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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean COPANS, “Pour une histoire et une sociologie des études africaines.” Un article publié dans la revue Cahiers d'études africaines, vol. 11, n° 43, 1971. pp. 422-447. Sous licence Creative Commons.

[422]

Jean COPANS

Pour une histoire et une sociologie
des études africaines
.”

Un article publié dans la revue Cahiers d'études africaines, vol. 11, n° 43, 1971. pp. 422-447.

Introduction [422]
I. Préalables épistémologiques [423]

1. Le contexte historique (social et idéologique) du processus scientifique. [424]
2. Le processus scientifique comme rapport entre science et idéologie, entre théorie et pratique. [426]
II. Une périodisation des études africaines [429]

1. Démarche. [431]
2. Des origines à la deuxième guerre mondiale : naissance et domination de l'ethnologie. [431]
3. Naissance de la sociologie et décolonisation (1945-1960). [436]
4. Unification des sciences humaines et problématique marxiste (depuis 1960). [439]

Conclusion provisoire [444]

Bibliographie [446]


INTRODUCTION

Les histoires de l'anthropologie et de la sociologie dont nous disposons sont décevantes. En effet, elles se limitent toutes à un exposé des doctrines théoriques, de leur succession et de leurs critiques réciproques. Elles répondent rarement en leur construction à l'un des principes fondamentaux issu de ces disciplines elles-mêmes, à savoir la possibilité d'une sociologie de la connaissance et d'une explication sociale (au sens large) des productions intellectuelles de l'humanité. Grosso modo, on trouve deux positions inverses et symétriques : ou bien la théorie scientifique est à elle-même sa propre explication et la situation historique et sociale n'est qu'un arrière-fond, ou bien l'on établit des corrélations mécaniques entre productions intellectuelles et relations sociales, sous le signe d'une analogie de la forme par exemple (L. Goldmann).

La démarche à suivre en histoire des sciences se doit d'être un peu plus dialectique. Il n'est évidemment pas dans notre intention d'en définir les principes fondamentaux. Ce que nous voudrions plutôt proposer, c'est une esquisse rapide des études africaines en anthropologie et sociologie et les raisons de leur évolution. Par-delà cette esquisse qui sera également une périodisation, nous voulons démontrer l'importance théorique actuelle d'une telle histoire. En ce sens, cette histoire des études africaines renvoie à un objectif fort concret : l'explication du contexte institutionnel, idéologique, théorique et pratique des études africaines aujourd'hui et les problèmes que ce contexte impose à tous les chercheurs.

Traditionnellement on lie la naissance de la sociologie à la prise en charge consciente de la dynamique sociale après 1789. De même l'ethnologie se trouve liée, pour des raisons aussi évidentes, au phénomène colonial. Mais ce lien n'est pas une détermination unilatérale et abstraite : ce lien indique que l'apparition d'un nouvel ordre de phénomènes sociaux (économiques, politiques et idéologiques) rend possible [423] l'apparition d'une certaine réflexion scientifique sur cet ordre de phénomènes. L'évolution de la société impose à l'attention des théoriciens des problèmes nouveaux que ces théoriciens formalisent en une science nouvelle ou à l'intérieur d'une science déjà constituée, en une nouvelle problématique (ou en plusieurs problématiques). En ce sens, l'histoire des études africaines est liée à l'histoire de l'Afrique (conquête coloniale, mise en valeur, décolonisation, néo-colonialisme), histoire conçue comme histoire des rapports entre l'Europe et l'Afrique, puis comme histoire des rapports entre groupes sociaux africains.

Notre réflexion personnelle sur ces problèmes a été grandement stimulée par la récente thèse de Gérard Leclerc [25] qui montre admirablement bien l'intérêt de ce genre de recherche, car elle décrit (pour reprendre une notion de M. Foucault, mais que G. Leclerc n'utilise pas) l’épistème dont relèvent l'idéologie coloniale et la théorie anthropologique. En effet, il y a naissance conjointe d'un discours politico-idéologique et d'un discours à vocation scientifique à propos de l'Afrique. Les deux ordres de discours se déterminent réciproquement selon le lieu des problèmes à formuler ; l'ensemble est évidemment lié à l'évolution du système colonial. G. Leclerc limite peut-être le phénomène colonial à une idéologie et l'anthropologie à une élaboration théorique. La thèse est essentiellement consacrée à la période d'avant-guerre spécifiquement anthropologique. Ce n'est qu'en dernière partie et de façon beaucoup plus rapide que l'auteur aborde la période 1950-1960.

Nous nous sommes donc explicitement inspiré de cette thèse (et des documents qu'elle présente) pour décrire la période d'avant 1945, mais nous invitons les lecteurs à se reporter directement à la thèse (et l'auteur à la faire publier sous une forme ou une autre). En fait, nous nous sommes surtout consacré à l'examen des études africaines depuis cette date, afin de définir les lignes de force de ce domaine à l'aube des années 70. Notre périodisation des études africaines vise donc à justifier les raisons historiques, idéologiques et scientifiques de la nouvelle problématique qui se dessine actuellement.

I. — Préalables épistémologiques

Dire qu'il y a des préalables épistémologiques à tout travail scientifique, ce n'est pas retomber dans l'erreur commune qui consiste à affirmer la priorité de la réflexion philosophique (nature de l'être et du monde ou des lois générales de la pensée) par rapport à tout autre type de travail intellectuel. La question des préalables épistémologiques implique l’explication de la fonction scientifique et de son évolution, ainsi que la nature de son fonctionnement interne, c'est-à-dire de la [424] constitution de l'objet qu'elle construit. Par-delà la nécessité de ce questionnement, s'impose le lieu théorique où il se pratique : en un lieu spécifique (philosophie, épistémologie, histoire des sciences) et/ou en la discipline concernée elle-même.

La question des préalables épistémologiques renvoie donc à deux problèmes distincts, bien que liés de façon nécessaire dans l'histoire même de leur développement propre : le contexte historique (social et idéologique) du processus scientifique ; le processus scientifique comme rapport entre science et idéologie, entre théorie et pratique. Ce n'est qu'après une brève explication de ces deux points que l'on pourra aborder le problème du lieu de ce travail épistémologique, puisque celui-ci est de plus en plus nécessaire au développement même de chaque discipline.


1. Le contexte historique (social et idéologique)
du processus scientifique
.

Si l'on prend le point de vue du matérialisme historique et du matérialisme dialectique, c'est-à-dire du marxisme, c'est l'analyse des rapports sociaux, extérieurs à toute conscience individuelle, qui permet l'explication de toutes les productions humaines, qu'elles soient matérielles ou intellectuelles [1]. Ainsi le processus scientifique, bien que fondamentalement un processus de connaissance, donc d'appropriation du réel sous une forme abstraite (pensée), est aussi fonction de ses conditions sociales d'exercice et de ses conditions techniques et pratiques. La science n'est pas gratuite. Elle n'est pas non plus un utilitarisme primaire, ayant pour vocation de répondre à des besoins, puisque dans certains cas l'autonomie de son développement lui permet de prévoir la dynamique de l'évolution historique.

Comme toute production intellectuelle, la production scientifique correspond aux conditions historiques de son développement, c'est-à-dire aux moyens théoriques et pratiques de son fonctionnement. Ces [425] moyens théoriques sont l'outillage conceptuel et les médiations idéologiques du groupe auquel appartient (de droit ou de fait) le scientifique. Les moyens pratiques sont les conditions matérielles (financières, techniques, institutionnelles). On nous pardonnera ce schématisme qui ne vise qu'à justifier brièvement les principes de l'analyse conduite dans les deux parties suivantes de cet article.

Il est évident donc que le champ d'existence de ces moyens théoriques et pratiques est un champ social, historiquement déterminé, et non un champ individuel, de conscience psychologique et intellectuelle plus ou moins « géniale ». La qualité individuelle du scientifique est bien sûr un phénomène de première importance : ce que nous voulons souligner ce sont les modalités de son fonctionnement et de son développement, historique et non psychologique [2].

Les remarques précédentes sont peut-être évidentes lorsqu'on les résume dans l'expression banale : les conditions d'exercice du travail scientifique sont relatives, historiquement. En fait le problème est plus complexe, car l'autonomie et la transmission du savoir scientifique sont tout aussi évidentes... et trompeuses. En effet, quel est le moteur de l'évolution de la connaissance scientifique, c'est-à-dire quelle est la nature du progrès scientifique ? Quelle est la dialectique des facteurs internes et externes de ce progrès ? À quelle(s) fonction(s) sociale(s) renvoie le processus scientifique et plus précisément quels sont les rapports entre cette fonction et les groupes sociaux ?

Poser ces questions, c'est déjà donner le sens des réponses, à savoir que la fonction scientifique (constitution, nature des questions, conditions d'évolution) est déterminée socialement. Détermination sociale au sens large, puisqu'elle implique une réalisation concrète de cette détermination à toute une série de niveaux :

  • rapport entre les idéologies (religieuses, politiques, pédagogiques) et le savoir scientifique ;

  • détermination de la place (et de la fonction) du savoir scientifique dans la configuration de ces diverses idéologies, selon les modalités de la dominance de l'une ou de plusieurs d'entre elles (Moyen Age : religion ; époque moderne : politique, écoles, etc.) ;

  • détermination de la place (et de la fonction) du savoir scientifique dans la configuration des conditions sociales de ces diverses idéologies et des idéologies constitutives des divers groupes et classes sociales (et sous-groupes dont celui des « intellectuels » et des scientifiques).

En ce sens la connaissance scientifique n'est ni gratuite ni naïve : ni gratuite, c'est-à-dire dont les lois de fonctionnement seraient intemporelles [426] et asociales ; ni naïve, c'est-à-dire qui ne tiendrait absolument pas compte de ces conditions sociales (même de façon implicite et « inconsciente »). En conclusion de ces premières réflexions, retenons ceci : les déterminations sociales de la fonction scientifique se manifestent essentiellement au niveau idéologique, c'est-à-dire au niveau d'une réflexion spontanée des conditions d'existence et, en ce qui nous concerne, de la nature du travail scientifique. À ce niveau, l'idéologie exprime la place et l'objet que les groupes sociaux, en fait la ou les classes dominantes, assignent au processus scientifique (dans la mesure où les « producteurs du savoir scientifique » sont originaires de cette classe dominante, en font partie en tant que sous-groupe spécifique et intériorisent les idéologies dominantes parce que dominés par cette même idéologie).

Mais cette prégnance, disons externe, du travail scientifique par l'idéologie se trouve facilitée par la nature même du processus scientifique, dialectique du savoir idéologique et du savoir scientifique (et non simple passage de l'un à l'autre comme l'expliquent L. Althusser et ses disciples, par exemple).

2. Le processus scientifique comme rapport
entre science et idéologie, entre théorie et pratique
.

Le processus scientifique est donc lié à une histoire et possède, du fait de sa relative autonomie, une histoire spécifique. Cette histoire est celle de la construction de l'objectivité, cette histoire est discontinue [3].

La science construit son objet. Par là on entend l'appropriation du réel (extérieur à la pensée) comme élaboration de lois, de principes que l'on soumet à la double cohérence de l'objet et du rapport que l'on établit avec lui, rapport qui s'exprime entre autres par la définition de procédures et de concepts qui permettent de reproduire le réel sous une forme pensée.

La science est historiquement discontinue, car le passage d'une cohérence à une autre procède par rupture plus que par continuité. Je renvoie pour des démonstrations détaillées de ces propositions aux travaux de G. Bachelard, de G. Canguilhem, de M. Foucault et de L. Althusser. Mais la continuité de l'idéologie (sinon l'idéologie de la [427] continuité) est le masque obligé de la discontinuité du processus scientifique.

Toute idéologie est masque, toute idéologie est continuité, car elle participe de la reproduction du système social et donc des conditions sociales du processus scientifique. Les idéologies « spontanées » des savants sont le lieu de rencontre et de médiation des deux processus, mais dans la mesure où il n'y a pas de processus scientifique et de développement de ce processus sans conditions sociales déterminées, et donc idéologiquement spécifiées, le processus scientifique produit des effets idéologiques spécifiques dans le cadre idéologique général dont il dépend.

L'idéologie (spontanée et dominante) est donc l'un des obstacles épistémologiques récurrents et normaux du processus scientifique (les autres obstacles pouvant être d'ordre pratique, voire matériel ou proprement théorique). Mais, en cela, l'idéologie devient un moyen, un détour nécessaire, socialement imposé, de la connaissance scientifique. L'explication de cette relation est donc l'un des moyens de « limiter les dégâts » imposés par ce détour, par cet obstacle. L'épistémologie a comme tâche privilégiée l'explication de ce phénomène : à savoir la nécessité d'une zone d'ombre, de méconnaissance dans le processus de connaissance lui-même. Il n'y a pas de vérité absolue, il n'y a que des vérités spécifiées théoriquement et pratiquement, donc historiquement.

Nous en venons donc au lien de la théorie et de la pratique. La connaissance scientifique n'est pas pure théorie, pur jeu conceptuel. L'abstraction, la reproduction pensée du réel est (re)production. Les moyens de cette production sont spécifiés selon les disciplines évidemment, mais celles-ci mettent en œuvre des procédures opératoires, définissent des conditions d'expérimentation et de vérification, inventent des instruments de saisie ou de mesure des phénomènes, etc.

En effet, les savants et les philosophes ont une fâcheuse tendance, fussent-ils épistémologues, à ne retenir des sciences que le moment de l'élaboration conceptuelle. Fondant leurs recherches sur les textes mêmes des savants et de leurs contemporains, ils identifient abusivement le produit fini théorique avec l'ensemble des opérations du processus scientifique. La lecture la plus critique, la plus symptomale, la plus matérialiste ne peut qu'identifier les « blancs », les « incohérences », et la restitution de l'élaboration scientifique dans l'ensemble de ses démarches est difficile et parfois impossible. Car, à ce stade, le texte doit rendre compte de questions auxquelles il ne peut pas répondre. La cohérence du texte masque (volontairement ou non) la dialectique de la théorie et de la pratique, du concept et des procédures opératoires. Tout texte scientifique, même trivial, résulte d'une « mise en scène ». Mise en scène des concepts, des résultats et aussi mise en scène, c'est-à-dire processus de production de connaissances.

[428]

Le savant, et tout particulièrement en sciences humaines, ne parle pas de sa pratique, car elle est évidente pour lui, et ce qui doit compter c'est le résultat. Ainsi le lecteur, n'ayant pas vu (et pour cause) ce dont le texte scientifique ne rend pas compte, se croit autorisé à garder le silence sur cette lacune. De ce point de vue découle une conséquence paradoxale : au lieu de pousser les scientifiques à expliciter toujours davantage leur pratique, on part du principe qu'ils sont par définition incapables de le faire, d'où le privilège accordé à la seule réflexion théorique générale [4].

Cette situation nous amène à examiner la question du lieu de la réflexion épistémologique. Si l'on définit l'épistémologie comme l'étude des conditions de possibilité du processus scientifique dans son ensemble et non de son seul discours théorique, on s'aperçoit que cette réflexion participe de plus en plus au processus scientifique lui-même : ce sont les agents de ce processus qui éprouvent le besoin théorique et pratique de réfléchir sur ces conditions de possibilité. Cette étude des conditions de possibilité doit être très large et englober, par exemple, les responsabilités sociales et politiques du savant, car, à certains moments historiques, ces responsabilités constituent une des variables des conditions sociales de possibilité du processus scientifique.

J. Piaget a, d'ailleurs, parfaitement expliqué ce phénomène tout à fait contemporain. Empiriquement, on constate un déplacement du discours épistémologique qui passe du philosophe à l'épistémologue, puis à l'historien des sciences et enfin au savant lui-même [5]. Parallèlement [429] à ce phénomène, on constate une détermination du discours philosophique par le processus scientifique [6]. Mais il faut oublier les anciennes dichotomies et penser l'épistémologie comme une activité naturelle, sinon obligée, du savant. Cette nouvelle pratique de la connaissance permettra de limiter les effets idéologiques sur le processus scientifique et la forme spécifiée qu'ils prennent, notamment dans le discours philosophique [7].

II. — Une périodisation
des études africaines


Pour les premières étapes, cette périodisation s'inspire de la thèse de G. Leclerc. Par la suite, nous proposons notre propre interprétation de l'évolution actuelle des études africaines. Cette périodisation, évidemment sommaire, vise à mettre en évidence deux ordres différents de phénomènes : le contexte historique et social de l'élaboration théorique, la configuration idéologique et théorique des concepts. Nous procéde-

[430]

PÉRIODISATION DES ÉTUDES AFRICAINES

Chronologie

Forme du rapport

Configuration idéologico-théorique

Discipline dominante

1.

Avant 1860

Découverte de l'Afrique

Exotisme du voyage et de l'aventure, l'origine de la société humaine.

Littérature, philosophie, récits de voyage

2.

1860-1920

Conquête coloniale

Justifiée par la théorie évolutionniste ; possibilité de l'ethnologie.

Ethnographie, ethnologie

3.

1920-1945

Mise en valeur

Se justifie de soi-même. L'ethnologie décrit la réalité mise en valeur sans mettre en cause le principe de celle-ci : fonctionnalisme qui s'illusionne et qui illusionne.

Ethnologie, anthropologie appliquée

4.

1945-1960

Décolonisation

Irruption des masses africaines dans l'histoire et dans la science. Mise en cause du rapport colonial et des descriptions précédentes. Passage de l'anthropologie à la sociologie et suppression de l'exotisme scientifique.

Sociologie, sociologie du sous-développement

5.

1960-1970 et au-delà (?)

Néo-colonialisme

Découverte des illusions de l'indépendance. Critique radicale du rapport en tant que mécanisme économique (impérialisme). Reprise marxiste (permise par la déstalinisation) qui réinvestit tout domaine théorique des études africaines et pousse à l'unification de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie politique (concept de mode de production).

Anthropologie, sociologie, économie politique


[431]

rons volontairement de façon un peu formelle : définition et illustration d'un principe, recension et illustration des problèmes.

1. Démarche.

L'évolution des théories et des idéologies en anthropologie et sociologie africaines est liée à la nature des rapports entre les métropoles et l'Afrique, entre le lieu d'élaboration de la théorie et le terrain de son application. La forme du rapport détermine les conditions d'exercice scientifique et celui-ci, à son tour, justifie, puis masque, et enfin remet en question le rapport lui-même (cf. tabl. p. 430).

Il convient de faire deux remarques à propos de cette classification logique et chronologique : les cinq types définis dans le tableau se superposent au fur et à mesure. En effet, il y a des survivances théoriques qui peuvent occuper le devant de la scène longtemps après la disparition de leur raison d'être. Car la prise de conscience théorique est toujours en retard sur l'expression idéologique et a fortiori sur le mouvement historique réel. D'autre part, la cohérence politique-idéologie-théorie est relative. Il existe des différences importantes entre les pays, par exemple entre la politique coloniale française et la politique coloniale britannique. De même, il y a reformulation réciproque des thèmes idéologiques coloniaux en thèmes « scientifiques » et des thèmes « scientifiques » en thèmes idéologiques coloniaux. D'autant plus que ces deux phénomènes relèvent d'une configuration idéologique et sociale commune.

2. Des origines à la deuxième guerre mondiale :
naissance et domination de l'ethnologie
.

Nous nous bornerons à une brève étude des trois séries de problèmes suivants :

  • la naissance de l'ethnologie de terrain ; la transformation du rapport colonial en rapport scientifique original, fondement de la démarche ethnologique ;

  • les différences des politiques coloniales et des théories ethnologiques ;

  • les modalités du passage de l'idéologie coloniale à la pratique ethnologique : choix des thèmes de recherche et conditions de l'élaboration conceptuelle.

1) On passe, à partir du XVIIIe siècle, par l'évolution fonctionnelle suivante : voyageur, explorateur, missionnaire, militaire, administrateur, ethnologue. L'autonomie de ce dernier est donc relative. Il occupe [432] ainsi une fonction qui peut s'interpréter dans les figures antérieures de la pénétration blanche européenne : voyageur, explorateur (exotisme) ; missionnaire (« mission civilisatrice ») ; militaire, administrateur (représentants du pouvoir politique). N'oublions pas non plus l'expédition, cet explorateur collectif aux objectifs choisis souvent consciemment. C'est le passage du niveau d'amateurs dilettantes à celui de professionnels organisés.

Il faut noter l'importance toute particulière de cette dernière fonction : l'occupation physique et le maintien de cette occupation (« pacification », mise en valeur) rendent possible la recherche, libérée des contraintes du maintien de l'ordre et de sa propre sécurité. Cette dernière condition est, en effet, fondamentale, car elle assure les bases matérielles et institutionnelles de l'ethnologie, isolée de la tranquillité métropolitaine. De ce point de vue, K. Gough a tout à fait raison d'affirmer : « L'anthropologie est fille de l'impérialisme » [17, p. 1124].

L'ethnologie n'est pas une science innocente et, en tant que science, elle a rempli (et continue de remplir) une fonction idéologique toute particulière. Citons G. Leclerc :

« Pour les Victoriens, l'anthropologie était le discours et la pratique d'une société qui se donnait l'alibi, la bonne conscience et le luxe d'une 'scientificité' de ses pratiques coloniales. Pour l'anthropologue de terrain, sa position d'Européen a une signification scientifique précise et seulement une signification scientifique (méthodologique) : la compréhension de systèmes sociaux réels suppose une certaine extériorité par rapport à ce système. Seul un élément extérieur à ce dernier peut saisir la structure totale de ce système. C'est dire que l'anthropologue de terrain voit encore sa situation concrète d'Européen comme condition du savoir qu'il vise à élaborer » [25, p. 94] [8].

Il y a une identité fonctionnelle entre la théorie évolutionniste (l'humanité passe par un certain nombre de stades nécessaires) qui valorise le produit supérieur de cette évolution : la civilisation occidentale et l'idéologie coloniale qui justifie sa pratique comme « mission civilisatrice », comme passage d'un stade inférieur à un stade supérieur. [433] Les titres des ouvrages de l'époque 1880-1910, que rappelle G. Leclerc dans sa thèse, sont symboliques de cet état de fait [9].

2) Mais le sens des différences et des oppositions entre école britannique et école française d'ethnologie reste à expliquer scientifiquement. Voici quelques jalons sommaires. Il y a une première opposition entre l'indirect rule britannique et la politique française d'association et d'assimilation. Le « choix » des Britanniques les conduit explicitement à l'anthropologie appliquée, alors qu'en France l'« utilisation » de la recherche ne sera jamais institutionnalisée à ce point [10].

L'IAI (International African Institute) est fondé en 1926 par Lord Lugard, entre autres, l'inventeur de l'indirect rule : filiation évidente. L'institution française qui, à première vue, semble avoir joué un rôle équivalent est l'ORSTOM (Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer) qui ne voit le jour qu'en 1943. Car, là aussi, il s'agit d'assurer une présence coloniale explicite au niveau de la recherche.

Mais il existe des causes proprement idéologiques et théoriques. Le [434] pragmatisme philosophique britannique conduit à une systématisation théorique et comparatiste (Frazer), au travail de terrain proprement dit (Malinowski). En France, par contre, règne une tradition sociologique à l'inspiration philosophique différente. La recherche « en chambre » survit plus longtemps et ses préoccupations sont largement métaphysiques : « les formes élémentaires de la vie religieuse », « les fonctions mentales dans les sociétés inférieures », etc. L'Institut d'Ethnologie est créé en 1926 (la même année que l'IAI qui cherche déjà des résultats à appliquer). Et ce n'est qu'en 1931-1933 que l'Afrique prend fonction de terrain scientifique avec l'expédition Dakar-Djibouti de M. Griaule. (Cette expédition s'inscrit tout naturellement, ne l'oublions pas, dans la suite des grands exploits techniques de l'homme blanc de cette époque : les missions Citroën, Paris-Saigon, le désert de Gobi, etc. Dakar-Djibouti, c'est la traversée de l'Afrique « française », la suprématie de la puissance occidentale. Nous sommes loin de la simple curiosité ethnographique.)

Aux différences et oppositions entre les deux écoles ethnographiques s'ajoute donc le « retard » de l'école française sur l'école britannique. Retard d'une quinzaine d'années qui se fera sentir jusqu'au début des années 1950.

3) À l'intérieur de ces configurations idéologiques et théoriques, il faut distinguer trois niveaux qui constituent un ensemble cohérent : les thèmes de recherche, la forme des travaux, les concepts utilisés.

a) Grande-Bretagne :
anthropologie appliquée, fonctionnalisme et acculturation.

De façon tout empirique, les Britanniques vont définir les grandes branches de l'anthropologie et de la sociologie (avant la lettre) : anthropologie économique, politique, contact et changement culturel. Le fonctionnement du système colonial implique une connaissance minimum des sociétés locales et de ses propres effets sur celles-ci. Les différentes tendances théoriques britanniques (Malinowski, Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard) ont ceci de commun : approche des sociétés comme ensemble d'institutions, de relations ou de productions fonctionnelles. D'où la tendance visible dans ce champ théorique d'appréhender autant que possible la totalité sociale comme un système (quelle que soit, par ailleurs, la manière dont on explique son fonctionnement).

La nécessité de trouver des relais politiques dans les sociétés africaines pour assurer un début d'indirect ride conduit à l'anthropologie politique : « find the chief » aurait dit B. Malinowski, et 1940 voit la parution de African Political Systems. Dans une autre région du monde, R. Firth posera les principes d'une anthropologie économique. Enfin, l'acculturation au sens large jouit d'un certain succès et, dès les années [435] 1930, les Britanniques se penchent sur les problèmes de migration, de travail industriel (mines de Rhodésie et d'Afrique du Sud), etc. : Reaction to Conquest de M. Hunter date de 1936. Nous ne reviendrons pas sur les critiques faites à ces recherches : méconnaissance de l'inégalité du phénomène d'acculturation, mécanisme de l'explication fonctionnelle, etc. Ce qu'il faut retenir, c'est le grand intérêt porté aux problèmes « concrets » d'ordre politique ou économique, la référence (même si elle est illusoire) à une situation sociale globale et la forme institutionnelle que va prendre la recherche en Afrique anglophone : développement d'instituts et d'universités autonomes bien que dépendants (Rhodes-Livingstone Institute).

b) France :
monographie-catalogue, fait social total, technologie et cosmogonie
.

Au contraire du pragmatisme et de l'empirisme anglo-saxon, l'ethnologie française de l'entre-deux-guerres va synthétiser, de façon paradoxale, les défauts de l'idéalisme philosophique. En effet, la configuration idéologique et théorique décrite plus haut, jointe à une politique coloniale d'administration plus directe, conduit l'ethnologie française à privilégier les conceptions du monde, les « faits sociaux » exprimant, à la manière de la logique hégélienne [11], la totalité des relations sociales. L'ethnologie française recherche les « principes » de la vie sociale et non la nature des relations ou des systèmes qui la constituent. Par ailleurs, avec la fondation du Musée de l'Homme et l'intérêt porté dès les origines à un travail muséographique de collecte et de description d'objets, on tombe dans le catalogue et au niveau formel de la monographie-catalogue, exposé des faits selon un ordre préétabli qui ne présente pas les relations entre les divers ordres de phénomènes.

Au niveau proprement conceptuel, l'idéalisme de M. Griaule est évident : l'esprit explique et fonde le social et les sociétés africaines sont dignes d'intérêt parce que leurs productions spirituelles valent bien les « nôtres » (celles du christianisme évidemment) [12]. À cet idéalisme [436] s'ajoute une vision idéologique du phénomène colonial comme bienfait [13]. La problématique ambiguë et mécaniste de l'acculturation n'existe pas dans ce champ théorique : elle ne peut pas exister. C'est pourquoi la prise en considération de cette problématique produira une rupture —-le passage de l'ethnologie à la sociologie — alors qu'en Grande-Bretagne les choses seront beaucoup moins tranchées.

3. Naissance de la sociologie et décolonisation
(1945-1960)
.

Pour analyser cette période, nous allons nous fonder presque exclusivement sur l'école française. Pour une raison assez évidente : c'est en France qu'apparaît explicitement une sociologie consacrée à l'Afrique. Et le retard que l'on pouvait observer entre l'école britannique et l'école française disparaît dans les années 1950 (certains pensent même qu'à partir de cette date l'ordre du retard s'inverse) (cf. infra). La constitution d'une nouvelle discipline consacrée aux sociétés africaines est un phénomène important : la sociologie n'est pas seulement une nouvelle spécialisation, elle est une rupture. Rupture empirique : prise en compte de l'histoire réelle des populations africaines. Rupture d'échelle : de la monographie villageoise, on passe aux groupes sociaux nationaux (du micro au macro). Rupture théorique : à l'idéalisme griaulien, ignorant les réalités coloniales, se substitue une explication matérialiste et historique. Cette rupture permet, par la suite, une analyse nouvelle des sociétés « traditionnelles », puisque cette reformulation [437] théorique s'exerce généralement sur un objet nouveau, explicitement délimité autant que possible : le secteur moderne et les conséquences du phénomène colonial. Enfin l'intérêt porté à la modernisation se transforme en sociologie du sous-développement.

Le meilleur exemple, et le principal artisan de cette rupture, est évidemment G. Balandier ; les titres et thèmes de ses œuvres entre 1950 et 1955 sont tout à fait parlants [7, 8, 9, 10, 11].

L'armature théorique qui organise ces thèmes est fondée sur trois principes : a) les sociétés africaines ont une histoire (« traditionnelle et moderne ») : elles sont dynamiques et contradictoires ; b) les mouvements sociaux et idéologiques actuels révèlent à la fois la structure passée et les modalités des transformations provoquées par la situation coloniale ; c) la situation coloniale est un phénomène global et de nature inégalitaire. Cette nouvelle problématique met en cause le phénomène colonial parce qu'elle veut expliquer les mouvements réels qui le mettent en cause : messianismes, syncrétismes, idéologies et partis politiques [14]. La position de M. Leiris, en 1950, correspond aussi à cette remise en cause. Dans « L'ethnographe devant le colonialisme » [26], Leiris souligne la signification de l'exploitation coloniale et l'intérêt scientifique que présente l'étude des « évolués » [15].

Expliquer le passage de l'ethnologie à la sociologie en termes de rupture n'est pas une figure de style (on sait la vogue actuelle de certaines « ruptures épistémologiques »). Cette élaboration théorique correspond à la montée des nationalismes africains (et du tiers-monde en général), à la rupture du rapport colonial qui s'impose objectivement comme phénomène participant et constitutif de l'objet d'étude. Quelques dates sommaires qui ne sont que des images, des rapprochements et non de véritables explications, montrent la maturité de cette rupture : 1945, « émeutes » d'Algérie ; 1947, soulèvement malgache ; 1946-1953, guerre d'Indochine ; 1947-1949, grèves en AOF ; 1952, soulèvement mau-mau ; 1947, indépendance indienne ; 1949, socialisme en Chine ; 1955 enfin, Bandoeng...

Mais d'autres facteurs de nature différente interviennent pour définir les possibilités d'une rupture. Notamment le cadre institutionnel de la recherche française. G. Leclerc souligne à juste titre la « liberté » des anthropologues français qui ne sont pas engagés (et donc dominés idéologiquement et institutionnellement) dans une anthropologie appliquée dont la fonction explicite est le maintien du rapport colonial [16]. [438] Enfin s'exerce une critique proprement théorique des présupposés et acquis de AI. Griaule, qui ne peuvent absolument pas rendre compte de la nouvelle dimension historique et sociale des études africaines [17].

Mais, à partir de la deuxième moitié des années 50, la sociologie africaine s'impose. Au niveau institutionnel, on constate un développement général de la sociologie sous l'impulsion de G. Gurvitch. Au niveau idéologique et politique, la guerre d'Algérie sensibilise directement les étudiants et les intellectuels aux problèmes coloniaux, de libération nationale et plus largement du sous-développement. À partir de i960, on entre dans l'époque des indépendances, et la sociologie africaine, déjà reconnue au niveau de la recherche (CNRS, EPHE), se voit officialisée avec les Cahiers d'Études Africaines (i960), les certificats de sociologie et d'histoire de l'Afrique tropicale (1963), etc.

Mais les indépendances ne sonnent pas la fin de l'histoire. Elles sont la fin d'une époque (le colonialisme) et le début d'une autre (le néocolonialisme). La montée au pouvoir des « élites » africaines changent partiellement les termes du problème. Cette nouvelle situation implique une radicalisation théorique. Nous allons voir tout de suite pourquoi.

[439]

4. Unification des sciences humaines
et problématique marxiste (depuis 1960).


Il faut expliquer les apparences de l'indépendance. Il faut expliquer le sous-développement, les luttes de libération nationale, les luttes sociales (de classes) dans les pays décolonisés. L'évidence de l'unité anticoloniale s'effondre. Les rapports politiques de dépendance ont plus ou moins disparu, mais l'exploitation économique subsiste et même se renforce. Un nouveau champ théorique s'impose donc en termes marxistes (marché économique mondial, répression des luttes de libération, interventions militaires) : le système mondial est un système impérialiste. L'économie capitaliste induit un certain développement de classes sociales ; les sociétés traditionnelles ont une structure économique ; les sociétés africaines sont analysables en termes de modes de production.

Pourquoi l'approche des sociétés africaines en termes marxistes n'est-elle possible qu'après 1960 ? En gros, pour trois raisons :

- Après 1956 la réflexion marxiste se « remet en marche » avec la déstalinisation. Comme l'Afrique (et pour cause) n'a jamais constitué explicitement un objet de réflexion pour les fondateurs (Marx, Engels, Lénine), elle est véritablement une terre vierge théorique, d'où l'attirance qu'elle exerce, liée au soutien politique accordé aux mouvements de libération et d'indépendance.

- Par ailleurs, l'approche de G. Balandier, sans se rattacher explicitement au marxisme, le rejoint d'assez près pour que le passage d'une explication dynamiste à une explication marxiste se fasse sur le mode de la filiation et non de la rupture (comme précédemment). Alors qu'il y a contradiction entre la méconnaissance du système colonial et sa reconnaissance théorique, l'emploi des concepts de système impérialiste ou de mode de production est facilité par une explication en termes d'agencements instables et de dynamisme des contradictions.

- Enfin, les caractéristiques propres à la situation du néo-colonialisme conduisent à rechercher les racines économiques de l'exploitation et les solutions politiques et révolutionnaires du renversement de l'exploitation, donc à adopter explicitement une perspective marxiste.

Nous allons tenter de tracer à grands traits les problèmes qui se posent aux études africaines aujourd'hui et la manière dont cette nouvelle tendance marxiste [18], spécifiquement française il faut le souligner, [440] essaie de les résoudre. L'importance de ce qui suit ne doit échapper à personne, puisqu'il s'agit là du champ d'action et de réflexion, quotidien, des spécialistes des études africaines. Les problèmes fondamentaux relèvent de trois domaines différents :

- la prise de conscience (politique) du contexte idéologique et institutionnel de la recherche et sa remise en cause ;

- les tentatives d'élaboration d'une problématique marxiste à propos des sociétés africaines (« traditionnelles et modernes ») ;

- raffinement de la pratique d'enquête et la disparition des barrières entre les différentes sciences humaines.

1) Cette prise de conscience est d'abord empirique, car l'africanisme c'est l'ethnologie, la sociologie (et ses variantes), la géographie, la linguistique, etc. Dès l'indépendance (et, en fait, même avant), les cadres, hommes politiques et intellectuels africains, sont méfiants à l'égard de l'ethnologie qu'ils assimilent, à juste titre, au regard paternel de l'Occident sur l'enfant noir irresponsable. Par la suite et pour des raisons explicitement politiques, la méfiance s'étendra à la sociologie qui pourrait décrire les fondements socio-économiques et idéologiques du pouvoir actuel [19] : raison supplémentaire qui explique le faible nombre d'ethnologues et de sociologues africains.

Malgré l'indépendance, l'inégalité culturelle se maintient dans les faits : les études africaines sont toujours l'apanage des anciennes et des nouvelles métropoles occidentales. De plus, la quasi-totalité des chercheurs ne voit pas que, par sa simple existence, elle participe de cette inégalité et contribue à la maintenir [20]. En général, pour des raisons professionnelles (carrière) et locales (incapacité et méfiance des gouvernements), le savoir accumulé n'est pas réinvesti sur place. La recherche scientifique actuelle participe, de par sa structure objective, à l'exploitation [441] culturelle des peuples africains ; elle est un alibi et un instrument pour l'impérialisme mondial.

Le IIe Congrès International des Africanistes, qui s'est tenu à Dakar en décembre 1967, a marqué une explicitation de ce phénomène par des chercheurs africains et européens. Mais, pour le moment, les résolutions votées ne semblent guère suivies d'effets concrets, et il est certain que ces résolutions ne sont qu'une concession de la part de la majorité des congressistes représentant l'establishment occidental des études africaines [21].

2) L'élaboration d'une problématique marxiste a été, au début, le fait de quelques chercheurs isolés. Et même encore aujourd'hui, c'est un phénomène minoritaire et hétérogène : les divergences théoriques entre marxistes sont aussi nombreuses que celles qui existent entre marxistes et non-marxistes. De plus, par un regrettable effet de mode, beaucoup de gens se disent marxistes (comme d'autres se disent structuralistes)... sans avoir lu Marx. Cette élaboration recouvre les champs classiques de l'ethnologie et de la sociologie : d'une part, explication des structures sociales traditionnelles en termes marxistes (mode de production, inégalité sociale, exploitation, fonction idéologique, etc.), de l'autre, définition des rapports inégalitaires de la situation coloniale en termes d'impérialisme, comme système global d'exploitation économique et politique.

Dans la mesure où le développement propre de la réflexion marxiste a été et reste le moteur de cette nouvelle problématique, cette dernière en a subi toutes les divergences générales d'ordre idéologique, politique ou proprement théorique. Ainsi, les réflexions théoriques de L. Althusser, de M. Godelier, de C. Bettelheim ont eu des effets plus ou moins contradictoires. En tout cas, il est impossible de comprendre le sens de certaines divergences, apparemment d'ordre purement scientifique ou théorique, si on ne prend pas en considération cette configuration beaucoup plus large de l'élaboration marxiste. Par exemple, il n'est pas sans intérêt de tenir compte du fait que J. Suret-Canale est membre du comité central du PCF, que E. Terray anime la tendance maoïste du PSU, que C. Meillassoux ne relève d'aucune de ces deux lignes, etc.

Chronologiquement c'est J. Suret-Canale qui inaugure en 1958 ces nouvelles recherches marxistes dans le domaine africain [40]. Par la suite, il se consacre à l'histoire coloniale [41] et aux applications possibles du « mode de production asiatique » aux sociétés d'Afrique noire [442] [42]. L'autre pionnier du marxisme « africaniste » est C. Meillassoux dont la réflexion théorique cherche à fonder une anthropologie économique [30, 31]. En 1966, un marxiste camerounais, dirigeant de l'UPC, démontre la nécessité d'une analyse scientifique et politique des sociétés néo-coloniales [1]. La même année, paraît l'ouvrage de M. Godelier qui contribue à l'élaboration d'une anthropologie économique [21]. Par la suite, les travaux de C. Meillassoux font l'objet d'une analyse théorique originale, bien que contestable en son principe par E. Terray [43]. Enfin, les travaux de l'économiste S. Amin permettent de définir plus précisément la nature des problèmes économiques et politiques auxquels les sociétés africaines doivent faire face [3, 4, 5, 6].

Depuis 1965, un ensemble plus ou moins hétérogène de chercheurs s'intègre partiellement ou complètement à cette nouvelle tendance, notamment J.-L. Amselle, M. Auge, G. Althabe, P. Bonnafé, J. Copans, G. Dupré, P.-P. Rey, R. Waast [22]. Mais avant de passer au troisième problème qui s'impose objectivement aux études africaines, soulignons la disparition quasi naturelle de l'antinomie ethnologie-sociologie au sein de cette « tendance » [23].

3) On constate aujourd'hui un développement quantitatif et qualitatif des enquêtes de « terrain ». D'une part, on assiste à une multiplication, relative il est vrai, des enquêtes collectives et interdisciplinaires ; de l'autre, on voit de nouveaux thèmes de recherche apparaître pour des raisons à la fois théoriques, idéologiques et pratiques : ainsi l'étude et l'enregistrement des traditions orales à des fins historiques, littéraires ou linguistiques, ou encore l'étude des échanges et de la production économique aux niveaux villageois et national. Ces nouveaux thèmes, ces nouvelles orientations théoriques impliquent la mise au point de nouvelles procédures d'enquête ou l'emploi de techniques modernes nouvelles : photos aériennes, moyens audio-visuels, traitement mécanographique ou par ordinateur, raffinements statistiques, etc. De façon dialectique, ces nouvelles procédures ou techniques impulsent et provoquent la réflexion théorique. Plus que jamais la dichotomie scientiste, théorie-pratique (méthode-technique) apparaît comme une fausse coupure. Les nouvelles élaborations théoriques ne peuvent être isolées de leur spécialisation thématique et de leur pratique d'enquête ou d'élaboration, et réciproquement.

Par ailleurs, le remodelage des thèmes, selon des perspectives [443] théoriques nouvelles, remet en cause le découpage classique des disciplines entre elles [24]. D'une part, les sciences humaines se doivent d'élargir le domaine de leur compétence selon le thème étudié : agronomie, voire pédologie et climatologie, pour des études sérieuses de la production agricole ; économie et statistique pour toute étude des secteurs de production (même villageois) [25], etc. Concrètement, la collaboration et la discussion scientifique s'imposent comme moyens de l'élaboration théorique ; l'ethnologue ou le sociologue (ou encore le linguiste), seul dans son coin, artisan bricoleur plus ou moins génial, relève d'une époque révolue : il n'y a plus de science anthropologique ou sociologique possible dans ces conditions. De même que les modifications historiques de l'objet d'étude imposent objectivement une unification des sciences humaines (qui a également des raisons proprement théoriques) et suppriment l'isolationnisme des disciplines, de même le chercheur doit quitter l'alibi antiscientifique de la solitude pour accepter la « vigilance épistémologique collective » [26].

Ce phénomène, qui s'ajoute aux deux précédents, a pour conséquence dernière de remettre en cause le fondement apparemment objectif de l'ethnologie : le regard extérieur. Ce fondement apparaît illusoire :

- pour des raisons idéologiques : on constate un investissement réel de la méthode ethnologique par le regard colonial ;

- pour une raison de principe d'ordre épistémologique et théorique : l'unité des sciences humaines correspond à l'unification des lois de fonctionnement de leur objet (les sociétés humaines). Les modalités [444] particulières du fonctionnement de chaque société ne renvoient pas à des principes théoriques particuliers, mais à des procédures opératoires différentes ;

- parce qu'il est contesté par les ethnologues et sociologues issus des sociétés « ethnologiques ». Il faut se reporter notamment à l'article de Yaya Wane [44, p. 396] [27], où l'on peut lire la remarque suivante : « Le sociologue "intérieur" ne semble détenir sur son collègue "extérieur" que cet unique avantage, qui est de communiquer directement avec ses interlocuteurs sans nulle médiation d'interprète déformant. » Et cet obstacle est relatif puisque le collègue « extérieur » peut arriver à pratiquer convenablement la langue.

CONCLUSION PROVISOIRE

Cet « état de la nation » est à l'évidence schématique et donc provisoire. Nous nous proposons prochainement de détailler autant que possible l'élaboration théorique que ce point de vue implique : à la fois au niveau critique des formes idéologiques et théoriques des concepts et au niveau plus positif de la problématique à mettre en œuvre pour aborder les études africaines.

Nous espérons avoir démontré la nécessité d'une réflexion épistémologique intégrée à la pratique même du travail scientifique. Cette réflexion épistémologique s'organise, à notre avis, autour des trois catégories de problèmes scientifiques distingués par J. Desanti [28], et les [445] « problèmes » actuels des études africaines relèvent des problèmes de deuxième et surtout de troisième espèce. Cette réflexion épistémologique conduit donc à une histoire et à une sociologie des études africaines : nous avons vu le rôle fondamental de certaines déterminations idéologiques et institutionnelles. Cette sociologie des études africaines remet en question l'apparente neutralité actuelle de la domination culturelle de l'Afrique par l'Occident. Et cette sociologie des études africaines (fondée sur une histoire de leur fonction passée) conduit inéluctablement aux constatations suivantes :

L'Afrique est dominée par l'impérialisme mondial, et les formes culturelles de cette domination et de cette exploitation servent de masque et de justification à cette même domination. Les études africaines font partie de cette domination, puisqu'elles sont monopolisées et manipulées par l'Occident.

Les études africaines subissent donc les conséquences directes et indirectes de cette situation, notamment en refusant d'employer les concepts théoriques susceptibles de démontrer cette domination et même de la renverser.

Le consentement des pouvoirs politiques africains à cette situation explique le maintien de la domination occidentale, dans le domaine des études africaines notamment. Cette sociologie des études africaines débouche donc sur une critique politique et idéologique. La solution des problèmes scientifiques des études africaines n'est pas uniquement d'ordre scientifique, elle est avant tout politique [29] ; et il est certain que [446] les principes de cette solution politique doivent avoir le même fondement que les principes théoriques qui en indiquent l'existence et la nécessité, c'est-à-dire le marxisme. Quant aux artisans de cette solution, ce seront avant tout les Africains eux-mêmes ; mais les spécialistes des études africaines doivent contribuer théoriquement, idéologiquement et pratiquement à la recherche de cette solution « politique » et avant tout dans leur domaine propre puisque celui-ci constitue un des éléments les plus mystificateurs de la domination occidentale en Afrique noire.

Décembre 1970.

BIBLIOGRAPHIE

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[10] Balandier, G., Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, 1955.

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[12] Balandier, G., « Tendances de l'ethnologie française », Cahiers Internationaux de Sociologie, XXVII, 1959.

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[15] IIe Congrès International des Africanistes, « Résolutions, Dakar, décembre 1907 », Présence Africaine, 66, 1908.

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[27] Lénine, V., « Matérialisme et empiriocriticisme », Œuvres, XIV, Paris, 1962.

[28] Lévi-Strauss, C, Leçon inaugurale au Collège de France (5 janvier 1966), Paris, 1966.

[29] Mandel, E., La formation de la pensée économique de Karl Marx, Paris, 1967.

[30] Meillassoux, C., « Essai d'interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d'auto-subsistance », CEA, 4, I, 1960.

[31] Meillassoux, C, Anthropologie économique des Gouro, Paris, 1965.

[32] Meillassoux, C., « Élaboration d'un modèle socio-économique en ethnologie », Épistémologie sociologique, 1-5, 1964-1968.

[33] Piaget, J., Logique et connaissance scientifique, Paris, 1967.

[34] Piaget, J., L'épistémologie génétique, Paris, 1970.

[35] Poirier, J., et Leroi-Gourhan, A., Ethnologie de l'Union Française, Paris, 1953.

[36] Poulantzas, N., Pouvoir politique et classes sociales, Paris, ig68.

[37] Sarevskaja, B.I., « La Méthode de l’ethnographie de Marcel Griaule et les questions de méthodologie dans l'ethnographie française contemporaine », CEA, 16, IV-4, 1964.

[38] Serres, M., « La réforme et les sept péchés », L'Arc (n° consacré à G. Bachelard), 42, 1970.

[39] Structuralisme et marxisme, Paris, 1970.

[40] Suret-Canale, J., Afrique noire occidentale et centrale, Paris, 1958.

[41] Suret-Canale, J., L'ère coloniale 1900-1945, Paris, 1964.

[42] Suret-Canale, J., « Les sociétés traditionnelles en Afrique tropicale et le concept de mode de production asiatique », La Pensée, 114, avril 1964. (Republié dans Sur le « mode de production asiatique », Paris, 1969.)

[43] Terray, E., Le marxisme devant les sociétés « primitives », Paris, 1969.

[44] Wane, Y., « Réflexions sur la recherche sociologique en milieu africain », CEA, 39, X-3, 1970.



[1] Cf. Lénine [27, pp. 336-337] : « L'existence sociale et la conscience sociale ne sont pas plus identiques que ne le sont en général l'existence et la conscience. De ce que les hommes, lorsqu'ils entrent en rapport les uns avec les autres, le font comme des êtres conscients, il ne s'ensuit nullement que la conscience sociale soit identique à l'existence sociale. Dans toutes les formations sociales plus ou moins complexes et surtout clans la formation sociale capitaliste, les hommes lorsqu'ils entrent en rapport les uns avec les autres n'ont pas conscience des relations sociales qui s'établissent entre eux, des lois présidant au développement de celles-ci, etc. Exemple : le paysan qui vend son blé, entre en ' rapport ' avec les producteurs mondiaux du blé sur le marché mondial, mais sans s'en rendre compte ; il ne se rend pas compte non plus des relations qui s'établissent à la suite de ces échanges. La conscience sociale reflète l'existence sociale, telle est la doctrine de Marx. L'image peut refléter plus ou moins fidèlement l'objet, mais il est « absurde de parler ici d'identité. » Se reporter aussi à la préface de K. Marx à la Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, 1957.

[2] En ce qui concerne les modalités individuelles « psychologiques », il faut se reporter aux travaux de J. Piaget [34].

[3] Cf. les interventions de G. CanguilhEm dans le ; débat « Objectivité et historicité du la pensée scientifique » [39, p. 235] : « L'objectivité est donc, dans un domaine scientifique : donné, définie progressivement par la science elle-même. Dire de ces conditions d'objectivité — qu'elles soient théoriques, expérimentales, et d'ailleurs inséparablement théoriques et expérimentales - dire qu'elles sont définies progressivement, c'est donc reconnaître à la science une historicité qui la constitue en tant que science. Une science qui n'a pas d'histoire, c'est-à-dire une science ; dans laquelle, il n'y a pas récusation de certaines conditions d'objectivité, à un moment donné, et substitution de conditions d'objectivité plus objectivement définies, une discipline ainsi conçue ; n'est pas une science. »

[4] Privilège justement critiqué par N. Poulantzas [36, p. 21] qui est pourtant un althussérien rigoureux : « Je tiens en effet à marquer mes réserves envers une tendance, trop répandue actuellement, dont on peut dire qu'elle met la charrue avant les bœufs, lorsqu'elle confond l'ordre de la recherche et l'investigation avec l'ordre logique du processus de pensée et qu'elle systématise — dans le vide — la théorie générale avant de procéder à suffisamment de recherches concrètes, ce contre quoi Marx nous a bien mis en garde. »

[5] Cf. J. Piaget [34, p. 51]. Il y démontre la nouveauté et la nécessité de l'épistémologie intérieure aux sciences : « L'aspect le plus significatif de l'épistémologie contemporaine n'est cependant pas celui que nous venons de rappeler, car la philosophie des sciences due aux philosophes de métier prolonge simplement les grandes traditions de l'épistémologie classique avec un plus vif souci de technicité et surtout de mise en perspective historico-critique. Le fait nouveau et de conséquences incalculables pour l'avenir est que la réflexion épistémologique surgit de plus en plus à l'intérieur même des sciences non plus parce que tel créateur scientifique de génie, comme Descartes ou Leibniz, laisse là, pour un temps, ses travaux spécialisés et s'adonne à la construction d'une philosophie, mais parce que certaines crises ou conflits se produisent en conséquence de la marche interne des constructions déductives ou de l'interprétation des données expérimentales, et que, pour surmonter ces traditions latentes ou explicites, il devient nécessaire de soumettre à une critique rétroactive les concepts, méthodes ou principes utilisés jusque-là de manière à déterminer leur valeur épistémologique elle-même. En de tels cas la critique épistémologique cesse de constituer une : simple réflexion sur la science : elle devient alors instrument du progrès scientifique en tant qu'organisation intérieure des fondements et surtout en tant qu'élaborée par ceux-là mêmes qui utiliseront les fondements et qui savent donc de quoi ils ont besoin, au lieu de les recevoir du dehors à titre de présents généreux mais peu utilisables et parfois encombrants. »

À partir de cette constatation — « l'épistémologie tend donc à s'intégrer au système même des sciences » —, Piaget énumère trois conditions nécessaires pour y satisfaire (pp. 62-63) :

« I) Il est d'abord naturellement impossible de rien dire de valable sur la nature des principes, notions ou méthodes dont on parle sans connaître leur emploi effectif dans la discipline considérée et sans les discuter directement sur ce terrain même.

II) [...] Toute question de validité formelle soulevée au cours de l'analyse épistémologique relève non pas d'une simple intuition mais de la technique logistique.

III) Toute analyse épistémologique rencontre, en plus des questions de validité formelle, un nombre plus ou moins grand de problèmes de fait concernant le rôle et les activités du sujet dans la connaissance. »

Pour déterminer le niveau exact et les modalités de l'intervention épistémologique, se reporter à la conclusion.

[6] Ainsi L. Althusser [2, p. 19] définit la philosophie comme retard sur la science. Mais apparaît alors le danger de penser ce retard comme privilège, comme jugement a posteriori permettant de combler des retards futurs : c'est la liberté de la spéculation dans tous les sens du terme. Sur ce point retenons la remarque de M. Serres [38, p. 19] à propos de l'évolution des doctrines philosophiques en général : « Il faut donc traduire : ce n'est pas la philosophie ainsi produite qui est science, c'est l'ancrage nouveau de la philosophie, ce qu'elle désigne comme référence. »

[7] Julia Kristeva [24, p. 30] définit explicitement la nouvelle science de la sémiotique de cette façon : « La sémiotique est ainsi un type de pensée où la science se vit (est consciente) du fait qu'elle est une théorie. À chaque moment où elle se produit, la sémiotique pense son objet, son outil, et leur rapport donc se pense et devient, dans ce retour sur elle-même, la théorie de la science qu'elle est. Ce qui veut dire que la sémiotique est à chaque fois une réévaluation de son objet et/ou de ses modèles, une critique de ces modèles (donc des sciences auxquelles ils sont empruntés) et de soi-même (en tant que système de vérités constantes). »

[8] Nous pouvons comparer cette démonstration, que nous faisons nôtre sans réserve, avec le point de vue classique de C. Lévi-Strauss [28, p. 46] : « Séquelle du colonialisme, dit-on parfois de nos enquêtes. Les deux choses sont certainement liées, mais rien ne serait plus faux que tenir l'anthropologie pour le dernier avatar de l'esprit colonial : une idéologie honteuse, qui lui offrirait une chance de survie. Ce que nous nommons Renaissance, fut pour le colonialisme et pour l'anthropologie, une naissance véritable. Entre l'un et l'autre, affrontés depuis Unir commune origine, un dialogue équivoque s'est poursuivi pendant quatre siècles. Si le colonialisme n'avait pas existé, l'essor de l'anthropologie eût été moins tardif, mais peut-être aussi l'anthropologie n'eût-elle pas été incitée, comme c'est devenu son rôle, à remettre l'homme entier en cause dans chacun de ses exemples particuliers. »

Pour une critique de l'idéologie « ethnologique », se reporter à notre critique de M. et F. Panoff [16, pp. 80-83).

[9] Voici ces titres, tels que les donne G. Leclerc : Mason, The uncivilized mind in the présence of higher phases of civilization (American Association 1881) ; G. S. Wilson, How shall the American savage be civilized ? (Atlantic Monthly 1881) ; Bordier, La colonisation scientifique (1884) ; Orgeas, La pathologie des races humaines et le problème de la colonisation (1889) ; Giraud, De l'éducation des races ; étude de sociologie coloniale (1913) ; L. de Saussure, Psychologie de la colonisation (1890).

[10] Pour une analyse détaillée de l'indirect rule et de ses conséquences anthropologiques, et de l'approche française, il faut se reporter à la thèse de G. Leclerc. Nous nous contenterons de citer deux textes qu'il présente et qui sont très significatifs de la différence... et de l'identité profonde de ces deux politiques coloniales :

Le gouverneur Clozel dans une circulaire de 1909 : « Nous ne pouvons en effet imposer à nos sujets les dispositions de notre droit français manifestement incompatibles avec leur état social. Mais nous ne saurons davantage tolérer le maintien à l'abri de toute autorité de certaines coutumes contraires à nos principes d'humanité et au droit naturel [...]. Notre ferme intention de respecter les coutumes ne saurait nous créer l'obligation de les soustraire à l'action du progrès. Avec le concours des tribunaux indigènes eux-mêmes, il sera possible d'amener peu à peu une classification rationnelle, une généralisation des usages compatibles avec la condition sociale des habitants et de rendre ces usages de plus en plus conformes non point à nos doctrines juridiques métropolitaines qui peuvent être opposées, mais aux principes fondamentaux du droit naturel, source de toutes les législations » [25, p. 53].

Lord Lugard dans son political memorandum de 1919 (il a été gouverneur au Nigeria notamment) : « Il est évident que la politique qui est esquissée dans ce mémorandum doit être appliquée avec sympathie et réussite — spécialement chez les tribus qui ne reconnaissent pas encore de chef souverain. Il est essentiel que ces organismes tribales [sic] et ces coutumes sociales soient non seulement comprises pleinement mais encore utilisées comme cadre sur lequel bâtir. Il est à désirer que les buts pour lesquels les nombreuses sociétés indigènes — qui exercent une grande influence sur l'esprit indigène — existent, soient pleinement étudiés, étant donné qu'ils peuvent ainsi devenir des facteurs valables dans un système d'administration indigène adapté à ces tribus » [25, p. 61].

[11] Le phénomène social total de M. Mauss a eu un immense succès théorique et des chercheurs aussi différents que G. Balandier ou C. Lévi-Strauss s'en réclament de façon évidente. Mais n'y a-t-il pas là dans cette conception d'un phénomène, miroir de l'ensemble des relations et structures sociales, une grande dose d'idéalisme hégélien (l'histoire n'est que la réalisation de l'Esprit et le résultat est préexistant aux origines) ?

[12] Il suffit de relire la Préface à Dieu d'eau [22] pour saisir ce point de vue : « Ces hommes vivent sur une cosmogonie, une métaphysique, une religion, qui les met à hauteur des peuples antiques et que la christologie elle-même étudierait avec profit. »

Par ailleurs, voici un texte qui explique la méthodologie idéaliste de M. Griaule : « Les mythes se présentent par couches comme les enveloppes d'une graine et l'une de leurs raisons d'être est précisément de recouvrir et de dérober au profane une précieuse fécule qui, elle, semble bien appartenir à un savoir universel et valable. Ils sont exprimés de diverses manières et non seulement par la parole : ils sous-tendent toutes les activités, les institutions civiles, juridiques, familiales, religieuses, techniques. J'entends par là que les coutumes au sens juridique, les rites civils ou religieux, les parentés, les matériels, les gestes techniques et les agents eux-mêmes de toutes les activités présentent soit furtivement soit continûment des panneaux de la connaissance, panneaux qui s'assemblent d'eux-mêmes pour former le panorama du monde du point de vue de l'esprit » (cité dans [25, pp. 204-205]).

Pour des critiques plus détaillées se reporter à [12] et [37].

[13] M. Griaule sera conseiller de l'Union Française de 1947 à 1956. Mais pour juger de l'esprit de l'ethnologie griaulienne à la belle époque, voici un texte (que nous avons pris chez G. I.eclerc) qui se passe de tout commentaire : « La suffisance de certains civilisateurs qui n'ont pas fait d'ethnologie condamne un peu vite une foule d'institutions éprouvées, en quelque sorte garanties, vérifiées même par le temps et, en tout état de cause, provisoirement utiles [...]. 'Fout n'est peut-être pas à rejeter en bloc des coutumes et des techniques indigènes [...], autrement l'action colonisatrice qui pour porter ses fruits doit être collaboration se verra entravée, ralentie, annulée peut-être par des malentendus, des erreurs et des méprises, des froissements et des incompréhensions mutuelles. [Exemples : la traite outre-atlantique, l'impôt de capitation, les travaux forcés, la rupture de l'équilibre écologique et démographique — qu'en termes galants ces choses-là sont dites.] C'est pourquoi Rivet a pu dire qu'il n'y a pas de bonne colonisation sans ethnologie bien faite [...']. Il serait anachronique de coloniser à tâtons quand les lumières fournies par l'observation scientifique permettent d'ores et déjà [...] de le faire à très bon escient » (cité dans [25, p. 143] : « Actes du Congrès International de l'Évolution Culturelle des Peuples Coloniaux, Paris, septembre 1937 », pp. 15-16.

[14] Cf. également les études et recherches de P. Mercier. La collaboration de G. Balandier à la fondation de Présence Africaine relève de cette préoccupation nouvelle : enregistrer les nouvelles voix africaines et leur donner la parole.

[15] N'oublions pas la participation de M. Leiris à l'expédition Dakar-Djibouti et aux recherches de G. Griaule. Là aussi il y a rupture.

[16] En fait ce contexte institutionnel produira un double effet et inverse du contexte britannique : effet positif avec l'absence d'anthropologie appliquée et la liberté relative du chercheur par rapport au système colonial ; effet négatif avec un système de recherche centralisé à la napoléonienne, qui limitera de façon décisive l'africanisation de la recherche et même des universités.

Dans la mesure où, après l'indépendance, les « élites » ont occupé les institutions coloniales sans les remettre en cause, les Africains anglophones ont pu prendre (relativement) en charge les institutions de l'anthropologie appliquée et même les universités. A part l'Université de Dakar (et encore...), les universités francophones sont postérieures à l'indépendance : elles sont donc directement un élément de la politique néo-coloniale de coopération et, comme telles, françaises à 75%, du personnel et 100% des programmes. Par ailleurs, les instituts locaux (IFAX) étaient moins importants que leurs équivalents britanniques et, de toute façon, ils sont encore : gérés par l'OKSTOM, le CNKS, donc par des chercheurs français.

Il ne faut par conséquent pas s'étonner du nombre (relativement) important de sociologues, d'historiens et de linguistes africains anglophones par rapport à la vingtaine de leurs collègues francophones. Il y a d'autres facteurs qui limitent aussi bien chez les anglophones que chez les francophones le nombre de chercheurs et d'universitaires en sciences humaines (cf. infra, p. 440).

[17] Cette critique politique, idéologique et théorique était certainement minoritaire au début des années 1950. En témoigne, par exemple, la citation suivante [35, p. 944] : « C’est par un véritable contresens que l'on fait soutenir par des arguments ethnologiques des thèses autonomistes ; il ne saurait être question de nier l'utilité de la présence française dans l'intérêt des populations indigènes. Partout Outre-mer, là où régnaient jadis la violence, les guerres intestines, les pillages, la paix a été instaurée, condition premier » : de tout progrès. Il n'est pas un seul territoire où le départ (les autorités de tutelle n'entraînerait presque immédiatement la reprise des troubles. » (Ouvrage paru dans la collection « Bibliothèque de la colonisation ».)

[18] Nous soulignons plus loin le caractère hétérogène de cette tendance et les raisons de cette nécessaire hétérogénéité. De plus, il s'agit évidemment là d'une interprétation personnelle. Rappelions que notre tentative de périodisation vise à mettre en lumière les tendances dominantes des études africaines : leur apparition est chronologiquement datée, mais chaque nouvelle tendance ne supprime pas les anciennes, d'autant plus que dans la situation actuelle le mode de filiation domine le mode rupture, au contraire des années 50.

[19] Méfiance qui se transforme en ignorance dans le domaine linguistique à cause de la remise en cause de la domination culturelle de la langue de l'ancien colonisateur. Finalement il n'y a que la géographie qui ne s'en sorte pas trop mal : son positivisme latent s'accommodant fort bien de l'idéologie dominante, puisqu'elle n'a pas les moyens de la critiquer et qu'elle se targue même d'être non idéologique (analyse du visible, du physique, du « mesurable »).

[20] Il faut distinguer la fonction objective et l'idéologie de la fonction objective. En effet, il est possible pour un chercheur « africaniste » de remettre en cause l'idéologie qui masque et accompagne sa fonction objective, mais son engagement « révolutionnaire » ne supprime pas pour autant le système de domination de la recherche africaine par la recherche occidentale auquel il est intégré qu'il le veuille ou non. Il ne s'agit pas en retour de célébrer les vertus du statu quo, mais de comprendre que la critique idéologique (celle que nous menons ici) ne suffit pas, il faut passer des « armes de la critique à la critique des armes ».

[21] Ainsi cette affirmation péremptoire de D. Forde, président de l'IAI et du IIe Congrès International des Africanistes : « II faut reconnaître que dans bien des cas les gouvernements coloniaux ont bien servi les Africains » [19, p. 393]. Pour les résolutions votées au Congrès, voir [15].

[22] Cette liste n'a rien d'exhaustif et n'a aucun caractère préférentiel : ce sont tout simplement les noms d'amis et de collègues qui pourraient accepter un tel « regroupement ».

[23] Disparition que G. Balandier avait déjà bien amorcée, puisque sa « sociologie actuelle » est aussi une ethnologie. Mais ce phénomène dépasse le cadre africain et concerne l'ensemble mondial des deux disciplines. Voir sur ce point les critiques de A.G. Frank [20].

[24] Ainsi C. Meillassoux propose une formation théorique correspondant à la problématique de la recherche suivie et non en fonction des clivages traditionnels [32].

[25] Nous n'entendons pas économie au sens d'économie politique classique, mais économie au sens de théorie du système économique capitaliste, donc « moderne », qui fonctionne en Afrique noire. Voir les réflexions de M. Godelier sur les distinctions entre l'économie politique classique et l'économie et l'anthropologie économique [21, p. 28].

[26] Comme l'explique M. Chodkiewicz [14] à propos des sciences exactes et naturelles : « Bien que décerné par des scientifiques qui devraient savoir à quoi s'en tenir, le prix Nobel continue d'autre part d'ignorer les profondes transformations qu'a entraînées l'avènement de deux phénomènes pourtant tellement visibles que le grand public lui-même en a découvert l'existence : la naissance des "big sciences", grandes consommatrices d'équipements coûteux, et la nécessité dans la plupart des disciplines de substituer un travail d'équipe à une collection d'activités individuelles » (souligné par nous).

Pour une analyse plus détaillée de cette nécessité, se reporter à la conclusion de [13, I, pp. 103-113]. Citons notamment le passage suivant (p. 112) : « En confrontant continûment chaque savant à une exploitation critique de ses opérations scientifiques et des présupposés qu'ils impliquent et en le contraignant par là à faire de cette explicitation l'accompagnement obligé de sa pratique et de la communication de ses découvertes, ce "système de contrôles croisés" tend à constituer et à renforcer sans cesse en chacun l'aptitude à la vigilance épistémologique. » Voir également nos remarques [16].

[27] Y. Wane a travaillé dans son ethnie d'origine. Il en est de même pour l'ethnologue ivoirien Memel Foté ; il serait intéressant de connaître son opinion sur ce problème.

À l'inverse, on comprendra la non-scientificité de ce principe d'extériorité qui fonderait l'ethnologie lorsqu'on prend au pied de la lettre la proposition de K. Bastide d'une ethnologie de la France par les Africains. En effet, ces ethnologues africains, étant formés par un système d'éducation français identique à celui de la métropole, ne voient absolument pas celle-ci avec un regard extérieur différent, puisque, au contraire, leur formation intellectuelle d'ethnologues n'a été possible qu'en leur inculquant les principes mêmes de l'ethnologie occidentale ; et, sous ce rapport, un Africain ne peut faire l'ethnologie de la France, il ne peut en faire que la sociologie. On voit le non-sens de ce fondement et de l'idéologie de l'identité et de l'altérité qu'il véhicule.

[28] Nous nous fondons sur la présentation qu'en donne J.-P. Vigier dans le débat « Objectivité et historicité de la pensée scientifique » [39]. En voici les principes essentiels :

« Les problèmes de première espèce, ce sont ceux qui peuvent être formulés et résolus à l'aide des ressources produites à l'intérieur d'une théorie scientifique, d'une discipline scientifique donnée où ils ont pris naissance, soit que les ressources y demeurent disponibles pour les résoudre, soit que la théorie puisse fournir elle-même les moyens nécessaires à leur production.

Les problèmes de deuxième espèce sont ceux qui posent et exigent une redéfinition des concepts d'une science, une précision par exemple ou un élargissement du domaine de validité de certaines conceptions. Ce sont des problèmes qui naissent à l'intérieur d'un édifice théorique qui est déjà constitué, mais dont la

formulation précise exige que l'on mette en question la structure de l'édifice théorique tout entier et que l'on se rende pleinement conscient des conditions qui permettent de distinguer des objets bien définis, c'est-à-dire des problèmes qui exigent que l'on construise au-delà de la théorie un système de sécurité dans lequel on puisse les ressaisir.

Enfin nous arrivons aux problèmes que l'on pourrait appeler les problèmes philosophiques, les problèmes épistémologiques de troisième espèce. Ce sont ceux qui, à mon avis, constituent l'extrême limite précisément de ce qui constitue une connaissance objective et scientifique. C'est-à-dire des problèmes nés à l'intérieur d'un édifice théorique au plus près des objets définis en lui, qui ne peuvent être ni rigoureusement posés, ni résolus à l'intérieur des systèmes théoriques construits pour permettre de dominer l'enchaînement des propriétés qui concernent le champ des objets qui appartiennent à la théorie initiale » (pp. 218-219).

Plus loin (p. 220), Vigier précise qu'« on peut tenter de résoudre ces problèmes en faisant appel à l'interdisciplinarité. Mais il serait faux d'assimiler les problèmes de la philosophie à ces problèmes interdisciplinaires qui exigent un élargissement des conceptions scientifiques indispensable pour interpréter le réel [...]. Ces trois espèces de problème sont des problèmes qui surgissent de la pratique même de la science » (souligné par nous).

[29] Cette double perspective, cette double démarche n'est pas contradictoire, car, comme l'explique justement Max Adler : « La pensée dialectique rend compréhensible la simultanéité de l'objectivité des connaissances des sciences sociales et des positions politiques qui s'imposent à celui qui en est pénétré dans le processus social » (cité dans [29, p. 20]).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 7 juillet 2019 8:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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