’Évangile. "Bien que réalité pluriculturelle, l’Amérique latine est profondément marquée par la culture occidentale... De là, l’impact qu’a produit dans notre mode d’être la culture moderne et les possibilités que nous offrent aujourd’hui sa période postmoderne" (C, 252).

"La culture moderne se caractérise par la centralité de l’homme ; les valeurs de la personnalisation, de la dimension sociale et de la vie en commun ; l’absolutisation de la raison, dont les conquêtes scientifiques, technologiques et informatiques ont satisfait beaucoup de besoins de l’homme... La postmodernité est le résultat de l’échec de la prétention réductionniste de la raison moderne, qui amène l’homme à se questionner sur les succès de la modernité et sur la confiance dans le progrès indéfini, bien qu’elle reconnaisse, comme le fait aussi l’Église, ses valeurs" (C, 252).

Au nom de la postmodernité, l’Église parvient ainsi à faire sa révolution moderne. Elle le fait en prétendant à une universalisation qui l’emporte sur les cultures locales. En ce sens, c’est une involution vers une dogmatique. Contre la pensée de la théologie de la libération qui considère, au contraire, les Lumières comme étant à l’origine de l’oppression latino-américaine.

"Jésus-Christ est le même hier et aujourd’hui, il le sera à jamais (He, 13,8)". La conférence a été mise sous l’égide de ce verset de la Lettre de Paul aux Hébreux. Elle était aussi, pour les initiés, sous l’égide du verset suivant, que le pape a rappelé dans son discours d’ouverture : "Ne vous laissez pas égarer par des doctrines diverses et étrangères" (He, 13, 9). "Diverses", c’est-à-dire le pluralisme théologique. Etrangères : c’est-à-dire les sectes fondamentalistes. L’"inculturation de la foi" à partir de la culture moderne prétend en saper les bases.

André Corten



* Professeur de science politique, auteur des Peuples de Dieu et de la forêt, "À propos de la "nouvelle gauche brésilienne", l'Harmattan-VLB, Paris, Montréal, 1990.

[1] Voir Leonardo Boff, "Je change de tranchée", et Jacques Decornoy, "La nouvelle Église du silence", le Monde diplomatique, septembre 1992.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 27 février 2017 18:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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