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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Aux origines de l’anthropologie française.
Les mémoires de la Société des observateurs de l’Homme en l’an VIII
. (1994)
Présentation


Une édition électronique réalisée à partir du livre Aux origines de l’anthropologie française. Les mémoires de la Société des observateurs de l’Homme en l’an VIII. Textes réunis et présentés par Jean Copans et Jean Jamin. Paris: Jean Michel Place, Éditeur, 1994, 213 pp. Collection: Les Cahiers de Gradhiva, no 23. Édition revue et corrigée par les auteurs en 1993. Première édition, 1978. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée par MM. Jean Copans et Jean Ja-min le 24 février 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales, autorisation qui nous a été transmise par M. Jean Benoist.]


[6]

Aux origines de l’anthropologie française. (1994)

Édition revue et corrigée par les auteurs, 1993.

Présentation

Présentation, par Jean Copans et Jean Jamin
Paris, Amiens, janvier 1993.



Le projet anthropologique des Idéologues
La Société des observateurs de l'homme
Les écueils de l'observation "idéologique"
Les silences de la méthode
La place des Considérations... de Gérando
Un nouveau discours de la méthode
Note sur la présente édition



Le dynamomètre de Régnier (1796)[7]

Que les Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l'observation des peuples sauvages de Joseph-Marie de Gérando aient été un moment jugées irréalistes, insolites, inopportunes ou, plus radicalement, dépourvues d'intérêt, le destin bibliographique du mémoire pourrait facilement en témoigner tant celui-ci fut étouffé, voire resta clandestin.

Malgré la saveur de la langue, la pertinence des remarques et l'originalité de la démarche, les Considérations... eurent en effet peu de suites dans la littérature ethnologique. L'ancienneté de ce texte, la mention de sa date de parution in fine : 28 fructidor de l'an VIII (15 septembre 1799), son origine bien « française », que ce soit par le style ou par les idées exposées [1], n'en ont même pas fait une curiosité bibliographique, du moins en France.

  En vérité, au moment où nous avons publié ce livre - qui contient donc le mémoire de Gérando dans son intégralité -, peu d'étudiants, peu d'enseignants, peu de chercheurs en ethnologie connaissaient cet écrit. Pareillement, et pour cause, les « maitres » de la discipline ne le mentionnaient pas. Marcel Mauss, pourtant auteur d'un manuel d'ethnographie, Marcel Griaule lui aussi auteur d'un manuel [2], Claude [8] Lévi-Strauss, Louis Dumont ou Georges Balandier - pour ne citer que les auteurs les plus connus et sans douté les plus influents de l'anthropologie française - n'y font jamais référence. L'auraient-ils ignoré ? Quant aux rares ouvrages consacrés à l'histoire de l'anthropologie, ils sont généralement tout aussi silencieux sur ce mémoire et sur la Société des observateurs de l'homme dans le cadre de laquelle il a été conçu et publié. Tout au long de l'important chapitre qu'Arnold Van Gennep a consacré à l'étude de la méthode ethnographique en France au XVIIIe siècle [3], aucun des travaux de cette Société n'est cité. Si, dans son célèbre article de 1913 sur l'histoire de l'ethnographie en France et à l'étranger [4], Mauss fait allusion à François Péron et à l'expédition du capitaine Baudin, ce n'est somme toute qu'une allusion... Élève de Mauss et auditeur assidu de ses cours pendant les années 30, Michel Leiris - qui fut avec nous l'un des fondateurs de la collection où devait paraître la première édition de ce livre en 1978 au Sycomore - nous confirma qu'il n'avait jamais entendu celui-ci parler des Considérations...., ni du reste des autres mémoires de la Société des observateurs de l'homme.

Il faut reconnaître que la situation n'a pas fondamentalement changé en quinze ans. L'histoire de l'ethnologie en général, de l'ethnologie française en particulier, n'apparaît pas du tout comme nécessaire à la compréhension de la nature et de l'évolution de cette discipline [5]. Même les auteurs de la douzaine d'ouvrages d'initiation ou de synthèse en langue française semblent hésiter quant à la lecture de ces textes [6]. Certes, la moitié d'entre eux évoque la Société des observateurs de l'homme, cite parfois longuement les Considérations... de Gérando tout en signalant notre édition [7]. Pourtant, quelques-uns pensent, pour des raisons qui leur sont propres, que ce dernier « détail », de nature bibliographique et pédagogique, est sans autre importance [8]. Que [9] dire, enfin, du silence complet sur ce thème dans l'ouvrage, très récent, qui constitue de fait le seul manuel de premier cycle disponible en ethnologie et anthropologie ? [9]. Peut-être faudrait-il s'adresser à la Mission du Patrimoine ethnologique au ministère de la Culture pour que la restitution et la valorisation du patrimoine et des traditions ethnologiques françaises soient enfin considérées avec attention et sérieux ! [10]


Le projet anthropologique des Idéologues

Au-delà du jeu des circonstances et des accidents bibliographiques, il semble bien que les membres de la Société des observateurs de l'homme se rattachant pour la grande majorité d'entre eux au mouvement dit de l'Idéologie aient été les victimes d'une véritable « conspiration du silence » en partie due à la péjoration et à la méprise dont ont été sujets ces « malheureux » philosophes, penseurs et écrivains du Directoire puis du Consulat, rabaissés au rang d'« idéologues ». Ce furent tout d'abord celles de Bonaparte qui, en 1801, les qualifia ainsi, irrité par le groupe de pression et d'opposition qu'ils constituaient au Sénat et au Tribunat : « Des rêveurs, des phraseurs, des métaphysiciens, bons à jeter à l'eau ! » s'était-il écrié. Bonaparte ne faisait là que consommer une rupture et exprimer d'une façon cinglante un désaccord politique avec ceux qui, pourtant, l'avaient porté au pouvoir et qui, globalement, avaient approuvé le 18 brumaire. En 1803, profitant de la réorganisation de l'Institut de France, Bonaparte supprima la seconde classe de l'Institut, celle des Sciences morales et politiques où siégeaient la plupart des membres du groupe et d'où ils tenaient leur légitimité. Dans sa Correspondance (vol. XXV), Bonaparte, par irritation, en vient à donner au mot « Idéologues » son sens moderne : « C'est à l'Idéologie, écrit-il, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation des peuples, au lieu d'approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l'histoire, qu'il faut attribuer tous les malheurs qu'a éprouvés notre belle France. »

Ce furent, ensuite, celles de Karl Marx [11] qui crut percevoir dans leurs œuvres le prototype même de ce système de pensée qui, consciemment ou non, tend à justifier sous un raisonnement global une forme particulière d'organisation sociale et politique. Parce qu'elle l'aurait été au départ, l'Idéologie serait donc toujours mystificatrice. Les Idéologues, quant à eux, n'ont jamais revendiqué ce nom qui, depuis Bonaparte et à sa suite, leur a été attribué ; ils se désignaient sous celui d'idéologistes, autrement dit : analystes de l'entendement humain.

[10]

Incontestablement donc, les Idéologues sont des auteurs maudits du domaine français. Georges Gusdorf [12] n'hésite pas à voir en eux et dans le courant qu'ils ont représenté une « génération perdue » qui a été jetée aux poubelles de l'histoire. Jean Gaulmier [13] (l'éditeur et le biographe de Volney) s'étonne de cette éclipse totale de la pensée qui aurait eu lieu de 1778 (mort de Rousseau et de Voltaire) à 1815.

Il est vrai que jusqu'en 1891, aucune étude d'ensemble ne leur a été consacrée. Dans sa thèse touffue, parfois confuse - mais qui reste l'ouvrage de référence - François Picavet va tenter de lever le voile [14]. En vain ! La période révolutionnaire, pré et post-révolutionnaire demeure une période creuse dans l'histoire de la vie intellectuelle française, - une période terne sinon ténébreuse entre l'éclat des Lumières et les tourments du romantisme. Ce ne sera qu'en 1964, avec l'article de l'Américain G.W. Stocking [15], et surtout à partir de 1968 avec l'Italien Sergio Moravia [16], que les Idéologues seront reconsidérés ou tout simplement considérés. On peut noter que ces deux auteurs sont « étrangers » et que leurs contributions n'ont jamais été traduites jusqu'à ce jour. Des travaux dus à des auteurs français vont suivre, mais à pas comptés et d'une manière quelque peu embarrassée, hésitante, partagée en tout cas entre la réhabilitation parfois naïve, parfois grandiloquente (Georges Gusdorf), et l'évaluation quelque peu hautaine, philosophique et critique (Michel Foucault). Outre les travaux de Jean Gaulmier sur Volney, ce sera d'abord une thèse volumineuse de Marc Régaldo [17] sur ce qui fut l'organe d'expression des Idéologues, la revue La Décade philosophique qui a paru de 1794 à 1807 (alors interdite par Napoléon 1er) ; puis l'ouvrage déjà cité de Gusdorf en 1978 ainsi que la première édition de ce livre ; un numéro spécial de la revue Histoire, épistémologie et langage en 1982 consacré aux « Idéologues et les sciences du langage » [18] (sous la direction de Claude Désirat et de Tristan Hordé) ; enfin le livre de Claude Nicolet sur L'Idée républicaine en France [19], - celui-ci voyant en eux non seulement les inventeurs de l'idée républicaine mais les premiers artisans de l'idéal républicain. À juste titre, Nicolet insiste sur l'originalité de la démarche des Idéologues qui associent [11] la pensée républicaine à une philosophie de la connaissance. Plus récemment, Patrick Quentin a publié un ouvrage bien informé sur les origines, les développements et les critiques de l'Idéologie à partir surtout d'une analyse de l'œuvre de Destutt de Tracy [20]. Bref, peu de choses en vérité.... qui laissent entièrement ouverte la question de ce qui est tout à la fois une discipline, une conception savante du monde et de la société, un groupe d'intellectuels, un dispositif pédagogique et un corps législatif. Que penser en effet et quoi faire des Idéologues qui semblent tant embarrasser l'histoire des idées en France ?

Le bilan de leurs activités n'est cependant pas mince :


- au niveau institutionnel, on leur doit la création, l'organisation et, souvent, l'animation des Écoles centrales (« ancêtres » de nos lycées), des Écoles normales et des Écoles spéciales (polytechnique, langues orientales, Muséum, etc.) ;

- au niveau intellectuel, on leur connaît un nombre considérable de travaux, articles, leçons, mémoires et manuels touchant à tous les domaines de la pensée et du savoir (les Idéologues étaient volontiers polygraphes), mais dont peu ont subsisté ou se sont imposés. Les rééditions ont été rares, tout aussi rares les citations ou les renvois à leurs œuvres. De sorte que les textes originaux restent difficilement accessibles. Certes, beaucoup de ces écrits ont été de circonstance en vue d'un accès direct à la vie publique que leurs auteurs ont semblé vouloir rechercher et privilégier au point d'ailleurs que le texte fondateur et programmatique de Destutt de Tracy, les Éléments d'idéologie, fut à l'origine un manuel conçu à l'usage des Écoles centrales. Une telle pensée « en situation et en action » fait toute la différence avec la génération précédente des Lumières. En somme, une telle attitude témoigne du rapport de la pensée idéologique avec la pratique politique et sociale qui a pu faire se méprendre Marx, par exemple, sur la portée de l'Idéologie et sur l'aspect mystificateur qu'il crut y découvrir.


De fait, aucune œuvre maîtresse, aucun maître à penser ne signale le courant idéologique. Cela tient en partie à des aspects théoriques que nous évoquerons plus bas, c'est-à-dire à la définition même de l'Idéologie qui se veut plus une méthode qu'une doctrine ; en partie à la conception même que se forgèrent les Idéologues de l'entreprise du savoir, laquelle les conduisit à inventer de nouvelles formes de construction, d'accumulation et de diffusion de celui-ci, les unes administratives qui ne sont pas sans évoquer la littérature « grise » de nos actuelles sociétés d'étude, les autres pédagogiques qui conférèrent à la plupart de leurs travaux écrits le statut de manuels ; en partie - sans doute la plus importante - à leur implication dans les affaires de la cité, qui eut finalement raison de leur espérance de vie puisque le courant comme le groupe se dispersent en 1803, après la suppression par Bonaparte du Tribunat et de la classe des Sciences morales et politiques de l'Institut.

Pour la plupart rescapés de la Terreur, thermidoriens, pour certains inspirateurs [12] sinon rédacteurs de la Constitution de l'an VIII, les Idéologues ont été à la fois des penseurs et des législateurs, des savants et des hommes politiques. Ce qui donc les caractérise, c'est la proximité avec le pouvoir politique, la participation à l'exercice de ce pouvoir dont ils se veulent, au nom de la raison et forts des apports de ces sciences de l'homme qu'ils cherchent à fonder, les conseillers et les censeurs, les guides et les législateurs. En outre, et du fait de leur rôle prépondérant dans la mise en place d'un nouveau système d'enseignement qui participe lui aussi d'un projet politique selon l'équation : éduquer les enfants = gouverner les adultes qu'ils deviendront (l'éducation étant alors conçue comme un moyen d'émancipation et un principe de gouvernement), les Idéologues consacrent l'apparition dans la culture française du personnage de l'intellectuel qu'on appellera plus tard engagé. Ils ont donc occupé cette position peu confortable d'être à la fois les témoins, les penseurs et même les artisans de mutations sociales profondes ; position qui, pour la première fois peut-être dans l'histoire, conduisit à poser, comme le souligne Gérard Leclerc [21], le problème de l'interaction entre un système d'observation sociale et le système social observé. Si bien que le projet anthropologique se trouve inscrit dans leur situation de classe intellectuelle. Michel Foucault a analysé dans Les Mots et les choses [22] le basculement d'une épistémè à l'autre, le passage de la représentation de l'âge classique à la positivité du XIXe siècle et de la connaissance moderne. Les thèses de cet ouvrage sont bien connues, mais il nous a semblé nécessaire de signaler quelques remarques qui éclairent singulièrement la situation transitoire des Idéologues et par conséquent des textes de la Société des observateurs de l'homme. Deux thèmes sont décisifs aux yeux de Foucault : le double rapport du langage à la nature et de chacun de ces domaines à lui-même. « La théorie de l'histoire naturelle, écrit-il (p. 170) n'est pas dissociable de celle du langage ». Mais les changements qui s'opèrent ont une portée plus générale (pp. 220-221). Ainsi « [...] vers la fin du XVIIIe siècle [...] négativement, le domaine des formes pures de la connaissance s'isole, prenant à la fois autonomie et souveraineté par rapport à tout savoir empirique, faisant naître et renaître indéfiniment le projet de formaliser le concret et de constituer envers et contre tout des sciences pures ; positivement les domaines empiriques se lient à des réflexions sur la subjectivité, l'être humain et la finitude, prenant valeur et fonction de philosophie, aussi bien que de réduction de la philosophie ou de contre-philosophie. » (p. 261). Le courant des Idéologues est l'élaboration extrême du point de vue classique et pourtant il éclate déjà en permettant une ouverture positive. Mais c'est ailleurs, avec Kant, qu'apparaît le signe constitutif des bases de ce changement [23].

[13]

L'Idéologie débouche sur une science totalisante de l'homme :


« Chez Destutt ou Gérando, l'Idéologie se donne à la fois comme la seule forme rationnelle et scientifique que la philosophie puisse revêtir et unique fondement philosophique qui puisse être proposé aux sciences en général et à chaque domaine singulier de la connaissance. Science des idées, l'Idéologie doit être une connaissance de même type que celles qui se donnent pour objet les êtres de la nature, ou les mots du langage, ou les lois de la société. Mais dans la mesure même où elle a pour objet les idées, la manière de les exprimer dans des mots, et de les lier dans des raisonnements, elle vaut comme la grammaire et la logique de toute science possible. [...] Ce qui, lu dans un sens, apparaît comme la généralité la plus mince de la pensée, apparaît, déchiffré dans une autre direction, comme le résultat complexe d'une singularité zoologique : "On n'a qu'une connaissance incomplète d'un animal, si l'on ne connaît pas ses facultés intellectuelles. L'idéologie est une partie de la zoologie, et c'est surtout dans l'homme que cette partie est importante et qu'elle mérite d'être approfondie [Destutt de Tracy]." L'analyse de la représentation, au moment où elle atteint sa plus grande extension touche par son bord le plus extérieur un domaine qui serait à peu près - ou plutôt qui sera, car il n'existe pas encore - celui d'une science naturelle de l'homme. » [24]


Ce qui nous intéresse c'est cette possibilité d'une positivité des objets du savoir. Et cette possibilité est malgré tout définie par de nouvelles conditions d'observation. Mais l'analyse de Foucault est trop préoccupée de l'ordre du discours et elle sous-estime le problème des pratiques. Bien sûr les pratiques se doivent d'être pensées avant comme après, mais il est impossible d'en faire abstraction.

La « théorie » des Idéologues - l'Idéologie - est d'origine assez composite bien qu'elle se veuille unitaire. Elle se caractérise d'abord par le double rejet de la métaphysique et du dualisme, puis par une sorte de passion du fait, de l'expérience, qui annonce le positivisme. Elle est surtout marquée par le sensualisme, le sensationnisme devrait-on dire, de Condillac, le matérialisme de d'Alembert, l'athéisme radical de d'Holbach, l'empirisme de Locke sans oublier le libéralisme de Smith qui eut l'influence que l'on sait sur l'économiste du groupe, Jean-Baptiste Say.

Cette notion d'Idéologie fut introduite par Destutt de Tracy dans un mémoire sur la faculté de penser qu'il lut à l'Institut en 1796, dans le cadre de la classe des Sciences morales et politiques. Sous ce terme, il entendait désigner une nouvelle branche de la science qui s'occupât des idées, des facultés intellectuelles, de leur formation et développement, des moyens de les connaître et de les analyser. Telle que définie par Destutt de Tracy, l'Idéologie regroupe la science de la formation des idées ou idéologie proprement dite, la science de leur expression ou grammaire, celle de leur combinaison et déduction ou logique. Mais au-delà de cette définition technique, Destutt de Tracy concevait un ensemble interdisciplinaire qui faisait de l'Idéologie la théorie des théories pour reprendre son expression, en ce sens qu'elle [14] visait à réunir sous une problématique et une méthodologie communes - cette dernière inspirée des sciences de la nature - des régions jusqu'alors distinctes du savoir de l'homme sur l'homme. L'Idéologie se présenta en somme comme une entreprise de remembrement à la fois intellectuelle et institutionnelle, comme une sorte d'assemblée constituante d'une nouvelle philosophie en faisant valoir notamment que des disciplines aux territoires apparemment aussi fixés que la grammaire, la logique, la physiologie, les sciences économiques, politiques et historiques etc., relevaient d'un même champ de scientificité qu'aujourd'hui l'on appellerait sciences de l'homme.


« On ne saurait comparer les faits qu'après les avoir connus, écrivait Destutt de Tracy dans ses Éléments d'idéologie [25], et on ne peut découvrir les lois générales qui régissent ces faits, qu'après les avoir comparés. Cela nous explique aussi pourquoi la science qui nous occupe, celle de la formation des idées, est si nouvelle et si peu avancée : puisqu'elle est la théorie des théories, elle devait naître la dernière. Ceci, au reste, ne doit pas nous faire conclure que les théories en général, et notamment l'idéologie, soient inutiles ; elles servent à rectifier et épurer les diverses connaissances, à les rapprocher les unes aux autres, à les rattacher à des principes plus généraux, enfin à les réunir par tout ce qu'elles ont de commun. »


De ce point de vue, l'Idéologie ne constitue pas une école de pensée stricto sensu. Sa préoccupation majeure est de lier entre elles des disciplines jusqu'alors sans relations institutionnalisées et qui, chacune, simultanément - comme chez l'hygiéniste et médecin Cabanis - ou successivement - comme chez l'aliéniste Pinel - seront conviées pour répondre à cette question, point de départ de l'Idéologie : Qu'est-ce que penser ? Qu'est-ce que penser l'homme, la nature, la société, l'histoire ?

De ce point de vue également, l'Idéologie pourrait être perçue comme un prolongement ou, disons, comme un sous-ensemble - celui des sciences humaines - de l'entreprise encyclopédique. Or, les idéologues ne se reporteront guère ni ne se référeront explicitement à l'Encyclopédie. À cela quatre raisons, comme le soulignent Tristan Hordé et Claude Désirat dans un ouvrage malheureusement inédit jusqu'à présent [26] :


- les survivants de l'Encyclopédie ne sont pas tous, loin s'en faut, des sympathisants de la Révolution ;

- l'ordre alphabétique occulte la hiérarchie des objets et l'organisation des disciplines ;

- la subordination des arts aux sciences, essentielle pour Destutt de Tracy, n'y apparaît pas assez nettement ;

- enfin, le livre n'est plus la seule forme de diffusion possible des idées ; les cours et conférences, les séminaires et enseignements, les réunions et associations savantes seront privilégiées par les Idéologues qui essaieront de donner de nouvelles conditions institutionnelles à la diffusion du savoir par le biais de l'Institut et des Écoles centrales et spéciales.


[15]

Le savoir ne se constitue pas - pas plus qu'il ne se développe - par effet de masse et de concentration, mais il se forme par réseau, par diffusion ou, expressément, par irrigation. À ce titre, le choix de moyens disons soft de sa diffusion (articles, conférences, leçons) a comme contrepartie le choix de moyens mettons hard de son acquisition (questionnaires, manuels) qui procèdent d'une conception collective en même temps que démocratique - maintes fois défendue par les Idéologues - de l'organisation du savoir : les observateurs doivent être interchangeables et leur observation déconnectée de toute idiosyncrasie, d'où la nécessité de la régler et de la multiplier afin que les matériaux s'accumulent et s'enrichissent. Il s'agit bien, pour reprendre une idée d'Hélène Metzger [27], d'une période intense de « socialisation de la Science », où la science qui se faisait devait se mettre à la portée de tous.

Idéalement, penser l'homme nécessite que tous les hommes pensent l'homme en même temps selon les mêmes tables. A la notion d'auteur, les Idéologues tentent de substituer celle d'enquêteur et d'informateur. En 1803, Volney s'adressera au ministère de l'Intérieur pour obtenir la mise en place d'un réseau d'informateurs locaux par l'intermédiaire des préfets et sous-préfets, Pour la première fois sans doute dans l'histoire des idées et de leur diffusion, le rôle principal sera donné non point au livre mais à la revue, - telle La Décade philosophique qui, pendant plus de dix ans, avec ses quelques six cents abonnés, deviendra l'organe privilégié de cette régulation et de cette conception qu'on pourrait dire « interactive » du savoir de l'homme sur l'homme. Ceci conduit à « désacraliser » l'auteur et l'écrit (on peut d'ailleurs s'en rendre compte, en quelque sorte par défaut, dans la désinvolture qu'ont pu afficher les Idéologues vis-à-vis d'autres auteurs et de la citation des sources, non seulement se copiant les uns les autres mais pillant sans vergogne), - ceci conduit, du moins, à donner à l'écrit un caractère provisoire, révisable, réfutable.

Bref, en affirmant que de nos sensations naissent nos idées puis, en faisant de la genèse de celles-ci l'objet d'une observation rigoureuse, Destutt de Tracy leur accorde du même coup une positivité, voire une laïcité. La pensée, de fait, de raison et de méthode, se trouve elle aussi « désacralisée », « contextualisée », « naturalisée ». L'Idéologie embrasse non seulement l'univers de la langue, du discours et de l'entendement mais leur enracinement biologique. L'Idéologie se présente donc à la fois comme une épistémologie, une méthode et une pédagogie ; elle renonce à toute explication de type transcendantal et s'appuie sur les faits qu'elle va chercher à organiser et dont elle entend édicter les règles d'observation pour rendre compte des lois de leur connaissance tout autant que de celles qui règlent leurs appariement et fonctionnement. Au sens fort, l'Idéologie se veut une hypothèse sur le monde et l'homme suivant l'exemple, sans doute, de la Révolution française dont elle est issue et qui s'est voulue une hypothèse sur l'organisation sociale et politique du monde.

[16]


La Société des observateurs
de l'homme

Peut-on parler d'un projet anthropologique des Idéologues ?

- Oui, si l'on admet que la Société des observateurs de l'homme, fondée en 1799 par Louis-François Jauffret et réunissant la plupart des Idéologues en place, joua le rôle d'une section « anthropologique » de la deuxième classe de l'Institut. Dans l'article premier de ses statuts, il est déclaré que la Société consacre exclusivement ses travaux à l'étude de l'homme physique, intellectuel et moral sous toutes les latitudes et dans toutes les périodes de l'histoire. Formée de médecins (Pinel, Cabanis), de linguistes (Sicard, Leblond), de philosophes (Destutt de Tracy, Laromiguière), d'historiens (Volney, Millin, Levesque, - ce dernier, auteur d'une remarque célèbre : « Les sorciers furent les premiers médecins, les premiers prêtres et les premiers théologiens, et même les premiers philosophes »), formée également de naturalistes (Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Jauffret), d'essayistes et « publicistes » (Gérando, Ginguéné), de voyageurs (Bougainville, Baudin, Levaillant) et du premier « anthropologiste » ainsi nommé, François Péron, (au total cinquante membres titulaires et cinquante membres correspondants), la Société des observateurs de l'homme concrétise et institutionnalise le projet de l'Idéologie : déterminer une genèse de toutes les formes de la connaissance humaine à partir d'une méthodologie unitaire. La Société se donne pour tâche de recueillir beaucoup de faits, et rien que les faits, d'étendre et de multiplier les observations sociales et culturelles afin de jeter les bases d'une anthropologie comparée (l’expression est de Jauffret) qui intègre dans son projet scientifique aussi bien l'étude des anciens peuples (domaine des Antiquités) que celle des peuples indigènes (sauvages) ou indigents (sourds-muets, pauvres). Cette anthropographie des différentes régions (l'expression est toujours de Jauffret) devrait aboutir à la création d'un Muséum spécial - véritable ancêtre du Musée de l'Homme - qui présenterait les divers objets relatifs aux travaux dont la Société s'occupe, et en particulier (nous citons l'article 2 des statuts) « tous les produits de l'industrie des sauvages, tous les objets de comparaison qui peuvent servir à faire connaître les variétés de l'espèce humaine, ainsi que les mœurs et les usages des peuples anciens et modernes ».

- Oui, si l'on considère qu'un des buts de l'idéologie est d'analyser les lois naturelles de l'entendement humain dans ses œuvres (non seulement dans la pensée mais aussi dans les institutions et les industries), dans sa géographie et dans son histoire. Le premier domaine de l'Idéologie - l'analyse des sensations et de la « génération » des idées - débouche directement sur une ethnographie. Il s'agit d'aller là où cette genèse peut s'appréhender le mieux car le plus simplement : chez les indigènes ou les indigents, chez les peuples campagnards ou montagnards, chez des êtres supposés simples et élémentaires qui constituent ainsi une sorte de laboratoire idéologique et sociologique comme le précisera Gérando dans ses Considérations... (cf. infra) : « Ici, lés générations n'ayant exercé qu'une très légère influence, nous nous trouvons [17] en quelque sorte reportés aux premières époques de notre histoire ; nous pouvons établir de sûres expériences sur l'origine et la génération des idées, sur la formation et les progrès du langage, sur l'enchaînement qui existe entre ces deux ordres d'opérations. »

Cette problématique suppose une conception unitaire de l'espèce humaine, une conception moniste de l'homme où, pour reprendre la perspective de Cabanis, le physique et le moral ne sont point en opposition mais en interaction. L'Autre, le Sauvage, est un Même mais un Même simplifié, tout comme le Fou est un Même déréglé, l'Indigent un Même anémié. Leur observation, leur connaissance sont perçues comme utiles, ne serait-ce que pour mieux se comprendre soi-même. A l'image de Pinel qui entend montrer aux sages comment ils pensent en expliquant comment les fous déraisonnent, Gérando, en recommandant à l'observateur d'apprendre comment le sauvage parle et pense, attend que le civilisé découvre comment il a appris à parler et à penser. Les différences de races et d'environnements ne sont donc nullement déterminantes ; elles infléchissent tout au plus les règles de combinaison des idées, limitent leur nombre, spécifient leurs points d'application, mais elles n'altèrent pas leur formation :


« Les sauvages, écrit Destutt de Tracy dans Éléments d'idéologie, nous donnent souvent lieu d'admirer que des hommes si peu éclairés fassent des combinaisons si fines et que, les faisant, ils soient tout à fait incapables d'en faire d'autres qui nous paraissent moins difficiles. Dans les sociétés civilisées, ajoute-t-il, la classe qui a les communications les moins étendues et les moins variées offre des phénomènes analogues. »


- Oui enfin, si l'on tient compte de la place que les Idéologues assignaient à la science de l'homme et des moyens tant institutionnels qu'intellectuels qu'ils mirent en œuvre pour la constituer et dont certains ont déjà été évoqué.


Une fois restaurée l'initiative humaine et son rôle dans l'histoire (ainsi que venait de le faire la Révolution française), il devient possible et nécessaire d'étudier ses principes et son évolution. Tel est le postulat de départ, comme le soulignent Désirat et Hordé dans leur ouvrage déjà cité. Tous les résultats des recherches que peuvent entreprendre les différentes branches de la Science devront être utilisés pour répondre à cette question : Quels sont les moyens intellectuels propres à assurer le bonheur des hommes ? Ce lien posé entre la pensée et l'action implique une science du politique. En effet, une des conditions émises par les Idéologues à la possibilité de l'observation anthropologique comme à sa validité est de nature à proprement parler politique : elle suppose que l'autre soit considéré comme un sujet libre et égal en droit, qui plus est, soit considéré lui-même comme un sujet de l'Histoire. Pour Gérando comme pour Volney les motivations de l'enquête doivent être exposées et explicitées ; il faut que l'autre - l'observé - reconnaisse le bien-fondé du projet de l'enquête ; par conséquent il convient de le convaincre de s'y prêter. Enquêteur certes, mais aussi et surtout « visiteur » (c'est du reste sous ce titre Le Visiteur du pauvre que Gérando publiera près de vingt ans plus tard son étude sur la pauvreté en France), l'observateur de l'homme se veut un concitoyen : « Comment se flatter, écrit Gérando [18] dans ses Considérations.... de bien observer un peuple qu'on ne sait pas comprendre et avec lequel on ne peut s'entretenir ? Le premier moyen pour bien connaître les sauvages, est de devenir en quelque sorte comme l'un d'entre eux et c'est en apprenant leur langue qu'on deviendra leur concitoyen. » [28]

L'objet de l'enquête se voit donc accordé le statut de sujet  ; son droit à la parole, pas seulement à la langue mais aussi aux idées, est reconnu comme lui est reconnue la même capacité de jugement qu'on se reconnaît, - le même droit à connaître les faits et à les interpréter. Contre toute attente ou contre certaines idées reçues, il semble bien que ce soit l'individualisme qui se trouve ici au fondement du projet anthropologique : il ne suffit pas de poser des questions, encore faut-il que celui à qui on les pose accepte d'y répondre, ce qui nécessite de reconnaître son libre arbitre, et par conséquent, son individualité. La relation d'observation est d'abord une affaire d'individu à individu, une affaire entre soi et l'autre, une affaire de contrat. Et c'est dans ce processus d'interlocution que peut se dégager un sens commun où la connaissance de l'homme, de soi par l’autre et de l'autre par soi, s'étant accrue, sa condition, disons son éducation et son gouvernement pour reprendre les termes des Idéologues, devrait s'en trouver facilitée sinon améliorée. Cette vision à l'évidence optimiste - mais qui sera lourde de conséquences en situation coloniale - de ce qu'on peut d'ores et déjà appeler la relation ethnographique trouve sa justification théorique dans l'Idéologie même qui, affirmant le primat de l'individu, refuse de reconnaître l'origine de ses variétés et de ses différences dans la nature, les climats, l'environnement, ou dans la couleur de la peau. L'histoire et l'état de la société - ce qui fait l'homme - peuvent seuls en rendre compte. Le principe des mœurs trouve ses fondements dans la nature de l'homme, qui est d'être avant tout un être de langage et d'idées, un sujet de mémoire et de représentations. Cette vision repose également sur ce refus radical qu'ont toujours manifesté les Idéologues de distinguer « la pratique scientifique de la pratique ordinaire du monde » [29] ainsi que l'a très bien formulé l'Idéologue, philosophe et historien, Joseph-Dominique Garat : « Le laboureur qui réfléchit sur sa charrue, réfléchit de la même manière que Newton sur le système du monde. »


Les écueils de l'observation "idéologique"

Les cinquante-sept pages de l'édition originale du mémoire de Gérando furent donc publiées sous forme de brochure par la Société des observateurs de l'homme, laquelle, du fait de son existence éphémère (1799-1805), laissa peu d'archives. La bibliothèque du Musée de l'Homme à Paris, qui fut et reste encore un lieu privilégié pour la consultation des documents et travaux ethnologiques, ne possède qu'une photocopie [19] de cet écrit [30] ; ce qui signifie que son entrée au catalogue, par conséquent la possibilité offerte aux ethnologues d'en lire tout ou partie serait récente. De telles conditions ont certes pu causer son oubli et être à l'origine de sa méconnaissance.

Ce mémoire ainsi que d'autres, issus de la Société des observateurs de l'homme, ont été cependant exhumés par Ernest-Théodore Hamy [31] et publiés par les soins de Paul Topinard et de Georges Hervé [32], d'abord en 1883, puis en 1909, dans la Revue d'anthropologie et dans les Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris. Il était donc, sous une forme plus commode et plus accessible, de nouveau disponible à l'époque Durkheim et Mauss animaient l'École française de sociologie et la revue L'Année sociologique, jetaient les bases théoriques et méthodologiques de l'anthropologie française, tentaient de penser le terrain et de régler l'observation ethnographique. Le fait qu'ils ne s'y soient jamais référer donne à penser sur la nature des rapports entre ces deux « écoles » anthropologiques - disons, pour faire court, l'école « naturaliste » et l'école « culturaliste » (ou plus exactement sociologique) - qui, ayant pour objet l'étude de l'homme, entre autres celle de l'homme « primitif », ne le prenaient pas par les mêmes « bouts » et ne cherchaient visiblement pas à les raccorder. L'ironie du sort voulut qu'en plus, Gérando, attaché donc comme les Idéologues de son époque à l'étude des signes, du langage et de la pensée humaine, fut redécouvert par ceux qui ne connaissaient alors que le premier sens du terme sémiologie, c'est-à-dire les anthropologues physiques, de formation médicale pour la plupart, et qui, sous la férule de Paul Broca, s'étaient constitués en Société d'anthropologie de Paris.

Dans un article publié en 1956, justement consacré à la Société des observateurs de l'homme, Marcelle Bouteiller [33] s'attache à montrer cette étrange filiation : elle fait du mémoire de Gérando une sorte de contrepoint « moral » au mémoire « physique » et proprement dit anthropologique de Cuvier, sur lequel d'ailleurs elle insiste plus volontiers, - celui de Gérando n'ayant droit qu'à un commentaire rapide où [20] l'accent est singulièrement mis sur ses côtes « naturalistes », au détriment donc des considérations linguistiques, sociologiques, ethnologiques (au sens culturaliste du terme) qui forment les deux tiers du mémoire et en constituent certainement l'apport le plus original. Cette nette accentuation par Bouteiller des aspects anthropologiques et naturalistes des travaux de la Société des observateurs de l'homme traduit assez bien les tentatives d'appropriation et de récupération dont ces travaux ont été l'objet de la part de la Société d'anthropologie de Paris et explique peut-être leur méconnaissance, voire leur « rejet » par l'École française de sociologie. Une telle lecture va en tout cas dans le sens des remarques que Broca exposait déjà dans sa communication du 8 juillet 1869, par lesquelles d'ailleurs Bouteiller conclut son article. Broca [34] y déplorait le fait que « les naturalistes [qui avaient selon lui fondé la Société des observateurs de l'homme] s'étaient trop hâtés de faire appel au concours des philosophes et des lettrés. L'anthropologie n'était pas encore assez solidement constituée pour retenir dans sa sphère les forces étrangères qu'elle avait apportées à son aide. Au lieu de les fixer sur son terrain, elle avait été entraînée à leur suite, sur le sol mouvant de la Politique ». Que le mémoire de Gérando ait pu gêner les membres de la Société d'anthropologie, cela ne fait pas de doute : l'approche par les signes et par le langage préconisée par Gérando, ses recommandations de prendre en compte aussi bien, et avec autant d'importance, les systèmes de pensée et d'organisation sociale des peuples « sauvages » que leur morphologie, leur anatomie et leur environnement naturel, allaient certes à l'encontre du naturalisme, du positivisme anatomique volontiers affiché et défendu à l'époque.

Il faudra en fait attendre les études de Jean Poirier et celles de Gusdorf [35] pour que l'ethnologie française, l'anthropologie sociale et culturelle, « récupère » ce texte et l'intègre à son histoire, en fasse un repère archéologique. Mais là aussi, ce fut par un biais, celui de l'histoire en tant que discipline, que Gérando eut droit à la reconnaissance des ethnologues : s'il n'y avait eu les recherches de Jean-Paul Faivre, océaniste et, en particulier, l'un des premiers historiens de l'expédition du capitaine Baudin « aux terres australes » [36], s'il n'y avait eu sa collaboration avec l'ethnologue Jean Poirier, peut-être que Les Considérations.... reposeraient encore sur les rayonnages de la bibliothèque du Muséum national d'Histoire naturelle ! Cette découverte, cependant, ne donna lieu à aucune analyse précise bien que l'on reconnût à Gérando le mérite d'avoir le premier parlé « d'observation participante » [37], non plus qu'à une [21] réédition du mémoire. Seuls les Anglo-saxons, bien plus attentifs aux « archives » de l'anthropologie, et préoccupés par son histoire que les Français ne le sont, en fournirent en 1969 une édition largement introduite par F.T.C. Moore [38]. À la décharge des auteurs français, tardivement intéressés comme on l'a vu par ce mémoire, il convient de signaler que - qu'elle qu'ait été la part novatrice des réflexions ou celle des intuitions pour ainsi dire géniales qui présidèrent à sa rédaction - il ne déboucha sur aucune fondation proprement dite de la discipline, l'auteur lui-même paraissant s'en être désintéressé dans la suite de sa carrière et de ses œuvres. À ce titre, on ne peut parler à son propos de « texte précurseur » ni voir en de Gérando un « père fondateur ». Outre des raisons d'ordre épistémologique que nous exposerons plus loin et qui, à notre sens, expliquent le peu de cas que l'anthropologie française a fait de ce mémoire, il existe au moins trois raisons circonstancielles qui, de fait, en ont limité la portée et ont sans doute empêché qu'il ait une filiation théorique directe.


La première - on l'a vu - est liée à l'existence même de la Société des observateurs de l'homme et au groupe des Idéologues dont les activités et l'influence politiques cessèrent dès la proclamation de l'Empire.

La deuxième raison tient au projet même du mémoire : conçues et rédigées, ainsi que le précise l'avertissement, à l'attention des expéditions scientifiques dirigées par Baudin et Levaillant dans le but de fournir un guide d'enquête aux savants les accompagnant, les Considérations... ne tiennent compte ni des conditions ni a fortiori des contraintes matérielles que suppose et implique ce type d'expéditions. Celles-ci, en partie vouées à la découverte proprement dite, à la reconnaissance, aux relevés géographiques des terres et des côtes, principalement orientées vers la collecte d'échantillons botaniques et zoologiques, motivées par la constitution ou l'enrichissement de séries muséographiques autant que par la prise de possession de territoires nouveaux, ces expéditions étaient essentiellement itinérantes, nous dirions aujourd'hui de nature plus extensive qu'intensive. De ce point de vue, elles ne pouvaient offrir de situations qui répondissent aux règles de méthode posées par Gérando comme préalables à toute étude ethnographique sérieuse et rigoureuse : l'apprentissage de la langue des « naturels », l'insertion dans la communauté étudiée, la participation aux événements quotidiens ou rituels, etc. Bref, ces directives supposent des haltes assez longues, un temps d'enquête et d'observation qui n'est pas celui d'une expédition de découvertes. On peut s'étonner que Gérando, faisant preuve par ailleurs d'une grande perspicacité, ait autant négligé ce facteur temps. Sans doute emporté par sa critique des précédentes expéditions et voyages scientifiques a-t-il voulu préserver celle de Baudin de ces mêmes critiques, prenant en quelque sorte les devants méthodologiques, proposant une sorte d'idéal de la situation d'enquête. Ceci montre les limites de l'observation telle que les Idéologues ont pu la concevoir : elle reste un lieu théorique.

[22]

La troisième raison tient à son audience : peu de savants de l'expédition étaient en mesure de comprendre et de suivre les conseils de Gérando, pour l'excellente raison qu'il n'y avait pas d'ethnographes ! Principalement composée de botanistes, de zoologistes, de géographes et de minéralogistes, l'équipe scientifique envisageait plus de prélever et collecter des échantillons et des spécimens, de dresser des cartes, de reconnaître des rivages, etc., que d'observer les mœurs et coutumes des peuples « sauvages ». Seul François Péron recruté au dernier moment comme zoologiste et anthropologiste aurait pu s'en inspirer si sa personnalité, son ambition et sa formation avaient été différentes. Celles-ci compromirent pour une part la réussite du voyage, notamment par l'affrontement sourd mais constant qui eut lieu entre Baudin et lui.

Étudiant en médecine, élève de Cuvier, Péron se disait lui-même, avec une complaisante lucidité, « inconséquent, étourdi, disputeur, indiscret, trop entier dans [ses] opinions personnelles, incapable de céder jamais à aucune raison de convenance, [il pouvait se] faire des ennemis et aliéner [ses] meilleurs amis. »


« Ces défauts, ajoutait-il, sont la suite de mon éducation et de l'état d'indépendance dans lequel j'ai vécu. Je sais qu'ils ternissent les qualités que je puis avoir ; mais telle est l'emprise de l'habitude, que mes efforts pour m'en corriger ont été inutiles jusqu'à ce jour. Cependant, en me les reprochant, je n'en rougis point. Je sens que mon cœur est étranger au mal que j'ai pu faire ; et le regret que j'en ai m'excuse au tribunal de ma conscience[39] »


Rapidement formé avant son départ par Lacépède [40], Gérando et Cuvier, Péron ne retint surtout que les instructions anthropologiques de ce dernier [41]. Il devait principalement orienter ses recherches vers la mesure de la force musculaire des « sauvages » qu'il rencontra au hasard des escales et, incidemment, vers la collecte d'objets ethnographiques. Au départ animé des meilleures intentions, tenant un discours humaniste émaillé de considérations rousseauistes sur la bonté, la « santé et la longévité des sauvages », Péron devait vite déchanter, et modérer ses enthousiasmes lors de ses premières rencontres avec les « sauvages » ; puis rectifier ses jugements au point même de prendre le contre-pied des idées développées dans son mémoire de 1800. Les vicissitudes des rencontres, les difficultés de communiquer avec les populations autochtones de même que l'état de « débilité physique » et de dénuement [23] moral et intellectuel dans lequel il les « trouva » - et qu'il décrivit amplement - le déçurent et lui firent remettre en question cette idée hasardée à l'époque que la perfection physique est en raison inverse de la perfection morale : le « sauvage » n'était ni beau ni bon ! [42]

Le commentaire que Péron écrivit à propos d'une planche gravée par Lesueur, dessinateur, avec Nicolas-Martin Petit, de l'expédition du capitaine Baudin, est à ce titre révélateur. Nous le livrons ici en entier, en raison même de ses difficultés d'accès (il s'agit d'un passage manuscrit, retiré de l'édition originale du Voyage de découvertes aux Terres australes, retrouvé par E.-T. Hamy à la bibliothèque du Muséum d'histoire naturelle du Havre [43]), mais aussi et surtout parce qu'il nous semble être représentatif de la démarche inaugurée par Péron. En effet, se trouve ici marquée une rupture, un renversement de perspectives dans l'ordre des représentations du « sauvage » qui, bien que toujours perçu comme un primitif, comme un homme de la nature, n'est plus valorisé par cette qualité, n'est plus gratifié d'une perfection ou d'une puissance physiques que l'on voulait alors déduire de cet état de nature. Péron soutient au contraire que la trop grande proximité du « sauvage » avec l'ordre de la nature, affaiblit son corps et altère son esprit. Il en a pour preuve ses propres observations, certes rapides et quelque peu fantaisistes portant sur la sexualité des « sauvages », par conséquent sur des comportements considérés comme [24] entièrement gouvernés par les « lois naturelles ». E.-T. Hamy relate ainsi les conditions dans lesquelles se déroulèrent les observations de Péron : « Péron et Petit, accompagnés d'un maître d'équipage et de deux matelots, sont descendus dans l'île Maria, et quatorze naturels les entourent, leur palpent les mollets, la poitrine, et veulent s'assurer qu'ils ont bien, au milieu d'eux, des hommes blancs, il est vrai, mais conformés comme ils le sont eux-mêmes. Ils insistent surtout auprès d'un des matelots, le citoyen Michel, comme le nomme Péron, jeune et imberbe, et que notre naturaliste prie de se rendre à leurs sollicitations ». Péron décrit alors la scène :


« Michel exhiba tout à coup des preuves si frappantes de sa virilité, que tous à la fois poussèrent de grands cris de surprise mêlés de grands éclats de rire qui se répétèrent à plusieurs reprises. Cet état de force et de vigueur dans celui d'entre nous qui en paraissait le moins susceptible les surprit extraordinairement, ils avaient l'air d'applaudir à cet état, comme des gens auxquels il ne serait pas très ordinaire. Plusieurs montraient avec une espèce de dédain leurs organes mous et flasques, ils les agitaient vivement avec une expression de regret et de désir qui semblerait indiquer qu'ils ne l'éprouvent pas aussi fréquemment que nous [44]. Sans doute, il serait indiscret d'affirmer sur de simples apparences la réalité d'une observation aussi importante. Mais je ne crois pas devoir négliger de l'indiquer ici, en me proposant de ne rien oublier dans la suite pour approfondir cet objet ; je dois même ajouter dès à présent que parmi le nombre assez considérable de naturels que j'ai vus jusqu'à ce jour, je n'en ai pu trouver aucun encore dans cet état assez fréquent chez l'homme civilisé, alors surtout qu'il est à la fois jeune, sain et vigoureux.

Comme dans la plupart des animaux, poursuit Péron toujours à propos des Tasmaniens, n'éprouveraient-ils le besoin de l'amour qu'à des époques déterminées et périodiques ? La continuité des désirs et conséquemment aussi celle des jouissances seraient-elles donc un des bienfaits de la civilisation ? Sans doute, il ne faudrait pas se décider trop légèrement à cet égard, la question est trop importante, elle est aussi trop délicate ; cependant, si nous faisons attention à l'influence toute puissante des circonstances physiques sur la naissance des désirs, sur leur exaspération, leur continuité, il sera, je crois, très difficile de ne pas tomber d'accord avec moi, sinon sur la périodicité des désirs et des besoins de l'amour dans l'homme qui nous occupe, du moins sur leur rareté, sur leurs longues interruptions. En effet, si l'on calcule l'influence réunie, et de la température toujours assez forte dans laquelle nous vivons, et de l'abondance de nos aliments et de leurs qualités, et celle des assaisonnements, des liqueurs fortes dont nous faisons usage, et celle de l'oisiveté que bien souvent nous éprouvons ; et celle de l'exemple, puissante sur les cœurs, et celle de notre éducation, de nos lectures, de nos parures, de nos ornements, de nos exercices, de nos réunions en société, etc., etc., l'on concevra bientôt que tout dans l'homme [25] civilisé se réunit pour faire naître le désir, pour le soutenir et le rallumer sans cesse à toutes les époques de l'année et dans presque toutes les circonstances de la vie.

Au contraire, errant au milieu des bois et des forêts, sans vêtements, sans asile, exposé perpétuellement aux intempéries d'une atmosphère humide et froide, manquant souvent des substances nécessaires à la vie, étranger à toute espèce d'assaisonnements ou de liqueur spiritueuse, connaissant à peine le repos, bien loin d'être livré comme le riche opulent aux langueurs de l'oisiveté, l'homme de la nature ne se trouve-t-il pas placé dans une position telle, que tout concourt à modérer la vivacité de ses désirs, à les amortir, à les éteindre promptement au milieu des rigueurs de l'hiver et quelquefois aussi des anxiétés de la famille ? Doit-il conserver cette vigueur que par cent moyens étrangers à notre nature nous savons ranimer et soutenir, en maîtrisant toutes les circonstances physiques qui doivent la détruire chez l'homme qui nous occupe. Mais c'est assez et trop longtemps peut-être insister sur cet objet, que dans la suite de cette expédition j'aurai sans doute l'occasion d'approfondir davantage. Il me suffit d'indiquer maintenant qu'il n'est pas tout à fait invraisemblable que le sentiment de l'amour et le besoin de le satisfaire ne soit dans l'homme de la nature, sinon périodique, comme dans les animaux, du moins beaucoup plus rare et moins longtemps soutenu qu'il ne l'est dans l'homme réuni en société ; d'où il résulte que la continuité des désirs et celle des jouissances de l'amour pourraient bien être le produit de la civilisation, et certes ce ne serait pas le moindre de ses bienfaits, que cette vivacité toujours renaissante de sensations douces et voluptueuses, source féconde des sentiments les plus vifs, les plus délicats et les plus chers. »


En s'interrogeant sur la sexualité des « sauvages », sur leurs désirs et leurs jouissances, cela à partir d'un événement pour le moins inattendu, Péron entendait donc montrer que la dépendance des primitifs au milieu naturel pouvait limiter les expressions et les manifestations de leur sexualité ; que cette dépendance, au contraire des idées qui étaient souvent avancées au sujet de cette « activité » humaine mais naturelle sur laquelle elle aurait dû avoir une influence positive, « bénéfique », bridait ce que l'on appelle d'ailleurs l'instinct sexuel.

En attribuant à l'état de civilisation - mais de civilisation occidentale - le développement, la permanence et la sublimation de cet instinct, Péron renversait la représentation dix-huitièmiste du « sauvage », remettait en cause l'image idéale de la nature et de l'homme naturel, témoignait certes d'un ethnocentrisme que Gérando avait pourtant sévèrement critiqué, et justifiait du même coup les notions de progrès et d'évolution. Sur ces points, Péron n'innovait pas. Ces thèses étaient « dans l'air » à la fin du XVIIIe siècle : en 1794, Condorcet avait formulé l'idée de progrès et avancé celle de la « perfectibilité indéfinie de l'homme » [45] ; Volney avait, lors de son voyage forcé aux États-Unis, critiqué Rousseau et contesté son tableau du « bon sauvage », dressé, écrit-il, d'après « des comparaisons tirées de la forêt de Montmorency » [46] ; les relations des voyages de Cook, Forster, Bougainville et Lapérouse avaient par ailleurs sérieusement égratigné le mythe. Comme le note Charles [26] Minguet [47], cette fin du XVIIIe siècle voit « un remarquable déplacement géographique de la terre d'élection, du paradis perdu de l'homme naturel. Cette translation dans l'espace, depuis l'Amérique jusqu'aux îles du Pacifique, est la dernière étape, relativement courte, avant l'extinction définitive du mythe. »

En conclusion de son étude sur les Considérations... de Gérando, Stocking [48] évoque le déclin de l'idée du bon sauvage. La dégradation des conditions de vie des « sauvages » constatée empiriquement dès la fin du XVIIIe siècle (par Péron notamment) finit par ne plus être considérée comme le résultat d'intrusions extérieures mais comme un état sul generis, propre à des différences de nature et de race. Gérando croit encore à la possibilité d'idées abstraites chez les « sauvages » ; pour Herbert Spencer, soixante ans plus tard, il n'en sera absolument plus question. De même E. B. Tylor qui se réclame d'un certain XVIIIe siècle, inverse la visée de Gérando : « Pour les deux hommes, la science de l'anthropologie était essentiellement la "science d'un réformateur". Mais le but de leur réforme n'était pas le même. Pour Gérando, il s'agissait d'élever les peuples sauvages ; pour Tylor, c'était pour supprimer les derniers restes de sauvagerie et de barbarie de la société civile d'Europe. »

À ces deux images contradictoires du « sauvage » - d'un côté celle des rêveurs, des poètes et des philosophes des Lumières, de l'autre celle des voyageurs, déçus ou perspicaces, confrontés à la dure réalité des échanges et des relations avec ces peuples lointains - Péron substituera une autre image : celle du « sauvage » comme objet d'étude, sujet d'expérience, à la limite comme échantillon, témoin d'une autre nature humaine. Partant de la déconvenue et de la déception, toutes subjectives, des voyageurs philosophes, tel Volney, ou des siennes propres, Péron tenta de les fonder, de les justifier, de les expliquer par l'étude voulue rigoureuse et objective de l'anatomie ou de la condition physique des « sauvages », de ce qui était par conséquent le plus visible et le moins susceptible d'être remis en question par les nostalgiques d'un âge d'or ou d'un paradis perdu, lesquels se voyaient de la sorte « scientifiquement » rejetés du côté de l'imagination ou de l'idéologie (au sens moderne du terme) :


« Elle est récente encore, écrira-t-il [49], cette époque singulière où l'on vit des hommes célèbres, entraînés par une imagination ardente, aigris par les malheurs inséparables de notre état social, s'élever contre lui, en méconnaître les bienfaits, et réserver pour l'homme sauvage toutes les sources du bonheur, tous les principes de la vertu. Leur funeste éloquence égara l'opinion ; et, pour la première fois, on vit des hommes sensés gémir sur les progrès de la civilisation, et soupirer après cet état misérable, illustré de nos [27] jours sous le nom séducteur d'état de nature... Heureusement les voyageurs modernes, en nous faisant successivement connaître tant de peuples sauvages, nous ont permis d'apprécier ces vains sophismes à leur juste valeur ; et notre expédition, sous ce rapport, aura pu servir utilement la vraie philosophie. »


Les autres investigations « ethnographiques » de Péron allèrent dans le même sens, et contribuèrent peut-être, tant sur le plan des techniques d'enquête que sur celui des analyses et des interprétations, à engager l'anthropologie dans une problématique biologique (l'anthropologie physique), voire médicale [50]. Les mesures dynamométriques auxquelles Péron accordait une valeur méthodologique et démonstrative sans égale, et dont l'utilisation lui fut inspirée par la lecture des travaux de Charles-Augustin Coulomb [51], systématiquement effectuées auprès des populations rencontrées, lui « permirent » de confirmer ses hypothèses sur la fragilité des hommes de la nature. Comparées à celles obtenues auprès d'un échantillon européen, elles traduisaient ce que Péron appela « la débilité musculaire des sauvages », imputable selon lui aux conditions climatiques, aux régimes alimentaires, à l'alternance continuelle de disette et d'abondance, aux fatigues provoquées par la recherche de nourriture, etc., - conséquences de « l'état sauvage dans lequel végétaient ces malheureuses peuplades [52]. » Armé donc du seul dynamomètre de Régnier [53], Péron pouvait conclure que « le perfectionnement de l'état social, en rendant l'homme des contrées sauvages à l'abondance, pourrait déterminer un développement considérable des forces physiques, et faire disparaître les vices de sa conformation actuelle [54]. » Ces expériences et ces interprétations pouvaient dès lors justifier toute mission civilisatrice et toute colonisation...

Auteur et éditeur intellectuel du rapport scientifique de l'expédition, Péron contribua ainsi à vulgariser et à officialiser l'« approche anthropologique » qu'il inaugura « sur le terrain » : celle qui, plus tard et pendant longtemps, prétendit expliquer les différences sociales et culturelles par un déterminisme biologique et géographique, qui prétendit les expliquer par les seules mesures comparées des caractères anatomiques, par l'influence des climats ou par l'effet des régimes alimentaires, etc.. Louis-François Jauffret semble annoncer cette approche dans la première partie de son Introduction aux mémoires de la Société des observateurs de l'homme ; mais il prend soin d'en pondérer les aspects mécanistes par un large développement sur la nécessité d'étudier conjointement la génération des idées, la formation et la structure du langage, d'observer et de tenir compte des faits sociaux et culturels.

[28]

Avec Péron et les expériences qu'il réalisa, on est donc bien loin des Considérations... de Gérando, qui voyait dans le langage, les signes, les symboles et les représentations, l'objet d'étude privilégié de la Science de l'homme et faisait des sociétés sauvages le lieu où leur formation et leur articulation pouvaient s'appréhender le mieux (car le plus simplement), témoignant d'un empirisme raisonné proche de celui d'Alexandre de Humboldt et annonçant l'idée de Durkheim du « primitif comme laboratoire sociologique ».

Rendre Péron seul responsable du devenir scientifique de l'anthropologie française au XIXe siècle et du peu de retentissements qu'eut l'expédition du capitaine Baudin dans l'histoire de l'anthropologie sociale et culturelle serait sans doute abusif. Il fut toutefois considéré - en tant que premier anthropologiste de terrain [55] - comme un pionnier par les membres de la Société et de l'École d'anthropologie de Paris. Ceci eut pour résultat de laisser dans l'ombre pendant près de cent cinquante ans celui qui, si l'on en juge par les quelques extraits de sa correspondance avec Jussieu que nous livrons dans ce volume, lut plus attentivement et plus sérieusement, semble-t-il, les Considérations... de Gérando et les mémoires de Jauffret, Nicolas Baudin.

Correspondant de la Société des observateurs de l'homme depuis sa fondation en 1799, Baudin avait certainement eu plus que Péron, trop vite formé, recruté et embarqué, le temps et la possibilité de se familiariser avec les idées et les projets des Idéologues de l'an VIII. Le soin qu'il mit à recopier le mémoire de Jauffret sur la constitution d'un muséum anthropologique au début de son journal de bord, le souci qu'il manifesta de collecter à chaque escale, à chaque halte, à chaque exploration, des objets ethnographiques, suffisent à le prouver... Il semblait en outre estimé par les savants naturalistes du Muséum comme en témoigne ce rapport de la main d'Antoine-Laurent de Jussieu [56] :


« Le capitaine Baudin, jaloux de mériter comme eux [les grands voyageurs] l'estime publique, a sollicité une mission du même genre. Il avait auparavant navigué pendant plusieurs années sous les ordres d'une puissance étrangère [l'Autriche] et avait recueilli pour elle beaucoup de productions vivantes qui subsistent encore dans ses collections. Bientôt son goût pour les recherches d'histoire naturelle et ses travaux dans cette partie furent connus des naturalistes français qui engagèrent le gouvernement à l'envoyer aux Antilles pour en rapporter quatre végétaux manquant au Jardin des Plantes. Il partit pour ces îles en l'an IV avec des adjoints instruits et actifs, et après deux ans d'absence, après avoir surmonté divers obstacles, il ramena en France un vaisseau chargé de plantes vivantes au nombre de plus de 1500 individus, la plupart ou non connus, ou au moins n'ayant pas encore existé dans les jardins d'Europe. Une collection nombreuse de graines fraîches, de plantes desséchées ou herbiers, de bois étiquetés avec soin, d'animaux préparés pour les galeries d'histoire naturelle, ajoutait [29] encore à l'intérêt de ce voyage, et l'on reconnut que jamais aucun navigateur n'avait procuré dans une seule expédition autant d'objets réunis. Ce premier essai devait inspirer aux amis de la science un nouveau désir de voir employer le capitaine Baudin à la tête d'une entreprise plus étendue, Les professeurs du Muséum d'histoire naturelle firent plusieurs tentatives auprès du Directoire pour déterminer un voyage dans les régions éloignées, moins connues et plus fertiles en objets absolument nouveaux. Des circonstances politiques ne permirent pas alors d'accueillir cette démarche. Baudin, que les obstacles ne décourageaient pas, communiqua en l'an VIII ses vues aux trois classes de l'Institut dans l'espoir qu'un rapport avantageux de ce corps engagerait le nouveau gouvernement ami des sciences à approuver son plan et à en ordonner l'exécution. Il proposait un voyage complet autour du monde ayant pour objet des recherches de géographie ou d'histoire naturelle, pour ajouter aux grands navigateurs qui depuis quarante ans ont singulièrement agrandi le domaine de ces deux sciences. Trois vaisseaux devaient partir de conserve suivant le projet et revenir ensuite séparément de différents points et à différentes époques à mesure qu'on avait complété leur chargement en objets relatifs aux sciences et aux arts et surtout en végétaux et animaux vivants dont la naturalisation en France pouvait devenir pour la nation une nouvelle forme de prospérité. Les commissaires nommés par les trois classes pour leur rendre compte du mémoire du capitaine Baudin étaient les citoyens Bougainville, Fleurieu, Duteil, Camet, Laplace, Lelièvre, Lacépède et Jussieu. Ils se réunirent pour examiner le plan proposé et bientôt leurs bases furent arrêtées. Un voyage autour du monde fut jugé inutile après les expéditions célèbres de ces navigateurs hardis qui avaient parcouru le grand océan sous divers parallèles... »


Mort en 1803 à l'Île Maurice, avant le retour de l'expédition en France, Baudin ne put témoigner ni pour lui-même ni pour les Idéologues et naturalistes qui avaient conçu ce qui demeure, malgré tout, la première expédition ethnographique de l'histoire des sciences de l'homme [57].

Mais aux causes événementielles qui viennent d'être évoquées, s'ajoutent des causes plus profondes - théoriques et épistémologiques - qui expliqueraient en fin de compte l'oubli dans lequel les mémoires de la Société des observateurs de l'homme sont tombés. L'impasse faite par les principaux théoriciens du discours ethnologique français est suffisamment importante pour qu'au-delà de la simple méconnaissance ce soit le discours lui-même ou bien leurs propres démarches qu'il importe ici d'interroger. L'insistance avec laquelle les fondateurs institutionnels de l'anthropologie française (Durkheim, Mauss, Lévy-Bruhl, Rivet, Lévi-Strauss, etc.) ont recherché l'origine et les fondements d'une science dans une épistémè (celle du XVIIIe siècle) semble révélatrice de cette symptomatologie philosophique, de cet hyperthéoricisme qui l'a longtemps caractérisée, et qui la rendent si peu sensible aux essais que les Idéologues firent au sujet des conditions d'observations des (autres) sociétés humaines.

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On peut même penser que la naissance tout à fait tardive de l'ethnologie française de terrain (en gros après la Première Guerre mondiale) a transformé la période des origines en une espèce de paradis perdu, celui de l'Esprit des Lumières où cohabitaient la raison critique et le roman philosophique. L'absence de filiation lisible au cours du long XIXe siècle « positiviste » a mis en branle le mécanisme de l'invention de la tradition. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, l'expérience critique de l'évolutionnisme et du diffusionnisme débouche sur le fonctionnalisme et le culturalisme : les polémiques scientifiques, les innovations méthodologiques marquent une paradoxale continuité ignorée en France. En fait, c'est la modernité même des Idéologues qui les a desservis. Le silence sur la Société des observateurs résulte d'un point de vue qui fait coïncider la construction de l'objet ethnologique avec le moment de la construction historique de la discipline, alors qu'un bon siècle les sépare.


Les silences de la méthode

À lire les ouvrages d'histoire consacrés à l'ethnologie et l'anthropologie, on s'aperçoit immédiatement que cette histoire n'est qu'une histoire des idées théoriques, rarement celle des institutions, des enquêtes ou des terrains. Même lorsqu'il s'agit des problèmes de l'enquête, de la collecte des données, c'est une histoire qui porte sur les idées de méthode plutôt que sur la pratique et les conditions de possibilité d'exercice de cette pratique. Or nous sommes confrontés ici, avec les textes de Gérando et de la Société des observateurs de l'homme, à des propositions portant sur tous les domaines thématiques de l'anthropologie et cela dans une perspective méthodologique d'autant plus explicite qu'elle est nouvelle et volontaire. Volontaire, en effet, puisqu'une expédition devait mettre en application ces suggestions et ces orientations. Qu'elle ne l'ait pas fait est une autre histoire, comme nous l'avons vu, laquelle ne permet pas d'emblée d'assigner un statut précis à ces textes. Le silence prolongé sur les Considérations... de Gérando est d'autant plus étrange à première vue qu'il ne s'agit pas d'un texte isolé : il fait partie d'un ensemble idéologique et institutionnel, théorique et pratique, qui l'explique rationnellement même si a posteriori il peut apparaître comme un texte précurseur et comme un éclair de génie. Mais les textes précurseurs ne le deviennent que par la filiation qu'ils engendrent.

De ce point de vue, le silence sur de Gérando n'est pas dû à un hasard puisqu'il correspond à un silence constant sur les problèmes de méthode de terrain au sein de l'anthropologie française. Comment les armchair anthropologists, qui, en France, ont fondé et, pendant longtemps, dominé l'anthropologie auraient-ils signalé la rupture que peut introduire l'idée d'une observation participante anti-ethnocentrique, - ceci cent quinze ans avant l'expérience de Malinowski (encore que ce dernier n'ait théorisé sa pratique qu'a posteriori) [58] ? Mais cette rupture ne va pas sans ambiguïtés.

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Avant de poursuivre, nous voudrions esquisser la logique de l'apparition et du développement de l'anthropologie en tant que telle. Seule une telle perspective peut nous permettre de définir la place de la réflexion méthodologique a priori et d'apprécier par conséquent la signification des textes de Gérando et de Jauffret.

L'anthropologie existe lorsqu'elle a une pratique de terrain spécifique centrée sur les relations sociales. Cette pratique peut exister sans théorie explicite de méthode. La référence constante au XVIIIe siècle indique qu'il existe depuis longtemps une réflexion idéologique et théorique indirecte sur la nature des relations sociales et sur la façon de les appréhender. La question de méthode se pose progressivement : il faut systématiser la collecte des données et l'orienter, d'où une définition des idées directrices et des faits à recueillir. Une fois le principe de systématisation élaboré et les principes de critique des méthodes passées mis en pratique, nous disposons des prolégomènes à une méthode de l'anthropologie. Une histoire rapide nous prouve d'ailleurs que l'anthropologie pourra se faire sans méthode, c'est-à-dire sans utiliser celles qui sont disponibles [59], ou en produisant la réflexion méthodologique a posteriori.

La possibilité matérielle d'accès au terrain « exotique », la présence d'institutions et de corps spécialisés dans le maintien de l'ordre politique qui déchargent le voyageur des contraintes à assurer sa propre sécurité, sont évidemment décisives. Mais rien n'empêche de penser avant cette phase typiquement coloniale la possibilité du contact et de ses effets sur la réflexion anthropologique. Nous pouvons voir sur ce point une rupture. J.-J. Rousseau l'a évoquée à plusieurs reprises et Gérando, sans en être son fils spirituel, en a systématisé le raisonnement dans la perspective explicite d'une enquête réelle. Évidemment surgit ici la dialectique de l'extériorité et de l'objectivité qui est au cœur de l'anthropologie. Comme l'explique Gérard Leclerc [60] : « ... la compréhension de systèmes sociaux réels suppose une certaine extériorité par rapport à ce système. Seul un élément extérieur à ce dernier peut saisir la structure totale de ce système. C'est dire que l'anthropologue de terrain voit encore sa situation concrète d'Européen comme condition du savoir qu'il vise à élaborer [61] ». En fait, seules la situation coloniale et l'idéologie évolutionniste et victorienne permettent de fonder une position de savoir ethnocentrique et donc « objective ». Une fois constituée, il était possible de la remettre en cause, de la critiquer comme expression d'un rapport de domination et d'objectivation. Il serait donc tout à fait abusif de chercher dans une situation anticoloniale ou précoloniale (mais qui ne semble qu'attendre le moment propice pour se transformer) [32] la logique de l'anticolonialisme et donc des variétés de l'anti-ethnocentrisme contemporain. Nous en avons d'ailleurs pour preuve les péripéties pour le moins complexes du mouvement anti-esclavagiste contre la traite et pour l'abolition de la condition servile au cours de la Révolution française [62]. Cette lecture « pratique » de l'exotisme et de ses populations s'est également terminé par une intervention de Bonaparte qui réintroduit l'esclavage le 17 mai 1802. Il y a là un parallèle pour le moins paradoxal avec la suppression de fait de la Société des observateurs de l'homme en 1803.

De fait, idéologie et méthode sont ici inséparables : anti-ethnocentrisme et observation participante sont les deux aspects d'une même logique de l'identification. Le silence ultérieur sur la méthode provient non seulement des changements idéologiques mais du refus d'en considérer les implications méthodologiques. L'hyperthéoricisme d'une part, le muséographisme empirique [63] d'autre part n'ont pas permis de poser la question de méthode. Il faut donc aborder celle-ci dans une perspective historique. Les instructions, guides ou méthodes d'enquête sont de nature variée et ont rempli des fonctions contradictoires. La littérature qui fait le point sur cet aspect de l'anthropologie, la formalisation méthodologique et même théorique de l'enquête de terrain sont en réalité très minces. Ainsi, dans le chapitre consacré au travail de terrain dans le Handbook de Honigman [64], les auteurs, méthodologistes confirmés, consacrent 5% de leur texte à l'histoire de l'enquête et une des trois pages est consacrée à... Gérando. C'est pourquoi l'essai bibliographique de D. Fowler sur les « Instructions d'enquête [65] » est des plus utiles. Fowler nous présente sommairement plus de cent cinquante références d'instructions et guides en tous genres provenant d'Europe (y compris la Russie) et d'Amérique du Nord sur une période de quatre siècles. C'est dire l'importance de cette production d'où sont exclues les instructions très spécifiques (linguistiques, archéologiques) et toute la littérature professionnelle contemporaine d'après 1880. Fowler classe cette littérature en quatre grandes catégories [66] :


« 1. Les questionnaires élaborés par des organismes gouvernementaux pour recueillir des données sur les possessions coloniales ou sur des possessions éventuelles. Y sont inclus divers memoranda produits par le Conseil espagnol des Indes [33] entre 1577 et 1792 qui ont donné naissance a un grand ensemble de données utiles d'ordre ethno-historique, connu sous le nom de Relaciones geograficas [67]. Sont compris également des instructions spécifiques ou des manuels donnés à des équipes d'exploration patronnées par un gouvernement.

2. Des guides de voyageurs, des brochures ou des livres vendus commercialement comme guides pour des voyageurs cultivés dans des pays étrangers.

3. Des questionnaires élaborés par des sociétés savantes, que ce soit pour recueillir des données d'ordre général ou par pays précis. Les sociétés savantes ont souvent élaboré ces questionnaires pour des expéditions officielles.

4. Des questionnaires mis au point par des chercheurs individuels pour guider leur propre recherche [68] ou confiés à des personnes précises qui puissent leur procurer des informations sur des sujets définis. La plupart de ces travaux étaient des guides d'enquête de terrain, mais on pourrait y inclure des guides de recherche bibliographique comme celui de Herbert Spencer [69] qui servit à accumuler les données pour sa Sociologie descriptive (1873-1811). On considère habituellement le guide de Spencer comme le précurseur de Outline of Cultural materials de G. P. Murdock [70] et des Human Relations Area Files. »


Cette typologie des questionnaires et instructions d'enquête pré-professionnels nous montre bien que l'aspect « politique », pour ne pas dire « officiel », de ces préoccupations scientifiques est prédominant jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ce qui paraît non moins évident c'est que les textes produits par la Société des observateurs de l'homme ne sont pas nouveaux en leur genre. Fowler note d'ailleurs « qu'à la fin du XVIIIe siècle il s'était développé en Europe une habitude de produire des questionnaires sur une diversité de sujets et sous une forme très variée. Aucun n'était strictement "anthropologique" et ils faisaient partie d'une longue tradition de "compilation et de collecte" dans un grand nombre de domaines. » [71]

Une brève comparaison entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis ne sera pas inutile dans la mesure où nous sommes trop souvent portés à croire que la tendance française de l'évolution intellectuelle, idéologique et institutionnelle est typique. Or ici il n'en est rien. Dès la fin du XVIIIe siècle le terrain indien provoque aux États-Unis des enquêtes linguistiques et ethnographiques. Thomas Jefferson lui-même en a suggéré quelques-unes (du reste sous l'impulsion de Volney) et l'on [34] considère que le texte de Lewis Cass de 1823 constitue le premier manuel américain. De Cass on passe aux enquêtes de la Smithsonian Institution (dont celle de L.H. Morgan entre autres) et à la fondation par John Wesley Powell du Bureau d'ethnologie [72]. L'anthropologie américaine, par son caractère à la fois national et autochtone, précocement institutionnalisée et appliquée, donne une place considérable à la collecte et à l'instruction d'enquête. Les obligations pédagogiques du XXe siècle élèveront cette production au niveau d'une caractéristique spécifiquement américaine. En Grande-Bretagne, c'est l'aventure coloniale (ses dangers aussi bien que ses moyens [73]) qui provoquera une floraison méthodologique. L'importance de l'expansionnisme britannique, l'expérience des cultures indiennes assimilée dès le milieu du XIXe siècle, la systématisation des questionnaires qui débouche sur les fameuses Notes and Queries on Anthropology [74], les théories ultérieures (après la Première Guerre mondiale) de l'anthropologie appliquée sont autant de signes du sérieux attaché traditionnellement à la collecte de l'information et aux méthodes. Quant à l'orientation française elle va se restreindre et se limiter, par la suite, à l'anthropologie au sens médical et physique du terme [75]. La préoccupation ethnosociologique des Lumières puis des Idéologues n'aura pas d'effet direct au niveau de l'anthropologie. Cet oubli est également un oubli méthodologique, et il faut attendre le premier tiers du XXe siècle pour voir apparaître des instructions ou des manuels aussi sophistiqués que ceux des Américains ou des Britanniques [76].

L'institutionnalisation pédagogique tardive et limitée de l'anthropologie française aura également pour effet de laisser dans l'ombre la préoccupation méthodologique. Enfin, la maturation récente de cette discipline s'est marquée par une « surthéorisation » conceptuelle ou épistémologique qui a poursuivi sous une autre forme [35] cette opération de censure. Le peu d'intérêt porté à la Société des observateurs de l'homme (pour ne pas dire l'ignorance pure et simple) par les anthropologues français contraste avec l'attention qu'on lui a prêtée outre-Manche ou outre-Atlantique. Le silence méthodologique français et le silence sur ce silence ont pour résultat une confusion lamentable concernant l'appréciation du passé et des origines de l'ethnologie en France, le rôle des Lumières, des Idéologues et une certaine forme de « médicalisation » du regard anthropologique C'est la rançon d'avoir été précoce sur le plan des idées et d'avoir été en retard au niveau de la pratique [77].


La place des Considérations...
de Gérando

Ce rappel peut nous servir d'introduction aux lectures possibles de Gérando. Alfred Métraux, A.C. Haddon, R.H. Lowie, Wilfred Mühlmann, Arnold Van Gennep, Paul Mercier l'ignorent purement et simplement [78]. T.K. Penniman l'évoque à peine [79]. Nous avons vu dans quel sens M. Bouteiller et P.J. Pelto et G.H. Pelto abordaient les Considérations... Quant à F. Voget [80] il reprend en une page les remarques du traducteur anglais F.T.C. Moore. Dans son travail sur l'Histoire de la pensée ethnologique, Poirier cite les aspects méthodologiques du texte de Gérando et les instructions muséographiques de Jauffret [81]. Mais c'est Gusdorf qui approfondit la conjoncture historique marquant l'apparition et la disparition des idées de la Société des observateurs de l'homme. Il montre bien, en effet, dans quel sens se fait la réaction aux Lumières et aux Idéologues : « Malheureusement, note-t-il, les Idéologues, maîtres à penser de la Révolution et esprits libéraux, devaient nécessairement devenir suspects aux yeux de Napoléon. Et la Restauration les traite en vaincus lorsqu'elle entreprend de constituer en France une orthodoxie métaphysique. Le spiritualisme de Victor Cousin méprise les sciences de l'homme et crée à leur encontre un préjugé dont les effets n'ont pas cessé de se faire sentir jusqu'à nos jours. » [82] C'est dans cette conjonction d'un idéalisme positiviste et empiriste avec une réaction politique et idéologique que gît le démembrement définitif de l'héritage du XVIIIe siècle.

[36]

L'étude à la fois la plus générale et la mieux documentée nous vient - nous l'avons signalé - de l'anthropologue américain G.W. Stocking. Il retrace la fondation de la Société (en insistant notamment sur le rôle de Jauffret) et tente de dégager la signification de l'expédition Baudin. Puis il analyse tour à tour les Considérations... de Gérando, les Instructions... de Cuvier et les Observations... de Péron. Enfin, il conclut sur la portée de cette « pré-anthropologie ». Il va jusqu'à écrire à propos de Gérando : « Avec toute leur rigueur empirique, ses instructions considèrent comme évidentes une conception de la nature du changement social ainsi que la méthode suivie dans sa propre étude. Cela devait faire partie de l'héritage et des acquis de l'ethnologie sociale et évolutionniste à la fin du XIXe siècle [83]. » Cette vision des choses ne débouche cependant pas sur une classification raciale, n'insiste pas plus sur les différences dues à l'hérédité que sur celles dues à l'environnement.

Mais c'est Moore qui, en assurant la présentation et la traduction du texte de Gérando en anglais, en a réactivé la portée dans l'anthropologie contemporaine. Evans-Pritchard, dans sa très brève préface va jusqu'à dire : « L'étude se lit comme si elle avait été écrite hier [84]. » Moore, quant à lui, présente surtout les tenants et les aboutissants de l'expédition Baudin [85]. Il note le paradoxe des Considérations.... celui sur lequel nous avons insisté plus haut, oppose la perspicacité de Baudin à la vantardise illusionniste de Péron. Mais Moore veut savoir pourquoi les idées de Gérando sont restées lettre morte, au-delà des avatars de l'expédition Baudin. En fait, le déclin des Idéologues, les travaux essentiellement compilatoires de la Société des observateurs de l'homme, l'optimisme colonial avant la lettre de Jauffret, de Gérando ou même de Péron, sont les signes d'une « maladie de l'époque » [86].

Pour Moore, cette maladie réside dans l'idéal du savoir utile [87]. La conclusion des Considérations... n'a donc rien de décoratif : le déclin des projets coloniaux provoque la disparition de la science projetée, puisqu'elle n'est plus utile [88]. Et cette contradiction amène Moore à conclure très justement : « Il lui manquait la perspective de faire éclater les idées de son temps, et pourtant il avait eu le mérite de proposer une méthode d'enquête de terrain en anthropologie qui ne se ressentait pas des préjugés, même si par ailleurs il les partageait lui-même [89]. » G. Leclerc aborde en annexe de son étude pionnière la signification des Considérations... de Gérando [90]. [37] Malgré la pertinence de son interprétation, nous pensons qu'il sous-estime, autant que les autres commentateurs, l'ouverture méthodologique de ce texte. Il pense que « ce que les philosophes demandent aux voyageurs, c'est seulement le doublet empirique de la déduction. Gérando, qui pourtant recommande l'observation empirique systématique, écrit au sujet des sauvages, [en] laissant entendre qu'il connaît déjà ses résultats [...] [91]. » Il est certain que les penseurs des Lumières, tout comme les Idéologues, n'ont pas de concept de société. Mais « l'origine est conçue par le XVIIIe siècle comme l'authentique alors qu'elle sera conçue par le XIXe siècle comme le simple (le grossier) et l'inachevé [92]. » L'anti-ethnocentrisme n'est pas une simple précaution à l'égard des autres. C'est aussi un anti-ethnocentrisme « intérieur » qui se méfie en Europe des prêtres, des despotes et des superstitions. Pour Leclerc il ne peut y avoir à cette époque de discipline spécialisée et autonome puisque les déterminations du primitif sont les mêmes, en dernière instance, que celles du civilisé (en dernière instance). Toutes les sociétés ont même des intérêts communs : les Lumières et le commerce non seulement ne sont pas incompatibles mais ils sont même complémentaires. Si Gérando condamne certaines pratiques coloniales, il ne manque pas d'insister sur la valeur du développement matériel et spirituel des Lumières.

Cela dit, explications et méthodes n'ont rien de sociologique ni même d'empirique. Le psychologisme et l'artificialisme dominent la théorie tandis qu'au niveau de la méthode on confond recherche empirique et déduction intuitive : « Milieu homogène et immédiat de l'homme, les idées peuvent s'observer dans le comportement des sauvages actuels ou se reconstruire à partir d'une sorte de déduction transcendantale des facultés. On a vu chez ceux-la mêmes qui, comme Gérando, tentent de jeter les bases d'une recherche empirique sur le terrain, comment il ne s'agit en quelque sorte que de la vérification des résultats de la recherche intuitive ; la recherche de terrain est presque superflue ; elle n'est à la rigueur que stimulation de la réflexion [93]. »

Il est certain que, dans le fond, Leclerc a raison d'être prudent, qu'objectivation, ethnocentrisme et colonisation vont de pair. Il n'empêche que les germes théoriques d'une rupture méthodologique qui fait passer une anthropologie spéculative et compilatoire à une anthropologie empirique et critique existent bel et bien chez Gérando (et de manière plus générale dans toute une série d'autres textes de la Société des observateurs de l'homme) et que ce seul fait mérite la prise en considération la plus attentive.

Les Idéologues sont à la fois les derniers représentants XVIIIe siècle et les premiers représentants du XIXe. Il serait donc erroné de ne voir dans les textes que nous avons réunis dans ce volume qu'un des aspects de cette situation transitoire. Car c'est justement cette unité des contraires qui leur donne toute leur puissance : c'est parce qu'il est pensé dans des cadres contradictoires avec sa logique que le [38] siècle des Lumières débouche ici sur la question de méthode. Mais c'est parce que la méthode qui fonde l'observation est pensée, elle, dans des termes antipositivistes qu'elle est en porte-à-faux avec les pratiques qui s'ébauchent et qui vont imposer de fait une autre orientation. Ces textes, malgré leur portée révolutionnaire [94], sont comme mort-nés.

Ce sont évidemment les éléments d'un nouveau Discours de la méthode : ils sont à la fois signes d'une idéologie, bases d'une méthode et propositions d'une théorie. Or ces trois contraintes entrent en contradiction les unes avec les autres et les pratiques scientifiques qui semblent continuer les intentions de ces textes ne permettent pas de trancher dans quel sens de l'histoire va aller chacun de ces éléments. Gérando systématise une espèce de critique du sens commun mais il ne discute pas un instant (tout comme Jauffret d'ailleurs) la soi-disant évidence du cannibalisme. Le musée de Jauffret est en un sens une véritable utopie qui ne verra le jour que presque un siècle et demi plus tard. Mais il souhaite que des spécimens humains puissent venir jusqu'en France et l'attention portée au Chinois Tchong-A-Sam comme à l'enfant sauvage de l'Aveyron confirme cet extrémisme des tendances naturalistes qui annoncent par ailleurs l'esprit des expositions coloniales ultérieures. Il ne faut pas rechercher dans ces textes ce qui ne s'y trouve pas. Mais l'anthropologue ne peut s'empêcher de relier par un fil imaginaire la diversité des formes pratiques de l'observation humaine in vivo. Ishi, le dernier Indien « libre » [95], les familles canaques de l'exposition coloniale de 1931, l'expérience américaine « Bio-sphère 2 » en Arizona, et plus largement l'enfermement artificiel comme méthode d'observation anthropologique ou biologique rappellent que le musée est un instrument pervers par nature, ce qu'à sa manière avait très bien perçu Michel Leiris : « Le musée, qui autrefois me faisait songer au bordel, écrit-il dans son Journal [96], serait plutôt pour moi - aujourd'hui - une église. Solution ancienne : se dépenser ; solution nouvelle : se recueillir. »

La critique des défauts d'observation, la proposition d'une démarche rationnelle d'analyse expriment pourtant une logique intellectuelle remarquable..., mais qui n'a influencé personne depuis Péron jusqu'à nos jours. Certes, on ne refait pas l'histoire a posteriori.

Il reste que si ces textes n'ont pas eu d'échos, et ont eu peu d'audience, c'est que, d'une certaine façon, ils étaient inutilisables. Comme va nous le montrer une [39] analyse plus poussée de leur contenu, une contradiction majeure non encore explicitée (et que seule une pratique de terrain conséquente pourra permettre d'expérimenter) les traverse : comment un sujet peut-il poser un autre sujet en objet de connaissance s'il lui est non seulement identique mais, comme on l'a vu, égal au moins en droit ? La méthode vise à instaurer une continuité et une rupture entre le sujet actif de la recherche et les objets de ses enquêtes. Or l'idéologie de la rupture du sens commun (l'anti-ethnocentrisme) s'oppose à celle de l'identification et de l'assimilation. La méthode de l'analogie du Même s'oppose à l'objectivation de l'Autre tout comme la théorie de l'entendement s'oppose à une grammaire historique ou à une sociolinguistique [97]. Dans la mesure où aucun des termes de cette contradiction n'a la force de prendre le pas sur un autre, nous sommes confrontés à une espèce de machine infernale sans détonateur. L'anthropologue et le sauvage ne sont peut-être que deux positions réciproques d'un même principe d'observation : « Il serait peut-être aussi intéressant pour l'histoire de l'homme de savoir ce que pensait le charpentier dans la circonstance où il se trouvait que de connaître le motif qui excita la curiosité des naturels », écrit Baudin à Jussieu (cf. infra).


Un nouveau discours de la méthode [98]

Les textes que nous présentons ici parlent d'eux-mêmes, mais, au-delà de la sémantique propre au langage des Idéologues, il y a des constantes et des contradictions qu'une lecture simultanée et comparée permet de mettre au jour. « L'air du temps » est néanmoins suffisamment bien marqué dans ses grandes lignes pour qu'on en reformule les propositions essentielles. Notre découpage entre idéologie, méthode et théorie relève plus d'une commodité de présentation. À ce titre, il est bien sûr arbitraire et les éléments dégagés peuvent s'envisager sous plusieurs angles : notre classification ne vise qu'à mettre en lumière l'aspect le plus significatif.

L'idéologie exprime le contexte social, voire politique, de la découverte : ce qui justifie le type d'approche mis en œuvre, le fondement social, voire politique, de toute relation d'observation. La gloire politique (et précoloniale avant la lettre de la science française !) explicite l'attention portée aux conditions du contact avec des [40] peuples étrangers. Mais la réflexion sur le contact tout comme le contenu méthodologique et théorique de l'observation de l'homme balance entre l'ethnocentrisme et l'anti-ethnocentrisme. C'est cette réflexion se contredisant elle-même qui signale l'ouverture méthodologique fondamentale de tous ces textes.

L'utilité morale (et donc politique) de la science ne fait aucun doute. Pour Jauffret (Mem.) l'homme doit s'estimer pour chercher à se connaître : « La Société [doit chercher] à relever la dignité humaine ». « L'avancement de la science » et « le bonheur des hommes » doivent marcher d'un même pas. Ce projet qui permet à Jauffret de critiquer « l'affreux régime qui pesa quelque temps sur la France » sert de fait à justifier une entreprise nationale [99]. Que ce soit Gérando (« De nos connaissances sur l'histoire physique et morale du monde multipliées et agrandies, du nom français porté sur des rives inconnues ») ou bien Péron (« Ne serait-il pas glorieux pour la nation française de devancer les autres peuples... ? »), pour tous les « observateurs de l'homme » l'amélioration des connaissances va de pair avec la diffusion des Lumières françaises. C'est cette volonté de puissance qui finit par fonder l'anthropologie car, comme l'explique Gérando, il faut promouvoir l'étude de soi-même malgré l'égoïsme de l'époque. Et pour se connaître, il faut établir des rapprochements, des comparaisons. En allant à l'autre bout de la terre, on remonte aussi dans le temps : on aurait tort du coup de mépriser nos ancêtres contemporains. Bien sûr il s'agit de nos ancêtres, mais Gérando comme Jauffret parlent de « ces peuples que méprise notre ignorante vanité », de « ces peuplades qui méritent si peu l'injurieux mépris que nous avons pour elles ! ». Ces peuples, « qui n'ayant pas joué de premier rôle dans l'histoire, sont presque tout à fait inconnus » (Jauffret, Mem.), en nous instruisant nous permettent à leur tour de les instruire. Cette dialectique de la connaissance et de l'ignorance réciproques est tout à fait remarquable et permet de lier épistémologie du processus scientifique et acculturation. De fait, la logique d'une anthropologie appliquée est à l'œuvre : « Et lors même que nous ne verrions pas dans les peuples sauvages un utile objet d'instruction pour nous-mêmes, ne serait-ce pas assez des nobles sentiments de la philanthropie, pour nous faire attacher une haute importance aux communications que nous pouvons former avec eux ? Quel plus touchant dessein... que de leur tendre la main pour s'élever à un état plus heureux ? [100] ». Et plus loin, il suggère « que si l'on trouvait quelques moyens de faire passer les peuples sauvages à l'état de pasteurs ou d'agriculteurs, on ouvrirait sans doute devant eux la route la plus sûre qui puisse les conduire aux avantages de la civilisation ». Nous voici donc, avant la lettre, en face d'une anthropologie économique appliquée au développement.

Ainsi, la situation de contact devient-elle le lieu d'une certaine réciprocité mais qui peut nous apparaître comme un échange inégal. Les conditions sociales et militaires [41] des rencontres sont évoquées inégalement. Pour une raison assez évidente liée à sa situation de praticien, c'est Baudin qui nous offre les réflexions les plus justes sur ce point. Il faut tout d'abord remarquer qu'il est difficile de produire une description simple et objective du contact : ainsi Péron voit-il les choses différemment de Baudin qui critique Labillardière. La bonté ou la méchanceté des sauvages sont autant affaire de perception idéologique des choses que de violence ou de retenue manifestes. Gérando nous laisse deviner l'importance de l'aspect armé des contacts puisque « on ne peut se plaindre que les voyageurs ordinaires [souligné par nous, J.C. et J.J.] nous laissent ignorer ni la nature des armes que les sauvages emploient ni l'usage qu'ils en font ». Et Gérando va plus loin puisqu'il consacre tout un paragraphe à la sociologie de l'accueil fait aux Européens [101]. Que la paix soit nécessaire à une bonne observation et que la violence ne soit pas la meilleure voie vers la « pacification » nous est confirmé par Baudin : « L'expérience qui d'ailleurs m'avait appris que la supériorité en force n'est pas toujours l'unique ressource à employer pour se garantir des pièges de l'homme de la nature... »

Nous voyons déjà que ces chercheurs favorisaient selon les problèmes à résoudre une position ethnocentrique ou anti-ethnocentrique. Le privilège de celui qui établit le contact est malgré tout manifeste. Mais cette ambivalence ou cette contradiction au cœur de la relation de contact est rarement théorisée en tant que telle. Nous ne pouvons que relever des signes de cette dualité. La volonté comparatiste commence par la comparaison la plus évidente et la plus motivée : celle avec nous-mêmes. Que ce soit Gérando (à propos des sensations il écrit au point 3 : « Quel est le degré de développement de chacun de leur sens comparé à celui qu'on rencontre ordinairement parmi nous ? ») ou Péron qui évoque « le défaut de civilisation », le terme final des comparaisons ne fait pas de doute. De façon plus sophistiquée, Cuvier nous explique que pour décrire le corps humain, il faut faire abstraction de tous les artifices « culturels » de décoration [102]. Ce choix de l'anatomie contre les techniques du corps apparaît comme celui de la nature contre la culture. Mais on sent bien que l'objectivité anatomique se double d'un ethnocentrisme corporel, car Cuvier ne reconnaît pas dans la nature les effets des autres cultures. Quant aux indices plus particuliers, ils détonnent parfois dans cette atmosphère de la distanciation et de l'objectivité. Citons l'évidence pour Péron et Baudin du fait du cannibalisme ; l'attrait de Jauffret (Mem.) pour la physiognomonie ; l'assimilation implicite des sourds-muets, de l'homme naturel (sans éducation) aux sauvages. Mais le lecteur aura senti que ces signes épars ne font pas encore une doctrine. L'anti-ethnocentrisme est tout aussi évanescent.

Le même Cuvier, qui récuse la culture des autres, note pourtant fort justement qu'il convient de se méfier des dessins faits par des Européens : « Les dessins qui se trouvent dans les voyages modernes quoique faits sur les lieux, se ressentent plus ou moins des règles et des proportions que le dessinateur avait apprises dans les écoles d'Europe, et il n'en est presque aucun sur lequel le naturaliste puisse assez compter [42] pour en faire la base de recherches ultérieures. » Malgré le sens de la comparaison, les remarques sur les peuples faussement méprisés témoignent d'une volonté de respecter la différence. L'attitude à l'égard des spécimens vivants à rapporter du voyage est encore une fois (et d'une certaine façon paradoxalement) à l'honneur de Cuvier qui s'y oppose (« il ne nous est pas permis, même lorsque nous le pourrions de sacrifier le bonheur, ni même de violer les volontés de nos semblables pour satisfaire une simple curiosité philosophique »), alors que Gérando [103] et Jauffret y sont passionnément favorables. Dans leur cas la volonté d'acculturation et d'assimilation, qui ne peut être que bénéfique (personne n'en doute un instant), est la meilleure justification d'une anthropologie appliquée. L'idéologie anti-ethnocentrique est donc aussi peu cohérente que l'idéologie ethnocentrique. Mais il n'en demeure pas moins que le vent souffle du côté du doute, de la distanciation et du respect des sauvages. Les défauts stigmatisés par Gérando montrent la profondeur et la précision de l'accusation du regard sans conscience de soi, du regard sans sympathie pour son objet.

La liste des défauts établie par Gérando est la première définition - en creux - des principes d'une nouvelle science de l'homme, empirique et non plus spéculative. C'est ce point que Jauffret met en lumière dès le début de son Introduction aux mémoires de la Société des observateurs de l'homme [104]. Gérando caractérise lui-même cette science comme « une science naturelle, une science d'observation ». Le modèle de cette anthropologie comparée est la comparaison anatomique. Nous sommes encore loin de la réduction des faits sociaux à des choses mais en assignant, sans trop savoir comment aller plus loin, une positivité empirique à l'homme social et culturel, les « observateurs de l'homme » définissent un nouvel objet. Gérando va nous décrire son contenu assez longuement, mais il commence par un Discours de la méthode qui est plus une critique qu'une technique de l'observation. C'est cette discordance entre un objet défini de façon assez commune [105] et une logique du doute et de la précaution descriptive qui a probablement rendu ce texte inopérant. Comment reconstituer le soubassement épistémologique de ce passage qui ne constitue qu'à peine plus d'un dixième des Considérations ... ?

Le premier défaut est celui d'un empirisme mal compris : tous les faits ne sont pas rapportés. Qui plus est, ce ne sont pas les faits qui permettent une explication qu'ont relevée les voyageurs précédents. À mal rapporter les formes et les effets on s'interdit de comprendre les causes. Si l'on se fie aux apparences, c'est qu'on a mal recueilli les faits ; c'est qu'on a été mal informé. Le subjectivisme méthodologique [43] est un défaut particulièrement grave. Ce subjectivisme peut être considéré comme méthodologique parce que l'observation est menée sans ordre, sans hiérarchie des modalités de la collecte des faits. Il faut une espèce de théorie monographique pour être complet et donc objectif. Mais qui dit théorie dit explication, et c'est ici que le préjugé idéologique intervient ; il faut expliquer d'après les faits et non d'après nos idées ou notre comportement : « Ils font raisonner le sauvage à notre manière lorsque le sauvage ne leur explique pas lui-même ses raisonnements ». Les observateurs précédents ont fait un mauvais usage de l'analogie. Ce défaut vient également de l'incertitude du langage employé : au lieu de descriptions factuelles précises, on a des impressions subjectives générales. Gérando montre ici toute la pertinence de la critique du sens commun des termes. Après le langage, ce sont les circonstances du contact qui induisent en erreur. Cette « sociologie du contact »(pourrait-on dire), donc les réactions des sauvages, donc les idées que l'on se fait de leur nature, suggère une indispensable maîtrise de soi, à la fois intellectuelle et émotionnelle, du futur « observateur de l'homme ». Elle laisse déjà entendre que ce qui compte pour une bonne observation, c'est la durée et la connaissance de la vie quotidienne [106]. Le contact est trop souvent l'exceptionnel qui déconcerte.

Avec le septième défaut nous revenons au problème de la communication de l'information (sujet chéri des Idéologues, rappelons-le), c'est-à-dire aux rapports entre nature du contact et nature de la langue. On ne sait rien sur les circonstances linguistiques de la collecte des voyageurs. Des questions mal posées, des noms pris au hasard font que la bonne ethnographie suppose une bonne linguistique et surtout une bonne sociolinguistique [107]. Car sans cela on ne peut saisir les traditions et l'âme des peuples étudiés. Le superficiel et l'anecdotique prennent le pas sur la recherche des « traits les plus secrets et les plus essentiels de leur caractère ». Ce défaut encore une fois relève plus d'un empirisme mal compris que d'une absence de théorie. La conclusion logique de l'ensemble de cette critique est évidemment cette fameuse anticipation de l'observation participante.

On voit combien la qualité de la description est la préoccupation centrale de Gérando comme elle a été celle de Volney. Cette description dépend de la nature du regard, du point de départ possible de la description. Ainsi, dans le texte sur le Chinois Tchong-A-Sam, Jauffret et Leblond posent-ils que la meilleure méthode consiste à inverser le regard : faut-il « enseigner à l'étranger le français » ou bien « apprendre de lui sa langue » ? Cela dépend de son origine sociale : s'il est d'une « classe obscure » il n'a rien à nous rapporter, alors que doté d'une « éducation soignée », on retrouvera sa culture en apprenant sa langue. Passage fascinant sur lequel il y aurait beaucoup à dire, et où l'on retrouve une sociolinguistique qui précise son [44] point de vue de classe : seuls ceux qui sont bien éduqués savent quelque chose et peuvent le faire savoir, savent en tout cas l'exprimer, le formuler. La communication sociale est donc censée ne pouvoir s'établir qu'avec un informateur dont le niveau culturel est homologue à celui de l'observateur. Si l'on invite l'observateur à devenir le « concitoyen » des sauvages, il est parfaitement entendu que cette citoyenneté ne peut être que de haut rang ! L'éducation, dont on sait qu'elle a été un souci majeur des Idéologues dans la mesure où elle leur permettait de penser l'ordre politique en même temps que l'ordre moral, est au savoir ce que la langue est à la culture : leur condition. Ce qui signifie en clair que le savoir - ce faisant le capital linguistique qui à la fois le contient et le véhicule - est socialement distribué et hiérarchisé. Ce qui signifie également que la compétence cognitive et la performance linguistique, du fait des liens organiques qui leur sont prêtés, sont inséparables de rapports de force sociaux qui déterminent leur acquisition et leur expression. En somme, toute société aurait ses mandarins... [108] Et le Sauvage, le Persan ou le Chinois ne sont plus envisagés sous le seul angle d'une relation métonymique avec leur société d'origine. Sur ce point Gérando sera formel : « Les observateurs, écrit-il, ne doivent pas se borner à établir des recherches sur un seul individu [...], il est nécessaire de les répéter sur un grand nombre et de comparer les résultats qui en naîtront. Les voyageurs ne nous présentent ordinairement dans chaque pays qu’un type simple et commun, auquel ils supposent que se rapporte à la fois une peuplade entière. N'y a-t-il donc aucune variété entre les divers membres d'une société sauvage ? »

Mais si Gérando consacre encore d'autres passages pour définir les précautions à prendre (cf. le paragraphe du même titre) lors des interrogations qu'il formule, c'est le praticien Baudin qui nous offre avec bon sens (mais aussi avec sa réserve) deux constatations critiques au sujet des « observateurs professionnels » de son expédition : il ironise sur les savants qui ne manqueront pas de transformer des dents cassées en dents limées et qui concluent que, parce que les naturels regardent souvent le soleil, celui-ci est leur divinité. On sent néanmoins combien ces précautions et cet esprit critique sont pleins de bonnes intentions et demeurent au seul plan des idées. Proposer une nouvelle démarche est une chose, la pratiquer en est une autre.

La notion de terrain est encore vague, mais elle existe indubitablement. Gérando nous a dit qu'il faut vivre parmi les sauvages. Péron lui-même laisse entendre que l'expédition doit « séjourner longtemps » en divers endroits. Mais le terrain n'est pas du tout synonyme de promenade d'agrément. Gérando, en saluant les futurs voyageurs dans sa péroraison, évoque « l'image des fatigues, des privations, des dangers, qui vous attendent, et de ce long exil auquel vous vous êtes volontairement condamnés ». Mais c'est évidemment Baudin qui, ayant eu à gérer l'expédition et les humeurs des scientifiques, est le plus clair à ce sujet. Dans sa lettre du 4 floréal de l'an IX (cité dans la note 2 à son texte), il dit notamment à leur propos qu'ils sont [45] « peu accoutumés aux privations habituelles de l'homme de mer ». Et ses considérations sur les conditions du contact montrent que le « bon homme de terrain » (de contact) est celui qui sait maîtriser ses nerfs, ses émotions et son imagination.

À récapituler ces bribes de mise en condition ethnologique, aucune idéologie, aucune méthode fondatrice ne se dégage avec cohérence. Les six pages de Gérando ont indubitablement un caractère tout à fait exceptionnel. Qui plus est le lien à la théorie est aussi des plus ténus. Seule la recherche de la langue peut servir de fondement commun : elle seule définit la possibilité de l'observation participante tout comme la possibilité de l'histoire de la génération des idées humaines. Il s'agit de fonder un monde empirique à la place de fantasmes idéologiques et subjectifs. Il faut donc remplir un vide : l'exploration n'est pas seulement la possibilité d'un comparatisme puis d'une identification-assimilation, c'est aussi le plus sûr moyen de redessiner la condition humaine. Mais ce volontarisme empirique est aussi porteur de théorie. Après la méthode viennent les thèmes et domaines de l'observation. Dans certains cas, des définitions judicieuses confirment la richesse de l'esprit anthropologique du XVIIIe siècle finissant.

Les textes de la Société des observateurs de l'homme sont des textes « théoriques » au sens fort du terme même s'ils ne sont que partiellement destinés à élaborer des concepts. Bien sûr l'éloge de l'empirisme s'accompagne d'un refus des « vaines théories », mais Gérando est le premier à réclamer des faits véritablement explicatifs et le statut assigné au langage en fait un véritable opérateur théorique. Il n'y a pas de conception - du moins sémantique - uniforme de la science. Mais les définitions proposées tant de la science de l'homme que du scientifique chargé de l'exercer expriment déjà les ambiguïtés et les contradictions que l'anthropologie va révéler au cours du siècle et demi suivant. Jauffret (Mem.) rappelle la définition la plus globale du projet des « observateurs de l'homme », c'est celle de « l'Idéologie », de « l'histoire philosophique de l'esprit humain ».

C'est dans ce même état d'esprit que paléontologie, préhistoire, histoire ancienne et ethnologie semblent être les branches de « l'anthropologie comparée ». Gérando partage cette définition « philosophique » et totalisante. Péron est le seul à considérer que l'objet nouveau de la recherche relève de la médecine [109], ce que semble contester Jauffret (Mem.) : « Par exemple, l'observation de l'homme physique embrasse l'anatomie et la physiologie, la médecine et l'hygiène : mais à cet égard la Société ne perdra jamais de vue que son but est de n'approfondir ces différentes sciences qu'en ce qui touche à l'histoire naturelle de l'homme proprement dite ». Lorsque les « observateurs » désignent le chercheur, il leur arrive d'employer une expression bien plus significative de leur pensée et de leurs projets : ainsi [46] Gérando parle du « philosophe » mais surtout du « voyageur vraiment philosophe » [110] alors que Jauffret évoque le « naturaliste » et que Péron se définit comme « un médecin philosophe ».

L'ordre des sciences va nous introduire à l'ordre des thèmes et des domaines. Pour Jauffret (Mem.), le physique, l'intellectuel et le moral sont inséparables. Sa hiérarchie des sciences se présente ainsi : anatomie, physiologie, médecine, hygiène, histoire, antiquités, mœurs et usages, morale et législation. L'ordre des domaines de ce nouvel objet d'études nous est détaillé par Gérando. Cet ordre est également un découpage conceptuel et c'est pourquoi nous pouvons légitimement parler de théorie ; certains thèmes sont d'ailleurs mieux construits que d'autres. Le point de départ (qui est aussi le cadre explicatif) est la langue et la pensée qu'elle exprime : « Ce n'est pas seulement parce que cette étude est de toutes la plus importante en elle-même, c'est encore parce qu'elle doit servir de préliminaire et d'introduction à toutes les autres. » Il précise même plus loin : « [...] ils tâcheront d'arracher en quelque sorte au sauvage le secret de son histoire intellectuelle et de nous transmettre le journal de la génération de ses idées. »

La table des matières que nous avons reconstituée est significative d'un ordre d'importance :

Table des matières synoptiques
des Considérations... de Gérando
*

DÉFAUTS

7 p.

OBSERVATIONS

41 p.

Langue et signes

10 p.

État des sauvages

31 p.

Individu

13 p.

Société

15 p.

INDIVIDU

Maladies

Éducation des enfants

2 p.

Idées

2 p.

Croyances

2 p.

Psychosociologie

3 p.

SOCIÉTÉ

Vie solitaire

0,2 p.

Société domestique

2 p.

Société générale

12 p.

politique

4 p.

civil

0,7 p.

religieux

3 p.

économique

4 p.

* à partir de l'édition originale du Mémoire.


[47]

Gérando consacre six fois plus de place à définir ce qu'il y a à observer qu'à la critique des défauts des observations passées. Mais sur cette quarantaine de pages, un quart détaille le rôle de la langue et construit sa signification théorique. Le reste (l'état du sauvage) est pratiquement consacré pour moitié à l'individu et pour moitié à la société. C'est dire finalement que seulement un quart de l'ensemble du texte de Gérando est consacré à des thèmes d'anthropologie sociale et culturelle proprement dite. Il distingue fort classiquement pour l'époque la vie solitaire, la société domestique et la société générale. L'ordre des rapports de cette dernière montre la double préoccupation du pouvoir (despotisme du politique, ténèbres des superstitions religieuses) et du commerce (l'économie). Cette détermination « en dernière instance » n'est même pas significative textuellement puisque dans le cours de la démonstration il intervertit le religieux et l'économique.

De son côté Jauffret propose à sa manière des ordres de réflexion thématique. Ainsi l'introduction aux mémoires de la Société des observateurs de l'homme annonce une topographie anthropologique (sorte de géographie humaine des genres de vie avant la lettre), un dictionnaire des signes, une expérience d'éducation de l'homme naturel, un dictionnaire comparatif des langues. Par ailleurs, dans son projet de Muséum, ses sept catégories sont autant de branches d'une anthropologie comparée. Il s'agit en effet de l'homme considéré. « 1) en simple naturaliste ; 2) dans l'exercice de sa sensibilité extérieure ou de relation ; 3) dans le double exercice de sa moralité et de son esprit ; 4) dans l'exercice de la locomotion ; 5) dans l'emploi de ses moyens de nutrition et relativement au fond de subsistance qu'il a trouvé, créé, conquis ou modifié ; 6) dans ses rapports avec l'atmosphère ; 7) dans l'exercice de la reproduction ». Ce dernier texte est très utile car, contrairement à la plupart des codes muséographiques qui portent sur la nature des objets, Jauffret part du cadre global de leur utilisation. Par ailleurs, certains des thèmes sont des branches anthropologiques bien conçues : ainsi la moralité (point 3) est-elle essentiellement le politique et le symbolique, fondements de toute anthropologie sociale. Quant au point 5, c'est une anthropologie économique complète et le dernier point est à la fois une génétique des populations et une démographie sociale. Il est évidemment facile de moderniser de telles classifications, mais nous voulons indiquer, ce faisant, la présence réfléchie d'une thématique construite malgré le refus d'une théorie qui doit céder le pas à l'empirisme des « vrais faits ».

Gérando explique aussi le contenu de son découpage, mais il faut reconnaître qu'il procède plus par questions que par réflexion synthétique. Tout ce que nous pouvons relever c'est la place accordée aux « rapports politiques [...] qui servent de base à tous les autres ». Enfin, il est significatif que la société civile (c'est-à-dire la propriété privée et le droit) n'occupe que les deux tiers d'une page. Gérando n'a pas pu penser la nature communautaire et individuelle (mais non privée) des modes d'appropriation des produits chez les chasseurs-cueilleurs (ou les pasteurs) non plus que le règlement non-institutionnel des conflits. En effet, il se trouve bien en peine [48] de savoir quoi demander puisque visiblement il n'a aucune idée de ce genre de réalité sociale.

Ce découpage thématique, ces définitions qui n'en sont pas exactement, ne correspondent pas à une interprétation historique des faits. Malgré la perception temporelle des rapports humains, la recherche ne débouche pas sur un historicisme (que le XIXe siècle va magnifier jusqu'à l'absurde). Gérando évoque les âges de la société humaine, mais il ne nous dit rien du passage d'un âge à L'autre [111]. La seule fois où il aborde ce problème c'est à propos de l'absence de passage à l'agriculture. Tout ce qu'il peut proposer c'est « de chercher à pénétrer le motif d'une si singulière répugnance ». Cette explication d'un manque par un refus nous rappelle des théories assez récentes sur le refus de l'État par les sauvages [112].

Il n'est pas besoin de répéter combien la langue comme instrument et témoin de la pensée des sauvages est l'objectif stratégique, le médium parfait et l'idéal épistémologique des Idéologues. L'observation participante est pensée pour la première fois pour cette raison et l'intérêt porté à l'enquête linguistique et sociolinguistique subordonne aisément les balbutiements ethnologiques à une recherche des opérateurs logiques de la langue (langage d'action et langue articulée). À la fois structuraliste et « généraliste », la conception linguistique des observateurs de l'homme est la partie la plus élaborée de leur anthropologie, que ce soit au niveau idéologique, méthodologique ou théorique. Comme l'écrit Leblond dans son rapport sur le Chinois Tchong-A-Sam : « Combien il était puissant [l'intérêt] [...] de mettre en action une grammaire vivante de la langue près de laquelle échoue tout l'orgueil de nos savants ! » Cette obsession linguistique permet d'expliquer une des constantes de l'anthropologie française orientée vers l'aspect social et culturel de la réalité. Comme l'écrit H. Henson dans sa conclusion : « La cause principale d'un développement différent en France provint peut-être de ce que l'anthropologie ne donna jamais naissance à une idéologie empirique, à la différence de la Grande-Bretagne. Bien qu'il y eût un certain nombre de recherches de terrain, on était loin d'accorder autant d'insistance à la rigueur des méthodes de collecte des données comme en Grande-Bretagne, ou même en Amérique. Linguistique et anthropologie demeuraient dans la sphère de la philosophie [113]. »

[49]

Comment peut-on donc caractériser les ouvertures théoriques implicites aux études des observateurs de l'homme ? L'anthropologie sociale (au sens classique du terme) a sans doute la portion congrue : elle s'identifie largement au politique, mais la conception appliquée des choses ne la transforme pas pour autant en une anthropologie politique. Il faudra une colonisation effective et surtout une idéologie non-assimilationniste pour qu'une telle pratique se développe. La tendance naturaliste et physique de l'anthropologie est encore une tendance totalisante qui correspond plus à l'anthropologie biologique telle qu'elle est conçue aujourd'hui. Mais Péron est une exception et, en restreignant le champ des études, il annonce l'anthropologie physique qui va dominer le XIXe siècle. Finalement, c'est au niveau du rapport entre langue et constitution de la pensée que l'apport théorique semble le plus considérable. La préoccupation pour l'éducation et les signes de l'humanité, le questionnaire linguistique [114], l'attitude psycholinguistique sont autant de thèmes que le large courant de l'anthropologie symbolique a repris aujourd'hui. La triade Pouvoir-Corps-Signes résume bien l'horizon théorique des observateurs de l'homme. Le moins qu'on puisse dire c'est que leur programme est encore loin d'être achevé et que nous revivons, au moins métaphoriquement, à l'enseigne de la Société des observateurs de l'homme. Bien sûr, l'ensemble peut paraître désuet et dépassé et il serait abusif de nous réclamer de ces textes que ce soit pour la méthode ou pour les concepts qu'ils véhiculent.

Il reste que la force de leur imagination sociologique est à la hauteur de la censure qui les a frappés jusqu'à aujourd'hui, et les limites de l'anthropologie française paraissent de fait bien plus considérables une fois ces ancêtres - oubliés et surtout reniés -, remis à leur juste place et proportion [115].


Note sur la présente édition

Plutôt que des « morceaux choisis », les textes réunis et présentés dans cet ouvrage constituent des « morceaux imposés », - imposés par la situation historiographique et par l'état des fonds archivistiques. En effet, depuis les publications d'Ernest-Théodore Hamy et de Georges Hervé, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, lesquels ont été sans doute les derniers auteurs à avoir eu entre les mains les papiers de la Société des observateurs de l'homme, aucun de ces papiers n'a pu être retrouvé, soit que ceux-ci aient été détruits, soit qu'ils aient été conservés par les deux éditeurs puis dispersés ou perdus après leur mort du fait de leurs [50] ayants droit respectifs. Quoi qu'il en soit, nos démarches et nos recherches pour les retrouver ont été en vingt ans totalement infructueuses. L'édition que nous présentons ne peut donc être à proprement parler une édition critique, n'ayant pas eu la possibilité de remonter aux sources manuscrites ni, par conséquent, de vérifier pour certains des mémoires la fidélité des transcriptions effectuées par Hamy ou par Hervé. Chacun des écrits repris ici, qui se fondent donc sur les éditions d'Hamy et d'Hervé, est cependant précédé d'une courte introduction, composée en caractères italiques, rappelant les circonstances de sa rédaction, de sa découverte et de sa publication ou republication.

Lors de la première édition de ce livre (1978) - ceci dans une optique de commodité de lecture et, pensions-nous, dans un souci pédagogique -, nous avions cru bon de rassembler les mémoires de la Société des observateurs de l'homme en deux grandes parties que nous avions intitulées : « le Sauvage chez soi » et « le Sauvage ailleurs ». À juste titre Benjamin Kilborne, dans un article puis dans une recension de notre livre [116], avait critiqué cette organisation, considérant qu'elle introduisait une confusion dans la conception même que les « observateurs de l'homme » se faisaient de l'homme sauvage, ou du moins risquait d'occulter cette sorte d'épistémologie génétique qu'ils avaient tenté de fonder en « inventant » une Science de l'homme ; il eût mieux valu, observait-il, parler des « Observateurs chez eux » et des « Observateurs ailleurs ». Dans la présente édition, nous avons plutôt opté pour une organisation chronologique (à l'exception du texte de Louis-François Jauffret qui, comme son titre l'indique, introduit aux mémoires de la Société des observateurs de l'homme et se présente à la fois comme un programme d'étude et un « rapport d'activité » de la dite Société). L'édition originale de ce livre avait été introduite par une préface de Jean-Paul Faivre, l'un des premiers historiens de l'expédition du capitaine Baudin, qui rappelait en quelques pages les circonstances, les péripéties aussi bien que les défaillances et erreurs de celle-ci. Il s'attachait à réhabiliter la personnalité de son chef, lequel, méprisé pendant plus de cent cinquante ans, fut jugé responsable de l'extraordinaire coût en maladies et vies humaines que connut son équipage [117] et blâmé avec un certain acharnement par François Péron tout au long du récit que ce dernier fit du voyage aux terres australes. Le ton partisan, quelque peu hagiographique, de cette préface, notamment signalé par Paul Jorion [118], n'est sans doute plus de circonstance aujourd'hui compte [51] tenu des progrès de l'historiographie sur cette expédition [119] et des travaux qui depuis ont été publiés à son sujet, faisant la part des choses, des hommes et des événements, donnant donc des principaux protagonistes une image plus nuancée, plus « contextualisée ». Aussi, pour couper court à toute polémique, sommes-nous convenus de ne pas la reprendre.

Par rapport à l'édition de 1978, nous avons par contre ajouté deux écrits d'une part un texte de Gérando sur les rapports de J.M.G. Itard concernant « l'enfant sauvage de l'Aveyron » (rapports qu'il n'était pas utile de reproduire ici, ceux-ci ayant été publiés dans une édition de grande diffusion par Lucien Malson), d'autre part le mémoire de Péron sur les expériences dynamométriques et la force physique des sauvages de la terre de Diémen, extrait du Voyage de découvertes aux terres australes, mémoire dont la publication s'est imposée après la découverte par l'un d'entre nous, au Musée de l’Armée à Paris, de l'appareil de Régnier, semblable en tous points à celui que Péron avait transporté sur le terrain.

Notre introduction ainsi que les notes ont été entièrement revues et actualisées en fonction des études qui, depuis 1978, ont paru sur les Idéologues, plus particulièrement - mais aussi plus rarement - sur les observateurs de l'homme et sur les débuts difficiles mais passionnants de la discipline anthropologique dont témoignent tous les écrits réunis ici.

Paris, Amiens, janvier 1993.



[1] Origine intéressante en ceci qu'elle permet de repenser l'histoire de l'ethnologie dite de « terrain » dont les précurseurs sont généralement recherchés du côté anglo-saxon. La forme et le contenu du mémoire de Gérando ne sont pas sans rappeler, certes à première vue, Rousseau et la philosophie du siècle des Lumières ; les idées développées dans la conclusion, avec un grand élan humaniste et non sans lyrisme, ne sont pas sans évoquer la doctrine coloniale de l'« assimilation », qui avait été définie dans les articles 6 et 7 de la Constitution de l'an III.

[2] Marcel MAUSS, Manuel d'ethnographie, Paris, Payot, 1989 (Ire édition due à Denise Paulme, Paris, Payot, 1947) [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ; M. GRIAULE, Les Méthodes de l'ethnographie, Paris, P. U. F., 1957.

[3] Cf. A. VAN GENNEP, Religion, mœurs et légendes. Essais d'ethnographie et de linguistique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1914, vol. 5, pp. 93-218.

[4] Cf. M. MAUSS, « L'ethnographie en France et à l'étranger (1913) », in Oeuvres, 3, Paris, Minuit, 1969, pp. 395-435 (édition de Victor Karady).

[5] Par exemple le bilan publié par la revue L'Homme en 1986, « Anthropologie : état des lieux » (Paris, Le Livre de Poche, 1986) ne comporte aucun texte sur la question. Il faut lire l'Américain James Clifford pour comprendre Maurice Leenhardt, Marcel Griaule, et même Michel Leiris, du moins pour comprendre la place qu'ils ont occupée dans la fondation de l'ethnologie en France.

[6] Nous pensons notamment à T. Todorov à qui semble échapper toute la signification du mouvement des Idéologues et qui tend à réduire les Considérations... de Gérando à un discours ethnocentrique et quasi colonialiste. Cf. T. TODOROV, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Le Seuil, 1989, pp. 30-31, 40-41 et 339-342.

[7] Cf. M. KILANI, Introduction à l'anthropologie, Lausanne, Payot, 1992, p. 239 ; F. ROGNON, Les Primitif, nos contemporains, Paris, Hatier, 1988, pp. 80, 138-141 ; I. SCHULTE-TENCKHOFF, La Vue portée au loin. Une histoire de la pensée anthropologique, Lausanne, éditions d'en-bas, 1985, p. 34 ; A. C. TAYLOR, « Les modèles d'intelligibilité de l'Histoire », in PH. DESCOLA, G. LENCLUD, C. SÉVERI et A. C. TAYLOR, Les Idées de l'anthropologie, Paris, Armand Colin, 1988, p. 165.

[8] Cf., par exemple, F. LAPLANTINE, Clefs pour l'anthropologie, Paris, Seghers, 1987, pp. 57-58, 208, et G. LENCLUD, « Le Grand Partage ou la tentation ethnologique », in G. ALTHABE, D. FABRE et G. LENCLUD (sous la direction de), Vers une ethnologie du présent, Paris, éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, pp. 13 et 17.

[9] Cf. PH. LABURTHE-TOLRA & J.-P. WARNIER, Ethnologie, Anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1993.

[10] La revue Gradhiva œuvre dans ce sens depuis 1986.

[11] Cf. K. MARX, L'idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968 (édition de Gilbert Badia), notamment pp. 43-45 et pp. 260-263. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales, JMT.] Sur l'histoire du mot « idéologie », voir l'ouvrage, quelque peu polémique, de R. BOUDON, L'idéologie ou l'origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986.

[12] Cf. G. GUSDORF, La Conscience révolutionnaire. Les Idéologues, Paris, Payot, 1978.

[13] J. GAULMIER, L'idéologue Volney, Thèse de doctorat, Beyrouth, 1951 ; J. GAULMIER (éd.) : Volney, Voyage en Egypte et en Syrie, Paris, Mouton, 1959 ; J. GAULMIER (éd.) : Volney, La loi naturelle. Leçons d'histoire, Paris, Garnier, 1980.

[14] Cf. F. PICAVET, Les Idéologues. Essai sur l'histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques, religieuses, etc., en France depuis 1789, Paris, Alcan, 1891.

[15] Cf. G. W. STOCKING, « French Anthropology in 1800 », Isis, Vol. LV, 2, n° 180, 1964, pp. 134-150.

[16] Cf. S. MORAVIA, Il Tramonto del l'illuminismo. Filosofia e politica nella societa francese (1770-1810), Bari, Laterza, 1968 ; La Scienza dell homo nel Stettencento, Florence, La nuova Italia, 1970 ; Il pensiero degli ideologues, Florence, La nuova Italia, 1974.

[17] Cf. M. RÉGALDO, Un milieu intellectuel : La Décade philosophique (1794-1807), thèse de doctorat d'État, Université de Lille, 1976.

[18] C. DÉSIRAT et T. HORDÉ (éds.), « Les Idéologues et les sciences du langage », Histoire, épistémologie et langage, T. 4, fasc. 1, 1982.

[19] CL. NICOLET, L'idée républicaine en France. Essai d'histoire critique, Paris, Gallimard, 1982.

[20] Cf. P. QUENTIN, Les Origines de l'idéologie, Paris, Economica, 1987 ; J.-P. COTTEN, « La politique de la philosophie. Note sur la France du début du XIXe siècle », La Pensée, n° 274, 1990, pp. 77-86.

[21] Cf. G. LECLERC, L'Observation de l'homme, Paris, Seuil, 1979.

[22] Cf. M. FOUCAULT, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966. Il faut tout de même souligner le caractère essentiellement « philosophique » de la démonstration de Foucault.

[23] Il conviendrait d'entreprendre une lecture sérieuse de la place de Kant et de la philosophie d'inspiration kantienne en général dans l'inconscient de la tradition anthropologique. On sait ce que Claude Lévi-Strauss a avoué à Paul Ricœur sur ce point !

[24] M. FOUCAULT, op. cit., 1966, pp. 253-254.

[25] Cf. DESTUTT DE TRACY, Éléments d'idéologie, Paris, Vrin, 1970 (réimpression de l'édition de 1801).

[26] CL. DÉSIRAT & T. HORDÉ, Du bon usage du sens. Textes linguistiques et ethnographiques de Volney, s.l.n.d.

[27] Cf. H. METZGER, La Méthode philosophique en histoire des sciences. Textes 1914-1939, Paris, Fayard, 1987 (édition de Gad Freudenthal).

[28] Cf. sur Gérando les articles récents de J.-F. BRAUNSTEIN, « Le sourire du pâle Vasco ou le voyage des Idéologues », Oui, la philosophie, n°3, 1984, pp. 46-55 ; « De Gérando, le "social" et la fin de l'Idéologie », Corpus, n° 14-15, pp. 197-215.

[29] Cf. CL DÉSIRAT & T. HORDÉ, op. cit., s.l.n.d.

[30] C'est à cette photocopie que fait allusion J. POIRIER dans son Histoire de l'ethnologie (Paris, P.U.F., 1969, p. 22) ; mais elle n'apparaît pas dans le fichier systématique de la bibliothèque du Musée de l'Homme à l'entrée « Guides d'enquête ». L'imprimé original du mémoire est conservé à la bibliothèque du Muséum national d'Histoire naturelle sous la cote : M. M. 6. L.

[31] Ernest-Théodore Hamy (1842-1908) fut le fondateur et le premier conservateur du Musée d'ethnographie du Trocadéro (1877), et membre de la Société d'anthropologie de Paris (fondée par Paul Broca en 1859). Hamy dirigea la Revue d'ethnographie qui parut de 1882 à 1889. Outre la découverte de quelques archives de la Société des observateurs de l'homme, on lui doit notamment Les Origines du Musée d'ethnographie, histoire et documents (Paris, Ernest Leroux, 1890 ; réimpression Jean-Michel Place, Paris, 1989) ainsi que de nombreux articles parus dans L'Anthropologie sur l'histoire du Muséum national d'Histoire naturelle. Sur Hamy, on peut consulter l'ouvrage très bien documenté de N. DIAS, Le Musée d'ethnographie du Trocadéro (1878-1908). Anthropologie et muséologie en France, Paris, CNRS, 1991.

[32] Georges Hervé, membre comme E.-T. Hamy de la Société d'anthropologie de Paris, enseigna dans le cadre de celle-ci l'histoire de l'ethnologie. On lui doit de nombreux articles sur cette histoire et, surtout, l'édition de textes provenant de la Société des observateurs de l'homme.

[33] M. BOUTEILLER, « La Société des observateurs de l'homme, ancêtre de la Société d'anthropologie de Paris », Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, 10e série, 1956, pp. 448-465.

[34] P. BROCA, Histoire du progrès des études anthropologiques depuis la fondation de la Société, séance solennelle du 8 juillet 1869, Paris, Hennuyer, 1870.

[35] Cf. J. POIRIER, « Histoire de la pensée ethnologique », in J. POIRIER (éd.), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968, pp. 26-27 ; J. POIRIER, op. cit., 1969, pp. 21-23 ; G. GUSDORF, « Ethnologie et métaphysique : l'unité des sciences humaines », in J. POIRIER (éd.), op. cit., 1968, pp. 1788-1789.

[36] J.-P. FAIVRE, L'Expansion française dans le Pacifique, 1800-1842, Paris, Nouvelles éditions latines, 1953 ; cf. notamment « L'expédition Baudin et les velléités de la politique impériale », pp. 73-183.

[37] C'est en ces termes que le présente le Petit Robert des noms propres : « Il a donné également un des premiers guides d'enquête ethnologique, à l'occasion de la mission de découverte en Terres australes dirigée par Baudin ; il y affirme, avant B. Malinowski, la règle de l'observateur participant. »

[38] Cf. J.-M. DE GÉRANDO, The Observation of' Savage People, édité par F. T. C. MOORE, Berkeley, University of California Press, 1969 ; préface de E. E. EVANS-PRITCHARD.

[39] Cité par M. GIRARD, F. Péron, naturaliste, voyageur aux Terres australes, Paris, J. Baillère, 1857, p. 55.

[40] Bernard Lacépède (1756-1825), ancien collaborateur de Buffon, fit des leçons sur l'anthropologie dans son cours professé au Muséum en 1800 et 1801. Lors du discours d'ouverture du cours de zoologie de l'an IX, Lacépède mentionne l'existence de la Société des observateurs de l'homme : « Nous allons tâcher de répandre quelques lumières nouvelles sur un des objets les plus dignes de l'attention du naturaliste : nous allons nous occuper de l'homme... Quel moment plus favorable pour parvenir à ce but, que celui où les sciences prennent une direction plus particulière vers la connaissance de l'homme, où des naturalistes, des voyageurs, des philosophes de premier ordre, viennent de se consacrer à son observation (ils viennent de fonder la Société des observateurs de l'homme) ; et où la fameuse sentence des sages de la Grèce : "Connais-toi toi-même", est devenue l'honorable devise de leur illustre association. » Cours de zoologie, discours d'ouverture, Paris, Plasson, 1800.

[41] M. GIRARD, op. cit., 1857, p. 21. Il remarque à ce propos que « Péron obtint avec reconnaissance une note détaillée de la main de cet illustre savant, indiquant les nombreux points sur lesquels devaient porter ses investigations. Il attachait tant d'importance à ce précieux écrit qu'il ne passait pas un jour sans le relire. »

[42] On attribue généralement à Montaigne l'invention du mythe du « bon sauvage » (voir le chapitre « Des Cannibales » des Essais). Ce mythe fut précisé et enrichi au début du XVIIIe siècle par les relations de L.-A. LAHONTAN (1666-1715), Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d'un Sauvage de l'Amérique, Amsterdam, De Boeteman, 1740 (Paris, Éditions sociales, 1970). Sur ce problème, et parmi les rares études en français consacrées à l'histoire ou à la protohistoire de l'anthropologie, on peut notamment consulter l'article de G. HERVÉ, « Les débuts de l'ethnographie au XVIIIe siècle (1701-1765) », Revue de l'école d'anthropologie, 1909, pp. 345-366, et pp. 381-401 ; le chapitre de VAN GENNEP, op. cit., 1914, pp. 94-218 ; l'importante et remarquable étude de C. MINGUET, Alexandre de Humboldt, Paris, Maspéro, 1969, pp. 323-355, où il est question des représentations divergentes, voire contradictoires, du sauvage à la fin du XVIIIe siècle ; l'article un peu rapide de H. CLASTRES, « Sauvages et civilisés au XVIIIe siècle », in F. CHATELET (éd.), Histoire des idéologies, t. III, Paris, Hachette, 1978, pp. 209-228, où référence est faite aux Considérations... de Gérando (pp. 226-228) ; ainsi que la thèse de M. DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, parue chez Maspéro en 1971 et rééditée chez Flammarion en 1977, curieusement allégée de ses références érudites. Dans le chapitre consacré à l'anthropologie de Buffon, M. Duchet montre que l'idée du « bon sauvage » était déjà vivement contestée par celui-ci, qui, se fondant sur les relations de certains voyageurs, pouvait affirmer que « les sauvages du Nouveau Monde sont moins robustes, moins sensibles, plus craintifs et plus lâches que les Européens. Ils n'ont "nulle vivacité, nulle activité dans l'âme". "Ils manquent d'ardeur pour leur femelle" - le mot renvoie à la sexualité animale - "et par conséquent d'amour pour leur semblable [...] ". Cette indifférence pour le sexe est la tache originelle qui flétrit la nature, qui l'empêche de s'épanouir, et qui, détruisant les germes de la vie, coupe en même temps la racine de la société. " À l'autre extrême, l'Européen vivant sous un climat tempéré et dans un pays policé représente la perfection du type. » (p. 97). On verra que Péron reprendra à son compte cette vision des sauvages, mais il cherchera à la fonder sur des observations et des mesures, et ne la jugera pas définitive : les sauvages, pour lui et à la différence de Buffon, ne sont pas des « dégénérés » mais des « ratés » de la civilisation qu'une « éducation appropriée » peut donc corriger.

[43] Cf. E.-T. HAMY, « L'œuvre ethnographique de Nicolas-Martin Petit, dessinateur à bord du Géographe (1801 - 1804) », L'Anthropologie, T. II, 1891, pp. 601-622.

[44] C'est ce geste qu'aurait reproduit Lesueur sur la planche en question : il donna lieu à des interprétations contradictoires de la part de A. de Quatrefages et de E.-T. Hamy. Ce dernier s'en explique dans son article (p. 611) : « Ce personnage, appuyé sur sa sagaie, se touche le pénis avec un rictus tout spécial, qui ouvre largement sa bouche et montre des dents grosses et bien rangées. Ce jeu de physionomie, assez mal rendu dans la planche, et le geste qu'il commente et souligne ont été très diversement appréciés. J'avais cru, pour ma part, y reconnaître l'expression d'une insulte cynique, dont il ne serait pas bien difficile de trouver l'équivalent dans les basses classes de nos grandes villes. M. de Quatrefages y avait vu tout autre chose. Un des hommes debout, disait-il en décrivant la planche de Lesueur, "ramène avec soin son prépuce sur le gland, que ce repli cutané est destiné à recouvrir". C'était à ses yeux, une notion de "pudeur masculine" qui se traduisait d'ailleurs à peu près de la même manière chez certains peuples polynésiens. » Cf. A. DE QUATREFAGES, Hommes fossiles et hommes sauvages. Études d'anthropologie, Paris, Baillère, 1884, p. 344 (réimpression Jean-Michel Place, Paris, 1988).

[45] Cf. M.-J. CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Paris, Agasse, 1794. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales, JMT.]

[46] Cf. C.-F. VOLNEY, Tableau du climat et du sol des États-Unis, Paris, Firmin Didot, 1846 (Ire édition 1803) ; voir aussi C. MINGUET, op. cit., 1969, p. 332.

[47] C. MINGUET, op. cit., 1969, p. 333.

[48] G.W. STOCKING, art. cit., 1964, pp. 140-150.

[49] F. PÉRON, « Esquisse sur la force physique des peuples sauvages de la terre de Diémen, de la Nouvelle-Hollande, etc. », in F. PÉRON ET L.-C. FREYCINET, Voyage de découvertes aux terres australes, Paris, Imprimerie royale, 1816, pp. 446. (Texte reproduit in fine.)

[50] Cf. J. JAMIN, « Anthropologie française », in P. BONTE & M. IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, P. U. F., 1991.

[51] Et notamment par le mémoire que COULOMB lut à l'Institut en 1797 : De l'utilité de déterminer la quantité d'actions journalières que les hommes peuvent fournir par leur travail particulier suivant les différentes façons dont ils emploient leur force.

[52] M. GIRARD, op. cit., 1857, p. 88.

[53] Cf. J. JAMIN, « Note sur le dynamomètre de Régnier », Gradhiva, n° 1, 1986, pp. 17-21 ; et ici même, infra. p. 179.

[54] F. PÉRON, art. cit., 1816.

[55] Cf. G. HERVÉ, « Les premières armes de Péron », Revue anthropologique, vol. XXIII, 1913, pp. 1-16. Cf. aussi A. QUATREFAGES, op. cit., 1884, p. 296, qui n'hésite pas à reconnaître en Péron « un excellent observateur [qui] eut de nombreuses rencontres avec les Diéménois et sut en profiter », même si plus loin il pondère ses jugements à propos des mesures dynamométriques. MOORE (op. cit., 1969) et J. HONIGMAN (The Development of Anthropological Ideas, Homewood, Dorsey Press, 1976) ont souligné la légèreté, voire l'incompétence de Péron. Honigman écrit d'ailleurs : « C'est triste à dire, mais les thèmes et les conseils d'enquête [de Gérando] aidèrent peu l'expédition australienne [de Baudin]. L'ethnographe inepte qui était à bord ne mena que des observations superficielles et ignora totalement les instructions de Gérando comme celles des voyageurs plus expérimentés » (p. 82). Porter un tel jugement, a posteriori, est pour le moins surprenant et méconnaît gravement la situation épistémologique des Idéologues.

[56] A.-L. Jussieu, Rapport sur le voyage entrepris par les ordres du gouvernement et sous la direction de l'Institut par le capitaine Baudin, 5 nivôse an IX, (manuscrit de 4 feuillets conservé à la bibliothèque du Muséum nation d'histoire naturelle sous la cote 1214.6).

[57] Les travaux de J.-P. Faivre, la publication du Journal de Baudin, récemment le colloque « Les Français et l'Australie » (Le Havre 1989) ont permis de mieux cerner la personnalité du chef de l'expédition, vivement égratignée par le rapport de Péron et les hagiographes de celui-ci ; cf., en particulier, J.-P. FAIVRE, « Les Idéologues de l'an VIII et le voyage de Nicolas Baudin en Australie (1800-1804) », Australian Journal qf French Studies, vol. III, n° 1, 1966, pp. 3-15 ; ainsi que The Journal of Post Captain Baudin, Adélaïde, Libraries Board of South Australia, 1974, (préface de J.-P. FAIVRE).

[58] Comme le notent P. J. Pelto et G. H. Pelto : « ... Le type de travail de terrain qu'il [Gérando] préconisait n'est devenu une réalité significative qu'au cours du XXe siècle. » ; Cf. P. J. PELTO & G. H. PELTO, « Ethnography : the Fieldwork enterprise », in J. HONIGMAN, (ed.), Handbook of Social and Cultural Anthropology, Chicago, Rand Mc Nally, 1973, p. 242.

[59] Ce qui est déjà le cas de Péron avec les Considérations... de Gérando.

[60] Cf. G. LECLERC, Anthropologie et colonialisme, Paris, Fayard, 1972.

[61] G. LECLERC, op. cit., 1972, p. 94.

[62] Cf. J. COPANS, The French Revolution and the Black People of and from Africa, Travaux et documents, n° 4, Nairobi, Credu, janvier 1990. La bibliographie sur ce problème tout à fait symbolique est des plus succinctes dans l'historiographie de la Révolution française.

[63] Le mémoire de Jauffret pose les bases d'une problématique dont nous attendons toujours les applications au niveau de la muséographie ethnologique.

[64] J. HONIGMAN, op. cit., 1973, pp. 241-288.

[65] D. FOWLER, « Notes on Inquiries in Anthropology : a bibliographical Essay », in T. H. H. THORESEN (ed.), Towards a Science of Man. Essays in the History of Anthropology, Mouton, La Haye, 1975, pp. 15-32.

[66] D. FOWLER, art. cit., 1975, p. 19.

[67] H. CLINE & AL., « The Relaciones geograficas of the Spanish Indies and New Spain, 1577-1792 », in Guide to Ethnohistorical Sources, part 1, Handbook qf Middle American Indians, 12, pp. 183-449.

[68] Cf. J. G. BOURKE, Memoranda for Use in obtaining Information concerning Indian Tribes, Fort Omaha, Nebraska, privatery printed (reprinted 1964 in The Diaries of John Gregory Bourke, by E. V. SUTHERLAND, pp. 173-196) ; W. PETTY, Quaeries concerning the Nature of the Natives of Pennsilvania (reprinted 1927 in The Petty Papers, some unpublished Writings of Sir William Petty, edited by the MARQUIS OF LANDSDOWNE, Londres, Constable, pp. 115-118).

[69] H. SPENCER, An Autobiography, New York, Appelton, 1904, p. 202 (vol. II).

[70] Behavior Science Outlines, 1, 1965.

[71] D. FOWLER, art. cit., 1975, p. 19.

[72] Cf. L. CASS, Inquiries, respecting the History, Traditions, Languages, Manners, Customs, Religion, etc., of the Indian living within the United States, Detroit, Sheldon and Reed, 1823 ; L. H. MORGAN, Circular in Reference to the Degrees qf Relationship among Different Nations, Smithsonian Miscellaenous Collections, 2 (10), 1862 ; voir aussi les textes de GIBBS sur l'archéologie de 1861, de HENRY sur le même sujet de 1878 et de MASSON sur les tribus indiennes de 1875.

[73] Cf. J. GRUBER, « Ethnographic Salvage and the Shaping of Anthropology », American Anthropologist, vol. LXXII, 1970, pp. 1289-1299.

[74] Le titre exact est : Notes and Queries on Anthropology for Use of Travellers and Resident in Uncivilized Lands, Londres, Stanford, 1874. (La dernière partie du titre a sauté dans les dernières éditions : il y en a eu six jusqu'à présent : 1892, 1899, 1912, 1929, 1951.)

[75] Cf. le discours de P. BROCA de 1869 (op. cit., 1870). Il sera traduit dès 1871 en anglais dans le Journal of the Anthropological Institute of New York, 1, pp. 22-42.

[76] On notera pourtant la similitude des dates françaises et britanniques concernant la production des questionnaires pré-professionnels :

- 1841, Société ethnologique de Paris : Instructions générales adressées aux voyageurs (mémoire 1).

- 1860-1873, puis 1883, Questionnaires de la Société d'anthropologie de Paris (dont le Questionnaire de sociologie et d'ethnographie).

- 1841, TH. HODGKIN ET AL., Queries respecting the Human Race, to be adressed to Travellers and Others, British Association for the Advancement of Science, Report II, pp. 332-339 (voir du même également, 1852, vol. XXII, pp. 243-252).

[77] Cf. nos articles : J. COPANS, « Les tendances de l'anthropologie française », in Questions à la sociologie, P. U. F., 1976, pp. 45-60 ; « A la recherche de la théorie perdue : marxisme et structuralisme dans l'anthropologie française », Anthropologie et sociétés, vol. 1, 3, 1977, pp. 137-158 ; J. JAMIN, « L'histoire de l'ethnologie est-elle une histoire comme les autres ? », Revue de synthèse, 3-4, 1988, pp. 469-483.

[78] Cf. A. C. HADDON, History of Anthropology, Londres, Watts, 1949 ; R. H. LOWIE, The History of Ethnological Theory, New York, Farrar and Rinehart, 1937, (traduction française : Paris, Payot, 1971) ; W. MÜHLMANN, Geschischte der Anthropologie, Bonn, Universitats-Verlag, 1948 ; A. VAN GENNEP, op. cit., 1914 ; A. MÉTRAUX, « Les précurseurs de l'ethnologie en France, du XVIe au XVIIIe siècle, Cahiers d'histoire mondiale, vol. VII, n° 3, 1963, pp. 721-738 ; P. MERCIER, Histoire de l'anthropologie, Paris, P. U. F., 1966.

[79] T.K. PENNIMAN, A Hundred Years of Anthropology, Londres, Duckworth, 1935.

[80] F.W. VOGET, A History of Ethnology, Londres, Holt, Rinehart and Winston, 1975.

[81] L POIRIER, op. cit., 1968, pp. 27-28.

[82] G. GUSDORF, art. cit., 1968, pp. 1790-1791.

[83] G.W. STOCKING, art. cit., 1964, p. 140. Stocking s'est fait connaître depuis par ses nombreux travaux sur l'histoire de l'anthropologie et, surtout, par le fait qu'outre-Atlantique il a hautement contribué à faire reconnaître ce domaine de recherche comme un domaine à part entière.

[84] Cf. F. T. C. MOORE (ed.), op. cit., 1969, préface p. X.

[85] Moore semble ignorer les travaux de J.-P. FAIVRE et, en particulier, sa thèse de 1953 (op. cit., 1953).

[86] Moore définit cette notion de la façon suivante : « Je dirai qu'il y a maladie de l'époque lorsqu'à l'époque en question un ensemble d'idées domine de telle façon que n'importe quelle tentative pour les mettre en pratique produit un conflit entre plusieurs idées et les autres » (op. cit., 1969, p. 51).

[87] F.T.C. MOORE (ed.), op. cit., 1969, p. 52.

[88] F.T.C. MOORE (ed.), op. cit., 1969, p. 56.

[89] F.T.C. MOORE (ed.), op. cit., 1969, p. 58.

[90] G. LECLERC, op. cit., 1972, pp. 217-242.

[91] G. LECLERC, op. cit., 1972, p. 221.

[92] G. LECLERC, op. cit., 1972, p. 223.

[93] G. LECLERC, op. cit., 1972, pp. 240-241.

[94] L'esprit des Lumières plus l'idéologie de la Révolution française plus la « machine » bonapartiste et napoléonienne. L'antimodernisme libéral de ces dernières années a cru bon remonter jusqu'à cette époque pour retrouver - et extirper - les racines du totalitarisme. Les Lumières ne seraient plus les « lumières » et le XVIIIe siècle serait plutôt la fin de la modernité que son début. Le « totalitarisme » rationaliste de cette époque a pourtant constitué les prémisses de l'observation et de la pensée du social. Un tel phénomène historique et intellectuel ne peut être remis en cause sans démagogie. Évidemment certains peuvent regretter que le social et le politique puissent se penser de façon autonome ; c'est bien ce que le postmodernisme libéral ne cesse de nous répéter.

[95] Cf. T. KROEBER, Ishi, Testament du dernier Indien sauvage de l’Amérique du Nord, Paris, Plon, 1971.

[96] Cf. M. LEIRIS, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992, (édition de Jean Jamin).

[97] La relation entre la linguistique et l'anthropologie permet d'éclairer les conditions d'apparition de cette dernière. L'intérêt fondamental que les Idéologues portent à la langue se retrouvera chez E. B. Tylor par l'intermédiaire de la recherche d'une langue naturelle. Ce sont les travaux de l'abbé Sicard sur les sourds-muets qui serviront de base à ces nouvelles interrogations. Lire à ce sujet H. BENSON, British Social Anthropologists and Language, Oxford, Clarendon Press, 1974, et notamment pp. 17-19. Cela dit, c'est chez les linguistes « génératistes » qu'une telle conjonction méthodologique va se réaliser : cf. K. HALE, « Some Questions about Anthropological Linguistics : the Role of Native Knowledge », in D. HYMES (ed.), Reinventing Anthropology, New York, Pantheon Book, 1973.

[98] Nous donnons directement les citations sans les référer systématiquement : (Mem.) renvoie à l'introduction de Jauffret et (Mus.) à son projet de musée, - textes reproduits infra.

[99] Mais, lorsqu'en 1804, la Société demandera à devenir Société impériale des observateurs de l'homme, la carrière de Jauffret se terminera de fait, et il ira s'exiler dans une bibliothèque de province.

[100] Il définit ensuite ce qu'il faut apporter et ce qu'il ne faut pas apporter aux sauvages.

[101] Cf. le paragraphe intitulé : « Étrangers, hospitalité ».

[102] « Les costumes, les marques par lesquelles la plupart des sauvages se défigurent, et que les voyageurs ordinaires ont tant de soin de nous transmettre ne servent qu'à masquer le véritable caractère de la physionomie. »

[103] Gérando est même partisan de ramener une famille entière, « image en petit de cette société », et surtout des jeunes.

[104] « La Société, par son titre, annonce de quelle manière elle croit pouvoir arriver à une connaissance plus approfondie de l'homme. Son plan est surtout de recueillir beaucoup de faits, d'étendre et de multiplier les observations, et laissant de côté toutes ces vaines théories, toutes ces spéculations hasardées... »

[105] À l'exception bien entendu de la place accordée au langage. Voir infra nos remarques sur ce point.

[106] « Pouvoir s'initier aux rapports ordinaires que ses membres ont entre eux. »

[107] Plutôt qu'une ethnolinguistique (aux sens français de ces disciplines). Nous pensons aux travaux de D. Hymes et à son ethnographie de la communication.

[108] Cf. J. JAMIN, « Le syndrome chinois des Idéologues ou les débuts de la sociolinguistique », Histoire, épistémologie et langage, IV, n° 1, 1982, pp. 83-92.

[109] « [...] quel théâtre plus propre à faire des observations neuves et intéressantes, que ces contrées immenses sur lesquelles les voyageurs et les historiens ont dit si peu de choses, et les médecins rien du tout encore... ? » Cette médecine étudie le corps puis les maladies dans leur contexte somatique social et culturel.

[110] C'est ce que J.J. Rousseau proposait implicitement dans une des notes - (J) - de la première partie de son Second discours où il affirme que des philosophes comme Diderot ou d'Alembert feraient de bien meilleurs observateurs que les voyageurs remplis de préjugés.

[111] Contrairement à l'utopie rousseauiste, Gérando exprime déjà le positivisme latent de l'empirisme qui constate seulement les faits et ne comprend rien à l'histoire de leurs transformations. Sous ce rapport-là il est aussi une sorte de « précurseur » de Malinowski. Sur tous ces problèmes épistémologiques de l'enquête de terrain, on lira avec profit l'ouvrage de J.-C. JARVIE, The Revolution in Anthropology, Chicago, Gateway, Edition, 1969.

[112] Cf. les critiques des travaux et hypothèses de P. Clastres et J. Lizot dans J.-L. AMSELLE (éd.), Le Sauvage à la mode, Paris, Le Sycomore, 1979.

[113] H. HENSON, op. cit., 1974, p. 124. Il y aurait une étude assez approfondie à mener sur les rapports entre anthropologie et linguistique en France.

[114] Voir par ailleurs les enquêtes linguistiques de la Révolution française et notamment celles de l'abbé Grégoire.

[115] Il faut comprendre le terme limite dans les deux sens : ce que l'anthropologie n'a pas développé (sens négatif) ; ce à quoi elle s'est cantonnée (sens positif) : d'une part son « retard » et son provincialisme, de l'autre son approche intellectualiste de la réalité sociale qui va de Gérando à Lévi-Strauss et aux marxistes.

[116] Cf. B. KILBORNE, « Le sauvage et l'homme », L'Ethnographie, fasc. n° 1, 1980, pp. 43-51 ; compte rendu de J. COPANS & J. JAMIN, op. cit., 1978, Isis, 7, 4, 1980, p. 670.

[117] Cf. T. GUICHETEAU & J.-P. KERNEIS, « Étude à travers les chrononavigrammes des responsabilités médicales de Baudin en Australie en 1801-1803 », in Les Français et l’Australie, Paris, Université Paris X-Nanterre, 1989, pp. 141-156.

[118] Cf. P. JORION, « Aux origines de l'anthropologie française », L'Homme, XX, 1980, pp. 91-98.

[119] Çf. notamment F. HORNER, « The Baudin Expedition to Australia (1800-1804) », in Les Français et l'Australie, Paris, Université Paris X-Nanterre, 1989, pp. 107-114 ; N. J. B. PLOMLEY, « The Baudin Expedition and the Tasmanian Aborigines in Tasmania », in Les Français et l’Australie, Paris, Université Paris X-Nanterre, 1989, pp. 133-140.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 16 décembre 2011 12:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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