Jean COPANS, Passer en revue ou être de la revue ? Les cheminements périodiques d un anthropologue africaniste


 

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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean COPANS, “Passer en revue ou être de la revue ? Les cheminements périodiques d’un anthropologue africaniste.” Un article publié dans les Cahiers d'études africaines, 2010/2 (N° 198-199-200), pp. 557-580.

[557]

Jean COPANS

“Passer en revue ou être de la revue ?
L
es cheminements périodiques
d’un anthropologue africaniste
.”

Un article publié dans la revue Cahiers d'études africaines, 2010/2 (N° 198-199-200), pp. 557-580.

Introduction [557]
Mises en pages [558]
Les premières épreuves [563]
Les secondes épreuves [568]
Les Cahiers d'un retour au pays natal [572]
Bon à tirer ? [574]
Bibliographie [576]
Résumé [579]
Abstract [580]

Introduction

« Tout se passe comme s'il y avait d'un côté des mots lourds, des mots tarés (idéologie, catéchisme, militant), chargés d'alimenter le jeu infamant de la balance ; et de l'autre des mots légers, purs, immatériels, nobles par droit divin, sublimes au point d'échapper à la basse loi des nombres (aventure, passion, grandeur, vertu, honneur), des mots situés au-dessus de la triste computation des mensonges ; les seconds sont chargés de faire la morale aux premiers : d'un côté des mots criminels et de l'autre des mots justiciers... C'est vrai, il se peut que le monde soit alterné, mais soyez sûr que c'est une scission sans Tribunal : pas de salut pour les Juges, eux aussi sont bel et bien embarqués. »
Barthes (Mythologies, 1957).

Il est souvent demandé à une personnalité quel est le livre qui l'a révélée à elle-même et au monde ou, de manière plus imagée, avec quel ouvrage partirait-elle sur la fameuse île déserte. La version africaniste de cette interpellation serait certainement : quel est votre vade-mecum « au cœur des ténèbres » ? Mais faut-il que le rendez-vous soit toujours celui d'un livre ou d'un fort volume ? N'avons-nous pas parfois dans nos bagages un texte plus court et plus léger, un article en somme, et par voie de conséquence tout simplement le numéro de la revue où il a été publié ? De plus une revue, par sa périodicité, apporte le réconfort d'un compagnonnage et d'un esprit de famille nécessaire à l'entretien moral de l'intellect. Car l'article que l'on vénère comme une relique est précédé ou suivi de grands ou de petits frères qui enrichissent toujours notre conception du monde. Une revue c'est toujours une bibliothèque miniature en somme avec des cotes qui renvoient à des entrées complémentaires ou imprévues.

[558]

Je suis un homme de périodiques, de journaux ou de magazines aux périodicités variées et de revues académiques. Je le suis comme lecteur d'abord mais aussi, avec le temps, comme auteur qui y a trouvé sa résidence secondaire et même pourquoi pas, principale. Il y a les auteurs de revues et les auteurs de livres. Les ouvrages marquent peut-être mieux le temps et les idées par un enracinement profond et durable mais j'affectionne les revues par la possibilité d'y intervenir aussi bien à la demande collective qu'à la conjoncture personnelle de l'urgence de dire quelque chose qui me tient à cœur. Et puis, une revue a cet avantage qu'on peut en être à la fois simultanément l'un des lecteurs et l'un des auteurs.

Mises en pages

J'ai commencé mes armes conceptuelles d'africaniste par la lecture en 1963 ou 1964 d'un article de Claude Meillassoux paru dans le numéro 4 [1] des Cahiers d'Études africaines en 1960 bien que j'eusse été préalablement converti à « l'africanisme du dehors » par celle des ouvrages de Georges Balandier. Certes Balandier avait écrit le premier texte en tête du premier numéro des Cahiers (1960) mais je ne l'ai lu qu'après ses ouvrages. Quant à mon premier article véritablement académique, il fut publié dans les Cahiers, il y a exactement trente-neuf ans en 1971 dans le numéro 43 bien que mes premiers commentaires anthropologiques eussent été publiés dans L'Homme dès 1966, à la demande de Jean Pouillon [2].

Il ne s'agit pas tellement de fidélité à une revue ou à un centre de recherche (le Centre d'études africaines de l’ehess), puisque, comme on le verra, je lui fus plutôt infidèle par la suite, mais c'est dans les Cahiers d'Études africaines que j'ai pu engager plusieurs débats problématiques avec d'autres chercheurs à la suite de suggestions du premier rédacteur en chef de la revue, le linguiste Pierre Alexandre. Bref, si pendant un temps, les Cahiers furent mon havre d'écriture et de combat, il est certain qu'ils sont devenus sous la direction de Jean-Loup Amselle, une caisse de résonance plus ample de certaines de nos préoccupations africanistes. Pris par d'autres engagements scripturaux ou éditoriaux, ou peu concerné ou compétent pour un certain nombre de ces mobilisations spéciales, je me suis [559] trouvé moins présent depuis vingt ans dans la table des matières. Ma première codirection d'un numéro thématique ne va se concrétiser qu'en 2011, c'est-à-dire après ce cinquantenaire [3]. Mais je m'arrête là car ce texte-ci a d'autres ambitions que de rapporter des souvenirs purement autobiographiques.

Nous voudrions croiser deux ordres de préoccupations, celui qui renvoie à la construction et à l'évolution des sciences sociales en général et des études africaines en particulier d'une part, et celui qui prend en compte la forme et la conjoncture de la lecture et de l'écriture dans un périodique (article de fond, de synthèse thématique, note critique, review paper, compte rendu, etc.), d'autre part. En effet, ces divers types de production interviennent dans la réflexion scientifique par rapport aux autres formes plus élaborées d'écriture (ouvrage général et théorique, compte rendu de terrain, manuel, etc.). L'article exprime souvent une urgence qu'une revue peut plus ou moins transmettre selon ses procédures de publication, son pedigree éditorial et sa périodicité.

En ce qui concerne les cinquante années des Cahiers je chercherai à démontrer que la plupart des grandes orientations et mutations des études africaines françaises, mais également anglo-saxonnes, s'y sont réfractées dès les origines de la revue et qu'elles m'ont influencé profondément. De plus, à plusieurs reprises, j'ai même contribué, à ma manière, à ces dynamiques. Il existe comme un effet de miroir entre certains articles que je me suis contenté de lire, d'autres que le rédacteur en chef m'a invité à commenter et enfin certains textes personnels qui y ont trouvé une possibilité de publication. Rappelons que pendant un quart de siècle, trois revues ont partagé mes ambitions africanistes et anthropologiques, les Cahiers d'Études africaines à partir de 1970, Anthropologie et Sociétés [4] à partir de 1977, et enfin Politique africaine, à la naissance de laquelle j'ai activement participé à partir de 1980. Ainsi, j'ai eu mes périodes plutôt Cahiers, celles plutôt Anthropologie et Sociétés ou au contraire plutôt Politique africaine (sans parler des autres revues qui ont accueilli mes autres textes pendant mes quarante-cinq ans d'écriture).

Sur le long terme, certains domaines ou thèmes finissent par s'identifier aux supports de publication d'une revue particulière et la visibilité de cette dernière devient alors celle de la thématique traitée ou bien celle de l'auteur lui-même. Ainsi les trois revues citées publient-elles de l'anthropologie mais l'anthropologie n'y prend jamais le même sens à cause des orientations [560] éditoriales. Cet essai de sociologie de la connaissance devrait surtout nous permettre de nous situer nous-mêmes dans cette dialectique scripturale et réflexive afin de pouvoir en mesurer les effets sur l'évolution de notre propre pensée au sein du champ des études africaines.

Les bibliographies professionnelles sont tributaires à la fois de démarches volontaristes et d'opportunités aléatoires. Contemporain de l'institutionnalisation des études africaines, dans le contexte des indépendances africaines (après 1960), il était normal, en tant que lecteur de G. Balandier, auditeur de ses cours et de ceux de ses collègues proches, aussi bien à la Sorbonne qu'à la vie section de l'École pratique des hautes études (ephe) [5], de parcourir les récents Cahiers d'Études africaines, d'autant qu'un certain nombre d'autres revues de sciences humaines naissaient à la même époque. Pourtant, la revue qui mobilisait l'écriture de G. Balandier et de certains des africanistes depuis plus de dix ans (et donc mes premières lectures africanistes) était d'une toute autre nature puisqu'elle était généraliste, d'une part, tout en étant marquée par une orientation théorique, thématique et « clanique » particulière, d'autre part, à savoir celle de Georges Gurvitch. Je veux parler ici d'autres Cahiers, les Cahiers internationaux de sociologie, fondés en 1946 en même temps que le Centre d'études sociologiques du cnrs.

Il est certain que l'esprit conquérant des sciences sociales françaises de l'immédiat après-guerre [6] était emprunt d'une quête conceptuelle autant qu'empirique impressionnante et que, personnellement inspiré par un fort attachement au marxisme à la française, c'est-à-dire pluriel, j'essayais de combiner, comme un grand nombre de mes condisciples et camarades, curiosité empirique (découverte, éventuellement sentimentale, d'autres sociétés et recherche encore inconsciente d'un terrain de recherche), spéculation théorique (comment inventer un marxisme non dogmatique qui s'applique à des sociétés jamais analysées par cette théorie) et, évidemment, engagement idéologique, voire politique (tiers-mondisme, soutien à la lutte anti-coloniale, adhésion partidaire).

J'avais donc d'autres revues dans ma bibliothèque, bien moins académiques que les deux Cahiers que je viens de mentionner, dont certaines dépendaient peu ou prou du pcf. Citons leurs titres, presque tous disparus aujourd'hui : La Pensée, La Nouvelle critique, Recherches internationales à la lumière du marxisme, Démocratie nouvelle, Économie et politique, Europe, sans parler des hebdomadaires comme Les Lettres françaises ou encore France Nouvelle et bien sûr Clarté, le mensuel des étudiants communistes. Mais, mes sentiments tiers-mondistes et sartriens élargissaient mes lectures à d'autres publications comme Les Temps Modernes [7], Le Nouvel [561] Observateur ou encore L'Express [8]. Il y avait bien sûr la revue des éditions F. Maspero, Partisans, et la Tricontinentale que diffusait ce même éditeur. Enfin, mes engagements trotskystes des années 1960-1970 m'avaient transformé en lecteur assidu mais critique du trimestriel La Quatrième internationale et lecteur-auteur de Sous le drapeau du socialisme [9]. Cette parenthèse pourrait paraître fastidieuse et narcissique, mais si je la conserve dans le texte c'est pour insister sur ma boulimie « périodique » en tout genre (faudrait-il y ajouter Tintin et d'autres bd ! ?). Je passais mon temps à lire des revues et, dès que la possibilité m'en était offerte, j'allais chercher à y écrire.

Revenons donc à nos Cahiers. Georges Balandier est lui-même, dès la fin des années 1940, un auteur prolifique d'articles, notamment dans Les Cahiers internationaux de sociologie. Pas moins de dix articles sont publiés dans ces derniers entre 1950 et 1968 [10]. Il publie également dans Les Temps Modernes et Présence Africaine et deux chapitres sont de sa plume dans le manuel de sciences sociales de l'époque, le Traité de sociologie, dirigé par G. Gurvitch et publié en deux volumes en 1958 et 1960. Ce n'est qu'ultérieurement, en 1970, qu'il reprendra l'essentiel de ces textes dans son recueil, Sens et Puissance (Balandier 1970) dont je fais, par ailleurs, une recension dans La Pensée. Il faut ajouter que mes autres maîtres ne sont pas en reste et qu'on trouve au sommaire de ces Cahiers internationaux les noms de Paul Mercier, Roger Bastide, Henri Brunschwig, Jean-Claude Pauvert ou même Marcel Griaule, Germaine Dieterlen ou encore Claude Lévi-Strauss [11].

Bref pendant les années 1950-1960 la socialisation intellectuelle en France passe indubitablement par les revues, y compris académiques, et les hebdomadaires. Cette habitude de lecture a tout naturellement eu sur la génération adolescente et étudiante à laquelle j'ai appartenu une influence considérable tant en matière de formation réflexive (un article est un monde en soi et parfois une déclaration de « guerre » [12]) que de modèle de démonstration et d'écriture. Il est probablement normal que l'écriture de ma thèse en 1973 ait suivi cette démarche puisque j'avais préalablement rédigé, entre 1969 et 1972, au moins quatre ou cinq textes pour un ouvrage collectif ou [562] des séminaires. Mais, paradoxalement, aucun texte issu de mon terrain doctoral ne fut destiné à mes deux Cahiers favoris. Y a-t-il eu là un choix, et d'une certaine manière un destin, c'est ce que nous allons essayer de mettre en lumière au travers des dynamiques et des contradictions de ce « passage en revue » [13].

Un dernier élément va également définir mes stratégies « périodiques ». L'univers des sciences sociales en France dans les années 1970 n'est pas encore tout à fait stabilisé et officialisé, il existe peu de revues académiques et la très grande majorité d'entre elles viennent juste de naître en 1960. La forte tradition philosophique et littéraire des sciences sociales françaises fait qu'il n'était pas incongru de publier des articles savants (même très savants) dans des revues non académiques [14]. Il n'y avait pas encore de classement de rang A et le prestige était certainement plus du côté des Temps Modernes, d'Esprit ou même de La nouvelle critique que de la Revue française de sociologie ou encore des Cahiers d'Études africaines. Seul L'Homme, à cause de la domination impériale de Lévi-Strauss, faisait exception et mon amitié avec Jean Pouillon, secrétaire général de cette revue comme des Temps Modernes, m'ouvrait toutes les portes. La publication de mon dossier « Anthropologie et Impérialisme » dans cette dernière revue se comprend aisément à cause de son aspect très polémique et polyphonique. Mais mon intégration administrative à la rentrée 1970 à la VIe section de l’ephe, grâce à G. Balandier, m'interdit implicitement une affiliation trop systématique avec L'Homme, et c'est pourquoi j'ai proposé mon premier grand texte socio-historique aux Cahiers d'Études africaines, d'autant qu'il portait explicitement sur les études africaines. En effet, en ce début des années 1970, G. Balandier est fier d'avoir dirigé le doctorat de Gérard Leclerc consacré aux rapports entre colonialisme et anthropologie (1972) [15]. Pourtant mon [563] texte, retranscription parfois schématique d'un premier cours universitaire donné à la fin 1970 en licence de sociologie à l'université Paris X-Nanterre, n'a pas été retenu en première lecture par les lecteurs du comité de lecture qui le trouvaient trop engagé. P. Alexandre, qui avait déjà rencontré une vive opposition lors de l'évaluation du texte de Claude Meillassoux en 1960, et qui était déjà passé outre à ce moment-là, récidive et décide de me publier. Il en profite, d'ailleurs, pour faire suivre mon texte d'une « notule autobiographique » qui présente quelques réflexions sur l'ethnologie en évoquant son affectation chez les Bulu au Cameroun en 1947 en tant qu'élève-administrateur de l’enfom (1971) [16]. Ce doublet va d'ailleurs inaugurer comme une rubrique invisible sur la thématique de l'auto-réflexivité du terrain et des rapports entre colonialisme et sciences sociales [17].

Les premières épreuves

Mon article « Pour une histoire et une sociologie des études africaines » est le résultat, comme je l'ai expliqué précédemment, d'une préoccupation mi-académique mi-militante qui a trouvé par ailleurs d'autres modes de valorisation éditoriale [18]. En 1970 j'étais considéré professionnellement comme un anthropologue africaniste, spécialiste du Sénégal, de ses paysanneries et de l'une de ses confréries musulmanes les plus connues, la confrérie mouride : ma sociologie de la connaissance n'était, d'une certaine façon, qu'un sous-produit de ma lecture critique de la littérature disponible sur la question et de l'esprit de remise en cause des relents colonialistes de la recherche qui agitait les sciences sociales occidentales en cette fin des années 1960 [19]. Pourtant, cette problématique personnelle prendra de plus en plus d'ampleur et surtout deviendra une préoccupation récurrente dans les Cahiers pendant... quarante ans ! Le premier point d'orgue en était d'ailleurs mon texte publié, [564] là encore, dans les Cahiers, en 1991, sur la sociologie du Sénégal par lui-même, texte qui subira des compléments et des réécritures jusqu'à aujourd'hui où paraît une reprise de sa seconde version (Copans 2002) enrichie et actualisée (ibid. 2010). En fait, si l'on fait une rapide synthèse de tous mes types de textes parus dans les Cahiers d'Études africaines, le lecteur se rendra compte que j'ai en quelque sorte rebaptisé ces derniers à ma manière sous le titre de Cahiers de sociologie de la connaissance africaniste.

Ce texte n'est qu'une entrée en matière d'une implication de plus en plus constante. À partir du volume XIV de 1974, Marc Auge intègre le comité de direction (qui se résume pour la direction à l'investissement conséquent de Pierre Alexandre comme chef de publication) et un comité de lecture de huit chercheurs est institué dont les membres véritablement actifs sont le documentaliste du cea, Michel Aghassian [20], l'anthropologue Claudine Vidal et moi-même. P. Alexandre décide de fabriquer des mini-dossiers autour d'un texte qui susciterait des commentaires ou un point de vue complémentaire. Lui-même intervient souvent par le biais d'une note, voire d'un simple post-scriptum [21]. Ce volontarisme éditorial fonctionnait depuis déjà au moins deux ans puisque G. Balandier m'avait sollicité pour rédiger le compte rendu d'un ouvrage très critique sur Marcel Griaule qui avait été publié en 1973 [22]. Marc Auge a inauguré cette rubrique de super-comptes rendus par une note qui confirmait l'engagement éditorial en faveur de débats et de critiques [23].

[565]

Dès 1973 plusieurs genres vont s'affirmer : des comptes rendus parallèles, des critiques avec ou sans commentaires, des numéros thématiques avec un ou plusieurs éditeurs aux vues parfois divergentes, un article ou un ensemble d'articles avec des commentaires et des réponses comme dans la revue américaine Current Anthropology, des droits de réponse d'auteurs d'articles plusieurs numéros après [24]. Cette désacralisation polémique des Cahiers d'Études africaines a attiré les lecteurs et les auteurs. Il est évident que l'ensemble des articles que j'ai réunis autour d'un texte de J.-F. Bayart en 1978 (mais le numéro est paru vraisemblablement en 1979) jette les prémices intellectuelles du mouvement qui donnera naissance, en 1980, à Politique africaine [25].

Cette énergie éditoriale s'est mobilisée aussi bien autour des frontières et des problématiques disciplinaires que de formulations thématiques inédites, de réflexions méthodologiques ou encore d'engagements moraux et idéologiques. Certes les Cahiers d'Études africaines sont restés une revue classiquement académique avec une majorité de textes érudits et de comptes rendus descriptifs ou « neutres ». Il n'empêche que la jeune génération de chercheurs s'y est reconnue même si les intervenants actifs ont constitué une toute petite minorité (notamment J.-L. Amselle, Robert Buitenhuijs et moi-même) sous la protection invisible mais efficace de P. Alexandre.

Cette liberté de manœuvre a produit des effets éditoriaux évidents en ce qui me concerne mais des effets pas toujours positifs. Les frontières entre le compte rendu ordinaire, la critique épistémologique et idéologique, la note de mise au point sans réponse, avec réponse, le compte rendu synthétique de plusieurs ouvrages portant sur le même sujet (le « review paper » à l'anglo-saxonne), l'article programmatique (n'oublions pas que l'africanisme français était encore au cours des années 1970 en pleine crise de croissance), l'article savant avec critique des sources et données empiriques inédites se sont avérées ténues et il y a eu certainement des dérapages en tout bien tout honneur [26].

[566]

Après le style et la forme venons-en enfin au contenu. Je pense pouvoir rassembler mes écritures autour de cinq rubriques : quatre thèmes assez distincts d'une part (le Sénégal, le travail et les classes ouvrières, le politique africain et la sociologie de la connaissance des études africaines), et un silence systématique sur le cœur de mes recherches empiriques de l'autre.

La première grappe de textes rassemble les thématiques d'arrière-fonds ou de situation des études africaines des années 1960 puis de mon premier terrain sénégalais (pratiqué, faut-il le rappeler, entre 1967 et 1969) : le monde rural, la paysannerie, les phénomènes de sécheresse et de famine, l'État, l'islam et, bien sûr, les confréries sont l'objet aussi bien de comptes rendus que de commentaires plus approfondis. Mais pas d'article, à la différence de certains de mes collègues doctoraux ou docteurs qui exposent un point de leur recherche. Nous sommes pour l'essentiel des ruralistes bien que J.-L. Amselle, dans la foulée de C. Meillassoux, se soit converti au commerce et aux commerçants.

Pourtant, dès 1975 mes centres d'intérêts se sont modifiés progressivement et je suis passé de la campagne au monde ouvrier [27]. Cette deuxième grappe thématique et problématique ne trouve, pas plus que la première, de débouché de rang A dans les Cahiers bien que le débat autour du texte de Peter C. W. Gutkind (1975), par le biais de Marc Vernière (1975) et de moi-même (1975b), était d'un niveau méthodologique et théorique conséquent. Cette interpellation de P. Gutkind (qui avait déjà publié un article dans le n° 10 de 1962) m'a conduit d'ailleurs à être coopté très rapidement par son intermédiaire dans l'univers des spécialistes du monde du travail, des classes laborieuses et des classes ouvrières (Copans 1978). Ma seule contribution significative est la publication d'une copieuse bibliographie, produit de mon séminaire conduit sur ces thèmes à l’ehess, dans le très gros numéro spécial dédié à la ville (n° 81-83 de 1981) sous la direction de deux géographes Emile Le Bris et Gérard Salem et de trois anthropologues Jean-Marie Gibbal, Alain Marie et Annick Osmont [28]. Ma bibliographie « sélectionnée, classée et commentée » comprend six rubriques avec des commentaires et offre environ 350 références (Copans 1981). J'ai voulu fournir un instrument de travail et d'information car j'ai été tout à fait séduit par les travaux publiés dans ce domaine, et tout particulièrement par les anglo-saxons [29].

[567]

Ma troisième grappe est celle du politique. J'ai déjà évoqué le dossier construit autour de J.-F. Bayart et un grand nombre de mes recensions d'ouvrages ont porté sur l'État africain moderne. De plus, la classe ouvrière africaine de l'époque est plus publique que privée et, là aussi, les politiques industrielles et sociales, les luttes syndicales sont au centre des préoccupations académiques. Mais, comme on peut le vérifier, pas plus que pour les deux thèmes précédents, je n'ai cru bon d'enrichir ma bibliographie par le biais d'un article digne de ce nom [30]. Il est d'ailleurs un numéro-phare des Cahiers auquel je n'ai participé que par rubrique bibliographique interposée, il est vrai en quantité, faute d'avoir eu le temps de me mobiliser pour une intervention plus approfondie [31]. Ce numéro, paru en 1998, consacré aux « formes de la violence » a mis presque quatre ans pour paraître et il a marqué un véritable événement dans les études africanistes françaises même si, au sens statistique du terme, seulement quatre chercheurs sur les vingt auteurs qui y ont contribué, étaient français.

En fait j'en reviens, l'air de rien, à mon point de départ, à savoir la sociologie de la connaissance des études africaines. Mon texte le plus significatif, celui auquel je tiens le plus dans les Cahiers, est paru en 1991 : « Les noms du géer : essai de sociologie de la connaissance du Sénégal par lui-même, 1950-1990 » (Copans 1991). C'est le plus significatif car il remettait en cause les analyses ultra-schématiques du texte de 1971 et surtout parce qu'il s'appliquait à un corpus scientifique africain sur la longue durée [32]. Cette longue durée sera d'ailleurs actualisée à deux reprises, sur deux décennies, en 2002 puis en 2010. Enfin, cette sociologie historique subsume une bonne partie de tous les autres textes parus dans les Cahiers qui apparaissent [568] rétroactivement comme autant de notes en bas de page, de compléments, d'addenda, d'encadrés, de digressions autour de cette approche. Le Sénégal bien sûr, l'État surtout, les intellectuels, les sciences sociales sont les objets principaux de cette sociologie conduite aussi, il faut le signaler, dans de nombreux autres textes publiés depuis 1971.

J'en viens à penser, pour conclure cette section, que les Cahiers m'ont servi de caisse de résonance pour une inquiétude permanente que l'on pourrait formuler ainsi : pourquoi recherche-t-on tel « objet » avec « telles idées » à tel « moment » ? Pourquoi l'objectif des sciences sociales est-il si miné de manière sociétale et culturelle, tant de l'intérieur que de l'extérieur ? Comment traduit-on, dans l'écriture, ses raisonnements personnels mais en même temps des modes démonstratifs bien datés si on les examine de plus près ? Pourquoi ne pas exposer ces écorchés académiques pour démontrer le bien fondé des sciences sociales au lieu de passer son temps à s'efforcer de les camoufler en les décorant avec des guirlandes de Noël ? Le postmodernisme n'est qu'une science textuelle de la décoration et de l'enjolivement. En revanche, la sociologie de la connaissance, au sens le plus global et le plus pragmatique du terme, est un « instrument de déconstruction massive » qu'il convient de pratiquer de manière permanente [33]. Les dynamiques fluides de nos disciplines fonctionnent comme des métaphores éthologiques : pour se protéger et se mettre hors d'atteinte, elles jettent de l'encre, beaucoup d'encre, comme les calamars.

Les secondes épreuves

Les secondes épreuves, comme on le sait, sont lues bien plus rapidement que les premières mais elles réservent parfois des surprises car apparaît en pleine lumière une grosse bourde dont on se demande comment elle a pu nous échapper auparavant. Comme je l'ai affirmé à plusieurs reprises, avec le temps, je suis de moins en moins fidèle aux Cahiers d'Études africaines. D'autres revues ou journaux mobilisent temporairement ou plus conséquemment mes enthousiasmes éditoriaux.

Il me faut remonter un peu en arrière puisqu'avant l'aventure polafienne [34] il y eût d'abord la revue québécoise de l'Université Laval, Anthropologie [569] et Sociétés. Elle est née en 1977 alors que j'étais invité pour un an d'enseignement (donné sur six mois) et mes collègues m'ont coopté immédiatement dans le comité de rédaction, à cause de mon expérience éditoriale et j'y suis resté une quinzaine d'années. J'y ai codirigé deux numéros, y ai publié plusieurs articles tournant autour de l'évolution de l'anthropologie, et de nombreux comptes rendus [35]. J'en ai aimé la tonalité des formulations thématiques originales et ai assisté, en temps réel, à la libération progressive de l'anthropologie québécoise de ses parrains français inconscients ou revendiqués (Claude Lévi-Strauss et d'une certaine façon Georges Balandier). Tout cela a été fêté avec éclat lors des trente ans de la revue en 2007 (Saillant 2009).

Il m'a toujours semblé que les sciences sociales devaient participer de la libération politique et culturelle mais j'ai toujours été choqué de voir que les préjugés idéologiques à leur encontre étaient aussi virulents dans le camp de ses partisans que dans celui des partisans d'un statu quo conservateur et réactionnaire souvent opposé à ces disciplines. De là découle probablement cette volonté d'en découdre, mais aussi de valoriser les constats et les concepts, les « avancées » en d'autres termes, des recherches et donc de leurs publications. C'est ainsi qu'à la fin des années 1970 et au tournant des années 1980 j'ai contribué assez activement au Monde diplomatique, à Afrique-Asie, à Politique aujourd'hui issue de l'hebdomadaire Politique Hebdo, à la revue Sous le Drapeau du socialisme (transformé ultérieurement en Utopie critique au comité de rédaction auquel j'ai appartenu pendant de nombreuses années), déjà mentionné et à d'autres périodiques que l'on pourrait qualifier de semi-militants [36]. Toute cette production a échappé à ma bibliographie professionnelle et même encore aujourd'hui je n'en ai même pas toutes les preuves sous la main. Articles de synthèse thématique, comptes rendus, notes d'opinion constituent la forme dominante de ces écritures. J'avais d'ailleurs déjà joué, au début des années 1970, au journaliste de la vulgarisation scientifique (avec Marc Auge notamment) dans les rubriques du mensuel La Recherche et cette expérience a fini par déboucher, en 1980, sur des interviews de penseurs ou de chercheurs pour le bi-mensuel Afrique-Asie [37].

[570]

D'une certaine façon j'ai été victime de l'actualité éditoriale (autant comme lecteur que comme vulgarisateur) et il n'est peut-être pas étonnant dans ce sens que j'aie quitté administrativement l'École des hautes études en sciences sociales (ehess) en 1990 pour devenir professeur d'université pendant la seconde moitié de ma carrière. Les amphithéâtres de trois ou quatre cents personnes ne m'ont pas trop intimidé et ont suscité une formule plus pédagogique d'écriture, en l'occurrence le manuel (le petit manuel, il est vrai) universitaire [38].

Ce désordre de textes en tous genres présente cependant une tonalité, la même qui m'a mobilisé aux Cahiers : l'histoire des « idées », les cultures et « sociétés » des sciences sociales, la gestation et la mutation des paradigmes théoriques, l'invention et la disparition des thématiques, les relations à la fois dogmatiques et floues entre disciplines ou sous-disciplines, les emprunts idéologiques et les conditions de l'innovation critique. Ces multiples passages de témoin entre supports périodiques variés, identiques ou dissemblables, ont pourtant un prix que je paye au prix (presque) fort : pas d'ouvrage académique, des codirections innombrables qui m'ont pris deux ou trois fois plus de temps que l'écriture d'un ouvrage de la même taille et qui, en retour, m'ont procuré peu de prestige qui puisse être investi en promotions, enfin une dispersion thématique préjudiciable à l'érudition qui fait toujours la différence, en France du moins, entre les chercheurs solitaires et individualistes (très) influents qu'on voit de loin et les chercheurs pris à partie par une série infinie de collaborations, mais dont le patrimoine à la douane des écrits restants paraît, en fin de course, bien maigre.

Une explication complémentaire concernant ma spécialisation sénégalaise et mouride mérite toutefois d'être mentionnée de la manière la plus sérieuse. Je n'ai jamais eu d'article refusé dans les Cahiers, mais je n'ai jamais non plus été sollicité à titre personnel à propos de ma spécialisation thématique [39]. J'ai pourtant contribué à ce titre à des colloques, à des ouvrages collectifs ou aux numéros d'autres revues. Mais je ne suis pas devenu un islamologue africaniste, mi-historien mi-érudit, de ce seul domaine. Même dans le cas de la confrérie mouride, mon collègue et ami, Donal Cruise [571] O'Brien de la soas à Londres, parti légèrement plus tôt que l'équipe orstom et moi-même sur ce terrain [40], m'a précédé dans les pages des Cahiers. En effet, il y a publié deux textes, le premier n'étant que le résumé d'une communication à un colloque, tenu en mars 1968, organisé à Paris par le Laboratoire d'études sociologiques et géographiques africaines [41], dont les actes sont parus en 1969 et le second, publié l'année suivante, qui en est le texte complet (1970) [42].

Ce silence est coupable, paresseux et inexcusable. Pourtant il est là, le recto vierge d'un verso trop bavard. Certes j'ai jeté dans les Cahiers les bases méthodologiques d'une sociologie de la connaissance que j'estime pertinente, efficace et nécessaire. Mais le texte de 1991, amplifié en 2002, n'a jamais suscité de réfutation ou de critique dans les pages de la revue. J'aurais pu me contenter du droit d'avoir raison. J'aurais pu aussi m'interroger sur l'utilité d'un discours qui ne mobilisait guère mes collègues sénégalais et plus largement africains. Mais il est vrai que les Cahiers sont une revue d'études africaines ou africanistes et non une revue africaine d'opinion. Dois-je prendre un engagement ici et maintenant ? Ce serait encore me faire parjure, car ma prochaine livraison des Cahiers pour 2011 est dédiée au développement et à ses approches essentiellement anthropologiques. Toutefois, ma contribution esquissera une alternative paradigmatique et disciplinaire à ce qu'on nomme les études du développement à cause des mutations qu'impose la mondialisation des approches disciplinaires. Bref la confrérie sénégalaise de mourides ce sera encore pour une autre fois !

Les épreuves sont également un moment douloureux de l'existence et, comme bien d'autres avant moi, j'ai contribué, contraint par un destin imprévu, à une rubrique ultime, la notice nécrologique. Les nécrologies ouvrent, lorsqu'il y en a, les pages des Cahiers ; d'autres revues les cachent à l'intérieur (Politique africaine) ou consacrent un numéro entier au collègue décédé (Journal des anthropologues). J'ai d'abord exercé mes « talents » dans Politique africaine, en 1982 pour Ruth First (n° 7) et en 1989 pour mon ami David Webster (n° 36). Plusieurs de mes compagnons de route sont décédés au XXIe siècle, tout d'abord Christian Geffray (Copans & Dozon, n° 162 en 2001) puis Claude Meillassoux (n° 177 en 2005) [43]. Ce numéro 177 marque symboliquement une fin, celle d'une génération, celle de mes grands frères.

[572]

Les Cahiers d'un retour au pays natal

On pourrait me reprocher, ajuste titre, de n'avoir parlé de la revue jusqu'ici qu'au travers de mes expériences périodiques, au second degré en quelque sorte, et non au premier, de son contenu effectif, de ses apports et de ses lacunes, de sa tradition intellectuelle. C'est pourquoi, pour boucler la boucle qui m'attache aux Cahiers, il me faut quitter l'écriture de la revue et revenir à l'expérience initiale de mon point de départ, la lecture des articles qui ont stimulé et conforté une vocation africaniste. Une triple perspective structure cet exercice avec le temps : les premiers émois de la découverte et de l'émerveillement (« Oui, c'est bien cela que je veux penser et faire ! »), les choix sélectifs et préférés de l'anthropologue et puis, surprise au détour d'une discussion ou d'un compte rendu, la lecture d'opinions à propos d'un texte, en bien ou en moins bien, et l'image qu'un nouveau néophyte africaniste peut retirer des comptes rendus de différents travaux. D'autant que, comme le sait tout auteur d'un compte rendu (y compris moi-même), ce dernier se fait souvent attendre, attendre, et parfois si longuement, qu'il ne paraît finalement pas.

J'ai mentionné le rôle de l'article de Meillassoux, paru dans le numéro 4, mais en fait ma véritable découverte des Cahiers a commencé avec le dernier numéro de 1963. Je rentrais en études africaines (au sens premier du terme) à la Sorbonne et j'ai acheté ce numéro à la librairie des puf, au coin du boulevard Saint-Michel, 9 francs (le prix est encore écrit au crayon). Dans ce numéro 12 (ou 4e cahier du volume m), est paru un texte de C. Meillassoux intitulé « L'économie des échanges pré-coloniaux en pays Gouro » (pp. 550-576). Il s'agit d'un chapitre de sa thèse qui était, à l'époque, sous presse, et qui est parue l'année suivante (Meillassoux 1964). Cet article donne en seconde note de bas de page la référence du texte paru dans les Cahiers en 1960. Il est précédé d'une courte présentation insistant sur le fait que « l'anthropologie est [...] servie par une enquête animée de la préoccupation historique ». Cette note est signée H. M., c'est-à-dire de Henri Moniot, agrégé d'histoire et assistant de Balandier dans le tout nouveau certificat de sociologie africaine auquel j'étais inscrit. H. Moniot, en effet, a assuré les td et, pendant un temps, il s'est spécialisé en anthropologie économique (Moniot 1976). Ce volume 12 comprend six autres textes qui sont un échantillon significatif de l'image africanistique de l'époque, et il y a quatre auteurs français. Parenté, anthropologie politique, anthropologie économique, géographie, anthropologie du changement culturel et linguistique sont au sommaire et nous découvrons des populations du Ghana (Ashanti), du Tanganyika (Kaguru) [44], de la Côte-d'Ivoire (Gouro), du Tchad (Peuls bororo et populations arabes), du Nigeria (Yakö) et, enfin, du Cameroun et du Gabon pour leur pidgin d'origine bantu.

[573]

Ce numéro me renvoie très naturellement au numéro 4. La revue reflète de manière déformée les bibliographies africanistes universitaires des années 1960 dominées par la langue anglaise. H. Moniot a été d'ailleurs chargé de nous faire lire dans le texte, le célèbre African Political Systems (Fortes & Evans-Pritchard 1940), qui est paru en français, en 1964, aux puf où Balandier avait ses entrées. En fait les Cahiers ont pratiqué, presque systématiquement, l'écart generationnel : d'une part, ils ont publié quelques grands auteurs déjà classiques en anthropologie sociale et culturelle, nés au début du siècle [45], les moins de soixante ans qui ont animé les études africaines françaises depuis le milieu des années 1950 [46] et, d'autre part, une plus jeune génération ayant découvert le terrain à la toute fin de l'époque coloniale, au tournant des années 1960 [47].

Un dernier aspect, décisif, qui structure encore aujourd'hui partiellement la culture africaniste française est l'atmosphère interdisciplinaire tant de l'enseignement que de la recherche ou des publications périodiques. Le laboratoire et les centres qui le constituent sont composés de sociologues et de géographes mais aussi d'ethnologues, de linguistes et d'historiens. Les définitions disciplinaires sont souples et il faut noter que, dans sa stratégie de « déception », G. Balandier occupe tous les terrains institutionnels au nom de la sociologie : ses thèses de 1955, ses cours et son diplôme, ses revues et ses groupes de recherche se réclament de cette discipline alors que leur dynamique est parfaitement anthropologique. Le numéro 1 des Cahiers voit d'ailleurs l'ouverture d'une rubrique intitulée « Sociologie politique de l'Afrique noire », alors que Balandier (1960b : 71) se réclame du « remarquable travail collectif » qu'est African Political Systems, ouvrage d'anthropologie si l'en fut ! [48]. En 1964, il a créé le Groupe de recherches en anthropologie et sociologie politique (grasp), dont j'ai été le secrétaire [574] pendant deux ans, mais ce n'est que fin 1967 que cette sous-discipline acquiert ses lettres de noblesse, avec son ouvrage (Balandier 1967) intitulé explicitement Anthropologie politique, présentant ce qu'il appelle improprement une « spécialisation tardive de l'anthropologie sociale » du moins dans ses versions anglo-saxonnes [49], mais c'est plutôt en France qu'elle est tardive (décalée d'environ un quart de siècle d'avec les travaux des africanistes britanniques).


Voilà donc délimité mon premier champ textuel et thématique. Je n'ai évidemment pas la place pour continuer cette évocation. Certes j'ai mon hit-parade thématique, d'auteurs et de numéros souvent spéciaux des Cahiers, mais ma sociologie historique de la connaissance mériterait au moins plusieurs dizaines de pages pour relier intimement ma pensée à celle de mes maîtres ou de mes petits camarades ou de mes contradicteurs. Les critiques dont j'ai été l'objet dans des notes de discussion ou des comptes rendus portent essentiellement sur le thème « ethnologie/anthropologie et colonialisme » comme je l'ai déjà indiqué. On trouvera dans mon texte, paru dans l'ouvrage d'hommages à Robert Buitenhuijs, une mise au point concernant les discussions ou polémiques sur ce point (Copans 2000b).

Le temps est finalement venu de conclure malgré le caractère certainement provisoire de l'examen d'une collaboration dont je sais déjà qu'elle va se poursuivre au-delà de notre presque demi-siècle de relations dialectiques de lecteur et d'auteur.

Bon à tirer ?

Il existe plusieurs types de relations à une revue, concrètes, sentimentales et polémologiques. Mon penchant périodique provient probablement de mes intégrations éditoriales attentives et exigeantes. J'ai participé de près ou de loin à probablement une dizaine de comités de lecture ou de rédaction sur quarante ans, et j'ai codirigé trois collections d'ouvrages pendant au moins un quart de siècle. L'une de mes activités les plus prenantes, parfois fastidieuse, parfois excitante, est par conséquent la lecture des manuscrits et des propositions d'articles, activité qui ne renvoie, pour qui que ce soit, à une quelconque rubrique de cv ou rapports d'activité. J'ai dû consacrer, à plein temps, plusieurs années de ma vie professionnelle à la lecture d'articles des autres, et ces compétences — y compris dans la transmission raisonnable d'un avis (en un mois si possible) —, me sont publiquement reconnues. Mais, probablement ce que j'affectionne le plus ce sont les réunions de ces comités et le plaisir d'y retrouver des collègues avec lesquel(les) je partage une certaine vision de l'information, de la démonstration rhétorique ou [575] conceptuelle. Mon passage d'une revue à l'autre, à l'exception des Cahiers justement, s'explique alors par une lassitude ou une trop grande accoutumance au style rédactionnel et le désir de renouveler mon esprit critique face à des enjeux imprévus et inédits.

Souvent, dans les commissions de recrutement ou de promotion, il est signalé que le ou la candidat(e) a publié tous ses textes dans le même périodique ce qui laisse entendre l'existence d'une connivence plus intime que la seule qualité scientifique ou littéraire de ses écrits. Le confort d'un auteur « maison » peut tuer l'intelligence, et c'est pourquoi la course à la revue de rang A me paraît suicidaire et contre-productive. J'aime bien offrir un texte à une publication atypique ou confidentielle de fait. Ainsi, ma popularisation des débats autour des rapports entre l'anthropologie et l'impérialisme s'est fondée sur Les Temps Modernes. Mes contributions sur la question de l'ethnicité se sont aussi bien adressé à Anthropologie et Sociétés qu'à Critique communiste, la revue théorique de La Ligue communiste (à laquelle je n'ai jamais appartenu car en désaccord avec ses analyses). J'ai utilisé les colonnes du Monde diplomatique à deux reprises avec mes collègues pour faire passer un point de vue encore très hétérodoxe sur les classes ouvrières ou le salariat dans le Tiers-Monde, et l'anthologie savante ou l'article de mise au point pour Le Mouvement social ont été publiés plus tard. J'ai joué au politologue aux Cahiers et à l'anthropologue à Revue Tiers Monde plutôt économiste ou sociologique. Je viens de contribuer à La revue gabonaise de sociologie alors que j'aurais pu soumettre sans problème mon article aux Cahiers ou à n'importe quelle autre revue académique plus reconnue [50]. Bref, je me comporte comme un auteur sans attaches à l'exception encore une fois des Cahiers, mais il me semble raisonnable de suivre l'exemple des membres des comités de rédaction qui pensent que tout a une fin. Il faut un jour donner le dernier bon à tirer : le bon pour se tirer ! [51].

Université Paris Descartes, Paris.

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RÉSUMÉ

L'auteur a publié son premier article en 1971 dans les Cahiers d'Etudes africaines. À l'occasion du cinquantenaire de cette revue, il examine les différents types de textes qu'il y a publiés pendant les vingt ans qui ont suivi son premier article (articles, notes, commentaires, comptes rendus). Il met en lumière, d'une part, les politiques éditoriales qui ont forgé l'identité de la revue au fil du temps et, d'autre part, les influences sur sa propre pensée des revues intellectuelles et politiques françaises des années 1950-1970, ainsi que celles des nouvelles revues en sciences sociales nées [580] à partir des années 1960. Il essaie de trouver une explication au fait qu'il n'y a publié que des écrits relevant globalement de la sociologie de la connaissance et aucun texte présentant ses travaux de recherche de terrain. Son implication dans plusieurs comités de lecture de revues de sciences sociales, son rôle de codirecteur de collections d'ouvrages de même que ses engagements idéologiques et académiques expliquent partiellement ce cheminement périodique paradoxal.

Abstract

The Periodic Progresses of an Africanist Anthropologist. — The author published his first paper in the Cahiers d'Études africaines in 1971. He takes on the celebration of the fifty years of the journal to review the different kinds of paper he has published in the Cahiers during the twenty following years : papers, notes, comments, book reviews. He puts forward on the one hand the various editorial policies that have forged the journal's identity and on the other the influences that the french intellectual and political journals of the 1950-70's and the new academic social science journals created after 1960 have had on his ideas and writings. He tries to explain why he has mostly published in this journal papers or comments dealing with the domain of sociology of knowledge and no real presentation of his fieldwork researches. Explanations might be found in his involvement with other social science journals, his rôle as the director of several book collections or even his ideological and political commitments.

Mots-clés/Keywords : africanisme, anthropologie, Cahiers d'Études africaines, Centre d'études africaines (EHESS), débats, marxisme, revues, sociologie de la connaissance, sociologie politique/africanism, anthropology, Cahiers d'Études africaines, African Studies Center (EHESS), discussions, marxism, journals, sociology of knowledge, political science.



[1] Il n'y avait pas de numérotation en volume à la première année des Cahiers. On trouvera dans mon livre (COPANS 1998) des réflexions plus générales et développées sur toute cette histoire personnelle et collective. Je ne donnerai en référence que les ouvrages et les articles parus dans les Cahiers pour ne pas donner à ce texte un genre abusivement autobibliographique même si je fais allusion à un grand nombre de mes écrits. Certes je replace ces derniers dans le cours de l'ensemble de mes publications et réflexions mais ce qui me motive ici c'est le seul rapport aux Cahiers.

[2] Quatre longs commentaires et cinq comptes rendus y sont parus entre 1966 et 1969.

[3] Avec la collaboration de Claude Freud, sur le développement aujourd'hui. Il comptera près d'une vingtaine de contributions.

[4] C'est la revue du département d'anthropologie de l'Université Laval au Québec. Il me faudrait y ajouter Les Temps Modernes où je publie un premier dossier sur le thème « Anthropologie et Impérialisme », puis un second qui regroupe des compléments et des réactions en 1970-1971, le tout encore sous la responsabilité éditoriale de J. Pouillon. La publication d'une anthologie (COPANS 1975a), qui prolonge ces deux dossiers en 1975, donnera lieu à une discussion dans les Cahiers (BUITENHUIJS 1975).

[5] Les cinq directeurs d'études du milieu des années 1960 étaient outre G. Balandier, Paul Mercier, Gilles Sautter, Denise Pauline et Jean-Jacques Maquet.

[6] Voir les mémoires de Henri MENDRAS (1995) très éclairantes sur cette époque.

[7] Sans aucun doute ma revue préférée à l'époque, tant pour ses orientations que son genre aux rubriques et écritures variées.

[8] Ces hebdomadaires étaient d'un niveau et d'une orientation « morale » sans aucun rapport avec ce qu'ils sont devenus depuis au moins vingt ans.

[9] C'est d'ailleurs dans ce mensuel (le n° 12 de 1964) que je publie mon tout premier « review paper » africaniste : je me souviens d'y avoir critiqué entre autres, de manière virulente, l'ouvrage de Jean ZlÉGLER (1964) (avec lequel j'aurai d'autres polémiques quinze plus tard dans Afrique-Asie).

[10] En 1950, 1951, 1952, 1954, 1956, 1959, 1961, 1962, 1965 et 1968 !

[11] Voir l'histoire de la fondation de la revue par G. BALANDIER dans son article de célébration de son cinquantenaire (1996).

[12] Faut-il rappeler, par exemple, les répercussions théoriques et politiques considérables des articles que Louis Althusser fait paraître dans La Pensée dans les années 1960-1970 ?

[13] Ma thèse, soutenue en juin 1973, ne paraît sous forme d'un ouvrage profondément remanié, et réduite de près de 50 %, qu'à la fin 1980. Un conflit suscité par un premier refus de subvention pour des raisons politiques (1974-1976), deux ans d'expatriation en Amérique du Nord (1975-1977), la disparition programmée des éditions F. Maspero où je codirigeais la collection des « Dossiers africains » avec Marc Auge à la fin des années 1970 (1974-1979) et la création, en 1978, de la collection « Les hommes et leurs signes » avec M. Leiris et J. Jamin aux éditions Le Sycomore expliquent ce retard inhabituel. L'idée de découper ma thèse en articles ne m'a jamais traversé l'esprit puisqu'un tiers était constitué de textes déjà publiés et que, par ailleurs, j'étais depuis 1974 codirecteur de collection et même de deux pendant un temps !

[14] Ainsi, l'un des textes les plus célèbres de Claude LÉVI-STRAUSS (1961), en matière d'analyse mythologique, est paru dans Les Temps Modernes ; mais il est vrai qu'il avait été repris de l'Annuaire de I'EPHE de 1959. Il faut cependant rappeler que l'anthropologue avait publié plusieurs articles depuis dix ans dans cette revue.

[15] Voir mon compte rendu de cet ouvrage sollicité par La Quinzaine littéraire mais finalement refusé de publication par Maurice Nadeau lui-même pour des raisons de critique anti-impérialiste de l'ethnologie trop marquée ! Malgré ses amitiés pour l'anticolonialisme, pour M. Leiris ou G. Balandier, le rédacteur en chef du journal avait l'impression que je faisais dans le jdanovisme (et Leclerc aussi) à savoir une critique uniquement politico-idéologique du savoir scientifique. Voir COPANS (1974b).

[16] Je ne peux résister au plaisir de citer la première note de cet article, publié comme le mien en 1971 : « Le présent article traite essentiellement d'ethnologie et, par implication, des disciplines associées. Il n'est pas question de l'Africaniste-oracle, style "L'Africain, Mesdames...", de préférence un coude sur le piano ou le marbre de la cheminée. Ça rapporte, d'ailleurs, notamment sur les mass-media » (p. 448).

[17] P. Alexandre cite l'article de Yaya WANE qu'il vient de publier l'année précédente (1970). Citons dans la même veine les articles publiés ultérieurement de DlAWARA (1985) et de OUATTARA (2004). Ce que je raconte sur le refus des articles je ne l'ai appris qu'en 1985 lors du départ à la retraite de P. Alexandre qui m'a fait parvenir la chemise cartonnée ayant contenu mon texte avec les avis des lecteurs. Anecdote suffisante pour mettre en doute l'objectivité qui préside aux classements bibliométriques s'imposant de force administrativement ces dernières années aux revues de sciences humaines et sociales françaises. À croire que l'usage du classement de Shanghai véhicule avec lui les critères de censure idéologique et intellectuelle du pouvoir de Pékin !

[18] J'ai même été interviewé par Alain Jaubert pour Politique Hebdo en juin 1972.

[19] Voir par exemple les textes traduits dans J. COPANS (1975a) et l'ouvrage dirigé par T. ASAD (1973). Lire également la première partie de ma thèse (COPANS 1980).

[20] Michel Aghassian a énormément contribué au cours des années 1970-1990 au fonctionnement du centre documentaire du Centre d'études africaines et à la formation ainsi qu'au suivi bibliographique des étudiants. Il était également responsable de la préparation et de la présentation bibliographique de la collection « Dossiers africains » aux éditions F. Maspero. Il avait une mémoire impressionnante des données africanistes officielles et officieuses.

[21] Voir le « PS (en forme de notelette candide...) », page 546 à la suite de mon commentaire (pp. 545-546) de la chronique de Robert Buitenhuijs (pp. 541-545) du numéro 59 (1975), son avant-propos au numéro collectif consacré à « L'Histoire africaine : constatations, contestations » (1976, 61-62, p. 5) ou encore son commentaire de la note de J.-L. Amselle, « L'anthropologie, ça sert à qui ? » (1977, 68, pp. 633-637) publié sous le titre « Du haut du cocotier » à laquelle Amselle répond page 642 ! La rubrique où sont regroupés ces textes est intitulée « Débats et controverses ». Ce genre de texte paraissait auparavant dans la « Chronique bibliographique ». Cette nouvelle rubrique avait été inaugurée la même année dans le numéro double précédent, 66-67, consacré à l'Histoire avec des contributions de J. Vansina, J.-P. Chrétien, C. Vidal et C.-H. Perrot.

[22] Il s'agit de l'ouvrage de D. LETTENS (1971). Ma critique sévère de l'ouvrage, pour des raisons méthodologiques et idéologiques m'a valu le soutien paradoxal de la fille de Marcel Griaule, Geneviève Calame-Griaule, qui croyait qu'en critiquant Lettens je défendais du coup son père, mis à mal par l'anthropologie sociale !

[23] On peut y lire notamment : « [...] on y trouvera un ou deux articles de plus grande ampleur qui, à propos d'une publication récente, ne s'interdiront pas de prendre position et d'affirmer des options méthodologiques ou théoriques », M. Auge, présentation de la chronique bibliographique, Cahiers d'Études africaines, XIII (1), 49, p. 154.

[24] Voir notamment les nos 51 (1973), 53 (1974), 57, 59 (1975), 61-62 (1976), 65, 66-67, 68 (1977), 69-70, 71 (1978), 79 (1980).

[25] Il s'agit du numéro 69-70 dont le dossier thématique de 120 pages est intitulé « Politique et politiques ». Il est ouvert par un texte de J.-F. BAYART (1978a) que commentent en postface, Jean Leca et Pierre-Philippe Rey. S'y ajoutent mon commentaire plus conséquent puis une réponse de l'auteur à tous ces commentaires (ibid. 1978b). Le dossier comprend également un texte de Gilles Blanchet sur le Sénégal et de R. Buitenhuijs sur les élites dissidentes. L'article de Bayart, qui comporte le terme esquisse, date du printemps 1976 et prétend ouvrir un débat et une perspective de recherche.

[26] Le numéro 65 de 1977, intitulé « Des femmes sur l'Afrique des femmes » et retitré méchamment par certains « Des femmes blanches sur des femmes noires », comprend huit auteurs. La responsable du numéro, Claudine Vidal, a rédigé sous le pseudonyme de GERTRUDE (1977), une « Postface à quelques préfaces » où elle se moque des anthropologues masculins qui remercient dès les premières pages leur femme, leur épouse, en tout cas un être du genre féminin. Son échantillon comprend surtout de grands noms du passé et aussi quelques collègues générationnels : dix-huit des anthropologues cités sont anglo-saxons, et pour certains décédés, et seulement trois sont français ! J'ai le droit à l'analyse « sémiologique » la plus longue, et dois-je ajouter, la plus fausse ! Gertrude n'a pas osé s'intéresser aux baroudeuses broussardes des années 1950-1960 peut-être aussi machistes que nous.

[27] J'ai codirigé, en 1978, un ouvrage avec P. GUTKIND et R. COHEN sur l'histoire ouvrière africaine, et, en 1987, un autre ouvrage de socio-anthropologie avec M. AGIER et A. MORICE. Enfin, en 1990, j'ai fait le point mais dans une revue spécialisée, Le Mouvement social.

[28] L'ensemble des textes est dédié au père des études urbaines africanistes françaises, Paul Mercier et à Marc Vernière, jeune géographe également décédé accidentellement et qui était à l'origine de ce numéro, le second consacré par les Cahiers aux villes (le premier étant le n° 51 paru en 1973).

[29] Il existe depuis les années 1960, sinon même auparavant, une très vivante tradition britannique d'histoire sociale ouvrière. Edward P. Thompson la renouvelle magistralement en 1968 et l'impact de ce dernier sur les études africaines anglo-saxonnes est également très visible à partir de la même époque. J'avais commencé vers 1988-1989 la rédaction d'un article explorant le sens de cet emprunt ou influence et les raisons du « retard » ou du « désintérêt » français pour ce même domaine, la traduction de Thompson en français ayant effectivement attendu vingt ans ! Cet article n'a jamais été terminé, mais l'aurais-je publié dans les Cahiers ?

[30] À partir de 1980 la nouvelle revue Politique africaine m'a occupé (si j'ose dire) à plein temps. J'en ai assumé la direction entre 1983 et 1985, en ai dirigé trois numéros (n° 8 en 1982, n° 26 en 1987 et n° 46 en 1992). Enfin, j'y ai publié, mais plus tard, plusieurs articles importants également sur le champ de la sociologie de la connaissance en 1993 et 2000, repris dans COPANS (2010). J'ai participé à plusieurs débats, voir notamment (1981, 1987, 1990, 1992, 1998). En 1990 mon recrutement à l'Université de Picardie Jules Verne, m'a conduit involontairement vers un investissement administratif à plein temps, à l'échelle universitaire, nationale et de la recherche pendant au moins huit ans, et l'éloignement de l'africanisme s'en est ressenti d'autant que j'ai quitté (provisoirement) le terrain sénégalais pour celui de l'Afrique du Sud. Les Cahiers accepteront plusieurs de mes comptes rendus d'ouvrages et de notes sur ce pays.

[31] Je commente six ouvrages sur douze pages, deux d'entre eux étant également critiqués par un autre chercheur. Je mets surtout en valeur les ouvrages de Jean-Bernard OUÉDRAOGO (1997) et de Paul RICHARDS (1996).

[32] Mes préoccupations pour l'africanisme africain sont très anciennes et je viens d'en célébrer, à ma façon, les cinquante ans (COPANS 2010).

[33] Je n'ai pratiqué qu'une fois cet art de la déconstruction massive, sans vraiment en prévoir les conséquences. J'ai publié en 1983 un long commentaire de l'ouvrage de Marc AUGÉ (1982), Le génie du paganisme. J'avais l'impression de m'être contenté de reprendre et de prolonger avec attention l'analyse esquissée par Emmanuel TERRAY en 1978 ; par ailleurs, je remerciais en note C. Vidal pour sa relecture et son accord de fond. Il ne s'agissait que d'une chronique bibliographique mais ce fut probablement ma contribution la plus théorique aux Cahiers. Il n'empêche qu'elle a irrité profondément M. Auge, à ce qu'on m'en a rapporté. Ce dernier ne m'en a rien dit et n'a pas pratiqué le droit de réponse comme en avait l'usage les Cahiers depuis plus de dix ans.

[34] L'expression est de la communauté des éditeurs de la revue et remonte à la nuit des temps (COPANS 1998 : 99-106, n. 29).

[35] Codirection avec Bernard Bernier en 1986 d'un numéro consacré à l'anthropologie ouvrière et du travail et avec Serge Genest du numéro saluant l'entrée de l'anthropologie dans le XXIe siècle en 2000.

[36] Pendant plusieurs années, Le Monde diplomatique a offert un dossier d'au moins une demi-douzaine de pages composé d'une dizaine d'articles de synthèse. J'ai participé à un numéro sur les bourgeoises africaines (avec J.-L. Amselle) en novembre 1981 et j'ai dirigé celui sur les classes ouvrières du Tiers-Monde en décembre 1982. Afrique-Asie était proche des États « marxistes » et des nationalismes révolutionnaires qui la subventionnaient et j'ai été parfois censuré pour avoir abordé de manière hétérodoxe des thèmes brûlants comme l'ethnicité ou encore le rôle de la famille étendue. J'avais été « recruté » par le spécialiste du cinéma africain, Guy Hennebelle.

[37] J'ai ainsi interviewé Régis Debray lors de son come back intellectuel sur les intellectuels, et Françoise Héritier-Augé. La première interview a été publiée mais pas la seconde car, entre-temps, cette dernière avait été élue au Collège de France et ne tenait plus trop à s'exprimer librement sur des sujets de société y compris le féminisme qu'elle critiquait alors sévèrement.

[38] Certes il y a eu l'expérience de la dizaine de volumes de la collection « Dossiers africains », mais seulement trois de ces volumes ont présenté un aspect véritablement pédagogique et je n'y ai pas contribué. Les manuels que j'évoque sont parus dans la collection 128 aux éditions A. Colin.

[39] A contrario, la très, très forte insistance de François Gaulme, rédacteur en chef de Afrique contemporaine, en 2000 pour que je contribue dans un délai de trois mois à son numéro sur le Sénégal consacré au tout nouveau président élu, A. Wade, a eu des effets scientifiques marquants en ce qui me concerne. Deux de mes doctorants, devenus par la suite chercheurs à l'IRD, ont contribué également à ce numéro (COPANS 2000a). C'est ce retour forcé sur le Sénégal qui m'a conduit finalement à y refaire du terrain alors que je m'étais consacré depuis une demi-douzaine d'années à l'Afrique du Sud !

[40] Donal a débuté son Ph. D et son terrain avant moi, en 1966 et fin 1967, et était déjà rentré en Grande-Bretagne pour y rédiger sa thèse. À l'époque, j'étais encore au Sénégal où je suis resté jusqu'à mi-1969.

[41] À l'époque, le laboratoire avait deux composantes, le centre de la Sorbonne et le Centre d'études africaines (CEA) de la VIe section de l'EPHE.

[42] Ce texte a été traduit de l'anglais par Christine Messiant, membre du CEA. Il a été repris récemment dans l'ouvrage collectif qu'il a publié avec M. C. Diop et M. Diouf (CRUISE O'BRIEN ETAL. 2002).

[43] Par ailleurs j'ai contribué aux numéros du Journal des anthropologues consacrés à Gérard Althabe (102-103 en 2005) puis à C. Meillassoux (118-119 en 2009). J'ai participé également aux hommages dédiés au politologue Jean-François Médard dans La Revue internationale de politique comparée en 2007 (vol. 14-3), à une communication à un colloque, puis à l'ouvrage tiré de ce dernier (COPANS 2010).

[44] La colonie britannique n'était pas encore indépendante.

[45] R. Bastide, M. Gluckman, E. E. Evans-Pritchard, G. Dieterlen et G. Vieillard décédé en 1940.

[46] Avant 1920, H. Brunschwig, D. Paulme, J. Pouillon, G. Rouget, J. Tubiana ; pour les années 1920, Georges Balandier, Robert Gessain3 Paul Mercier, Geneviève Calame-Griaule, Robert Jaulin, Claude Meillassoux, Eric de Dampierre, Yves Person.

[47] Jean-Paul Gilg, Alfred Adler, Gabriel Gosselin, Gérard Rémy, Michel Cartry. Dès le numéro 1, les Cahiers publient des comptes rendus de mission de ces jeunes chercheurs. Excellente habitude qui disparaîtra par la suite. J.-L. Amselle en publiera un, en 1969, dans le numéro 34, mais à mon retour du terrain, la même année, je n'ai pas été invité à rédiger une note de ce genre, ou je n'y ai pas pensé. Il est vrai que c'est l'ORSTOM qui a payé mon séjour et non le CNRS ou l'EPHE. Voir par exemple les numéros 18, 28 des Cahiers.

[48] Cette rubrique s'est poursuivie plus ou moins tous les deux numéros, jusqu'au numéro 19 en 1964 (voir les nos 1, 2, 3, 6, 8, 10, 14, 16 et 19). Quatorze articles en tout ont été publiés dans cette rubrique. Par la suite, des articles d'anthropologie politique sont parus sans cet intitulé (nos 24 & 31). Le point d'orgue en a été probablement le numéro 35, en 1969, consacré aux « Relations de dépendance personnelle en Afrique noire », dans lequel est parue la note de Cruise O' Brian et où s'expriment une demi-douzaine de chercheurs de ma génération.

[49] Op. cit. : 1. Il mentionne ce groupe, mais préfère rendre hommage à mes camarades qui lui ont rassemblé la documentation nécessaire à sa rédaction, Claudine Vidal et Francine Dreyfus.

[50] Je n'ai pas besoin d'insister sur le fait qu'en tant que directeur d'au moins une demi-douzaine de doctorats gabonais, dont certains de leurs auteurs sont déjà en poste à Libreville et collaborateurs lointains d'une coopération difficile mais réelle, j'ai trouvé normal de participer, pour autant que faire se peut, à la vie sociologique de ce pays, voir COPANS (2005, 2010).

[51] Ou il fallait car l'informatique a profondément changé la matérialité des publications. Mes débuts dans le journalisme révolutionnaire, au début des années 1960, et dans la collaboration aux périodiques en tout genre, viennent probablement de mes rendez-vous réguliers autour du marbre de notre imprimerie. Je me souviens des comités de rédaction, quinze ans après, de la revue Politique aujourd'hui, qui se réunissaient avec une certaine nostalgie au siège de Politique Hebdo dont les immenses locaux vides avaient été abandonnés et dont on essayait d'imaginer l'agitation lors de la fabrication hebdomadaire du journal. La vie des revues scientifiques incite beaucoup moins, hélas, à ce genre de nostalgie.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 7 juillet 2019 8:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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