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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean COPANS, “Ethnies et régions dans une formation sociale dominée. Hypothèses à propos du cas sénégalais.” Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 2, no 1, 1978, pp. 95-115. Québec: Département d'anthropologie de l'Université Laval.

[95]

Jean COPANS

Ethnies et régions
dans une formation sociale dominée
.
Hypothèses à propos du cas sénégalais.”

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 2, no 1, 1978, pp. 95-115. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval.

Introduction [95]

L'espace-temps sénégambien [97]
L'évolution inégale [98]
Esquisse des formes : de l'ethnie à la région [99]

Du IXe au XVe siècle : l'aventure des constructions étatiques [99]
Du XVIe au XIXe siècle : la domination du commerce impérialiste [100]
Du XIXe au XXe siècle : vers une production agricole/ marchande et l'occupation territoriale [101]
Deuxième moitié du XXe siècle : la construction étatique nationale et les nouveaux marchés (intérieurs et extérieurs) [101]

Le développement inégal [102]

Une littérature incomplète [103]
Remarques et hypothèses provisoires [106]
Notes [111]


À Jean-Marc Gastellu qui a donné l'exemple d'une histoire possible d'une province serer dans le cadre du développement inégal.

À Boubacar Barry et Philip Curtin qui ont suggéré les premiers une histoire internationale de la Sénégambie pré-coloniale. [1]

Introduction

L'intention de cet article est de souligner le fait suivant : l'inégal développement du capitalisme (depuis ses formes les plus grossières de pillage pour l'accumulation primitive jusqu'aux stratégies continentales ou planétaires des "multi-nationales") ne peut être saisi pleinement que si l'on peut mettre en lumière l'évolution inégale des formations sociales pré-capitalistes. En d'autres termes le développement inégal des rapports capitalistes renvoie à la structure des relations inter et intra-régionales (ethniques ou non) avant et pendant leur implantation.

L'idée à première vue n'a rien d'original. Pourtant dès que l'on examine un tant soi peu les travaux marxistes des quinze dernières années nous nous apercevons très rapidement des lacunes sur ce point. Les études oscillent en effet entre l'ethnie-centrisme et la perspective macro-économique. Le traitement formel des ethnies en modes de production et en formations sociales a totalement bloqué la remise en cause de la notion de groupe ethnique. Dans le meilleur des cas la réflexion théorique s'est déroulée de manière contradictoire : on admet, grâce à une perspective historique notamment, que les ensembles sociaux significatifs sont pluri et inter-ethniques mais en même temps on consolide la perspective ethnologique classique puisque l'articulation de modes de production exclusifs les uns des autres est considérée comme un pluri-ethnisme.

Par ailleurs, il faut reconnaître que les travaux sur l'inégal développement sont très limités. Même si on se borne aux seules formations développées, la littérature théorique et empirique n'expose que des généralités. Ainsi, la crise théorique qui accompagne les phénomènes de régionalisme implique-t-elle au premier chef le matérialisme historique. En ce qui concerne les formations dominées on a cru résoudre le problème avec les théories du développement, [96] du sous-développement, de l'échange inégal ou des relations centre-périphérie. De fait l'inégal développement devient un mécanisme mondial déterminant certes, mais dont les "articulations" locales (tant dans tes métropoles que dans les périphéries) sont oubliées ou passées sous silence [2].

Les raisons de ce développement inégal... des études et de la théorie proviennent de la conjugaison de deux phénomènes "naturels" dans l'évolution ancienne et récente du matérialisme historique : l'économisme d'un côté, l'investissement non critique d'une science sociale (l'ethnologie et son idéologie ethnocentrique). On ne trouvera ici aucune analyse détaillée de ce problème [3]. Nous nous contenterons de proposer d'emblée plusieurs hypothèses à la fois d'ordre général et particulier au cas sénégambien. L'objectif de ce travail est de mieux comprendre la réalité présente et à venir du Sénégal. La formation d'un champ national de la lutte des classes, le remodelage des espaces et formes de développement, les migrations internes et vers l'étranger, le processus de "wolofisation", le renforcement du rôle de l'État sont autant de phénomènes qui s'expliquent partiellement ou complètement par l'inégal développement du capitalisme. Nous pensons enfin qu'il convient d'insister sur les conditions locales - déjà données - qui seront à la fois des causes secondes partielles, et la matière première de cet inégal développement.

Les états de Sénégambie vers 1700


[97]

L'espace-temps sénégambien

L'existence historique et sociologique d'un ensemble sénégambien presque millénaire est à peu près admise aujourd'hui. Cet espace "international" correspond à une zone écologique hétérogène (du désert à la forêt tropicale) et à une série de populations et de formations socio-politiques diversifiées bien qu'apparentées. Cet ensemble est loin d'être clos et a été à toutes les époques largement ouvert aux influences étrangères. Il est délimité par trois frontières.

  • Le Nord et l'Est, c'est-à-dire le fleuve Sénégal, (et la Falemme) à la fois axe de pénétration et d'échanges. C'est par le Nord que se diffuse l'Islam (dès le 10e siècle) et que se construisent les premiers États. C'est par cette frontière que s'établit une double chaîne de relations : d'une part celle du commerce transsaharien (et de ses différents itinéraires), de l'autre celle des populations et sociétés de la Boucle du Niger.

  • Le Sud avec le fleuve Gambie. Cet axe conduit également à la Boucle du Niger ou aux États du Fouta Djalon. Mais le Sud proprement dit, de composition socio-politique fort différente, joue peu sur l'ensemble sénégambien.

  • Enfin à partir du XVe siècle, l'Ouest devient la frontière privilégiée (dans la mesure où les autres frontières, zones de transition, deviennent un enjeu pour le contrôle des réseaux d'échange). Les contacts européens ne sont pas uniformes mais c'est une frontière construite à sens unique. Nous voulons dire par là que ce sont les seuls termes du commerce extérieur, notamment esclavagiste, qui ont défini les lieux de contacts et non des besoins et des relations réciproques entre partenaires de force plus ou moins égale.

Cet espace "international" d'abord au plan africain puis au plan mondial est à la fois homogène et mouvant. L'homogénéité à laquelle nous nous référons ici n'a rien à voir avec la conception essentialiste de l'approche des aires culturelles. Cette homogénéité est le résultat d'une histoire incessante de mouvements et de contacts de populations. Réseaux économiques, superstructures politiques et religieuses (notamment islamiques) s'expriment à travers un rapport de construction et de déconstruction socio-politique perpétuel, de relations d'alliance et de guerre, de migrations et de sédentarisations.

Avec le temps, la Sénégambie devient comme une immense chambre de résonnance où les ondes de choc (de nature et d'origine diverses) et les échos lointains donnent naissance à toute une série de liens subtils et fragiles. L'évolution historique, l'ouverture de la "frontière" occidentale, la polarisation grandissante de l'espace sénégambien à travers les axes fluviaux définissent progressivement des espaces dominants et des espaces secondaires. Les influences et les changements deviennent alors irréversibles et non plus réciproques, y compris entre les formations locales elles-mêmes.

[98]

Pendant au moins huit siècles, la Sénégambie va vivre sous des formes diverses, l'histoire de l'esclavage : le commerce transsaharien, la mise eh esclavage pour des besoins sociaux internes (productifs et improductifs), la traite transatlantique, la reconversion des esclaves scandent le processus de différenciation. Il est important de noter que migration de populations et commerce de la force de travail définissent depuis longtemps les rapports de force dans l'ensemble sénégambien. Ce processus s'approfondit et s'aggrave aux époques coloniales et néo-coloniales. Décomposition démographique et recomposition sociologique vont de pair. L'hypothèse d'un mode de production domestique trouve ici une de ses justifications [4].

L'évolution inégale

Pour considérer l'époque pré-coloniale sérieusement il faut se demander ce qui fonde l'autonomie et les interrelations des formations sociales. Nous postulons qu'à cette époque (c'est-à-dire avant les implantations portugaises) les formations sénégambiennes connaissent une évolution inégale. Celle-ci se définit par : * une très grande différenciation et variété des formations sociales et de leurs éléments constitutifs (modes et formes de production) qui va de pair avec une autonomie locale des processus de genèse ; * des formes de relation et d'articulation spécifiques (intégrations réversibles par exemple) entre ces éléments et ces formations. Ces relations-articulations peuvent être fondées soit sur l'échange économique, sur la domination (ou l'alliance) politique, sur la similarité culturelle (langue, rituels collectifs), sur la mobilité sociale, soit sur une conjugaison quelconque de ces rapports.

L'évolution inégale n'implique aucune relation véritablement univoque. Par ailleurs elle n'est compréhensible qu'à petite échelle. C'est dire que la définition des formations sociales et des rapports de production n'est possible qu'au moyen d'une double confrontation dans l'espace et dans le temps : celle de toutes les articulations et de toutes les transformations. La loi de l'évolution inégale, c'est l'existence d'une multiplicité de logiques sociales dont aucune ne peut subordonner l'ensemble des autres.

Notre connaissance théorique de l'évolution inégale est quasi-nulle. Pour des raisons assez évidentes d'ailleurs : nous disposons de fort peu de documents nous permettant de reconstituer l'évolution sociale avant la présence ou l'influence du capitalisme (en Afrique noire s'entend). Ainsi A. Marie a-t-il pu démontrer que le mode de production lignager de P.P. Rey reste prisonnier de certaines déterminations coloniales [5]. Même E. Terray qui étudie une formation politique pluri-ethnique (le royaume Abron de Gyaman [6]) n'arrive pas à définir le statut des éléments (ethniques ?] antérieurement à leur inclusion dans l'ensemble Abron.

[99]

Néanmoins le problème reste posé parce qu'on confond trop souvent la longue période de transition qui mène à l'implantation commerciale et coloniale capitaliste avec une période pré-coloniale. Les quatre siècles qui séparent (dans notre cas) les premières escales portugaises de la conquête de Faidherbe ne sont pas pré-coloniaux. D'ailleurs à partir de la fin du XVIIe siècle et surtout du XVIIIe siècle ce sont les lois du commerce occidental qui déterminent l'évolution de l'ensemble sénégambien. La connaissance de l'évolution inégale et de la transition qui mène au développement inégal nous semble fondamentale car ces deux périodes définissent malgré tout le cadre dans lequel va pouvoir jouer la loi du développement inégal. Pour pouvoir s'implanter, le 1, capitalisme" doit pouvoir "s'accrocher" aux contradictions locales et probablement pas à n'importe lesquelles.

Ce qui compte dans notre perspective globalisante ce sont d'une part les fonctions sociales réciproques assumées par l'ensemble des groupes en présence (quels qu'en soient la taille et le mode d'organisation) et l'évolution spatiale de ces fonctions. Les conditions matérielles et humaines de la production deviennent de plus en plus déterminées par des besoins externes d'abord suscités par les interactions propres aux formations de la Sénégambie

entre elles et puis avec les formations frontalières (proches ou lointaines). Avec l'intrusion des diverses formes du capitalisme et de l'échange marchand, l'autonomie sociale et politique se trouve de plus en plus restreinte. À des réseaux multiformes et modifiables se substituent des régions. Une spécialisation assumée ou reconnue devient imposée. De plus, l'accentuation de cette spécialisation productive subordonne les formations sociales aux lois de circulation des marchandises. Les changements de forme, de demande de la part du capitalisme redéploient les rapports de force. Autrement dit, l'évolution des spécialisations, des mises en valeur est aussi et en même temps celle des non-spécialisations, des mises en réserve. On ne peut plus considérer les populations indépendamment les unes des autres à cause des stratégies qu'on leur impose de jouer (ou qu'on leur empêche de jouer).

Esquisse des formes : de l'ethnie à la région

Ce très bref résumé ne vise qu'à présenter certaines des grandes lignes des formes de relation dans la région sénégambienne [7].

Du IXe au XVe siècle :
l'aventure des constructions étatiques


Pour B. Barry, cette région est "jusqu'à la première moitié du XVIe siècle une dépendance du Sahel et du Soudan" [8]. Les influences politico-religieuses proviennent tout d'abord du Nord. Le mouvement Almovaride et ses suites introduit l'Islam. Aux Xe et XIe siècles apparaissent les premières grandes [100] concentrations politiques au nord du fleuve Sénégal (Ghana) ou à cheval sur celui-ci (Tekrour). La fondation du royaume Waalo [9] puis de l'empire-fédération du Dyoloff (ensemble des états du Waalo, du Kayor, du Bawol, du Sin, du Salum, et du Dimar) domine largement la période du XIle au XVe siècle. Enfin, l'invasion peule de Koli Tenguella provoque les premières secousses d'une désintégration qui deviendra irrémédiable avec l'influence du commerce portugais.

Au Sud, la longue influence mandé (Mali) à la recherche d'un accès direct aux sources de sel amène la formation d'états vassaux puis indépendants (Gabu, Nyuni, Wuli). Des groupes issus de ces formations constitueront même ultérieurement les aristocraties dirigeantes des royaumes du Sin et du Salum.

Du XVIe au XIXe siècle :
la domination du commerce impérialiste


"L'émiettement politique constitue le fait majeur... dans la deuxième moitié du XVIe siècle" [10]. L'intervention progressive des Portugais, des Hollandais, des Britanniques et des Français dans le commerce régional modifie le sens des courants d'échanges et accroît considérablement le commerce des esclaves. L'élément idéologique (l'Islam "pur" et populaire contre la corruption des États jouant le jeu des étrangers) et politique (le contrôle des populations sources de l'esclavage) sont les facteurs de la série de guerres et de révolutions dites maraboutiques qui s'échelonnent durant un bon siècle dans cette région.

C'est pendant cette longue période (que l'on peut qualifier provisoirement de mercantiliste [11]) que les européens apparaissent comme des partenaires pas comme les autres, en ce sens que les bouleversements socio-politiques de la Sénégambie, tout en ayant des répercussions sur l'importance des échanges et de la circulation, n'en produisent pas directement au sein des formations européennes. Petit à petit le commerce colonial surdétermine l'ensemble des contradictions locales.

Si l'on considère la Sénégambie comme un tout, on s'aperçoit que cette période voit l'accent mis sur les régions frontalières et de pénétration intérieure. Le commerce occidental utilise les commodités écologiques, les traditions d'échange, les groupes commerçants, les États médiateurs tels qu'ils sont donnés par la conjoncture des XVe et XVIe siècles. Les mêmes biens sont en demande (esclaves, or, gomme) mais les circuits et les termes de l'échange se modifient. L'obtention des moyens de production est essentiellement le résultat de mécanismes politiques (guerre pour les esclaves, esclaves y produisant les autres produits). La circulation des biens vivriers est secondaire même si parfois elle est importante [12]. En fait c'est le producteur direct lui-même, en tant qu'esclave potentiel, qui est le principal produit.

[101]

Cette période entraîne donc la délimitation de régions spécialisées dans la circulation des biens et dans la production des esclaves. Cette spécialisation dans la traite des esclaves met en péril les conditions mêmes de subsistance et de reproduction des populations. La fin de la demande esclavagiste va donc de pair avec une crise agricole générale.

Du XIXe au XXe siècle :
vers une production agricole/marchande
et l'occupation territoriale


Les nouveaux besoins européens (matières premières pour l'industrie, marchés pour les débouchés) vont recomposer l'espace Sénégambien. L'échec de la colonisation agricole [13] ouvre la voie à une action directe chez les producteurs en vue de modifier, d'accroître et de spécialiser leur production. Dès 1840, la "folie arachide" va dicter sa loi. C'est le centre de la Sénégambie (Kayor mais surtout Bayol, Sin, Salum) qui permet ce développement nouveau : terres favorables, population agricole importante, possibilités de migrations internes. Mais l'existence de nouveaux moyens politiques (une colonisation directe avec un contrôle politique métropolitain et non plus local), technologiques (le chemin de fer, un port aménageable : Dakar) expliquent également cette nouvelle division/occupation de l'espace sénégambien.

On peut dire qu'avec le phénomène colonial proprement dit, les régions et populations qui ont dominé la scène locale et internationale jusqu'à présent sont reléguées au second plan. Par ailleurs l'implantation confrérique massive dans la population Wolof et Lébou exprime également une certaine réorganisation sociale interne adaptée directement aux nouveaux besoins (production agricole pour le marché) et aux nouvelles structures (administration coloniale et non plus politique autochtone). Inclus plus récemment dans ce nouveau système à cause de leur adaptation politique et de leur résistance culturelle, les Serer manifestent l'hétérogénéité de ce processus de développement inégal. Avec la production arachidière, c'est la paysannerie qui joue le rôle dominant et non plus les aristocraties militaires. L'indépendance ne sera qu'une étape dans la crise de ce nouveau système, de cette nouvelle spécialisation régionale.

Deuxième moitié du XXe siècle :
la construction étatique nationale et les nouveaux marchés
(intérieurs et extérieurs)


L'épuisement des sols, les variations et chutes des cours, les effets de la sécheresse, le coût des produits alimentaires (importations, développement urbain) ont conduit à la définition d'une nouvelle stratégie du développement. La diversification des cultures, la production des biens alimentaires pour l'exportation (maraichages, élevage) obligent à une nouvelle division [102] sociale et spatiale du travail. Une fois de plus les zones sur-développées sont inaptes à promouvoir la mise en œuvre de ces nouvelles stratégies. L'apparition récente (depuis cinq à six ans) de véritables fermes maraboutiques dans la zone arachidière ne constitue pas une solution véritable car elle ne peut être généralisée vu ses conditions de fonctionnement.

Cette nouvelle stratégie qui vise à articuler un État libre de son marché intérieur et des classes sociales dominantes nationalement ne va pas de soi. Il faut que l'impérialisme accepte cette stabilisation relative : seule la conjonction (en bonne partie propre à la Sénégambie vu l'absence d'autres matières premières) des besoins externes et internes dans le domaine de la consommation alimentaire peut conduire à ce redéveloppement de la vallée du fleuve Sénégal et à l'inclusion de la périphérie casamançaise et orientale dans l'État-marché capitaliste. À la différence du développement commercial des XVIIe et XIXe siècles, fondé sur une articulation entre commerçants étrangers et classes dominantes locales, cette réinclusion de la périphérie sénégambienne se fonde sur un rôle direct de l'État appuyé par des compagnies multinationales. Les paysanneries du bassin arachidien risquent de laisser la place ici à des prolétaires agricoles [14].

Cette brève esquisse de l'évolution inégale et de son passage au développement inégal montre que la spécialisation régionale ne peut s'identifier à la seule division ethnique de l'espace mais qu'elle la polarise. Le développement inégal avantage, selon les périodes, des types de milieu, de production ou de forme sociale [15]. Ces avantages frappent des groupes ou des fractions "ethniques", les coupent, les opposent aux autres groupes de même origine. L'ethnie s'intègre alors à l'espace socio-économique des besoins du commerce puis de la mise en valeur du capital. Aujourd'hui c'est la mise sur pied d'un appareil d'État autonome qui permet ces nouvelles valorisations : le contrôle politique et administratif de plus en plus direct des populations brise les anciennes spécialisations régionales, les anciennes prérogatives ethniques. Dans la mesure où l'État veut se choisir lui-même ses interlocuteurs locaux, le rôle des groupes dominants locaux s'efface de plus en plus. Leur seule issue est l'intégration, dispersée au hasard des clientèles et des moyens personnels, dans les divers appareils d'État. Paradoxalement la libéralisation politique ouverte depuis deux ans (le "multipartisme" officiel) est un des mécanismes les plus subtils de cette intégration.

Le développement inégal

Examinons maintenant ce processus au plan théorique. Avant de présenter nos propres hypothèses qui reprennent l'analyse précédente, il nous semble nécessaire de faire le point-critique des élaborations déjà disponibles. Il est entendu que cette section n'a rien de systématique et que nous avons retenu les œuvres ou passages des auteurs les plus proches de nos intentions.

[103]

Une littérature incomplète

Nous souscrivons tout à fait aux remarques de Lipietz dans l'avertissement de Le capital et son espace [16]. Quand donc les marxistes se sont-ils souciés de l'espace ? "Quand le rapport entre exploiteurs et exploités a pris une dimension spatiale, quand la lutte des exploités a mis en lumière cet enjeu ? Il. Et il précise que Marx et Engels "... ne parlent de l'espace qu'à propos des origines du mode d'exploitation capitaliste : la division du travail, le séparation ville/campagne. Encore n'en parlent-ils que sur le mode philosophique (si l'on met à part leurs écrits politico-militaires) : dans l'Idéologie allemande, dans l'Anti-Duhring".

J.J. Goblot dans son excellente étude, "L'histoire des civilisations et la conception marxiste de l'évolution sociale" [17] examine au plan historique les rapports entre développements locaux et mondiaux. Ce panorama établit clairement la généralité du propos de Marx sur ce point. Nous pouvons en tirer des enseignements précieux sur la méthode, mais là se limite l'apport de Marx sur ce point (Lénine et les autres classiques ne vont pas plus loin) [18]. Dans Le développement du capitalisme en Russie [19], Lénine propose d'une façon peu approfondie la distinction entre développement en profondeur et développement en largeur. Plus que cette distinction, c'est la dialectique entre ces deux formes de développement qui nous intéresse mais l'auteur liquide le problème en une note de vingt lignes [20] !

Évidemment cette littérature est beaucoup plus riche mais les considérations portent surtout sur les formes générales du développement capitaliste. La dimension socio-spatiale de ce processus est rarement examinée en détail parce que ; a) le problème est envisagé à l'échelle mondiale, b) l'hétérogénéité socio-culturelle est passée sous silence. En d'autres termes l'expérience du développement colonial et impérialiste, vue depuis la périphérie, n'est absolument pas intégrée à cette réflexion. Et c'est tout à fait normal [21]. Par contre en une période et dans la perspective qui est la nôtre, celle des masses soumises a cet inégal développement du Sénégal, une méditation exégétique ne suffit pas.

Les travaux des anthropologues marxistes évoquent parfois ce phénomène puisque l'inégale transformation des populations étudiées (les fameuses ethnies) renvoie à l'histoire de l'implantation du capitalisme. Mais là encore cette vision depuis le terrain ne va pas à son terme pour deux raisons : a) la tradition théoriciste française a souvent réduit la réflexion sur ce point à une relecture des textes "sacrés", b) l'histoire du développement capitaliste ne pouvait pas être perçue dans sa pratique inégale à cause d'une analyse "mono-ethnique" de ses effets [22].

Pourtant le problème semblait harmonieusement réglé dans la perspective articulatoire des modes de production : ainsi les espaces s'emboîtent sous la férule du Grand Absent (l'impérialisme). Ethnocentrisme théorique, ethnie-centrisme pratique font ainsi bon ménage et se renvoient mutuellement la [104] balle. Un thème concentre d'ailleurs les énergies pour le moment : le passage d'un mode à l'autre, c'est-à-dire la migration de la force de travail.

P.P. Rey - Sa théorie de l'articulation des modes de production [23] semble permettre une perspective dans le temps (périodisation des articulations) et dans l'espace (localisation différentielle des articulations) [24]. Mais le processus reste très abstrait et ne débouche que sur une espèce de typologie [25]. Les formes concrètes (sociales, régionales et ethniques) du développement capitaliste tiennent en partie à la nature des modes de production "traditionnels" (terme utilisé par Rey) [26]. Les "niveaux divers de la réalité sociale" [27] expliquent aussi l'inégalité du développement. Les phases 1 (articulation de modes "purs") et 2 (articulation de modes "impurs" reproduits sur la base capitaliste) de l'expansion capitaliste restent malgré tout prisonnières d'une mécanique générative et n'expriment pas une dialectique des formes sociales [28]. Toutefois lorsqu'il passe à une étude concrète [29] Rey va beaucoup plus loin car il évoque le fait que "les différentes formes d'exploitation coloniale entrent en contradiction les unes avec les autres" [30].

Cl. Meillassoux Cet auteur part des conditions d'exploitation de la communauté domestique [31]. Il souligne l'importance des analyses de Rey mais pour en indiquer les limites : "Ce n'est donc pas au seul niveau des "alliances de classes" entre capitalistes et chefs lignagers corrompus que s'articulent les modes de production, mais de manière organique et intime sur le plan économique" [32]. La conception de Meillassoux récuse l'usage automatique du mode de production [33] : l'inégal développement du capitalisme et du secteur domestique ne se restreint pas au passage de l'un à l'autre, à une transition étalée en quelque sorte dans l'espace abstrait de la variété des modes de production "pré-capitalistes" et des étapes du capitalisme (du mercantilisme au capitalisme intégral). Il s'agit en fait d'un mécanisme autonome du processus de reproduction [34].

J.L. Amselle - Dans un texte consacré à "l'objet de l'anthropologie" cet auteur avait soulevé trop rapidement l'importance de la dimension internationale [35]. Ses remarques concernaient aussi bien les formes antérieures au développement que celles qui lui étaient liées. Par la suite dans son étude sur les Migrations africaines [36] il précise un peu mieux la dialectique générale des contradictions du développement inégal [37]. Toutefois je ne suis pas sûr que ce phénomène (les migrations) soit le mieux à même de mettre en lumière l'ensemble des formes actuelles de l'inégal développement [38].

E. Terray - Nous avons déjà indiqué les limites de son approche en ce qui concerne l'époque pré-coloniale. Son explication de l'inégal développement est très classique [39]. La réduction de l'inégal développement à une inégalité entre branches correspond à une transposition spatiale très élémentaire : à branches différentes correspondent des régions différentes. Par ailleurs la logique du développement capitaliste semble définir tous les facteurs de reproduction de ce développement inégal.

[105]

G. Bourque - Dans son étude sur l'État capitaliste et la question nationale [40] cet auteur met en avant un facteur complètement "oublié" par les approches africanistes et anthropologiques : le phénomène idéologique qui fonctionne au sein du développement capitaliste [41]. Il est évident que ce facteur joue un rôle décisif dans le développement colonial et néo-colonial français : la politique d'assimilation, de francophonisation n'est pas un simple épiphénomène superstructurel. Pour Bourque la logique du marché, le sur-développement et le sous-développement de certaines régions débouchent sur la classique détermination par branche [42]. Mais se fondant sur le cas québécois l'auteur va plus loin et explique longuement la contre-tendance [43]. Pourtant cet effort original se conclut sur le rôle déterminant du politique, de la lutte des classes mais en des termes trop abstraits (tirés de l'œuvre de Poulantzas) aussi peu opératoires que l'explication économiste par branche [44].

A. Lipietz - L'auteur reprend en gros les thèses de l'articulation des modes de production. Il distingue trois niveaux : la formation nationale, l'armature régionale et le bloc (impérial) multinational [45]. C'est à propos des rapports entre l'État et l'espace que se précise l'explication : c'est la politique qui assure les conditions de la production ; qui intervient "pour accélérer, inhiber ou renverser les procès d'articulation des modes de production coprésents dans la formation sociale" [46]. Ceci se marque au plan spatial par : 1) la reproduction de la spatialité des modes de production, 2) l'articulation spatiale de ces modes (l'évolution des armatures régionales). "Mais l'intervention unificatrice de l'État n'implique pas, bien au contraire, l'uniformisation" ; "Le système d'hégémonie donc peut et doit être modulé suivant les régions" [47]. L'auteur en arrive ainsi à la notion de bloc hégémonique régional (au sens de Gramsci) : les luttes de classe mettent en jeu les tenants de l'ancien ou du nouvel espace [48].

M. Hechter - Bourque explique pourquoi il préférerait l'expression de "domination intérieure" à celle de "colonialisme interne" [49]. Les tenants de cette dernière interprétation sont très nombreux (notamment à propos du cas latino-américain ou européen) mais nous avons retenu Hechter, bien que non-marxiste, à cause de son profond sens critique et historique [50]. En effet la critique du culturalisme, de l'ethnicité est une dimension indispensable dans l'approche globale de l'inégal développement et l'absence de réflexion sur ce point nous handicape grandement en France. Pour Hechter le mécanisme d'inégalité renforce les formes ethniques de communication et de résistance : "The concatenation of residential and occupational segregation gives a decisive advantage to the development of ethnic rather than class soliclarity" [51]. Son approche conduit à la notion d'une division culturelle du travail (cultural division of labor, cultural division in labor) : une division du travail qui est aussi une division différence-opposition entre groupes culturels [52]. L'hypothèse que l'élément idéologique et culturel peut intervenir dans le mécanisme de fonctionnement de la division sociale (par branche, région, population) est d'autant plus pertinente que l'on prend également en [106] considération l'idéologie nationale comme instrument de domination. L'idéologie nationale dominante peut ou non être aussi d'ordre ethnique car elle a une vocation pluriclassiste [53].

Concluons rapidement ce panorama. * Dans la dialectique des formes de l'inégalité du développement capitaliste, action en profondeur et en largeur réagissent l'une sur l'autre. Lénine, et Bourque après lui, insistent sur cette détermination des rythmes et modalités de développement. * Les articulations des modes de production sont susceptibles de trois points de vue. Le plus classique, celui de Rey, reconnaît des étapes, des instances à ce processus. Sa position n'est pas aussi dogmatique qu'on semble le dire. Pour Meillassoux par contre le secteur domestique est un élément du mode de production capitaliste : il lui est à la fois organique et hétérogène. Lipietz quant à lui parle de quasi-mode de production à propos du secteur domestique [54]. Enfin Amselle suggère que l'articulation se fait plutôt avec des formes de production. Il s'agit là d'une indication que Bettelheim avait déjà avancée lors de sa discussion de la théorie de la transition chez Rey [55]. * L'idéologie dans la domination sert selon Bourque à assujettir l'ensemble des formations dominées. Mais la distinction dominants-dominés intervient également d'après Hechter, au travers d'une division culturelle du travail, division qui produit une conscience ethnique originale.

Remarques et hypothèses provisoires

La lutte des classes au Sénégal (comme dans le reste de la "périphérie inégalement développée") ne se réduit pas au conflit élémentaire et moléculaire bourgeoisie-prolétariat. La situation qui nous confronte est largement inédite et seule une "analyse concrète de la situation concrète" peut nous permettre de constituer les instruments théoriques et stratégiques indispensables aux luttes d'aujourd'hui" [56]. Après la présentation de notre hypothèse d'ensemble nous examinerons les processus de la division sociale et ensuite les conditions de l'hégémonie politique.

- Une hypothèse

Les critères fondamentaux du développement capitaliste au Sénégal sont au nombre de quatre : a) ce développement provient d'un long processus de domination extérieure. Les formes ont été définies par les besoins d'un marché extérieur ; là) ce marché a modelé l'espace social sans le constituer en marché intérieur (même dominé) ; c) les seuls effets globaux sont la migration de la force de travail et la spécialisation productive "régionale" ; d) c'est l'existence d'une instance politique centrale qui permet la reproduction et le maintien de ce développement inégal.

Qui dit inégal développement des rapports de production capitaliste dit [107] aussi inégal développement des classes sociales motrices de ces rapports. Il faut donc penser ces classes sociales comme hétérogènes dans certaines de leurs déterminations. Même dominées ces déterminations ont leur logique propre, leur propre espace de fonctionnement. Les rapports sociaux sénégalais ne s'identifient pas aux seuls rapports sociaux de la production capitaliste.

Ces rapports locaux auront d'autant plus d'importance qu'ils sont susceptibles de servir de support aux rapports politiques, qu'ils peuvent être utiles à l'État dans le maintien de l'inégalité du développement. Il existe un décalage entre les rapports organiques entre classes et les formes politiques de constitution de ces rapports. Ce décalage s'exprime aussi entre la centralité accordée au politique (l'État), la faiblesse de son idéologie propre (la nation), l'inexistence d'une cohérence socio-économique (la désarticulation d'une économie sous-développée). Ces décalages sont comblés par le jeu-dominé des anciennes formes sociales et notamment de celles aux caractères les plus extensifs et relationnels comme la parenté, les idéologies, la langue, l'expérience historique commune.

Seuls des rapports sociaux "pré-capitalistes" peuvent servir de relais aux rapports sociaux capitalistes incapables par eux-mêmes de reproduire l'ensemble des conditions sociales et politiques internes nécessaires au maintien de la domination impérialiste [57].

- Divisions du travail, de l'espace, des classes

Dans la mesure où le développement du capitalisme colonial est par définition un développement en largeur, la division du travail est d'abord spatiale (ressources "naturelles" disponibles, espace de la circulation) : c'est-à-dire qu'elle opère sur un territoire qu'elle délimite souvent arbitrairement (je ne parle même pas des frontières politiques). Cette première division se reproduit politiquement par la division sociale : défaite militaire de certains groupes, extermination/exportation physique d'autres groupes, enfin alliances politiques et/ou commerciales avec des groupes privilégiés. Cette politique de division joue directement ou indirectement sur les divisions sociales autochtones. Or, ces divisions sociales peuvent se constituer de multiples façons : tels villages contre tels autres (segmentarité), les dominants contre les dominés (aristocrates au détriment des hommes libres et des esclaves), autorités politiques contre les autorités religieuses (groupes militaires contre les marabouts).

La variété, la fluidité des formes de sociabilité permet un jeu complexe des contradictions selon la conjoncture (où l'intelligence historique des nouveaux arrivants peut jouer un grand rôle).

Mais aux diverses étapes et phases de la pénétration capitaliste correspondent plusieurs processus de développement en largeur [58]. Il y a plus [108] juxtaposition que passage à une nouvelle forme du développement. Le développement inégal c'est d'abord une suite de développements en largeur qui ne sont pas homologues du point de vue du territoire, de l'époque [59]. Si l'on identifie tendanciellement développement en profondeur et soumission réelle, développement en largeur et soumission formelle, on s'aperçoit que le passage à la soumission réelle est toujours repoussé, ou que les groupes qui en font l'expérience n'y sont pas soumis de façon irréversible. Cette succession de soumissions formelles (qui va parfois jusqu'à leur recomposition pour les besoins de la cause coloniale) [60] explique entre autres la très grande variété des procès de travail identifiés à l'heure actuelle : c'est d'ailleurs une des tâches difficile mais classique de l'anthropologue économiste de terrain [61].

Ce morcellement de l'espace et de ses fonctions se retrouve au niveau du processus de constitution des classes sociales. Il y a des classes à vocation nationale et des classes à vocation régionale, qu'elles soient dominantes ou dominées. La classification qui suit est très empirique, nous ne le cachons pas, mais elle peut permettre d'y voir provisoirement plus clair.

a) Classes dominantes à vocation nationale :

- les différentes fractions (qui s'identifient souvent aux différents appareils) de l'État bureaucratique,
- les courtiers de l'impérialisme économique,
- les groupes intéressés à un développement du marché intérieur.

b) Classes dominantes à vocation régionale :

- les anciennes classes dominantes vassalisées par le pouvoir colonial et encore utilisées à l'occasion dans la mesure où elles ne se sont pas reconverties,
- les nouvelles classes dominantes régionales liées à un espace précis ou à une instance spécifique, [62]
- les représentants locaux des classes dominantes nationales (dans les diverses régions ainsi que dans la région propre à la classe dominante nationale, en l'occurrence le Cap Vert).

c) Classes dominées par subordination de leur espace productif :

- anciennes couches dominées intégrées sur place aux procès d'exploitation (esclaves, artisans, paysans libres),
- anciennes couches dominantes (parfois d'origine étrangère) soumises également à ce procès qui est en même temps une dépossession.

d) Classes dominées par séparation (sociale et géographique) de leur espace de production :

- classes liées aux diverses branches et fractions sociales suscitées par développement capitaliste productif,
- classes liées au processus de l'inégal développement : rural-rural ; rural-urbain ; national-international [63],
- classes liées au procès de marginalisation [64].

[109]

Cette typologie d'éclatement et de recomposition est traversée par toute une série de rapports sociaux antérieurs, qui sont à la fois des médiateurs et des obstacles à ces processus de division-unification. Ces rapports sociaux, nous pouvons les qualifier, de façon métaphorique et avec une grande prudence, d'ethniques dans la mesure où ils proviennent historiquement et formellement de rapports sociaux antérieurs à l'inégal développement, et de la reproduction inégale de leur logique interne (possibilité de passer à une classe d'aînés ou de cadets ou au contraire tendance à la reproduction lignagère de certains rapports bureaucratiques). Le terme d'ethnie devient pensable si on l'identifie à la fois aux rapports sociaux qui ne sont pas de classe et à un groupe social qui n'est plus lié à un territoire défini.

La première caractéristique relève de l'origine pré ou non capitaliste de ces rapports sociaux. Il est impossible de réduire leur logique à un seul rapport d'exploitation, à la domination d'une instance (parenté, politique, économique) même plurifonctionnelle [65]. Le terme ethnie ne s'applique pas à un certain type de formation sociale pré-coloniale, qui serait homogène et délimitée précisément au plan territorial car de tels ensembles n'ont jamais existé. L'ethnie n'est pas une petite nation. Ce sont les transformations séculaires, imperceptibles ou brutales, induites par l'histoire des dominations qui ont découpé des entités irréductibles les unes aux autres : en d'autres termes, l'ethnie est un faux archaïsme.

Mais à cette nature du tissu social s'ajoute une nouvelle forme de rupture : les migrations, les concentrations urbaines, les clivages de classe introduisent toute une série de solutions de continuité. L'apparente contiguïté sociale de l'ethnie éclate car les divisions sociales et spatiales actuelles ne correspondent plus aux nécessités politiques introduites par la colonisation. L'ethnie colonisée et la région néo-coloniale ne fonctionnent pas selon les mêmes lois. Et c'est dans la mesure où l'alibi de l'entité sociale et territoriale produit de moins en moins d'effets que les illusions idéologiques prennent de plus en plus de poids. On peut nommer ce jeu quasi libre du signifiant ethnique, l'ethnicité. C'est un produit volatile et exportable car il a tendance à se conserver au moyen d'une langue spécifique. Or, il est difficile de faire passer un message de domination sociale nationale de façon univoque dans une situation de pluralité linguistique. L'idéologie étatiste nationale rentre donc en contradiction provisoire avec l'ethnicité ou plutôt tant qu'elle n'est pas perçue autrement que comme une forme particulière d'ethnicité, l'idéologie étatiste nationale (à la fois signe d'appartenance à une entité socio-politique et forme de culture, en l'occurrence ici de type occidental) n'arrive pas à jouer son rôle de définition des mécanismes de reproduction des rapports sociaux capitalistes.

Les conditions de l'hégémonie politique [66]

Ce morcellement de l'espace de fonctionnement des rapports sociaux est un des fondements décisifs de la force de l'État. Cette réalité est un résultat [110] nécessaire de l'inégal développement des rapports capitalistes de production. Cette situation fait la force de l'État non seulement parce qu'elle révèle ce qu'on pourrait appeler une faiblesse de la "société civile" mais parce que plus fondamentalement elle permet aux couches dominantes de l'appareil d'État de jouer sur la multiplication des contradictions sociales secondaires. Cette faiblesse ouvre en fait un champ d'intervention extrêmement large aux politiques de consolidation du pouvoir. Il faut notamment insister sur la signification idéologique de nombreux rapports sociaux non capitalistes. En l'absence d'une idéologie nationale capable à la fois d'unifier les classes dominantes et de soumettre les classes dominées, l'utilisation des réseaux sociaux non capitalistes dans une stratégie de manipulation idéologique explique l'importance des facteurs de langue, de scolarisation et d'identification ethnique.

La division du travail n'est perceptible qu'en tant que division culturelle des classes. Mais ce processus est plus complexe encore. L'ethnie de base régionale se transforme en une articulation de fractions de classes qui ne sont pas forcément définies par leur situation réciproque, antagonique ou alliée. En d'autres termes, la division de l'ethnie en classes n'est pas un processus homogène et l'apparition, la constitution d'une fraction "ethnique" de classe se fait plus en rapport aux fractions de classes d'autres ethnies que la sienne propre. L'instrument provisoire de cette division, de cet émiettement partiel des nouveaux rapports sociaux s'appelle le clientélisme. Je ne tiens pas à ouvrir en conclusion un débat sur la nature de ce phénomène et encore moins sur les théories qui cherchent à l'expliquer. Disons toutefois que ce rapport socio-politique est le contrecoup inéluctable de l'inégal développement et qu'il est une des formes de l'existence ethnique aujourd'hui. En effet les bases du pouvoir d'État sont plus multi-régionales que nationales. Le contrôle direct ou indirect fonctionne de façon dispersée. Par ailleurs on peut définir les idéologies locales comme relevant plutôt du cadre ethnique. Pour ces deux raisons, la construction de l'hégémonie (l'unité des fractions dominantes) passe par l'utilisation des liens de clientèle [67].

Le clientélisme (et toutes les pratiques sociales qui en découlent : paternalisme, népotisme, corruption, favoritisme, "personnalisation" individuelle et ethnico-culturelle des conflits sociaux et politiques, etc.) est une nécessité de la situation actuelle de transition : il exprime à la fois le décalage et la solution à ce décalage entre les lois purement économiques du développement capitaliste et les moyens idéologiques, politiques et sociaux à la disposition de ceux qui impulsent et dominent ce développement pour organiser des rapports politiques qui puissent permettre la reproduction autonome de ces mécanismes. Mais dans la mesure où les formes de la reproduction ne sont pas homogènes au plan national et un produit organique des nouvelles formes de production, il faut qu'intervienne un rapport de médiation qui relève de l'ensemble des systèmes existants (et non seulement de deux comme dans la version dualiste ou combinatoire marxiste). Le clientélisme remplit cette fonction parfaitement puisqu'il est à [111] la fois une relation sociale qui utilise l'idéologie et la forme des rapports entre parents, entre ordres ou castes, entre aînés et cadets, et un instrument d'équivalence marchande des services rendus. Suffisamment ethnique pour valoriser ce contexte il ne l'est pas assez pour s'y identifier unilatéralement. Il peut s'intégrer à un processus de genèse de classe sociale mais peut en être aussi un obstacle important [68].

Le rapport de clientèle permet de doubler donc l'efficacité encore limitée des nouveaux rapports de domination et d'exploitation. Il condense dans une forme politique la force cachée de rapports sociaux sans efficace directe dans la détermination des nouveaux rapports de production (langue, âge, sexe, "paroisse", religion, parenté, etc.). L'expression ethnique (l'ethnicité) est la forme privilégiée de ce rapport.

Notre étude n'offre aucune conclusion achevée puisqu'elle s'est présentée comme un exercice de défrichage et de mise au point d'hypothèses. Seule une analyse concrète et détaillée des rapports sociaux sénégambiens nous permettra de les valider et éventuellement d'en suggérer une extrapolation à d'autres formations nationales africaines [69].

NOTES

[112]

[113]

[114]

[115]



[1] B. Barry, Le royaume du Waalo, Maspero, 1972 et P.H. Curtin, Economic Change in precolonial Africa, 2 vols., University of Wisconsin Press, 1975. Pour relativiser la portée de ces travaux, il faut lire à propos de Barry le commentaire de J.L. Amselle (Cahiers d'Études Africaines, 13, 3, 1973) et à propos de Curtin ceux de C. Becker (Revue française d'histoire d'Outre-Mer, à paraître), de C. Meillassoux (Journal of African History, 18, 3, 1977), Cf. les travaux de J.M. Gastellu : "L'autonomie locale des Serer du Mbayar", in F.L. Balans, C. Coulon, J.M. Gastellu, Autonomie locale et intégration nationale au Sénégal, Pédone 1975 : 111-160.

[2] Ainsi les régions du sud de la France (Bordeaux, Marseille) doivent se comprendre aussi par leurs liens avec les prolongements commerciaux et coloniaux de ces métropoles.

[3] Voir notre texte pour le Xe colloque de l'AISLF (Toulouse 1978) : "Mode de production, formation sociale ou ethnie : les silences d'une anthropologie marxiste".

[4] C. Meillassoux, Femmes, Greniers et Capitaux, Maspero, 1975.

[5] A. Marie, "Rapports de parenté et rapports de production dans les sociétés lignagères" : 111, in F. Pouillon, L'Anthropologie économique, Maspero, 1976.

[6] "Classes and Class consciousness in The Abron Kingdom of Gyaman" : 85-135, in M. Bloch (éd.) Marxist Analyses in Social Anthropology, Malaby Press, 1975.

[7] Il est évident que ce résumé est ultra schématique et tout àfait contestable aux yeux des spécialistes de la région. Nous l'avons produit pour suggérer le type de travail à mener et éclairer le lecteur non-africaniste. Les premières sections de cette partie sont fondées sur les ouvrages de Barry et Curtin. Voir notamment chez ce dernier le chapitre 1 : "Senegambia : The regional perspective" : 3-58.

[8] B. Barry : Évolution des Wolof, des Serer, et des Toucouleur ; relations avec les européens ; début des révolutions islamiques (Futa Djalon, Futa Toro), migration Mende dans l'Ouest du Haut-Niger du XVIe au XVIIIe siècle (version ronéotée du chap. 10 du volume V, "Le Soudan occidental", in Histoire générale de l’Afrique, gracieusement communiquée par l'auteur).

[9] B. Barry, Le royaume du Waalo : "Il semble que la langue wolof, ainsi que l'essentiel des institutions politiques et sociales ait pour foyer d'origine le Waalo qui est considéré comme le berceau de la civilisation wolof", (p. 69).

[10] Cf. B. Barry, Évolution des Wolof... (p. 5).

[11] Selon les termes de la préface de S. Amin à l'ouvrage de B. Barry : voir notamment pp. 16-21.

[12] Curtin consacre un peu plus de deux pages aux "produits mineurs" du commerce (p. 229-231, op. cité). Le mil nécessaire à l'entretien des garnisons, des caravanes d'esclaves, des commerçants est l'item le plus important. Mais vu la nature périssable et consommable sur place de ces produits, les données chiffrées sont très rares.

[13] Voir l'échec des expériences du Baron Foger dans le Waalo entre 1819 et 1831. Cf. Barry, op. cité, pp. 235-279. Il conclut notamment : "Paradoxalement, tout comme la puissance relative des États de la côte au début du XVIe siècle avait interdit toute implantation européenne à l'intérieur des terres, la faiblesse et l'anarchie consécutives à la traite négrière constituèrent, au XIXe siècle, un handicap sérieux au développement d'une colonisation agricole durable".

[14] Le fleuve a déjà produit "ses" prolétaires : les travailleurs migrants à Dakar et en France. Ce phénomène doit absolument être pris en considération dans notre analyse du développement inégal. On pourra lire sur ce point : "Les Migrations dans le bassin arachidier sénégalais et dans la vallée du Sénégal", Cahiers de l'ORSTOM, série Sciences Humaines, 12, 1 et 2, 1975 ; A. Adams, Le long voyage des gens du fleuve, Maspero, 1978 ; M. Samuel, Le prolétariat africain noir en France, Maspero, 1978.

[15] Ainsi l'Islam mouride dans sa forme rurale semble-t-il un frein important au développement local (en pays mouride et arachidier s'entend) du salariat agricole. Voir sur ce point notre article, "Politique et Religion", Dialectiques, 21, 1977 : 23-40.

[16] Maspero, 1977-10.

[17] in Antoine Pelletier, J.J. Goblot, Matérialisme historique et histoire des civilisations, Éditions Sociales, 1969. Goblot évoque les réflexions de Sereni (cf. note 53 p. 125) à propos de la dialectique entre contradictions sociales internes faiblement développées et processus de différenciation externe (de tribu à tribu, de peuple à peuple).

[18] Cf. notamment la remarque de Marx dans le livre 1 du Capital (p. 41-42, tome 2, Éditions Sociales, 1948).

[19] Oeuvres, vol. 3, Ed. du progrès, 1969.

[20] Op. cité, pp. 632-633.

[21] Encore qu'à l'époque de la 3e Internationale ce soit déjà plus discutable. Même C. Bettelheim dans ses travaux sur le sous-développement dans les années 1955-1965 n'en parle pas dans ces termes.

[22] L'anthropologie britannique avait une vision différente des faits, malgré son fonctionnalisme dans le milieu des années 1930.

[23] Qu'il dérive bien sûr des travaux de L. Althusser, E. Balibar et C. Bettelheim.

[24] Les alliances de classe, Maspero, 1973 : 123.

[25] Les alliances de classe, Maspero, 1973, 166-167.

[26] Capitalisme négrier, Maspero, 1976. 52.

[27] Capitalisme négrier p. 61, où Rey distingue la circulation des femmes, le niveau politique et le niveau religieux.

[28] N'y aurait-il que les deux secteurs cités p. 52 (régions qui fournissent les produits et régions qui fournissent la force de travail) ?

[29] "Les formes de la décomposition des sociétés pré-capitalistes au Nord-Togo et le mécanisme des migrations vers les zones du capitalisme agraire", in Le Capitalisme négrier : 195-209.

[30] Le Capitalisme négrier, p. 209 : "L'agriculture marchande forcée exclut le travail forcé, et une croissance trop importante de l'un ou de l'autre amène la fuite des producteurs directs…" Voir sur ce point le témoignage lucide de R. Delavignette, Les paysans noirs, Stock, 1931 (un résumé analytique se trouve dans Comité Information Sahel, Oui se nourrit de la famine en Afrique, Maspero, 1974 : 41-47).

[31] Cf. la seconde partie (p. 137-205) de Femmes, Greniers et Capitaux, Maspero, 1975.

[32] Op. cité, p. 148.

[33] Voir sa discussion, pp. 146-147.

[34] op. cité pp. 145-146.

[35] Cahiers internationaux de sociologie, LVI, 1974 : 101-114. Ainsi "la segmentarité, l'acéphalité, la communalité...) sont avancés comme indices de la relative indépendance de ces sociétés, on pourrait tout au contraire attribuer ces caractéristiques à l'inclusion de ces groupes dans des formations sociales plus vastes" (p. 108).

[36] Maspero, 1976.

[37] Ainsi p. 20 : "En effet, il est bien évident que celles des déterminations de la société pré-coloniale, qui ont été reprises ultérieurement ne l'ont été que parce qu'elles étaient fonctionnelles dans le cadre du nouveau système colonial, ou néo-colonial. Par conséquent, il est absolument indispensable, lorsqu'on considère le dynamisme d'une ethnie, de tenir compte de la période économique historiquement donnée à l'intérieur de laquelle celui-ci s'exprime". Et il ajoute plus loin : "C'est bien en effet dans cette direction qu'il faut chercher, en insistant plus particulièrement d'une part sur l'analyse du développement inégal des contradictions au sein de ces sociétés à l'époque pré-coloniale, d'autre part sur les politiques coloniales en matière de main-d'oeuvre et d'aménagement du Territoire".

[38] Op. cité,  p. 36 : "Le phénomène des société-réservoirs, du tribalisme moderne, du conservatisme paysan identifié à une survivance pré-coloniale, de la tradition en général comme faux archaïsme ne peut être compris que si les phénomènes migratoires actuels sont analysés dans le cadre du développement du Capitalisme, mais du point de vue de la paysannerie et de la résistance qu'elle offre à la pénétration de ce système".

[39] Cf. "L'idée de nation et les transformations du capitalisme", Les Temps modernes : 324-326, août-sept. 1973 : 492-508.

[40] Presses de l'Université de Montréal, 1977.

[41] Op. cité, pp. 232-233.

[42] Mais Bourque lie à ce processus l'existence de minorités (sans qu'il y ait détermination absolue) : "... il existe une coïncidence réelle entre régions moins ou sous-développées et minorités linguistiques au sein d'une formation sociale. C'est de cette convergence qu'il faut rendre compte" (pp. 251-252).

[43] Op. cité, pp. 252-254.

[44] Non pas que la lutte des classes ne soit pas décisive mais sur ce point Bourque n'est pas conséquent à cause des ambiguïtés des fonctions de l'État selon Poulantzas (à la fois lieu de condensation des luttes et moyen de l'hégémonie de la classe dominante).

[45] Cf. note 16. Il reprend par ailleurs l'identification branche-région. Cette étude est centrée sur la France et traite essentiellement des rapports inter-régionaux et du développement du capital monopoliste.

[46] Op. cité, p. 137.

[47] Op. cité, p. 143.

[48] Op. cité, p. 144.

[49] Cf. Bourque, op. cité, note 1, p. 265 : "La notion de domination intérieure s'appliquerait aux relations internes à la formation sociale ; celle de colonialisme viserait les rapports de subordination politique directe entre deux formations sociales".

[50] "Internal colonialism. The celtic Fringe", in British national Development 1536-1966, Routledge and Paul Kegan, 1975.

[51] "The very economic backwardness of the periphery contributes to the inevitability of such residential and occupational segregation" (op. cité, p. 42).

[52] Cf. "Ethnicity and industrialization : on the proliferation of the cultural division of labour", Ethnicity, 3, 3, 1976. La solidarité ethnique n'est en aucun cas un phénomène "traditionnel" : "On the contrary, such solidarity represents high political consciousness on the part of groups seeking to alter the cultural division of labor". (op. cité, p. 340).

[53] Cf. notre article, "Tribalisme", in Encyclopaedia Universalis, vol. 16, 1973 : 311-313.

[54] Op. cité, p. 32.

[55] "Remarques théoriques sur l'articulation des modes de production", in Problèmes de planification (EPHE) nos. 13 et 14, 1972. Les remarques de Lénine sur les formes sociales de la transition sont peut-être pertinentes sur ce point. Voir notre discussion de ce problème dans, "Conscience politique ou conscience de la politique ?", Cahiers d'Études Africaines, XVI, 45-55, 1975.

[56] Cf. notre article, "Politique et religion", op. cité, pp. 36-40.

[57] J'ai employé pré-capitaliste par commodité mais c'est plus pour indiquer l'origine de ces rapports sociaux que pour en définir la logique actuelle évidemment soumise aux lois du capitalisme.

[58] Cf. par exemple les problèmes de connaissance et de stratégie politique soulevés par le cas Ibo du Nigeria. G.I. Jones, "Social Anthropology in Nigeria during the colonial period", Africa, XIIV, 3, July 1974 : 280-289 ; D.C. Dorward, "Ethnography and Administration : a study of Anglo-Tiv working misunderstanding", Journal of African History, XV, 3, 1974 : 457-477.

[59] L'exemple des migrations est très parlant : les navètanes venant du sud-ouest (comme du Mali) travailler dans le bassin arachidier dans les années 40-50 n'existent plus. Par contre l'immigration du fleuve vers Dakar et la France a pris une impulsion considérable depuis quinze ans.

[60] C'est mon hypothèse à propos de la confrérie mouride (op. cité pp. 30-31).

[61] Voir par exemple l'ouvrage collectif, Essais sur la reproduction des formations sociales dominées, Travaux et Documents de l'ORSTOM no. 64, Paris, 1977.

[62] Ce serait le cas de la confrérie mouride par exemple. Voir notre article déjà cité (note 15).

[63] Les travailleurs sénégalais immigrés en France font aussi partie de la classe ouvrière sénégalaise.

[64] Voir sur ce point l'introduction de S. Amin, in B. Barry, op. cité, p. 39, 51-53 ; notre article cité (note 56) et M. Godfrey, "Surplus population and under-development : reserve army or marginal mass ?", Manpower and Unemployment research, vol. 10, 1, april 1977 : 63-71.

[65] Cf. l'étude de A. Marie, op. cité.

[66] Comme le dit Bosquet (Écologie et Politique, du Seuil, 1978 : 124) : "Plus la division sociale et territoriale du travail est poussée, plus la fonction de l'État central est importante et plus son pouvoir techno-bureaucratique devient grand".

[67] La référence ethnique, le rapport de clientèle nous semblent participer du processus de construction de l'hégémonie bureaucratique. La question reste ouverte quant aux processus d'unification des classes dominées : dans quelle mesure une idéologie d'identification par procuration peut-elle mobiliser consciemment les masses ? Dans une étude consacrée à la Côte d'Ivoire, Nguessan Adjoua dénonce les associations ethniques comme des structures de collaboration de classe tout en proposant de les utiliser et de partir de la forme de conscience sociale qu'elles expriment dans une optique de mobilisation révolutionnaire (cf. "L'Eden impérialiste et après Afrique en lutte, nos 31 et 32, 1977).

[68] En l'état actuel, le clientélisme est plus un instrument des classes dominantes que des classes dominées. La construction d'une alliance ouvriers-paysans ne procède pas comme celle de l'hégémonie bureaucratico-bourgeoise. Elle ne peut procéder d'une idéologie à priori mystificatrice comme l'est celle du clientélisme.

[69] En fait ce travail est déjà assez avancé dans le cas d'une province Serer. J.M. Gastellu a parfaitement mis en lumière les raisons de l'autonomie et de l'intégration différentielles selon les époques (pré-coloniale, coloniale, post-coloniale) du Mbayar. Un élargissement de son approche à l'échelle "nationale" semble tout à fait possible.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 7 juillet 2019 6:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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