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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Ellen Corin, “Dérives des références et bricolages identitaires dans un contexte de postmodernité.” Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 254-269. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp. [Autorisation accordée par la direction des Presses de l'Université Laval le 2 novembre 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[254]

Ellen Corin

Dérives des références et bricolages identitaires
dans un contexte de postmodernité
.

Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 254-269. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.


Le défi postmoderne


Aborder la question de l'identité québécoise dans le contexte d'une réflexion sur la postmodernité comporte deux risques et une difficulté majeure qui définissent les limites des réflexions qui suivent. Le premier risque serait, en adoptant le point de vue privilégié de la postmodernité, de jeter un doute sur la pertinence des débats qui précèdent et sur leur portée éclairante quant à la compréhension des enjeux réels auxquels fait face la société québécoise. Le second risque serait de céder, ce faisant, à un effet de mode où la recherche d'un sens laisserait la place à un effet esthétique et la réflexion, à un commentaire ne renvoyant ultimement qu'à son propre jeu de langage. La difficulté est plus profonde, puisque la notion même de postmodernité met justement en procès toute idée de cohérence et de continuité, se définissant à première vue davantage en termes d'écart ou de déconstruction qu'en termes de significations permettant de construire une nouvelle vision de l'identité.

Or, quels que soient les pièges et les impasses qu'elle comporte, la question de la postmodernité me paraît incontournable, non parce qu'elle constituerait un fait sociologique définissant le Québec contemporain, mais parce qu'elle s'annonce de biais, à travers des « ratés » du système et des failles ; de plus en plus nombreuses et préoccupantes, ces dernières invitent à s'interroger sur la dérive des cadres de référence dans la société actuelle et particulièrement au Québec. On peut mentionner ici l'augmentation dramatique du taux de suicide chez les jeunes, l'ampleur du décrochage scolaire, les difficultés que rencontrent une proportion croissante de jeunes à trouver une place dans la société et à projeter devant eux la vision d'un avenir auquel ils participeraient ; [255] il faut y ajouter des phénomènes de solitude, de fractionnement, de marginalisation, la dissolution des formes familiales : autant de signes que l'on ne peut plus se contenter de discuter des conflits et paradoxes sociaux en fonction des logiques traditionnelles d'analyse et qu'il faut chercher à saisir ce qui se joue dans une trame socioculturelle à la fois plus large et plus intime, qui affecte les conditions mêmes de l'identité. Sur ce point, la notion de postmodernité peut servir de métaphore ou d'instrument qui permet de penser ce qui nous traverse ou nous prend, à notre insu, et qui invite à en sonder les signes et les conséquences, jusqu'au vertige, et à explorer les résistances, stratégies et ouvertures qui se dessinent dans ce contexte. Il s'agit de reposer ainsi de façon différente ce que pourraient vouloir dire les notions d'identité, de désir et de dépassement dans le Québec contemporain ; on peut penser qu'il faudra abandonner la métaphore identitaire de l'arbre, dans ce qu'elle comporte de racines et de déploiement progressif pour celles du rhizome et du feuillage qui rendent davantage compte de l'aspect diffus, polyphonique et multiréférentiel des nouveaux repères.

Sur le plan de l'identité, on peut dire que les sociétés contemporaines se caractérisent paradoxalement par trop et par trop peu d'individualité entre ce repli narcissique évoqué par Lasch (1981) et un vide ou une absence de sujet, liés à une impasse de la subjectivité qui fait écho, chez les personnes, à la difficulté de penser ce qui est de l'ordre d'une origine et d'une histoire signifiantes.

Mon hypothèse générale est que face à la dérive des références collectives et identitaires dans la société postmoderne, nous sommes tentés de trouver des « butées » qui viendraient arrêter ce mouvement ou le fixer. Ces butées appartiennent à l'ordre d'un réel conçu comme pouvant limiter et « encadrer » les glissements perçus et appréhendés dans le champ symbolique. Ce processus me paraît renforcer en fait ultimement notre défaut d'inscription dans une trame qui fasse sens et où nous aurions un sens. J'esquisserai par contraste certaines pistes explorées par des philosophes, des cliniciens et des chercheurs, qui indiquent certaines potentialités et ouvertures associées à l'époque postmoderne.

Signes et figures de la postmodernité

Tout en étant située dans le prolongement direct de la modernité, comme l'indique son nom, la postmodernité récuse tout lien de filiation avec les époques qui précèdent et se définit par une volonté de rupture ou plutôt de décalage radical par rapport à ce qui a fait l'histoire des sociétés occidentales.

Selon Vattimo (1987), il faut ainsi prendre avec tout le sérieux voulu la présence du préfixe « post » dans postmodernité ; ce dernier indique, d'une part, une mise en question radicale de l'héritage de la pensée européenne et, d'autre part, le refus d'un dépassement de la modernité vers autre chose qui serait plus adéquat ou plus « vrai ». La véritable dissolution de la modernité se [256] ferait non par le dépassement, notion intrinsèquement moderne, mais par une radicalisation des tendances qui constituent la modernité.

Une des caractéristiques principales de la postmodernité est un refus de l'idée d'une histoire de la pensée qui se déploierait à travers une illumination progressive et permettrait de s'approprier/réapproprier des fondements toujours plus achevés. La « sécularisation de l'histoire » associée à la modernité a signifié que l'on renonçait à l'idée d'une histoire émancipatoire et a dépouillé les notions de progrès et d'accomplissement de toute référence providentielle ; le nouveau se trouve dès lors valorisé par la modernité en tant que pur nouveau et non en fonction de ce qu'il annonce. Dans ce contexte, la nouveauté est de plus en plus privée de substance. Valeurs en soi, nouveauté et créativité deviennent objets de planification et conditions de survie de la société de consommation ; on peut dire que, paradoxalement, elles se « routinisent ». Commentant Gehlen, Vattimo note ainsi : « Aujourd'hui, dans la société de consommation, un renouvellement continu (des vêtements, des outils ou des édifices) est physiologiquement requis pour la pure et simple survie du système ; la nouveauté, qui n'a rien de "révolutionnaire" ou de bouleversant, est alors ce qui permet de faire avancer les choses uniformément » (Vattimo, 1987 : 13). On ne peut dès lors critiquer le paradigme de la modernité en proposant de le dépasser vers quelque chose qui serait plus nouveau, puisque dans ce cas, on demeurerait situé dans la logique même de la modernité. Parallèlement, on assiste dans le rapport au passé à une dissolution de la pratique de l'histoire, dans la mesure où il n'y a plus d'histoire unitaire, porteuse de sens, mais seulement des histoires, de multiples perspectives, toujours situées et provisoires, sur des événements dont nous ne captons que ce qui correspond à nos attentes, prémisses et conceptions, à partir d'une époque et d'une position particulières.

Le sens de l'histoire se trouve ainsi doublement mis en cause, tant dans ce qu'il aurait pu nous révéler de notre origine que dans ce qu'il pourrait annoncer d'un accomplissement futur. Par ailleurs, ce trait spécifique de l'Occident contemporain qui consiste à s'interroger sur son essence même de civilisation lui confère, à ses propres yeux, une portée universelle attachée à une promesse de réaliser et de comprendre toute expérience possible (Lyotard, 1993). Sans doute en réaction à cette faillite de l'histoire, on observe une urgence d'archiver le passé comme le contemporain dans les objets de la quotidienneté comme dans les œuvres, un souci de collectionner des singularités dépouillées de leur différence ou de leur altérité, un désir d'offrir à la communauté humaine le spectacle de ses différences singulières (Lyotard, 1993).

Parallèlement à la mise en cause de la notion de fondement, on assiste à une crise des représentations, cette dernière faisant écho à la crise des fondements dans le domaine du langage. Il ne s'agit plus dans ce contexte de contester la valeur ou la vérité d'un fondement particulier au profit de quelque chose qui se donnerait comme plus achevé, mieux fondé, mais d'une contestation de la notion même de fondement comme fondement. Marika Finlay (1989) rappelle que la crise postmoderne prolonge ici le sentiment d'un clivage entre le [257] mot et la chose qu'avait reconnu la modernité tout en cherchant à le surmonter. La postmodernité prend acte du clivage et affirme résolument la primauté du signifiant ou de la matérialité du signe sur le référent mondain ou sur le signifié-signification, attaquant ainsi à sa racine le projet même de l'interprétation.

Dans une ligne similaire, on peut aussi parler d'un désenchantement du monde, de la diffraction des codes éthiques et de la déréalisation dont le capitalisme affecte objets, états sociaux et institutions sapés par une logique de l'équivalence (Lyotard, 1988). La postmodernité se caractérise donc moins par une crise des signifiants, qui inviterait à formuler de nouvelles valeurs, que par une crise de la signifiance, c'est-à-dire de la croyance en l'existence d'un centre au moins virtuel ou en la disponibilité de référents permettant de fonder un monde crédible, de décider du vrai et du faux, du bien et du mal, du plus et du moins. Privées de leur centre organisateur, les structures glissent et dérivent à l'infini.

Cet état de la pensée a atteint jusqu'au projet même de l'anthropologie dans ce qu'il incarnait de tension vers l'autre et d'intention de décentration. Face à la contestation de la notion même de culture et à la crise des bases morales et épistémologiques de l'ethnographie, l'anthropologie critique se replie sur son propre processus d'écriture qui supplante l'observation participante comme origine véritable de la description de l'autre ; les notions d'invention et de fiction remplacent l'idée d'une représentation de l'autre dont on dénonce le caractère illusoire ; le retour critique sur soi paraît utilisé comme un moyen d'échapper au caractère dramatique et par essence imparfait, inachevé, du rapport entre soi et l'autre (Clifford, 1986 ; Geertz, 1988). Par un renversement de priorités, l'objectif premier de l'ethnographie est de plus en plus l'élargissement du monde fragmentaire de notre sens commun afin d'y introduire d'autres possibles ; l'autre n'est plus que le prétexte d'un rapport transformé à soi (Tyler, 1986).

Dans les sociétés contemporaines, le vide spirituel engendré par la généralisation d'une société productiviste semble susciter une prolifération sans fin et sans frein des objets, des formes, de tout ce qui constitue le social, une multiplication des signes productrice d'un effet d'irréalité ou de surréalité, un effacement des représentations devant leur forme hyperstasiée : le sexe devenant pornographie, le réel hyperréel, le politique transpolitique, les phénomènes sociaux se trouvant pris dans une spirale de dédoublement qui assure un effet de vertige. Baudrillard pose ainsi l'orgie comme le moment explosif de la modernité, celui de la libération dans tous les domaines, où la valeur irradie dans toutes les directions, sans référence aucune, par pure contiguïté (Baudrillard, 1983, 1990).

Dans ce contexte, la possibilité même de la métaphore s'évanouit et, avec elle, la possibilité de « redécrire » la réalité en suspendant la référence littérale au profit de ce que Ricœur (1975) appelle une référence dédoublée ou de second degré. En effet, la métaphore exige la présence de champs différentiels et d'objets distincts. En contexte postmoderne, c'est la métonymie qui s'installe [258] à travers une commutation générale de termes équivalents. On assiste dès lors à une perte d'épaisseur de la langue dont me paraissent être les témoins ces grands panneaux publicitaires où l'image remonte à rebours du sens figuré vers le sens littéral des mots ; ou encore, cette image futuriste de la femme de demain présentée comme The New Face of America dans un numéro récent du Time (142, 21, automne 1993) ; réalisée informatiquement par la juxtaposition métonymique et la fusion des traits distinctifs de visages associés à différentes « races », elle constitue un visage hybride, transracial qui neutralise la notion même de multiculturalisme comme, il y a quelques années, le visage transsexuel de Michael Jackson a proposé un « en deçà » des différences sexuelles.

C'est dans ce contexte qu'on peut situer la métaphore de la mégapole que propose Lyotard (1993) ; alors qu'elle donne d'abord l'impression qu'elle ne fait qu'étendre les métropoles au-delà de leurs limites, elle se révèle à un examen plus attentif comme une nouvelle philosophie de l'être-ensemble-au monde ; sans dehors, la mégapole se trouve également sans dedans.

Sur le plan de la compréhension du monde, le désir d'une transparence absolue du réel se traduit par un excès de causalité et de finalité, par un délire de tout expliquer, de tout mettre en cause, de tout référer, qui vient masquer une hémorragie des causes objectives et un sentiment généralisé d'incertitude (Baudrillard, 1990). L’aspect dynamique de ce mouvement d'homogénéisation et de transparence est constitué par une survalorisation de la communication et du consensus, nouvelles normes d'une société hyperrelationnelle qui tend à banaliser l'interface et à ne plus laisser de place pour le silence et ce qu'il pourrait introduire de rupture, de suspens ou d'angoisse.

Ce mélange de « trop plein », de surabondance de signes non signifiants et d'absence de référent ou de sens a des incidences importantes sur le plan de l'identité (Finlay, 1989). À l'absence de fondement et d'orientation de l'histoire correspond une décentration et une désintégration du sujet. Ce dernier n'existe plus qu'en tant que positionné par le langage, par d'autres, clivé en fragments qui, manquant d'un centre organisateur, se trouveraient projetés dans toutes les directions. Ainsi, paradoxalement, à une époque que l'on a décrite comme dominée par un repli sur le soi et le narcissisme, l'identité se trouverait clivée, fragmentée et vide. Baudrillard ajoute : « Comme il n'est plus possible de tirer argument de sa propre existence, il ne reste plus qu'à faire acte d'apparence sans se soucier d'être, ni même d'être regardé » (1990 : 31). C'est l'ère du look qui est celle non du narcissisme mais d'une « extraversion sans profondeur ». Au miroir, lieu de production imaginaire du sujet, s'est substitué l'écran des médias et du spectacle, lieu de sa disparition (Baudrillard, 1983).

Il faut relire, dans ce contexte, la manière dont Louis Dumont (1983) décrit l'individualisme des sociétés occidentales contemporaines non comme le règne d'un sujet « plein » et distinct dans sa différence, mais comme celui de l'équivalence et de l'interchangeabilité entre individus. Dumont situe cette évolution dans le cadre de l'idéologie moderne, bâtie sur un refus de la hiérarchisation et de la subordination des valeurs, c'est-à-dire sur un refus de leur [259] mise en perspective, au profit de ce qu'il décrit comme une collection de vues plates. La notion de self-reliance, chère aux sociétés nord-américaines, serait une représentation ultime, au sein de la personne, de cette mise en cause de tout principe référentiel externe ; on peut craindre qu'elle n'accentue, parce que la masquant, la possibilité d'une manipulation maximale d'individus qui demeurent dans les faits participants de structures sociales plus larges. L’humanisme de la postmodernité serait de type utilitariste, l'utilité se calculant selon les besoins supposés des individus et ceux du système ; il s'agit de besoins que l'on tend à imputer à partir de grilles préétablies qui désignent d'avance les écarts à corriger, les manques à combler, les différences à normaliser dans une économie dont le désir est absent : « Les désespoirs sont ainsi pris comme des désordres à corriger, jamais comme les signes de manques irrémédiables » (Lyotard, 1993 : 36).

L’espace privilégié de ces nouveaux sujets serait celui des non-lieux décrits par Augé (1992). Ces derniers fournissent le cadre de l'expérience d'une individualité solitaire, dominée par des médiations non humaines entre les individus et la puissance publique ; ce sont des espaces qui se présentent non comme des lieux anthropologiques, intégrant des liens et des lieux anciens, mais comme des passages où la relation contractuelle souscrite à l'entrée permet l'accès à un anonymat libéré, souverain, suspendu.

La recherche d'un point stable

Les diverses stratégies et résistances déployées dans les sociétés postmodernes pour échapper à cette crise générale des références et à la prolifération des signifiants me paraissent s'organiser autour de deux mouvements principaux qui s'inscrivent chacun dans le contexte plus vaste d'un scepticisme face à la possibilité de se réapproprier de son existence. Le premier mouvement consiste à trouver un point d'arrêt permettant de stopper la dérive, au moins sur le plan imaginaire. Le second consiste à chercher à la dépasser de l'intérieur, pour y redéployer d'autres espaces.

Du premier mouvement, je retiens ici trois modalités. La première, sur laquelle je ne m'arrêterai guère, car elle nous entraînerait trop loin, est celle de ce que l'on peut appeler la tentation totalitaire ; à travers un retour à de « grandes religions » ou à des idéologies, elle propose un recadrage non ambigu du sens, du champ social, de l'éthique et des rapports d'autorité à partir de grilles dont le caractère de certitude et d'intransigeance constitue le principal pouvoir d'attraction. Elle permet ainsi un réordonnancement du monde et des positions qui ne peut être que séducteur et rassurant. Je ne vais pas m'y arrêter, les exemples m'en paraissant trop nombreux et trop clairs. On a cru trop rapidement que la chute du communisme ne pouvait que signifier le déclin des idéologies totalitaires et la victoire de la démocratie sur le plan de la politique et de la pensée. C'est oublier que prises dans le flux de la postmodernité, les démocraties se révèlent à leur tour illusoires et trompeuses, masquant des effets de [260] contrainte d'autant plus agissants qu'ils sont situés hors de la pensée, rendus invisibles par le règne du politically correct.

Une deuxième modalité de résistance à l'excès ou à l'absence de sens dont sont frappées les sociétés contemporaines est moins directement manifeste, mais m'apparaît plus importante et plus sournoise, et c'est sur elle que je voudrais insister. Elle consiste à tenter de sortir de l'incertitude existentielle dans laquelle nous placent la dérive des références et la crise des significations, en cherchant dans le « réel » une source de sens crédible, une sorte de « point zéro » à partir duquel pourrait se redéployer un monde de possibles habitable par l'homme. Dans le cadre de ces réflexions sur la question de l'identité, je vais mentionner ici trois séries d'indices qui concernent une tentative de cerner respectivement l'origine et les racines de l'individu, sa place dans un univers sexué, la cause de failles qu'il peut présenter.

Ma première série d'indices concerne la redéfinition du statut de la filiation. Un article récent de Willy Apollon (1993) sur la manière dont les rapports de filiation se présentent dans le Québec contemporain me paraît poser ici un certain nombre de repères importants. L’auteur y interroge la notion de filiation dans son rapport avec un ordre symbolique présenté comme ce qui définit le cadre de ce qui est considéré comme « croyable » ou comme « sensé » dans une culture déterminée ; ce cadre correspond à un ensemble de règles tacites et de tendances implicites exprimant un consensus culturel qui vient masquer le caractère ultimement infondé de l'ordre social. La fonction paternelle participe de cet ordre symbolique et est mise en place à travers les discours et rapports qu'entretiennent entre elles la mère, la mère de la mère et la mère du père ; la fonction paternelle vient alors signifier une ouverture de la matrie et du savoir des femmes à une autorité tierce et poser l'intervention d'un principe d'extériorité. L'auteur indique comment ce contrat culturel tacite, porté par la conception culturelle de l'alliance, s'est vu déplacer ces dernières années au profit d'une logique d'ordre juridique et d'arguments de type biologique et insiste sur l'urgence de redéfinir dans ce cadre les principes d'un nouvel ordre symbolique.

Je voudrais suggérer ici que l'importance que revêt au Québec la quête des vrais parents dans les cas d'adoption ne peut être comprise en faisant abstraction de cette crise de la notion de fondement dans l'alliance et la filiation. Alors que la structure des relations dans les familles concrètes semble aller à la dérive, la quête des parents biologiques pourrait représenter le besoin d'un point fixe, non contestable dans le rapport à l'origine : un point non plus mis en place par une parole fondant une relation parents-enfants et une position de sujet, mais par le réel de la biologie. L'intention n'est pas ici de juger ou d'invalider le sens de démarches individuelles dont la signification est indissociable de trajectoires de vie particulières. Il s'agit de s'interroger sur ce qui « fait bouger » une société qui a donné tant d'importance médiatique et organisationnelle au mouvement des retrouvailles et qui, par les structures mêmes qu'elle [261] a mises en place, induit la cristallisation ou le rabattement de la question des origines sur celle du parent « réel » ou biologique.

On peut penser que ce mouvement est en fait surdéterminé par la convergence entre une série d'influences qui reflètent par ailleurs une même tendance. On peut mentionner ici l'importance au moins idéale que revêt le fait de pouvoir définir sa filiation génétique, à l'heure où la possibilité de diagnostics anticipés ou prémorbides est discutée dans les médias et où il est courant, lors de l'établissement d'un dossier médical, d'avoir à dresser le portrait biologique de ses parents dans le cadre d'un calcul des risques dont on serait porteur. L’importance que revêt, tant dans les stratégies de financement de la recherche que dans l'imaginaire populaire occidental, le réseau de recherche sur le génome humain participe de ce même mouvement et de cette même foi. Là où pour l'homme triomphaient le hasard et les contingences, l'intelligence artificielle se voit créditée de la possibilité d'épuiser et de rendre transparentes les virtualités du code génétique : tout acte et tout événement se voyant désormais réfractés dans une image technique (Baudrillard, 1990).

À un autre niveau, on peut penser que la quête du parent « réel » fait aussi écho au refus plus général de la déception qui accompagne à l'adolescence la nécessité de faire le deuil de parents idéaux ; ce refus reflète et illustre une difficulté plus générale d'aménager son rapport à la nostalgie, au désir et à l'imaginaire à partir d'une prise en compte de la réalité, particulièrement dans un contexte où la réalité parentale est elle-même à la dérive. D'une certaine façon et sous un certain angle, la recherche des parents biologiques peut ainsi être considérée comme l'image plus générale d'une difficulté de tracer, dans l'ordre symbolique, un rapport de filiation crédible qui permette de se saisir comme ayant été porté par le désir des parents : comme si la revendication d'un cadre instituant à partir duquel pourraient être définis positions et écarts se trouvait déviée et captée dans la matérialité des signes.

Parallèlement et de manière inversée, on peut aussi évoquer ici le désir d'une maîtrise idéalement totale de la procréation ; le développement des technologies de reproduction l'a dès à présent inscrite dans le champ des possibles, même si elle ne se déploie encore qu'aux marges des pratiques quotidiennes. Dans un livre fascinant intitulé Le désir du gène, Jacques Testart (1992) fait le point sur ce qu'il qualifie de remontée à rebours du cours de la phylogenèse. L'histoire de l'évolution indique que la reproduction s'est progressivement affranchie de l'idée de clonage en faveur d'une reproduction amoureuse fondée sur l'intervention d'un tiers et du désir, alors que l'œuf déposé à distance s'est progressivement ancré dans le corps de la mère lors de la gestation. Actuellement, les fantasmes qui entourent l'implantation différée (qui produit plusieurs embryons entre lesquels il s'agit de décider ceux que l'on va implanter, ceux que l'on veut congeler, en réserve, ou encore ceux que l'on va modifier) participeraient du fantasme du clone, du refus de l'altérité et ultimement d'un retour au mode le plus primitif de la reproduction, soit la reproduction du même. L'analyse de Testart souligne la façon dont le diagnostic [262] préimplantatoire relève d'une conjugaison du mythe, du fantasme et du progrès technologique dans le contexte d'une mythification du progrès et d'une demande d'assurance contre le risque. Ce concept de l'enfant parfait aurait l'audace de « dire le mythe » en clair et de révéler le projet narcissique d'une reproduction parfaite dans une suppression de l'étrange et du non conforme. Testart en mentionne trois incidences qui me paraissent particulièrement pertinentes ici : d'abord, le degré incroyable de pression qui pèserait sur l'enfant à naître, choisi entre plusieurs et à qui il serait interdit de décevoir en cela qui le fit élire, interdit de désobéir, à court ou à long terme, au mythe de l'enfant parfait ; ensuite, la subordination du désir sexuel et l'acceptation d'une dépendance au cœur même de l'intimité du couple, alliées à une menace de désubjectivation et de vide du sujet face à un projet narcissique grandiose pris en charge par des experts ; enfin, la nécessité urgente de faire appel à l'éthique et à la loi, dans la mesure où seules elles peuvent imposer une limite à la satisfaction narcissique, toute société reposant sur les interdits qu'elle énonce.

Dans ces deux cas, symétriques et inverses, de mise en question du rapport à l'origine, la quête identitaire se voit rabattue sur l'imaginaire et ce dernier sur un « réel » qui se présente comme garant et fondateur d'une référence stable.

Une seconde série d'indices, sur lesquels je m'étendrai moins longuement, concerne la manière dont on tend au Québec à faire des rapports entre les sexes un paradigme des rapports de pouvoir, plus prégnant, par exemple, que les rapports entre classes sociales. Ce qui est frappant en ce domaine, c'est la difficulté qu'ont les positions féministes à articuler un discours qui permettrait de redéployer les rapports entre sexes au sein d'un ordre symbolique, à la fois dans une tension et une reconnaissance de la différence, à travers la formulation de nouvelles règles d'échange. Dans ce contexte, l'énoncé d'une référence fondatrice au père à travers la parole de la mère (ou des mères) devient de plus en plus improbable, l'homme se trouvant souvent réduit à n'être que le conjoint ou le « chum » de la mère ou n'étant admis au sein de la famille qu'en tant que seconde mère qui accepte de partager les tâches du quotidien. Kristeva (1993) note que les femmes, qui se sont longtemps senties laissées pour compte, hors du langage et du lien social, ont passé par un moment important de refus global du symbolique et de la fonction paternelle au profit d'une contre-société qui fonctionnerait selon une logique féminine excluant les hommes ou les tolérant comme compagnons. Dans le féminisme anthropologique qu'elle propose, Marilyn Strathern suggère de partir du postulat de l'existence de différences fondamentales, de rapports de pouvoir et d'une domination hiérarchique entre hommes et femmes et de chercher à articuler une identité commune sur la base du conflit, de la séparation et de l'antagonisme ; il s'agirait en partie de préserver une différence significative pour elle-même, comme valeur distinctive (dans Rabinow, 1986). Kristeva revendique pour sa part la possibilité d'une voie tierce entre la masculinisation et le retrait des femmes, qui passerait par une dédramatisation de la lutte à mort entre les sexes et intérioriserait [263] la séparation fondatrice du contrat social et symbolique, proposant un autre partage de la différence.

Ma troisième série d'indices a trait à la façon dont on tend de plus en plus à situer dans le biologique l'origine et la signification des problèmes psychotiques ; cette recherche d'une causalité située dans le réel biologique me paraît contribuer à neutraliser les questions que suscite toujours la psychose comme trouble qui vient révéler en clair l'altération redoutée des rapports à soi, aux autres et au monde. Il ne s'agit plus, ou de moins en moins dans la littérature actuelle, de chercher à comprendre comment le biologique se trouve pris dans un jeu de significations et d'élaborations qu'il vient en même temps contraindre, mais bien de proposer une lecture fondatrice, parce que totale, de la nature profonde des troubles. Des recherches effectuées auprès de personnes diagnostiquées comme schizophrènes (Corin, 1990 ; Corin et Lauzon, 1994) et de membres de leur famille ont illustré l'effet de fermeture et de rabattement qu'opère cette lecture de la souffrance humaine. Alors que la psychose est souvent, dans d'autres sociétés, le point de départ d'un questionnement porté par l'entourage, la parenté et le groupe social, la quête du sens tend dans nos sociétés à se clore dès le départ. Comme dans le cas des exemples mentionnés plus haut, la butée qu'offre le biologique à l'inquiétude et à l'incertitude est en même temps rassurante, même si elle se révèle rarement suffisante et ne fait que faire rebondir en d'autres lieux, plus tard, de manière fragmentée, clivée, provisoire et contradictoire, la quête du sens profond de l'expérience. D'un autre côté, en participant au déni d'un engagement de la subjectivité dans l'expérience psychotique et en en désignant le sens de l'extérieur, on peut dire que la psychiatrie fait dans un certain sens le jeu de la psychose et contribue à sa chronicisation. Il serait par ailleurs trop facile de rendre la psychiatrie seule responsable de ce mouvement d'occultation du sens. C'est parce qu'elle incarne un refus plus général de l'incertitude et de l'angoisse dont est porteuse la folie que la psychiatrie a pu pousser aussi loin son entreprise de médicalisation et de « normalisation » de la folie. Sur le plan de l'expérience, Kristeva (1993) a longuement décrit ces « nouvelles maladies de l'âme » qui se caractérisent par une spectaculaire réduction de la vie intérieure, une difficulté de représentation et une inhibition fantasmatique qui pourrait être l'écho, sur le plan psychique, des stratégies collectives évoquées plus haut.

On se trouverait donc face à un paradoxe : d'une part, le défondement des références et la disparition d'une histoire fondatrice ; de l'autre, une faible tolérance à l'incertitude, à la marge, à la différence qui se révélerait avec force dans les situations mettant traditionnellement en jeu la délimitation des positions et des différences (comme la famille, la parenté, la générativité) ainsi que dans les situations qui mettent directement en scène cette dérive identitaire à la fois redoutée et implicitement perçue comme notre horizon potentiel d'existence.

La troisième modalité de point d'arrêt que je voudrais évoquer est à la fois plus hypothétique et plus dramatique. Elle apparaît dans les écrits de Baudrillard [264] comme une résistance de l'objet dans la séduction duquel nous nous trouverions pris de manière fatale. Dans son ouvrage intitulé Les stratégies fatales (1983), l'auteur peint un portrait à la fois saisissant et mythique d'une sorte de révolte de l'objet face à notre questionnement incessant et à notre projet de le rendre totalement transparent. Selon l'auteur, il se pourrait que l'échec des explications déterministes à rendre compte totalement de l'objet ne renvoie pas au hasard mais à la présence d'autres connexions non causales, plus secrètes, manifestant un jeu de répétitions et de retours du même qui constituerait une sorte de parodie ironique du redoublement des faits sociaux et culturels à l'œuvre dans l'hypostase et la recherche du « plus beau que beau », du « plus vrai que vrai »... Il s'agirait d'une forme extatique de l'objet pur, opposant la densité de son évidence et sa séduction pure (puisque lui-même se révélerait essentiellement non affectable) à l'effort de la raison pour fabriquer du neutre, de l'indifférent. Manifestant sa résistance absolue aux projets humains, le génie de l'objet nous offrirait le spectacle ironique de la façon dont l'homme redouble les contraintes qu'il subit alors même qu'il tente de leur échapper (comme à l'ennui par les vacances). Le redoublement des objets et des événements donnerait à ces derniers le caractère d'une échéance fatale, serait le signe de ce qu'ils échappent totalement tant aux règles de la raison qu'à celles du hasard. La perte du sens et de l'histoire trouverait ainsi elle-même une sorte de butée dans l'ordre de l'objet situé en dehors de tout désir et de toute rationalité. Dans le contexte de l'ordre « plein » de la postmodernité, ce que Baudrillard appelle le Principe du Mal (1990) s'imposerait ainsi comme un principe vital de déliaison : « S'exinscrire dans la figure de l'Autre, dans la forme étrange venue d'ailleurs, dans cette figure secrète qui ordonne les processus événementiels aussi bien que les existences singulières... L'Autre est ce qui me permet de ne pas me répéter à l'infini » (1990 : 180) ; ce serait lui le salut paradoxal de l'homme postmoderne.

Vers une éthique du sujet
dans un monde postmoderne


La crise des fondements et du langage dans laquelle s'inscrit la dérive de la subjectivité et du sujet dans les sociétés postmodernes semble annuler d'avance toute recherche de solution recourant à l'interprétation, au langage grammatical ou à la rationalité. C'est par des chemins plus détournés qu'il faut s'engager pour entrevoir le second mouvement mentionné plus haut et chercher à repérer certaines potentialités associées à la postmodernité. Je me bornerai ici à explorer brièvement trois d'entre elles, qui représentent chacune une façon de réouvrir des espaces et des marges dans le trop plein ou le trop vide de la postmodernité.

La première de ces voies, qui est celle que favorisent les philosophes de la postmodernité, est celle de l'expérience esthétique ; elle est décrite comme le corrélat d'un art ayant renoncé à la possibilité de présenter un fondement ou [265] d'annoncer une condition finale, un art ne valant plus que par sa capacité de prospecter des éventualités comme pures possibilités. Vattimo (1987) parle ici de la fonction d'ouverture de l’œuvre d'art.

La description que l'on propose de cette expérience esthétique demeure souvent étroitement circonscrite à l'intérieur des paramètres de la postmodernité dont les effets de dédoublement se reproduiraient à travers le pastiche et le simulacre. Baudrillard (1983) parle ici d'un détour vertigineux de tous les effets de sens, l'expérience esthétique n'étant alors qu'un des effets parmi d'autres de la postmodernité. D'autres voient dans la reproduction mimétique de l'objet une façon de reprendre contact avec ses qualités sensorielles, autrement absorbées dans la mercantilisation de l'objet, et d'ouvrir de nouvelles possibilités d'exploration de la réalité. La reproduction créerait un nouveau type de relation entre le sujet et l'objet, dévoilerait des détails jusque-là cachés des objets familiers et révélerait ce que Benjamin appelle « l'inconscient optique » (Taussig, 1993).

Lyotard (1988, 1993) ouvre ici des perspectives à la fois plus osées, plus exigeantes et plus riches en cherchant à cerner la façon dont l'esthétique postmoderne permet de dépasser les contraintes et l'effet de saturation associés à la postmodernité. Développant une vision moins négative mais tout aussi critique que celle de Baudrillard, Lyotard s'interroge sur le statut de la critique dans un système social ouvert, qui fait de l'émancipation un de ses objectifs et qui requiert en fait de ses membres qu'ils agissent comme critiques afin de participer à son autoconstruction. C'est une des caractéristiques des systèmes ouverts que de laisser place à des espaces d'incertitude, à des blancs qui permettent à la critique de s'exercer et qui autorisent, de surcroît, l'imagination. Il s'agit dès lors d'en profiter pour déployer dans les blancs du système les espaces de la fable et du style, pour mettre en place les conditions d'une expérience du sublime. En souffrance de finalité, la pensée postmoderne élabore ainsi des contes ou des fables qui, tout en proposant des explications de la crise, en déclassent les prétentions par la forme du récit et, échappant au jeu de l'argumentation et de la falsification, ouvrent de nouveaux espaces à l'imaginaire. De manière parallèle, quand l'objet perd sa valeur d'objet et que la distance et donc le rapport à l'autre s'évanouit dans la mégapole, ce qui garde de la valeur est la manière dont se présente l'objet dans l'œuvre d'art ; le style est ce qui donne la sensation d'un « fermé », l'œuvre se ceignant par lui de sa distance à tout ; le style oppose ainsi le sensible à lui-même et distingue l'âme en train de s'éveiller à l'apparaître et celle qui, consentant aux apparences, s'est déjà assoupie (Lyotard, 1993).

C'est cependant dans l'ouverture de l'œuvre et dans l'expérience esthétique qui lui correspond que Lyotard situe la voie essentielle de salut. L'œuvre s'ouvre à ceux qui la contemplent et qui, chaque fois, viennent se la destiner et en proposer d'autres lectures. Contrairement à l'argumentation qui tend à un ajustement de plus en plus grand des partenaires, l'œuvre exige d'être écoutée de toutes les manières possibles, dans la divergence, et c'est à cette qualité [266] que, pour Lyotard, se reconnaît l'œuvre d'art. Au commentaire qui débat d'une œuvre afin de « s'y retrouver », l'auteur oppose un commentaire qui accepte de se perdre dans l'œuvre, échappe à la culture et à la communication. C'est ainsi qu'à l'entreprise d'archivage des singularités évoquée plus haut, on peut opposer le musée imaginaire où, à travers leurs traces transformées en monument (monumentées), les objets et événements se trouvent soustraits à la réalité et, éloignés de la contingence de leur occurrence, peuvent libérer ce qu'il y a en eux d'écriture et de cris.

Au nihilisme général posé comme cadre de la pensée contemporaine, Lyotard fait correspondre l'expérience esthétique du sublime, ce type de présence par laquelle l'absolu, qui est par définition le sans rapport, fait signe à travers des formes : « Douleur éprouvée à l'inconstance de tout objet, il est aussi l'exaltation de la pensée passant outre aux bornes de ce qui peut être présenté » (1993 : 34). Alors que l'art moderne, et particulièrement la peinture, demeurait hanté par un souci de « faire voir » la dimension d'irreprésentabilité de la réalité et du monde, l'esthétique du sublime met au centre de l'œuvre un « blanc » indiquant l'impossibilité de voir, même en principe ou en horizon.

Une ouverture similaire se manifeste dans le mouvement de la création de l'œuvre, qui permet à « la langue au-dessous de la langue » de faire signe à travers elle ; il s'agit, par exemple, pour la musique de « laisser le son faire le geste », de travailler pour donner trace à un geste sonore qui excède l'audible. Ce souffle d'au-delà du sensible renverrait à notre capacité fondamentale d'affection ou d'affectabilité, à notre passibilité et à notre précarité, à la menace que nous vivons d'être abandonnés et perdus. Pour Lyotard, l'expérience esthétique doit élaborer le nihilisme dans lequel nous nous trouvons jetés, plutôt que l'occulter.

Dans cette perspective, le plaisir esthétique est indissociablement lié à la pleine réalisation de l'incommensurabilité de la réalité par rapport au concept et à la peine qui accompagne cette prise de conscience. Il s'agit donc d'accepter et d'assumer la crise de la signifiance associée à la postmodernité et d'en dégager une expérience faite d'un mélange indissociable de plaisir et de peine. Dans ce contexte, ce qui est de l'ordre de la dérivation, de la déduction, de la correspondance se voit déplacé en faveur de l'allusion et du jeu ; l'assurance de la possibilité de nommer des référents centraux cède la place à une tension vers quelque chose qui toujours échappe, qui se situe au-delà de ce que l'on peut en dire, en présenter et en savoir.

La seconde voie que je veux esquisser ici est celle de la clinique abordée à travers la façon dont certains auteurs ont relevé les défis que posent « les nouvelles maladies de l'âme » (Kristeva, 1993), la douleur et le vide intérieur qu'elles comportent. Il s'agit de chercher à infuser dans la postmodernité à la fois du jeu et une épaisseur, de la rendre habitable par les personnes. Le travail clinique se centre alors essentiellement sur l'aménagement des conditions permettant l'avènement d'une position de sujet, à travers le recours à un type de langage qui ne passe plus essentiellement par l'interprétation et l'autoréflexion [267] directement mises en cause par le sujet postmoderne. Une notion centrale est ici celle de jeu, à laquelle Winnicott (1954, dans Winnicott et al., 1989) a fait une place importante dans l'analyse des sujets adultes, y voyant le moyen d'un chevauchement entre l'imaginaire de l'autre et le sien propre, à travers la constitution d'une expérience partagée.

Se référant à la pratique de Winnicott, Marika Finlay (1989) insiste ainsi sur la nécessité de reconstituer un espace transitionnel permettant de jongler avec le paradoxe de l'union et de la séparation avec l'autre ; l'objectif est alors de créer entre le sujet et l'autre un espace d'interface ou, selon les termes de Winnicott, de permettre une « rencontre des membranes » du soi et de l'autre qui à la fois les séparent et les unissent. Dans cette perspective, l'être du sujet émergerait de la rencontre entre surfaces discursives, verbales et non verbales, plutôt que de l'interprétation. Il s'agit de recourir à une pratique clinique permettant de rejoindre le sujet postmoderne dans sa décentration même. De manière parallèle, Julia Kristeva (1993) parle de l'importance de distinguer deux modalités du processus de la signifiance : l'une symbolique, articulée autour des signes et de la grammaire, l'autre qu'elle appelle sémiotique et qui serait ante-signe et prélangagière. Face au sujet postmoderne, il s'agirait de mobiliser les affects pour désinhiber le processus signifiant, de restituer au sujet les sensations et la perception en les nommant à travers un travail sur ce que Kristeva appelle le géno-texte du symbolique. Dans ce registre sémiotique, le travail sur la signification passe par des vecteurs sensoriels souvent différents du langage (comme les sons, les rythmes, les couleurs, les odeurs), travail qui opère sur l'espace imaginaire à partir duquel peut advenir le sujet de l'énonciation.

Philosophes de la postmodernité et cliniciens se rejoignent ainsi dans leur insistance sur l'ouverture, sur le jeu et la mise en mouvement d'espaces de potentialité, sur la nécessité de remplacer ou de compléter une argumentation rationnelle et référentielle par une expérience d'un autre ordre ; les seconds restent cependant, davantage que les premiers, soucieux de permettre une réintroduction des personnes dans un ordre symbolique où les notions de subjectivité, de sujet et d'intériorité prendraient un sens nouveau.

On pourrait compléter ces notions par celle de bricolage identitaire pour évoquer la façon dont des personnes ou des groupes, exclus ou à la marge de la société centrale et des consensus qu'elle promeut, assemblent en de nouvelles synthèses provisoires et labiles, fragiles, des éléments empruntés au cadre culturel ambiant et à des lieux à travers lesquels ils sont passés ou qu'ils ont imaginés. Cette notion me paraît exprimer ce qui caractérise, par exemple, les stratégies qu'élaborent sur les plans réel et imaginaire des personnes diagnostiquées comme schizophrènes dans leur effort pour donner sens et forme à leur rapport à elles-mêmes et aux autres. Il s'agit pour elles non de remplir des espaces laissés vides par la perte des grands systèmes, mais de réaliser une combinaison toujours allusive et provisoire entre des éléments empruntés à des univers différents (Corin, 1990 ; Corin et Lauzon, 1994). On peut penser [268] que les discours, témoignages et pratiques émanant de personnes situées à la marge de nos sociétés, ou qui les traversent à partir d'espaces qui leur sont propres, pourraient être particulièrement susceptibles de réouvrir notre espace référentiel et d'y infuser un sens de l'ailleurs et du différent. Comment peut se redéfinir dans ce contexte la question de la signifiance me paraît un des enjeux de la postmodernité.

S'interrogeant sur la crise de l'identité dans des sociétés qualifiées de postmodernes, et plus particulièrement sur le malaise qui traverse le Québec contemporain, il m'apparaîtrait naïf d'en indiquer une cause majeure ou première que l'on pourrait se donner comme projet de modifier. On pourrait craindre que cette attitude ne participe des stratégies-limites évoquées plus haut, au sens où la cause alléguée servirait de « butée » empêchant une interrogation plus fondamentale sur le malaise et les enjeux des sociétés postmodernes. On ne peut recadrer aussi aisément la crise de la signifiance qui nous traverse et il me paraît important de se méfier de tout ce qui se présenterait comme solution totale (totalitaire) sans passer par la reformulation d'un projet de société qui tienne compte des conditions de la postmodernité et de la nécessité de reformuler un nouveau contrat symbolique permettant un redéploiement des subjectivités.


RÉFÉRENCES

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Fin du texte


Notice biographique

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ELLEN CORIN

Ellen Corin est professeur agrégé aux départements d'anthropologie et de psychiatrie de l'Université McGill. Ses travaux se centrent principalement sur la manière dont la culture et le contexte social influencent la construction de la notion de personne et l'articulation de l'expérience personnelle ou sa réarticulation en cas de problèmes de santé mentale. Des études réalisées en Afrique centrale ont porté sur les repères identificatoires culturels en fonction desquels se situe la genèse de l'identité dans une société matrilinéaire et sur les processus thérapeutiques à l'œuvre dans des rites de possession féminins par des esprits. Ses recherches actuelles portent sur la manière dont la culture influence l'articulation personnelle de l'expérience dans le cas de personnes diagnostiquées comme schizophrènes, sur les modèles culturels de pratique développés face à des problèmes de santé mentale, tant au Québec que dans d'autres types de société. Elle dirige l'équipe de recherche ERASME (Équipe [367] de recherche et d'action en santé mentale et culture) en partenariat avec des groupes alternatifs et communautaires.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 7 janvier 2011 17:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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