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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean COPANS, “Mondialisation des terrains ou internationalisation des traditions disciplinaires ? L'utopie d'une anthropologie sans frontières.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, n° 1, 2000, p. 21-42.

[21]

Jean COPANS

Mondialisation des terrains
ou internationalisation
des traditions disciplinaires ?

L'utopie d'une anthropologie sans frontières
.”

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, n° 1, 2000, pp. 21-42.

Introduction [21]
L'état de fait des traditions nationales [23]

« La touche française » [24]
Leçons américaines [25]
Historicités des traditions et traditions des cultures scientifiques [27]

Les dynamiques [29]

De l'hétérogénéité naturelle du terrain à la mondialisation permanente [29]
Paradigmes [31]
Évolutions réelles, évolutions virtuelles [34]

Conclusions : vers un champ unique (national ou international ?) de toutes les pratiques anthropologiques ? [36]

Références [38]

Résumé / Abstract [42]


La discipline est à peu près aussi universelle qu'une machine à coudre Singer. C'est une technique diffuse qui peut même être fabriquée à l'étranger.
Stanley Diamond 1980 : 11 [1]

L'oubli du local dans une recherche effrénée d'une anthropologie transnationale, sans frontières, donne lieu à une fuite du même genre face aux engagements locaux, aux implications avec les gens du coin et débouche sur un abandon du sens concret de la responsabilité. [...] L'idée d'une anthropologie sans frontières, malgré sa tonalité progressiste, fait l'impasse sur les véritables frontières qui entourent et oppriment « nos » sujets anthropologiques ainsi que notre propre liberté.
Nancy Scheper-Hughes 1995 : 417

Introduction

L'anthropologie a-t-elle besoin de traditions propres pour vivre, pour fabriquer son projet et ses terrains, sa langue ? Au-delà du caractère pléonastique de cette question ne faudrait-il pas craindre le contraire, à savoir que l'anthropologie reste prisonnière de ses traditions, même si elle dit ouvertement les critiquer et les déconstruire de manière permanente ? Il y a toujours un non-dit, comme un résidu, dans les histoires, les autocritiques et les autopsies, postmodernes ou non, de plus en plus nombreuses sur le marché anthropologique. C'est cette prégnance implicite des traditions nationales (au sens le plus large du terme) qui constitue le point aveugle de la discipline ; un ethnocentrisme très « paroissial », profondément anti-anthropologique par sa nature même. L'incapacité à remettre concrètement en cause ces déterminismes, qui sont parmi les plus anciens de l'anthropologie, mais à l'efficacité des plus redoutables, dévalorise ses ambitions comparatistes et universalistes. Ainsi, par exemple, autant les structuralismes et les marxismes des années 1960-1970 étaient-ils, sans aucun doute, bien français (Copans 1976, 1977), autant le postmodernisme mondialiste actuel ne peut se comprendre que comme un phénomène typiquement américain.

Depuis une dizaine d'années, les bilans succèdent aux bilans, tout comme au début des années 1970 aux États-Unis (Hymes 1972) ou à la fin de ces mêmes [22] années en France (Dreyfus-Gamelon 1979). Ce phénomène paraît cyclique (celui d'une génération ?) et Anthropologie et Sociétés y avait contribué à sa façon en 1987 sous un titre problématique qui nous inspire encore partiellement : « Une discipline, des histoires ». Nous voulons évoquer « l'utopie d'une anthropologie sans frontières » pour toucher du doigt l'interdit ultime de l'anthropologie ; cette anthropologie de l'anthropologie, de plus en plus évoquée mais à peine plus pratiquée qu'aux origines de la discipline, il y a tout juste un siècle. Marc Auge expliquait il y a vingt ans, et d'autres anthropologues ont repris cette idée ensuite, que d'une certaine façon l'anthropologie vivait de ses crises. Mais personne n'entend parler d'une crise de l'enfermement « national » de fait qui constituerait un habitus disciplinaire majeur en quelque sorte.

En fait, les traditions nationales se parlent fort peu entre elles, à cause de la langue d'abord, et ce n'est pas rien, mais aussi parce que ces traditions sont des artefacts, des illusions publicitaires, sans cesse refabriquées et brocardées. Que les anthropologues « revisitent » les terrains (Agier, Gupta et Ferguson), les aires culturelles (Fardon), les écritures (Geertz, Clifford, Sanjek), la déconstruction est aussi reconstruction [2]. La pluralité des niveaux de lecture, de traduction (entre collègues, entre enseignants et étudiants, entre anthropologues et informateurs, entre informateurs et opinion publique) transforme tout anthropologue en agent double, voire triple ou encore en artiste ventriloque (Copans 1995a). Bref, l'anthropologie serait par définition plurielle et la référence à une tradition débouche sur une réduction abusive puisqu'elle recherche une harmonie et une homogénéité là où il ne peut y avoir que des champs en concurrence, qui ne coïncident pas.

La diversité des traditions nationales aussi bien classiques (Europe, Etats-Unis) que plus récentes (Inde, Québec, Brésil), interdit-elle de manière définitive la reconnaissance d'un modèle unique ou d'une dynamique hégémonique à l'échelle internationale au sein de la discipline ethnologique et anthropologique ? Il existe bien des lieux communs reconnus universellement : des aires culturelles, des domaines ou des objets, des concepts. Toutefois, il n'est pas évident qu'il existe également des discussions scientifiques et des élaborations pratiques communes de la matière même de l'anthropologie, ce qui est encore plus décisif pour sa « reproduction » [3].

Enfin, il y a les frontières fondées sur le point de vue de l'altérité. L'indigénisation, l'autochtonisation de l'anthropologie se révèlent ethno-nationalistes. Les nouveaux mécanismes de ces constructions ou « libérations » identitaires impliquent l'anthropologie au plus profond d'elle-même. Cependant, cette dernière n'en devient pas plus objective pour autant, car l'univocité de son regard n'est qu'inversée et cette réciprocité est tout autant biaisée à son tour que la tradition [23] occidentale. Les nouveaux savoirs produits par le retournement des altérités ne font que répondre aux nouveaux pouvoirs que les sociétés civiles « ethnologiques » sont en train d'instituer depuis un quart de siècle.

L'anthropologie doit par conséquent devenir totalement plurielle afin que le champ de l'ensemble de ses pratiques, aussi bien au niveau de ses traditions que de ses terrains, de ses interlocuteurs que de ses destinataires, intervienne dans la constitution de son identité professionnelle et de sa définition théorique. Il s'agit de proposer une espèce d'utopie libératrice qui permette à toutes les anthropologies de se parler, de se comprendre et de se critiquer en toute raison (et non pas en toutes raisons nationales) et en toutes situations. La raison cultivée des cultures est une forme paradoxale d'internationalisme. C'est une prise de conscience de la contradiction mortelle entre traditions nationales des producteurs et traditions nationales des productions, entre traditions nationales des terrains et traditions nationales des concepts, des notions ou des thèmes. Après l'anthropologie postmoderne plus occidentale, donc plus ethnocentrique que jamais, voici le temps de proposer une véritable anthropologie mondiale : conscience critique mais universelle et non pas ethno-nationale, de l'avatar actuel de la mondialisation ; une anthropologie non pas postmondialiste mais plus simplement sans frontières.

Ce texte comporte deux parties. Après avoir fait le point sur l'état des traditions nationales, notamment française et américaine, puis sur la question même de la tradition, y compris nationale dans l'anthropologie, nous nous efforcerons de mettre en lumière la pluralité des dynamiques en œuvre dans les trois registres des terrains, des théories et des objets. Nous reprendrons ensuite les mêmes interrogations à propos des paradigmes — contenus thématiques et théoriques — afin de singulariser les sédimentations et les mélanges qui s'y opèrent. Viendra en terminant une présentation des spirales du comparatisme, de l'innovation thématique, des nouvelles critiques et demandes sociales.

L'état de fait des traditions nationales

La quasi-absence d'auto-réflexion sur la tradition anthropologique elle-même s'explique par deux facteurs évidents : l'ignorance linguistique et contextuelle des traditions scientifiques étrangères et la propension habituelle (comme en sociologie) à aborder les catégories sociales modernes par le « bas » plutôt que par le « haut » de la hiérarchie sociale et intellectuelle. L'urgence à parler de son milieu professionnel ou de soi n'est pas du tout évidente à l'époque des spoliations et des luttes des peuples autochtones, des résurgences ou manipulations des soi-disant fondamentalismes (néo)ethniques ou nationaux (Rwanda, Bosnie, Tchétchénie), des recompositions du travail et de l'entreprise, des déstructurations urbaines et périurbaines.

En fait, les pratiques de la recherche ethnologique et anthropologique sont encore très individualistes et par conséquent individualisantes. La constitution livresque des patrimoines cognitifs, la tradition déjà séculaire à faire abstraction des contextes de la production, le style de la réputation scientifique, voilà autant d'habitudes qui font peu de place aux expériences communes et surtout collectives. [24] Enfin, la liberté d'emprunt et de comparaison reste sommaire si on l'examine de près.

Les anthropologues s'enferment eux-mêmes dans des traditions idiosyncrasiques, qui ont l'air originales et sympathiques. Mais elles masquent, volontairement ou non, c'est évidemment à vérifier, les sourdes obligations nationales des lectures et de leurs emprunts, imposées par l'aire culturelle et les populations étudiées, les thématiques, les noms référencés, les fréquentations amicales, professionnelles et institutionnelles.

« La touche française »

Pour le passé, je me contenterai d'un seul exemple, celui de Claude Lévi-Strauss qui dédie Les structures élémentaires de la parenté à l'anthropologue américain Lewis H. Morgan. L'une des trois raisons de cette dédicace est un hommage à l'anthropologie américaine « qu'il a fondée, et qui nous a, pendant quatre ans, si fraternellement associé à ses travaux et à ses discussions » (1967 : xiii). Au-delà des classiques renvois à Freud, Marx et Troubetzkoy, on peut donc penser que pour Lévi-Strauss, c'est effectivement la grande tradition américaine qui a insufflé au futur « structuraliste » cette préférence pour les rapports entre culture et nature, « les structures de la personnalité de base » et les variations écologiques. Bien sûr, je réduis abusivement ces emprunts américains, mais ils ont été vécus de l'intérieur par l'anthropologue à une époque où la tradition française cherchait encore sa voie. Cette référence à une anthropologie étrangère lui permet alors de se situer en marge de ces diverses options, sans avoir à se réclamer d'une tradition française précise. En reconstruisant son inspiration du côté de Marcel Mauss, trois ans plus tard, puis de Jean-Jacques Rousseau vers 1960, l'anthropologue semble toutefois conforter, une fois au pinacle de sa carrière, une tradition plus française, apparemment plus prestigieuse, mais surtout plus directement recevable par ses collègues et ses étudiants (Copans 1979).

Un demi-siècle plus tard, la réflexion sur la tradition nationale ou sur les traditions anthropologiques paraît toujours au point mort. Situation d'autant plus paradoxale que « l'incessant révisionnisme anthropologique » dont parle Marc Auge (1994 : 77) est très actif en cette fin de siècle. Prenons d'abord les bilans programmatiques d'Abélès (1989), Auge (1994), Agier (1997) et Bromberger (1997). Abélès, comme Auge, évoque l'éclatement de la discipline, la confrontation de l'autre de Tailleurs et de l'autre du proche, la double position de l'Autre et de l'Anthropologue. Abélès se fait l'avocat d'une anthropologie de la platitude qui doit créer « artificiellement une distance par rapport aux évidences de notre monde quotidien, (afin) d'échapper en quelque sorte à cette proximité aveuglante de l'objet » (1989 : 17). Auge (1992), au-delà de la surmodernité et de ses non-lieux, suggère que l'anthropologue « [choisisse] des terrains et [construise] des objets à la croisée des mondes nouveaux où se perd la trace mythique des lieux anciens » (1994 : 131). Il nous propose pour ce faire de nous intéresser à l'individu, aux phénomènes religieux « consécutifs à la colonisation ou à la déportation dans le Nouveau Monde » (ibid. : 132) et enfin à la ville. Mais quelle que soit la pertinence de ces propositions, elles sont faites dans un no man's land a-national, général et [25] international tout à la fois, n'ayant aucun enracinement « traditionnel » concret, et qui ne peut être finalement que français, par défaut pourrait-on dire, et aux deux sens du terme.

Agier et Bromberger sont plus spécifiques, l'un dans la nouveauté des terrains exotiques d'aujourd'hui avec leur confrontation aux demandes sociales et éventuellement anthropologiques, indigènes (Agier 1997, recension dans ce numéro), et l'autre avec le remake d'une nouvelle ethnologie de la France qui soit celle de « la France réelle » (Bromberger 1997 : 295). Aucun des huit chercheurs réunis par le premier n'évoque le caractère international des rencontres professionnelles entre chercheurs ou entre chercheurs et activistes-anthropologues-indigènes, alors que le second, au terme d'un remarquable bilan de l'ensemble des problèmes soulevés tant par les objets, que les concepts ou les méthodes, ne mentionne, ne serait-ce qu'au détour silencieux de références bibliographiques non commentées, l'existence d'ethnologues non français de la France. Pourquoi l'ethnologie de la France devrait-elle se réduire à une ethnologie française de la France ? Pourquoi faire silence sur cette question ?

Pourtant la question des effets des traditions « nationales » apparaît dans la littérature et semble en fait provenir des spécialistes des terrains européens. Dans L'autre et le semblable, Martine Segalen évoque en introduction les différentes traditions nationales européennes de l'ethnologie des pays européens (1989 : 9-10). Le terrain européen semble peut-être constituer l'opportunité d'une comparaison des traditions européennes entre elles, entre elles et la (les) tradition(s) américaine(s) [4]. Paradoxalement, ces dernières sont aussi plurielles mais surtout elles posent depuis un certain temps déjà, à cause de la mode de la mondialisation et de la globalisation, la question de l'identité américaine de l'anthropologie, de ses objets préférés et de la recomposition de ses terrains propres.

Leçons américaines

Je me contenterai du corpus des contributions à Annual Review of Anthropology depuis le début des années 1990. Sa représentativité est certaine au premier (les articles) comme au second degré (les références citées), même si elle n'est pas absolue. La rubrique « Regional studies » donne à lire une réflexion sur les rapports entre lieux, objets, traditions disciplinaires et mutations des découpages. Ainsi, Trouillot nous explique la multiplicité des dialectiques à l'œuvre dans la région des Caraïbes : l'ancienneté de la présence européenne en fait un des lieux des « frontières ouvertes » de l'anthropologie, où la critique du présent ethnographique s'impose de soi (1992). Pourtant, les concepts qui « gardent » (gatekeeping) l'entrée de l'étude régionale semblent définir partout la fermeture, mythifiée de l'objet. Les Caraïbes sont par définition une région de contact, d'historicité, et [26] cette diversité (d'origine coloniale) se retrouve dans les traditions de son étude. Pourtant, la domination de l'anglais amplifie un certain paroissialisme intellectuel et limite les comparaisons comme le nombre de terrains étudiés. La reconnaissance des frontières comme objet va de pair avec des théories qui superposent de nouvelles frontières conceptuelles (linguistico-nationales ?). Cet exemple est paradigmatique puisqu'il est à la fois un espace ouvert de rencontres et de refabrications anthropologiques et un lieu d'enfermement dans quatre langues (anglais, français, hollandais et espagnol), donc de territoires définis et thématiquement circonscrits, d'où quasiment personne ne sort pour aller voir chez le voisin.

Deux autres synthèses régionalistes approfondissent cette construction complexe des traditions « nationales ». Pour Lederman (1998) l'aire mélanésienne est centralement paradigmatique, puisque c'est sur ses terrains que se serait fondée la discipline elle-même. Le « gatekeeping » y jouerait à plein, car c'est en hiérarchisant des problèmes localisés qu'on structure la recherche. Pour mesurer la pertinence des aires culturelles, il convient de les comparer aux études régionales des sciences politiques. Ce sont seulement les aires culturelles qui produisent une communauté signifiante de chercheurs, de lecteurs, de références. C'est dans de tels lieux qu'on peut mesurer les transformations et les traditions de la discipline. Au-delà du patriotisme d'aires culturelles (« la mienne serait la plus pertinente »), il est certain que l'historicité concrète de ces traditions localisées permet de dépasser la vision intellectualiste ou institutionnelle et politique de l'histoire et de la sociologie des sciences. Les aires culturelles sont l'un des hauts lieux possibles d'une anthropologie (culturelle) de l'anthropologie, puisqu'on peut y confronter anthropologies nationales différentes, pratiques professionnelles et demandes sociales locales et même revendications indigènes d'autonomie. C'est là que l'anthropologue occidental rencontre les anthropologues nationaux et les anthropologues indigènes sur des terrains identiques.

C'est pourquoi l'étude de l'anthropologue brésilienne Peirano (1998), « Lorsque l'anthropologie est chez elle : les différents contextes d'une seule discipline », est si pertinente dans la mesure où elle confronte justement la construction de l'altérité dans les « sites de l'anthropologie internationale » et dans l'anthropologie du Brésil. Si l'anthropologie est une interprétation des cultures, cette interprétation n'est-elle pas elle-même formée par la culture, s'interroge-t-elle en reprenant Gerholm et Hannerz (1982) ?

Pour « l'anthropologie de la culture américaine », la synthèse de Moffat (1992) reste exemplaire dans la mesure où, s'agissant de l'anthropologie dominante à domicile, face aux seules contraintes de la même société, l'anthropologue s'efforce de produire également « une anthropologie de l'anthropologie américaine ». Contrairement à une idée fausse assez bien répandue, l'anthropologie de la culture américaine est chose récente, puisqu'entre 1980 et 1990 on enregistre autant de recherches qu'au cours de tout le siècle précédent. Ainsi, elle serait beaucoup moins cosmopolitaine et multiculturelle qu'il n'y paraît.

Le message globalisant reste en un sens particulariste, car il fait abstraction de toutes les traditions possibles que nous avons évoquées. L'avantage de l'hégémonie, [27] ne serait-ce que d'un point de vue quantitatif, de l'anthropologie américaine, c'est qu'elle manifeste expérimentalement les contradictions de la plupart des terrains mondiaux, y compris des terrains occidentaux eux-mêmes. Les aires culturelles ne produisent pas toutes les mêmes effets, tout comme les domaines thématiques anciens ou en gestation. Les frontières entre sociologie et anthropologie sont des plus significatives pour l'approche des villes et des sans domicile fixe, alors qu'elles semblent plus floues pour la compréhension des rapports entre changement social et informatique. Mais toutes ces réflexions ad hoc ou indirectes sur les traditions, notamment nationales, ne produisent pas une théorie générale de la question. Il n'est pas évident que cela soit possible mais, avant d'aller plus loin, il convient de revenir rapidement sur les approches qui leur sont spécifiquement consacrées.

Historicités des traditions
et traditions des cultures scientifiques


Avant d'évoquer les approches des traditions disciplinaires elles-mêmes, et de remonter au sens possible de la tradition dans la constitution de l'anthropologie, il convient de faire un détour par les démarches appliquées à cet objet ou plutôt au champ où se situe celui-ci.

Pour Diamond, la notion d'une anthropologie universelle est une illusion, au mieux (reprenant Krader) un espoir : elle examine les cultures victimes de la civilisation occidentale et reflète la conscience de soi de notre société en crise (1980 : 2). Mais la plupart des analystes des rapports de l'anthropologie avec la situation coloniale en notent les effets concrets : Goody (1995) évoque le rôle de la période de réforme sociale (1930-1939) dans la formation de la discipline. De son côté, Kuper rappelle la contradiction entre une étude des colonisés qui fait abstraction des colonisateurs et l'existence de relations intimes de l'anthropologue avec son terrain par le biais de l'observation participante, qui scandalise l'administration et les colons. La fin de l'empire sonne la fin de la tradition fondatrice qui se trouve piégée par son soi-disant intérêt pour les « primitifs » (Kuper 1996). On retrouve la fameuse dualité mise en lumière par Hortense Powdermaker dans le titre de son ouvrage Stranger and Friend : The Way of an Anthropologist (1966).

Pour Pels, faire l'anthropologie du colonialisme, c'est néanmoins conduire une anthropologie de l'anthropologie. Il s'agit en fait d'une historiographie du présent : puisque le postmodernisme vient après le colonialisme, c'est qu'il est lui-même postcolonial (Pels 1997 : 177-178). L'ethnographie est l'une des pratiques coloniales, mais la diversité des intérêts « ethnographiques » produit une vision complexe du rapport anthropologique au monde et la colonie ne constitue pas son seul modèle. En effet, la diversité des traditions coloniales s'explique non seulement par la diversité des identités, des politiques, des idéologies et des bureaucraties métropolitaines, mais aussi par la sociologie des praticiens eux-mêmes (Pels et Salemink 1994). Il n'empêche que pour ces deux anthropologues le holisme ethnologique est bien le résultat d'une demande coloniale.

Il est possible de tirer une conclusion plus fondamentale de ce rapide détour colonial : c'est seulement après la critique de la situation coloniale des années 1950 (Balandier, Leiris pour les anthropologues français) que l'histoire s'infiltre [28] dans les objets ethnologiques. Mais il faut attendre une vingtaine d'années pour que cette grille de lecture se trouve appliquée à l'anthropologie elle-même, comme si le fait de critiquer les théories et les idéologies avait suffi pour remettre sur ses pieds une tradition fourvoyée. La critique de l'anthropologie coloniale à son tour jette un peu trop facilement l'enfant avec l'eau du bain et il faudra attendre encore une vingtaine d'années pour qu'une sociologie des pratiques coloniales (dont l'ethnologie) rencontre une anthropologie de l'anthropologie qui s'interroge sur l'intimité des projets et des perspectives de la discipline. Ce regard critique nous laisse entrevoir que l'universalisme civilisateur outre-mer (et colonial) n'était peut-être que l'une des modalités de l'élaboration anthropologique, puisqu'il existe des traditions anthropologiques sans traditions coloniales (une partie contemporaine de l'ethnologie allemande et même de l'anthropologie américaine) [5]. Il existerait donc plusieurs traditions nationales « coloniales » ce qui ne fait que compliquer la problématique « impérialiste » initiale.

Alors, finalement, y a-t-il oui ou non des traditions nationales en anthropologie qui transcendent toutes les particularités historiques que nous venons d'évoquer ? Le gros recueil, ancien, de vingt contributions édité par Diamond en 1980 ouvre une triple perspective de traditions anthropologiques, de traditions nationales puis de traditions critiques. Il s'agit, pour reprendre le titre de l'introduction, « d'observer les participants ».

Malgré leur credo universaliste, la plupart des études confirment l'aspect historico-national des traditions anthropologiques qui doivent beaucoup aux terrains sur lesquels elles construisent leur expertise : ainsi de l'anthropologie hollandaise, par exemple, qui doit tant aux sociétés indonésiennes. Josselin de Jong estime que les traditions nationales sont plus affaire de circonstance (sous-entendu l'environnement universitaire et le contexte politique) que de traditions de pensée (1980). Wolf estime, quant à lui, que les sources des traditions se trouvent dans les préoccupations d'abord nationales de l'ethnologie, parce que nous avons cherché à retrouver les primitifs de notre passé. L'ethnologie a aidé à fonder les identités nationales, et il conclut : « Nous avons d'abord été d'étroits nationalistes avant de devenir des internationalistes » (Wolf 1980 : 456).

Pour le spécialiste de l'anthropologie de la Grèce, Herzfeld, il existe un lien entre le nationalisme et l'anthropologie, et faire comme s'il n'existait plus ou jamais est une erreur. L'observation participante est un produit historique d'objectivation et elle n'est pas forcément une rupture avec les ambitions du folklore du 19e siècle. En fait, l'anthropologie n'arrivera jamais à supprimer l'ethnocentrisme et il vaut mieux, dans ce cas, reconnaître les implications de ce dernier. « Toute ethnographie est d'une certaine manière le compte rendu de l'ethnocentrisme d'un groupe social. Rédiger une ethnographie compréhensive de l'anthropologie est par conséquent, dans ces conditions ou dans d'autres, une tâche virtuellement impossible » (1987 : 18). Enfin, les critères de comparaison de cette ethnographie présentent une part d'européanocentrisme puisqu'elle est apparue en Europe.

[29]

Les dynamiques

Les catégories du terrain, de la théorie et de l'objet résument toujours, selon nous, la construction rationnelle du programme anthropologique (Copans 1996) et nous nous en tiendrons donc à cet argumentaire « traditionnel » qui relève à l'évidence d'un patrimoine universel de la discipline. Chacune de ces catégories est envisagée selon trois critères : l'espace des pratiques, l'image de soi et les contextes scientifiques.

De l'hétérogénéité naturelle du terrain
à la mondialisation permanente


La multiplicité des terrains, la disjonction ou au contraire le rapprochement de terrains distants sociologiquement pour ne pas dire géographiquement, constitue une vieille tradition de l'anthropologie. Certes, c'est une tradition des plus tronquées puisqu'elle correspond à une thématique culturelle par-ci, à un auteur par-là. Mais si l'on s'amusait à relire l'histoire de la discipline à l'aune des théories du changement social qui ont tout de même conforté l'approche du contemporain et de la modernité, on s'apercevrait que l'économie-monde des Argonautes est bien une anthropologie multi-située, que l'invention de l'anthropologie sociale africaniste britannique du changement social s'exprime par ce que j'appellerai les métaphores de la tribu nomade (détribalisation, tribalisme — sous-entendu urbain — retribalisation) [6]. De même, les œuvres déconstructivisites avant la lettre de Leach comme de Barth sont par définition des anthropologies de la frontière ; Redfield, avec sa folk culture, construit à la fois le paysan et son complément urbain, tandis que la démarche polyphonique de Lewis déstabilise l'homogénéité domestique qui peut éclater ensuite en plusieurs lieux (Porto-Rico à Porto-Rico et Porto-Rico à New-York).

L'éclatement des repères culturels n'est pas une invention de la mondialisation actuelle. Il n'y a rien de plus facile que de « suivre » son terrain et de qualifier sa propre pratique de transnationale. L'anthropologie politique et économique africaniste contemporaine constitue un excellent support pour cette démonstration : les nouvelles économies transfrontalières (Labazée 1993), les univers des réfugiés (Malkki 1997), les migrants bien entendu (Quiminal 1991) et même les congrégations ou confréries religieuses en fournissent d'excellents exemples. Je ne peux pas résumer ici l'histoire séculaire de la confrérie mouride du Sénégal, mais il est possible d'énumérer toutes les étapes de son développement : modalités de sa fondation (influences islamiques « mauritaniennes » à la fin du 19e siècle), enracinement (colonisation de terres vierges), modernisation coloniale (soldats de la guerre européenne, prosélytisme urbain), postcoloniale (économies urbaines, entreprises urbanistiques) et enfin mondiale (migrants mourides, hommes d'affaires) aux quatre coins de la planète (Europe, New-York, Hong-Kong) [7].

[30]

Cet objet multi-national est également multi-disciplinaire (travaux d'histoire, de science politique, de sociologie, d'anthropologie, de géographie, d'islamologie) et international (réunissant des chercheurs français, britanniques, américains, italiens, sénégalais). Ce qui explique le succès de ces travaux, c'est justement leur caractère évolutif et cumulatif : partage d'un consensus minimal quant à la nature de l'objet anthropo-historique, tolérance disciplinaire qui reconnaît chacun de ces travaux comme une contribution spécifique mais autonome à la construction d'un objet anthropologique en mutation à la fois « traditionnel », « moderne » et « postmoderne ».

À la mondialisation des terrains correspond la mobilité des chercheurs. Du chacun partout au chacun chez soi, il n'y aurait aujourd'hui qu'un pas et la reconstruction de l'exotisme à domicile semble être la première tâche de cet apprivoisement du décentrement de sa culture et de soi : réflexe fondateur de la quête « traditionnelle » de l'altérité. La mobilité sociale, nationale, culturelle, et bien entendu géographique de l'anthropologue est un fait contemporain.

L'anthropologie du chez soi ne suit pas le même mécanisme de modernisation pragmatique de l'objet, comme sur les terrains dits exotiques et transmondiaux. Il s'agit au contraire de l'importation sur les terrains de sa propre société des meilleures leçons de l'anthropologie (sous-entendu traditionnelle). Mais ce retour de la périphérie vers le centre n'est qu'une des modalités possibles. On peut également rapatrier aujourd'hui le patrimoine « central » vers le lieu de ses origines périphériques. Ainsi, les chercheurs indiens ou brésiliens reprennent à leur compte les traditions « centrales » élaborées à partir de leurs propres terrains nationaux. Ou du moins, ils sont obligés de se situer par rapport à elles, dans une relation à la fois locale, particulière (aire culturelle) et universelle (la tradition de la discipline). Ce rapatriement peut être plus formel que réel ou il peut, au contraire, réinterpréter complètement le sens et les résultats de la tradition occidentale. Dans tous les cas de figure, il s'agit à la fois d'une espèce de rupture du fil de la tradition et d'une refondation nationale. La mobilité du proche devient ainsi paradoxale, comme l'exprime si bien le titre de l'article de Passaro « "You can't take the subway to the field !" » (1997).

Toujours est-il que cette mobilité pragmatique demande un effort et des initiatives. Elle confirme que ce n'est pas seulement le « Nouveau Monde » qui s'impose au chercheur via ses terrains en mutation, mais que l'anthropologue doit rester à l'affût et reconstruire de lui-même ses « lieux d'affectation » sinon « d'affection ». L'anthropologie de la globalisation n'est donc pas une révélation, elle est tout simplement une nouvelle forme de la distanciation ethnologique où l'anthropologue reste seul face à des signes sans terrain (Assayag 1998 : 210).

Il y a également la mobilité « immobile » de soi-même : l'ethnologie de la solitude dans les non-lieux de la surmodernité, que propose Auge, en est un exemple (1992 : 150). On retrouve ici le regard panoramique et panoptique d'Appadurai, de l'observateur solitaire omniprésent et omniscient. Ce qui est certain, c'est que les terrains continuent de se transformer et que leur observation devra continuer à s'actualiser méthodologiquement. Si les anthropologues du « centre » font seulement [31] semblant de se déplacer et abandonnent les terrains exotiques aux anthropologies « nationales » concernées, géographiquement parlant, ce sont eux qui vont devenir, à leur tour, l'objet d'un regard éloigné. Le retour chez soi {aï home) ne doit être que l'étape d'une expansion, d'un élargissement par l'intérieur, d'un projet qui doit rester guidé par l'observation de l'histoire mondiale en train de se faire en tous lieux et en toutes cultures. La métaphore dans ce cas ne peut jamais être un terrain.

Pourtant, il reste à ausculter le cœur même des traditions nationales : les milieux sociaux et professionnels des anthropologues eux-mêmes. Car la distance, le regard éloigné ou au contraire la globalisation des terrains et l'indigénisation des anthropologies constituent aujourd'hui un nouveau terrain spécifique, celui de l'anthropologie de l'anthropologie, de la culture anthropologique professionnelle. La mobilité des anthropologues est contrainte par l'immobilité des institutions, des obligations statutaires (chercheur à plein temps ou universitaire, expert international ou militant indigéniste), des trajectoires des carrières, de la forme des publications et de la langue de l'expression scientifique. L'anthropologue se doit, comme n'importe quel autre scientifique, de faire le calcul de sa position, des relations sociales qui le constituent en anthropologue. Ces déterminismes en dernière instance sont en fait d'un poids considérable dans une discipline qui a pourtant défini ses obligations a priori ailleurs, qui se distancie de ses objets.

La mondialisation des terrains implique une analyse du degré d'ethno-nationalisme du regard anthropologique, des discordances culturelles entre les cultures des terrains et les cultures des observateurs. La localisation, encore largement « nationale », de ces dernières exprime donc une modalité particulière de la modernité de la discipline. Herzfeld doute que l'anthropologie puisse rompre un jour son cordon ombilical aux nationalismes européens. Il reste à voir si les anthropologies qui n'ont pas subi directement et pragmatiquement l'expérience des nationalismes européens peuvent se libérer d'influences, elles, peut-être plus métaphoriques.

Paradigmes

Le terrain des paradigmes, c'est la bibliographie : sa taille, son ancienneté, sa diversité théorique et thématique et surtout ses versions linguistiques. Ce peut être aussi le panorama des colloques disciplinaires au sens le plus large, ainsi que les thèmes des séminaires, les sommaires des périodiques, les programmes des cursus universitaires, les titres des doctorats et les intitulés des équipes de recherche. Les sciences sociales, comme n'importe quelle science d'ailleurs, sont d'abord des terrains... de lecture. C'est un terrain au second degré certes, mais c'est celui qui fournit la première image concrète de l'anthropologie. À chacun donc sa tradition, sa mise à jour, sa qualité comparatiste, sa pertinence, sa bibliothèque. Combien de doctorants lisent encore Sociologie actuelle de l'Afrique noire comme s'il s'agissait de sociologie (et non d'anthropologie sociale), comme si la problématique, coloniale de fait, n'avait pas fait l'objet de critiques factuelles, théoriques ou méthodologiques (Copans 1995b) ? Comment expliquer que [32] Griaule n'est pas postmoderne mais « traditionaliste » [8] ? Comment comprendre l'anthropologie culturelle américaine dans les traditions francophones s'il n'y a pas une ligne de Boas traduite en français ? Ou enfin comment expliquer que Selim (1991) et Müller (1997) élaborent chacune une anthropologie de l'entreprise relativement semblable sans se référer à un seul auteur commun ; que Ferguson (1994), avec de fortes doses de Foucault, retrouve Olivier de Sardan (1995) qu'il n'a jamais lu ?

Bref, les paradoxes des bibliographies, c'est-à-dire des cultures anthropologiques, ne sont pas réductibles aux ignorances linguistiques, aux ghettos des aires culturelles ou au sérieux professionnel de l'anthropologue. Mais cette variabilité individuelle n'est en rien virtuelle. Elle plonge dans des traditions de travail, des fonds documentaires accessibles ou non, une valorisation des références internationales ou non, un mode d'écriture, une conception ouverte ou spécialisée de l'anthropologie, un type de produit prescrit. Ces terrains imaginés renvoient peut-être aux « communautés imaginées » (imagined communities) d'Anderson (1996). Ils refabriquent une cohérence empirique à partir de bibliographies a priori tronquées et de fait incomplètes. Il est encore possible, en théorie, de constituer un terrain global. Mais l'accessibilité, la langue, l'orientation théorique font que le résultat pratique se lit comme patrimoine et comme tradition.

La matérialité bibliographique des terrains ne se mondialise pas aussi facilement que leur réalité empirique. De plus, les décalages temporels entre les moments du vécu du terrain, de son écriture, de sa publication, de sa citation par autrui et de sa réincarnation dans l'anthropologie de certains des lecteurs, font que le seul terrain qui reste vivant est celui des mots et du papier. Je laisse à Geertz (1996) et à d'autres le soin de conclure qu'il s'agit là du seul et vrai terrain ; pour moi, il y a comme une historicité anthropologique non seulement des écritures (le choix de la tradition absolue), mais aussi des lectures (les usages réels et pratiques des références). Les mémoires disciplinaires sont à géométrie variable et la tradition est plus un processus de sélection qu'un instrument de consolidation. Mais aujourd'hui l'anthropologie se veut moderne et même postmoderne. N'y a-t-il pas illusion alors à croire qu'on peut réinventer la tradition pour la rendre plus abordable et présentable ?

Car l'anthropologie d'aujourd'hui vit plus sur l'illusion de la modernité que sur celle de la tradition et c'est cette idéologie volontariste qui donne le ton à l'élaboration conceptuelle. Pourtant les thèmes classiques, les notions passe-partout de la tradition subissent visites et revisites : les chasseurs-cueilleurs, le lignage, la chefferie, le don, l'ethnie (la tribu), pour ne citer que quelques termes, ne connaissent plus de définition anthropologique univoque. Mais ce n'est pas simplement pour cause de débats théoriques non tranchés. Au contraire, il y a comme un consensus à évaluer périodiquement les assises apparemment les plus confirmées, à [33] relire les analyses à la double lumière de la critique des sources des travaux anciens et des élaborations empiriques actuelles. Les commentaires féministes constituent ainsi une tradition en soi puisqu'on a pu récemment en proposer une histoire (Visweswaran 1997). Cette révision est considérée aux États-Unis comme la rupture paradigmatique la plus profonde de la discipline depuis longtemps. En Europe, l'enthousiasme semble plus limité.

Plus globalement, l'anthropologie se doit d'être une discipline théorique. C'est même en insistant sur la spécificité et la pertinence de ses élaborations conceptuelles que la discipline peut conserver et protéger ses terrains, ses objets et même ses méthodes. Les usages de la théorie sont multiples, ses modes référentiels aussi. Pendant plus de trente ans, la genèse et la consolidation de l'anthropologie française (par rapport à l'ethnologie) se sont faites à coups d'éclats conceptuels et de débats souvent violents entre des écoles qui n'en étaient pas véritablement (structuralisme et marxisme, par exemple) (Copans 1977). C'est ce modèle qui a servi de ressource aux études culturelles (cultural studies) américaines qui ont importé les penseurs philosophiques et critiques français (Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze et d'autres) et dont l'assimilation anthropologique a débouché sur le courant postmoderniste.

Pourtant, ces courants n'ont eu qu'une influence limitée chez les anthropologues français pour plusieurs raisons traditionnelles bien compréhensibles. Tout d'abord, l'autonomie de l'anthropologie et de la sociologie s'est construite à la fois contre la philosophie, dont elles n'étaient que des espèces de filiales empiriques jusque dans les années 1950, mais aussi grâce à elle (un grand nombre d'anthropologues ont investi leur formation rhétorique et spéculative philosophique — l'agrégation de philosophie du secondaire — dans l'imagination conceptuelle anthropologique). La remise en cause « postmoderne » des fameux « grands récits » (théoriques) a produit de nouveaux modes d'expression conceptuelle, plus circonscrits, plus réservés et donnant plus de place à l'analyse minutieuse des matériaux empiriques dans des cadres micro-anthropologiques, dans des théories plutôt locales que globales. La vague critique américaine a produit exactement l'effet inverse, au point que les objets les plus triviaux se voient introduits aujourd'hui par des développements sans fin de citations et de collages de travaux non anthropologiques. N'est-il pas significatif que Annual Review of Anthropology ait cru bon d'inaugurer, depuis 1997, une nouvelle rubrique où un anthropologue présente l'utilité de la pensée d'un grand philosophe européen pour l'anthropologie : Marx (Roseberry 1997), Wittgenstein (Das 1998) ?

Il est symptomatique qu'en traduisant Sahlins, Geertz et Clifford depuis une quinzaine d'années, l'édition française (et les anthropologues qui la conseillent) ait donné de l'anthropologie américaine l'image d'une discipline auto-analytique, cultivée au sens européen du terme, qui fait la transition entre le théoricisme des années 1970 et le scepticisme mondain des années 1990 de notre anthropologie. Réciproquement, le quasi-silence des bibliographies américaines sur l'anthropologie française n'est pas seulement attribuable à une infirmité langagière : l'envergure référentielle de la langue anglaise est telle qu'elle masque partiellement la diversité de ses propres traditions nationales.

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Il reste toutefois à conduire une anthropologie historique de nos théories et une ethnoscience de nos pratiques. Car l'emprunt le plus marquant n'est pas celui des lieux, des objets ou des idées mais celui des méthodes. Les méthodes ethnologiques sont indissociables de la notion de terrain et ne peuvent pas se transformer brutalement en techniques interchangeables. En restaurant la dimension anthropologique de la production des connaissances, les théories de l'anthropologie confirment la portée et l'efficacité de leurs constructions de l'objet, de leur explication de la réalité, parce qu'elles placent au cœur des paradigmes disciplinaires une théorie du rapport concret, pratique entre « l'observateur » et ses milieux. En produisant une anthropologie d'elle-même, l'anthropologie met du même coup les autres sciences sociales à la place anthropologique qui est la leur en dénonçant les supercheries des cultures universelles ou des techniques d'enquête de terrain neutres. Il est préférable que l'anthropologie (tout comme les autres sciences sociales et humaines d'ailleurs) invente elle-même sa multidisciplinarité au lieu de subir celle des autres. Mais cette espèce de position de faiblesse, qui se repère en France, n'a peut-être rien d'universel. Elle dit en tout cas quelque chose sur la difficulté d'être moderne lorsqu'on a été si parfaitement traditionnel, y compris de manière marxiste (Copans 1982) !

Évolutions réelles, évolutions virtuelles

La comparaison généralisée des terrains est à l'ordre du jour. Mais elle pose comme principe des sites séparés dans un océan mondial : tout serait comparable et finalement n'importe comment. Pourtant, il existe des traditions anciennes du comparatisme, notamment dans l'anthropologie américaine avec les théories néo-évolutionistes (Steward), les études cross-cultural de Murdoch, le matérialisme culturel à la Harris ou Sahlins. C'est pourquoi il faut rappeler, face aux anthropologies voyageuses (Clifford 1997), les contraintes de la mise en parallèle ou en face à face des sociétés ou plutôt de petits morceaux de sociétés et de cultures.

Nous avons procédé plus haut, sans la nommer ainsi, à une comparaison de la confrérie mouride dans le temps, car tout ce qui est dit « nouveau » ne l'est pas forcément. L'exercice temporel est le premier détour indispensable à une comparaison raisonnable. Et c'est ici que notre ignorance réciproque des autres anthropologies peut nous conduire à des illusions et même à des quiproquos, à des erreurs sur « la personne », à des répétitions, à des soi-disant « réinventions des traditions » au second degré. La translation des contextes des terrains, la translation ou la déterritorialisation de ces derniers sont toujours allées de pair avec une mobilité concomitante de l'anthropologue.

C'est bien ce que produit Neveu dans son étude des Bangladeshis d'un quartier de Londres, étudiés sur place, « chez eux » (c'est-à-dire au Bangladesh), vus depuis là-bas (dans leurs familles), depuis Londres (1993). Cet aller et retour, ces retournements et décentrements, ces distanciations ou au contraire ces rapprochements de l'anthropologue avec son « objet » permettent de mondialiser, mais aussi de localiser, plusieurs fois et de manières différentes, les immigrés originaires d'une ville précise du Bangladesh. Les généralités n'ont plus de sens et les liens [35] entre les sites sont autant de regards de l'objet sur lui-même et pas seulement un artifice ou une prouesse de l'anthropologue. J'ai appelé à l'époque (Copans 1993) cette démarche « cercles du comparatisme ». Mais la question des traditions, de leurs frontières, de leurs emprunts et de leurs juxtapositions ou superpositions, me conduit à préférer la notion de spirale ; une spirale qui serait comme la double hélice de l'ADN, le chercheur étant l'une des lignées et « l’objet », l'autre.

L'espace est le revers du temps et si la notion de spirale devient pertinente, c'est qu'il y a plusieurs spirales possibles et que plusieurs regards peuvent « construire » un objet sur un terrain identique ou semblable. La mobilité des anthropologues est également une mobilité « fonctionnelle » ou culturelle. Aujourd'hui, le terrain est témoin d'un dédoublement ou même d'un détriplement de l'ethnologue : l'étranger occidental, « l'étranger » national (sociologiquement parlant), l'animateur indigène se succèdent et s'observent [9]. Les spirales deviennent comme des sphères qui tournent les unes au sein des autres. L'anthropologie est en train de redevenir une cosmographie : reste à savoir sur quelle sphère se trouve le « vrai » terrain et dans quel rapport d'inclinaison et de rotation se trouvent les sphères des divers anthropologues. Si l'anthropologie doit être dialogique entre les anthropologues et leurs informateurs, elle doit également l'être pour les anthropologues entre eux.

Pour clore ce panorama, il faut en revenir aux milieux sociaux et nationaux d'exercice de l'ethnologie et de l'anthropologie. Il faut faire se rencontrer toutes les expériences qui participent de l'élaboration de la discipline. L’anthropologue est l'un des points de départ mais les populations des terrains, leurs divers représentants, les acteurs institutionnels de tout acabit que l'anthropologue doit affronter, les autres anthropologues, privés et publics, font partie de cet ensemble de sphères évoqué plus haut. L'anthropologie de l'anthropologie révèle le caractère plus ou moins « international » de sa culture : le revers de l'universalisme des Lumières, si valorisé dans la tradition française, est son long silence (ou mépris) pour les cultures populaires et « folkloriques » françaises. L'universalisme (politique, philosophique, anti-colonial et anti-raciste) de l'anthropologie est bien plus national qu'il n'y paraît. La globalisation postmoderne américaine est typiquement américaine, tout comme le néo-œcuménisme communautaro-universel actuel est bien français.

La première étape vers la reconnaissance des autres... anthropologies, c'est d'en connaître les dessous, de ne pas faire comme si toutes les anthropologies étaient fondées en l'universel et que l'universel fût commun à toutes les traditions nationales. Partant du principe que l'anthropologie d'aujourd'hui est à la fois celle de Tailleurs et celle du chez soi, qu'à moyen terme chaque anthropologie va rencontrer les autres chez elles et chez soi, il va falloir à l'avenir expliciter non seulement la Tradition mais l'ensemble des traditions nationales de chacune des anthropologies nationales. Nous avons toujours affirmé que l'anthropologie de [36] l'anthropologie était le préalable nécessaire à toute recherche pluri-territoriale et pluri-sociale (Copans 1986, 1987). L'expérience européenne en gestation montre bien la difficulté à définir les termes de l'échange et à passer du troc silencieux au marché organisé [10]. Reste à savoir si les dynamiques mondiales renvoient aux mêmes « traditions » ou non.

Conclusions :

vers un champ unique (national ou international ?)
de toutes les pratiques anthropologiques ?


Reconnaître l'internationalisation des terrains de lecture, d'exercice, de réflexion et de professionnalisation de l'ethnologie et de l'anthropologie n'explicite qu'une partie des termes du débat. Les contraintes matérielles, techniques, financières et intellectuelles pèsent lourdement sur la possibilité d'une expérience partagée équitablement entre tous les anthropologues. Et toute aide « au développement » de l'égalité des chances risque de reproduire la diversité des positions sociales et institutionnelles, inégales par définition. C'est pourquoi ce discours utopique se doit de tenir simultanément la proposition d'une intersocialisation de tous les acteurs de la pratique du champ anthropologique y compris entre observateurs et observés (pour conserver ce vocabulaire contestable). Mais cette utopie n'est en rien une espèce de démocratisme scientifique où tout le monde serait le savant de l'autre et de lui-même. Il s'agit au contraire de produire une culture commune et partagée, à la fois critique et auto-critique, qui empêche tout phénomène d'auto-identification et d'instrumentalisation culturelle de l'anthropologie.

L'hypothèse d'une anthropologie sans frontières est un lieu commun mais ses formulations récentes (mondialisation mise à part) évitent soigneusement notre problématique. Il y a d'abord les volontaristes, comme Wolf, pour qui l'avenir de la discipline tient à sa reconnaissance de l'histoire, notamment de l'histoire qui a fabriqué l'anthropologie, et l'interdisciplinarité en est le médium indispensable (1980 : 461-462). Appadurai est également sensible à cette dimension interdisciplinaire, fondement d'une « véritable communauté internationale et démocratique de chercheurs » (1997 : 59).

Kuper évoque quant à lui le projet d'une anthropologie cosmopolite (1994), limitée aux seuls anthropologues. Son offensive anti-américaine (et par ricochet anti-indigéniste postmoderne) le conduit à trivialiser les questions du dialogue équitable entre les acteurs de l'anthropologie : le cosmopolitisme n'est finalement qu'une mise à jour de la culture comparatiste nécessaire à l'identité de la discipline.

Je terminerai par une évocation du cas sud-africain qui exemplifie l'ensemble des rapports suscités par l'historicité des terrains et la double caractérisation sociale et nationale des acteurs de l'anthropologie. Le télescopage et le remodelage des traditions disciplinaires, la mondialisation en quelque sorte à l'état brut [37] d'une situation de colonialisme interne, peuvent servir ici de test grandeur nature à l'élaboration de cette anthropologie sans frontières.

En poste au Cap en Afrique du Sud après 1994, Scheper-Hughes relit les histoires de l'anthropologie sud-africaine à la lumière de ses engagements latino-américains. Ses biais sont tels que Kuper note, à juste titre, que son ethnographie de la scène anthropologique sud-africaine est non fiable et quasi insultante pour ses collègues. Dans sa réponse, l'anthropologue américaine rappelle que les anthropologues doivent être des intellectuels publics et qu'il est vrai qu'elle a eu tort de mettre son exemple personnel en avant.

Ce débat bien connu de l'engagement et de l'objectivité révèle les partis pris provenant des terrains et des expériences professionnelles, en d'autres mots de l'influence des idiosyncrasies culturelles et nationales. Le cas sud-africain est parfaitement illustratif des éléments du dilemme de l'anthropologie, et la personnalité sympathique de Scheper-Hughes exprime clairement les contre-performances des meilleures intentions. Il existe deux traditions ethnologiques et anthropologiques sud-africaines, l'une purement locale et, dans la mesure où on peut l'identifier à l'État afrikaner de l'apartheid, tout à fait nationale : la Volkekunde, et l'autre, tout aussi blanche mais essentiellement universitaire, d'inspiration britannique : la Social anthropology, et donc en un sens internationale. Aujourd'hui, la première a vécu mais il est vrai que la seconde a malgré tout des comptes à rendre (Gordon et Spiegel 1993).

Toutefois, ces anthropologies ne semblent pas sorties des paradigmes coloniaux et surtout raciaux qui hantent l'ensemble des sciences sociales et historiques sud-africaines (Greenstein 1994, 1996 ; Copans 1999). Tant que les communautés de couleur n'ont pas intégré ces disciplines, comme elles viennent de l'être elles-mêmes au plan politique, il n'y aura pas au sens strict du terme d'anthropologie nationale sud-africaine.

L'utopie d'une anthropologie sans frontières consiste tout d'abord à identifier les frontières que l'anthropologie n'a cessé elle-même d'élaborer et de conforter, les frontières invisibles des catégories sociales nationales et internationales qui reproduisent les « Autres ». L'apartheid n'avait rien d'invisible et pourtant la nouvelle anthropologie sud-africaine ne deviendra nationale que si tous ses partenaires potentiels assument leurs responsabilités. Ni serviteurs inconditionnels du nouvel État, ni adeptes littéraires d'une fuite en avant postmoderne, ni animateurs politiques éclairés des nouvelles traditions ethno-culturelles réinventées, les anthropologues de demain, (du monde entier comme de l'Afrique du Sud bien entendu), doivent redessiner de « nouvelles frontières nationales ». Les traditions ont la vie dure et l'anthropologie ne pourra s'en débarrasser que si elle accepte enfin de tuer les logiques nationales qui l'ont vu naître.

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[42]

RÉSUMÉ

Mondialisation des terrains ou internationalisation des traditions disciplinaires ? L'utopie d'une anthropologie sans frontières

En cette période de mondialisation, le rappel de l'histoire de l'anthropologie met en lumière le rôle prégnant des traditions nationales dans le processus de sa construction. La nature des terrains et des rapports entre les anthropologues, aussi bien du Sud que du Nord, et leurs terrains s'est modifiée au cours du dernier demi-siècle. À la mondialisation des terrains correspond la mobilité des chercheurs. Mais le point de vue postmoderniste ne rejoint ces contradictions que de manière livresque et ahistorique. La culture pratique et professionnelle des anthropologues doit être à la fois plurielle et véritablement internationale. Malgré l'évocation du relativisme culturel ou du cosmopolitisme des traditions disciplinaires, les caractéristiques nationales et ethnocentriques conservent de fait le dessus dans les paradigmes anthropologiques. Evoquant pour terminer le cas à la fois particulier et exemplaire du terrain sud-africain de l'apartheid, l'auteur s'interroge sur la possibilité d'une anthropologie sans frontières qui ne se réduise pas à une utopie.

Mots clés : Copans, mondialisation, tradition nationale, terrain, théorie, profession

ABSTRACT

Globalization of Fieldwork and/or Internationalization of Scientific Tradition ? The Utopia of a No-Frontier Anthropology

The history of anthropology pinpoints the crucial role of national tradition in its elaboration, including in the présent era of globalization. The nature of the discipline and the relationships between the anthropologists, whether from the North or the South, and their fields have been subjected to major transformations during the past half-century. The globalization of research fields has intensified the mobility of researchers. Unfortunately, the postmodernist stand has solved thèse contradictions in a purely ahistorical and literary approach. The professional culture of anthropologists must be both plural and really international inspirit. In spite of the cultural relativism and the cosmopolitism of disciplinary traditions, anthropological paradigms still refer to ethnocentric national orientations. The author concludes with the spécifie but exemplary case of the post-apartheid South-African field and wonders about the making of an anthropology without frontiers which would not turn out to be an utopia.

Key words : Copans, globalization, national tradition, field, theory, profession

Jean Copans

Faculté de philosophie, sciences humaines et sociales
Université de Picardie-Jules Verne
Chemin du Thil
80025 Amiens Cedex 1
France



[1] Nous avons traduit les citations.

[2] Une des approches les plus intéressantes dans ce processus de recomposition et de reformulation des terrains est celle que personnifient Akhil Gupta et James Ferguson dans l'ouvrage édité sous leur direction et dont le titre rejoint les préoccupations de ce texte : Anthropological Locations : Boundaries and Grounds of a Field Science (1997) — recension dans ce numéro.

[3] Voir aussi l'examen de l'aire culturelle amazonienne (Taylor 1984) et de sa remise en cause par les anthropologues africanistes dans les années 1970.

[4] Il peut être intéressant de comparer les réévaluations et les dialogues menés par les Européens, d'une part, à propos d'eux-mêmes, mais à travers une multiplicité d'histoires nationales spécifiques (Chiva et Jegglé 1987 ; Vermeulen et Alvarez Roldan 1995 ; Fabre 1996) et les Américains, d'autre part, qui jugent de l'européanisation de loin (Borneman et Fowler 1997 ; American Anthropologist 1997).

[5] Et inversement, de tradition coloniale sans anthropologie jusqu'à un certain point. Pour le cas du Portugal lire, par exemple, Margarido (1975).

[6] Voir les travaux de G. Wilson, M. Gluckman. A. L. Epstein. J. Clyde Mitchell.

[7] Je pense notamment aux travaux de D. Cruise O'Brien. Ph. Couty. J. Roch. G. Rocheteau, Ch. Coulon. M. C. Diop. V. Ebin. Ch. Gueye et de moi-même.

[8] Je me souviens d'un collègue américain me félicitant en 1977 de la modernité textuelle de nos nouveaux anthropologues, en l'occurrence Griaule, dont Dieu d'eau venait d'être traduit en anglais ! Pour une évaluation de ces mythologies, se reporter à Doquet (1999).

[9] Je ne parle évidemment pas des « autres » curieux qui passent sur les terrains : touristes, journalistes, experts, animateurs humanitaires.

[10] Le débat franco-allemand sur la présence ou l'absence d'une anthropologie de la parenté dans chacune des traditions nationales des recherches sur les terrains nationaux ou européens est fort éclairant et constitue un exemple qui serait à reprendre bien au-delà des études européennes et de la seule parenté (Chiva et Jegglé : 380-387).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 7 juillet 2019 8:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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