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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean COPANS, “Le métier d’anthropologue -I-.” Un article publié dans la revue L’HOMME, tome 7, no 4, 1967, pp. 84-91. Sous licence Creative Commons.

[84]

Jean COPANS

Le métier d’anthropologue.”
- I -


Un article publié dans la revue L’Homme, tome 7, no 4, 1967, pp. 84-91.

Introduction [84]
Un manuel d'analyse de la parenté [85]

Thème ou technique d'enquête : l'histoire de vie [87]

Itinéraire d'une enquête [89]

Introduction

Il n'existe pas encore de pédagogie de l'anthropologie. N'apprennent réellement l'anthropologie que ceux qui peuvent la pratiquer. Evidemment, si l'on se place d'un point de vue universitaire, l'anthropologie est enseignée un peu partout dans le monde, et il est donc possible « d'apprendre » l'anthropologie. Mais la carence que nous voulons souligner est plus profonde, car cette absence de pédagogie est liée à la nature même de la réflexion anthropologique telle qu'elle est menée à l'heure actuelle. Tout souci pédagogique est exclu de l'exploitation ou de la présentation des données, alors que, par une curieuse ironie du sort, la plupart des anthropologues ne peuvent poursuivre leurs recherches que grâce à une carrière universitaire.

En fait, tout se passe comme si l'anthropologie ne s'apprenait pas. Si parfois on la conçoit comme un art et, comme tel, relevant plus du génie personnel ou de la « débrouillardise » que d'un exercice intellectuel poursuivi avec méthode, l'anthropologie n'en reste pas moins d'un accès difficile, ce qui la fait considérer comme une science ésotérique. L'anthropologie, comme toutes les sciences humaines, nécessite une double initiation, théorique et pratique. Mais comment doit-on aborder les problèmes posés par la formation théorique proprement dite et la préparation à la pratique du terrain ? Jusqu'à présent, une seule solution a prévalu, celle de la facilité, qui a consisté à réduire cette formation à la lecture d'ouvrages monographiques. Or la plupart de ces ouvrages possèdent un vice épistémologique grave : on ne connaît absolument pas les conditions de leur élaboration. Le contexte de l'enquête, la manière dont les matériaux sont recueillis puis traités, les obstacles rencontrés par le chercheur, les particularités de son terrain : autant de problèmes qui ne sont abordés qu'en passant et avec une telle pudeur qu'on est en droit de suspecter la qualité scientifique de ces ouvrages. Cette vision des choses, qui rend l'auteur seul maître de ses affirmations et seul juge de la validité de ses matériaux ou de leur utilisation, est de plus un procédé tout à fait antipédagogique. La seule lecture de ces ouvrages remet en question la qualité d'un tel apprentissage théorique, puisqu'il est impossible d'y apprendre comment se fait l'anthropologie.

[85]

Une nouvelle collection américaine, « Studies in Anthropological Method », va peut-être nous permettre de sortir d'une telle situation. Son objectif est en effet d'emblée pédagogique et méthodologique. Dans l'avant-propos commun à tous les ouvrages de cette collection, les éditeurs, George et Louise Spindler, écrivent :

« Les professeurs d'anthropologie ont été handicapés par l'absence de réflexions claires et faisant autorité sur la manière dont les anthropologues recueillent et analysent leurs données. Les résultats du travail de terrain sont accessibles aux étudiants dans les ouvrages publiés par les ethnologues. Bien que ceux-ci décrivent la diversité des cultures et des réseaux d'intégration sociale, des contrôles sociaux, des comportements religieux, des coutumes matrimoniales et de tout le reste, des remarques simples et méthodiques sur la manière dont les faits sont recueillis et interprétés sont rares dans la littérature déjà accessible aux étudiants. Sans ces informations, l'amateur de données anthropologiques est laissé dans l'ignorance des progrès de notre science — situation insatisfaisante à la fois pour les étudiants et les professeurs ».

Les ouvrages peuvent traiter soit d'un problème méthodologique particulier, soit de l'expérience d'un chercheur au cours de son travail de terrain et de réflexion sur ses données. En conclusion les éditeurs espèrent que leur collection « aidera les étudiants qui veulent connaître les processus d'enquête et d'organisation des données qui sous-tendent les résultats traités et publiés ».

Jusqu'à présent, trois ouvrages ont paru [1] : le premier, Manual for kinship analysis, de E. L. Schusky, est, au sens précis du terme, un manuel avec des exercices ; le second, The life history in anthropological science, de L. L. Langness, traite d'un thème de recherche ; le troisième, Understanding an African kingdom, de J. Beattie, retrace le cheminement d'une enquête d'anthropologie.

Un manuel d'analyse de la parenté

La méthode d'exposition du manuel est typiquement anglo-saxonne et semble en outre correspondre à la démarche d'un cours oral. Cette relative liberté dans la présentation fait que l'enchaînement des analyses, des définitions et des exercices n'est pas systématique et qu'il ne conduit pas nécessairement du plus simple au plus complexe.

D'emblée, par cette analyse de ce qu'il appelle le système de parenté américain, c'est-à-dire occidental, l'auteur met le lecteur en garde contre toute tendance ethnocentrique. Il démontre progressivement la variété des systèmes de parenté, insistant sur le fait que chaque système a sa logique propre, fonctionne selon certaines lois qui peuvent être appréhendées, au niveau de la terminologie par exemple. Après avoir insisté sur la représentation par diagrammes et justifié [86] l'utilisation des abréviations, il distingue les systèmes qui classent les individus selon le principe de génération ou de lignée, employant une terminologie classificatoire ou descriptive. Puis il définit le principe d'unilinéarité et le lignage, et expose, comme exemples, de systèmes matrilinéaire et patrilinéaire, les systèmes crow et omaha.

Ceci forme une première partie. La deuxième se veut plus générale et théorique. L'auteur examine brièvement comment et pourquoi on recueille les termes de parenté, ce que signifie l'analyse des comportements. Puis le mariage, la notion de section et de sous-section, le clan, la phratrie et la moitié, le principe de résidence font l'objet de son attention. De nombreux exercices [2] suivent ces analyses dans le corps même du texte et facilitent leur compréhension puisque l'étudiant, ou le lecteur, s'il veut parfaitement comprendre ce qu'on lui démontre, doit s'astreindre à appliquer la règle ou le principe qu'on vient de lui exposer. Ces deux parties se terminent par une liste de termes à définir. Un glossaire aide à la réalisation de cet exercice. Enfin, une courte bibliographie clôture l'ouvrage [3].

La nouveauté de ce manuel [4] dans un domaine que l'on qualifie trop souvent d'ardu, parce que justement rien n'est fait pour en faciliter l'approche, ne doit pas nous en masquer les défauts. Le grief principal que nous pouvons formuler à propos de cet ouvrage est son absence de vue générale et synthétique des problèmes, son manque de rigueur dans un domaine où elle devrait être de règle [5]. Que devrait-on exiger d'un manuel de ce genre ? Il pourrait servir d'introduction :

  • à la compréhension théorique de la description et du fonctionnement des systèmes de parenté, tels qu'on peut les trouver dans un ouvrage spécialisé ou monographique ;

  • à la conduite d'une recherche sur le terrain : quelles données recueillir et comment les recueillir ?

  • à la mise en ordre théorique de cette recherche empirique : comment construire le système de parenté dont on aura recueilli les éléments et dégager ses lois de fonctionnement ? Quels sont les types de problèmes que pose son analyse ?

  • à la mise en perspective des structures de parenté, ainsi qu'aux grands problèmes et aux grandes théories qui se partagent l'attention des anthropologues aujourd'hui : fonctionnalisme, structuralisme, analyse componentielle, usage des mathématiques et formalisation.

Un manuel ainsi ordonné donnerait tout son sens à l'analyse des systèmes de parenté. D'abord en distinguant les deux niveaux de la théorie et de la recherche [87] empirique. Ensuite, par la hiérarchie qu'il introduirait au niveau théorique entre la présentation des facteurs permettant de comprendre n'importe quel système de parenté, l'utilisation de ces données au cours d'une recherche précise et les orientations générales de ce domaine de l'anthropologie.

Un second volume, de niveau supérieur, devrait aborder des problèmes plus particuliers et plus complexes. Les analyses ne s'appuieraient plus, par exemple, sur les systèmes classiques crow, omaha, iroquois, qui servent de modèle à la réflexion anthropologique, mais concerneraient des systèmes plus complexes tirés d'ouvrages spécialisés bien connus.

En définitive, l'ouvrage de Schusky est difficile à utiliser dans le cadre d'une initiation à la lecture d'ouvrages spécialisés, et sa méthode d'exposition ne peut préparer l'étudiant à l'exercice de logique rigoureuse que doit être l'analyse d'un système de parenté. Mais une telle initiative méritait d'être saluée et l'on ne peut que souhaiter qu'elle donne jour à un ouvrage plus rigoureux, à un véritable manuel d'analyse de la parenté.

Thème ou technique d'enquête :
l'histoire de vie


L'histoire de vie, life history, est l'expression qui sert à désigner une biographie ou auto-biographie en anthropologie. L'ouvrage de L. L. Langness, soulignent les éditeurs dans leur avant-propos, est le premier ouvrage systématique sur la question depuis 1945, date à laquelle C. Kluckhohn avait publié « The personal document in anthropological science » [6]. Langness présente son thème de la façon suivante :

« On parlera d'histoire de vie dans cet ouvrage pour parler de l'enregistrement approfondi de la vie d'un individu telle qu'elle est présentée par l'individu lui-même ou par d'autres, ou par les deux à la fois, et selon qu'elle est de source écrite ou orale ou des deux à la fois. Les questions auxquelles je cherche à répondre sont : 1) comment enregistre-t-on une histoire de vie ? 2) que signifie-t-elle ? 3) quelle valeur a-t-elle ? » [7]

Cet ouvrage, où l'auteur se réfère souvent à ses propres expériences de terrain en Nouvelle-Guinée, comporte trois grandes parties. Une première partie, historique, retrace les divers usages et conceptions théoriques de l'histoire de vie en anthropologie depuis les origines jusqu'à nos jours. Une seconde partie traite des divers problèmes que l'on peut aborder grâce à cette technique, depuis la socialisation de l'enfant jusqu'aux conséquences du changement culturel. La troisième, ensuite, examine les conditions du travail de terrain dans une telle perspective : les rapports avec les informateurs, les problèmes posés par l'usage ou non de la langue, l'interview. Enfin une bibliographie de plus de cinq cents titres complète l'ouvrage.

[88]

La partie historique est essentiellement fondée sur des données américaines mais cela est largement justifié, à la fois par le public auquel l'ouvrage est destiné et par l'évolution effective de l'anthropologie américaine. D'après Langness, c'est surtout entre 1925 et 1944 que se situerait l'Age d'Or de l'histoire de vie, dont P. Radin et E. Sapir devaient montrer tout l'intérêt. D'autre part, l'école « personnalité et culture » tout en ne privilégiant pas cette méthode d'approche, a certainement eu une grande influence sur l'orientation des recherches dans ce domaine. Depuis la dernière guerre, la « structure » et l'objectif semblent prendre le pas sur le subjectif et le psychologique. Mais l'auteur discerne des changements (il s'agit toujours des États-Unis) dans cette tendance et son ouvrage est un appel en faveur d'une reconversion.

Pour Langness, pratiquement toute l'anthropologie est de nature biographique : « Les informateurs ne conçoivent [les données sociales] que reliées à [leur] propre histoire » [8]. C'est pourquoi en dernier ressort on a toujours recours au psychologique : « Même les chercheurs qui consciemment rejettent les données psychologiques comme ne relevant pas d'une analyse de structure ou autre, finissent invariablement par trouver nécessaire de faire appel à quelque concept psychologique dans leur travail, chaque fois qu'ils essaient de dépasser la simple description » [9].

Langness cite M. E. Spiro pour conclure que les structures sociales dépendent de la manière dont elles sont intériorisées. Il n'y a pratiquement pas de domaine ou de thème qui ne puisse être éclairé grâce à l'histoire de vie. Mais cette généralité des objectifs que l'on attribue à l'histoire de vie ne lui retire-t-elle pas toute valeur diacritique ? Et n'est-on pas réduit au sophisme archi-classique de l'œuf et de la poule : quel est le rapport exact entre la culture et l'individu ? [10]

Le troisième chapitre et les premières remarques de conclusion sont consacrés aux problèmes généraux que pose la collecte de telles histoires de vies. Ce sont les problèmes de toute enquête de terrain que l'auteur passe en revue, et les remarques qu'il fait ne concernent pas uniquement les histoires de vies. Qu'il s'agisse de l'intégration du chercheur au sein de la société « observée », des obstacles posés par la langue ou de la responsabilité du chercheur envers ses informateurs, les quinze pages consacrées à la collecte des données sont les plus enrichissantes de l'ouvrage. Comme J. Beattie dans son ouvrage, Langness se sert de son expérience pour démonter le travail de terrain et tout ce qu'il nécessite comme préparation, réflexes et attitudes spécifiques ; il s'agit pour l'étudiant de comprendre pourquoi le chercheur réagit de telle ou telle façon.

Si l'on reprend les implications théoriques de la démarche de l'auteur, nous pouvons nous poser les questions suivantes : L'histoire de vie est-elle une technique, un thème, un objectif parfaitement autonome de recherche en anthropologie ? Quelle fonction doit-on attribuer au psychologique en anthropologie et [89] comment se déterminent les rapports entre culture et individu ? Finalement, quelles sont les utilisations et les significations possibles de l'histoire de vie ?

Pour Langness, rappelons-le, « les données anthropologiques [...] sont toutes fondamentalement biographiques » [11]. L'histoire de vie dans ce cas apparaît comme une tendance toute naturelle à l'anthropologie. Cependant, en tant que technique, elle n'a rien de particulier puisque le chercheur peut recourir aussi bien à l'interview qu'à l'observation directe ou même aux tests psychologiques. En fait, pour l'auteur, l'histoire de vie est un objectif parfaitement autonome de recherche. Mais affirmer, comme il le fait, que l'anthropologie est fondamentalement biographique est à la fois un truisme et une grave erreur théorique. Toutes les sciences humaines recourent à l'interview, interrogent des individus ; il n'y a donc pas d'équivoque : les données sont bien individuelles en leur source. Mais ce qui justement doit faire l'objet de la démarche anthropologique, c'est d'en montrer le sens et d'indiquer les limites de leur signification objective [12]. « Données biographiques » ne veut pas dire « données psychologiques » et c'est là que réside à notre avis l'erreur de Langness qui présente le thème de l'histoire de vie comme une méthode d'approche se suffisant à elle-même, puisqu'il va jusqu'à proposer des archives interdisciplinaires et internationales d'histoires de vies à l'exemple des Human Relations Area Files [13].

L'histoire de vie ne peut être qu'une illustration du fonctionnement d'une société et, comme telle, elle renvoie préalablement à l'analyse la plus rigoureuse des structures, des productions matérielles et mentales de cette société. Elle peut aussi à notre avis avoir un deuxième objectif : rendre sensible aux non-spécialistes et même au grand public la nature des sociétés en question. L'histoire de vie peut servir à vulgariser les données anthropologiques, et c'est pourquoi on ne peut condamner à priori les tentatives littéraires dont elle est l'objet. Vouloir en faire autre chose et inviter étudiants et chercheurs à en faire leur préoccupation centrale nous paraît par contre dangereusement illusoire.

Itinéraire d'une enquête

L'ouvrage de J. Beattie est le compte rendu des vingt-deux mois de terrain et des problèmes de mise en ordre des données qui ont notamment permis la rédaction de Bunyoro : An African kingdom [14]. C'est en quelque sorte un journal de bord analytique et critique traitant tous les problèmes, d'ordre théorique et [90] pratique, qui se sont posés à l'auteur, depuis le choix du terrain jusqu'à la rédaction de ses articles et de ses livres. Dans son introduction, Beattie écrit : « la dernière chose que je souhaite faire est de proposer cet ouvrage comme modèle » [15]. L'intérêt d'une critique, dans le cas d'un tel ouvrage, n'est pas de juger si l'auteur a eu raison ou tort de prendre telle ou telle initiative dans la situation dans laquelle il se trouvait. Notre tâche consiste plutôt à souligner les originalités de cette recherche et le profit qu'on peut en tirer en ce qui concerne l'organisation générale d'une enquête anthropologique et les modalités du travail de terrain proprement dit. Il faut indiquer que Beattie ne cherche absolument pas à éblouir le lecteur, qu'il insiste avec raison sur des détails qui se révèlent déterminants et que cette lucidité critique est une des meilleures introductions qui soit à la pratique anthropologique.

Dès le début, Beattie insiste sur la préparation théorique nécessaire au travail de terrain. Mais l'initiation aux méthodes d'enquête était considérée comme secondaire à Oxford : « Il était inhabituel dans les cours d'anthropologie en Angleterre à cette époque (ce l'est toujours) de donner des instructions détaillées et formelles à propos des méthodes du travail de terrain. On avait parfois l'impression que ce travail consistait simplement à aller sur le terrain et à être là ; une fois là, on recueillerait l'information grâce à une sorte d'osmose, avec l'aide indiscutable de cet aide-mémoire inestimable qu'est Notes and queries on anthropology. » L'auteur pense d'ailleurs que c'est un bien car « cela évite le danger d'une utilisation trop dogmatique de méthodes qui conviennent à une culture mais qui conviennent moins ou pas du tout dans une autre » [16].

Au cours de son premier séjour de six mois Beattie se contente de se familiariser avec la société nyoro et il finit par pratiquer convenablement la langue. Un retour de quatre mois en Angleterre lui permet de préparer son second séjour qui sera consacré à une véritable enquête intensive. On remarquera l'usage qu'il a pu faire de « rédactions » écrites par des Nyoro sur des sujets touchant à la société traditionnelle, sa conception de la « preuve » quantitative et statistique, nécessaire mais à utiliser seulement lorsque l'on connaît déjà assez bien la société en cause. Les quelques pages où il fait le point de son travail sont parmi les plus précieuses de l'ouvrage, car il essaie de caractériser les erreurs et les omissions qu'il a pu commettre.

L'auteur attache une grande importance aux problèmes de rédaction et de mise en forme des données et définit à partir de son expérience personnelle une démarche en quatre étapes, qui possède une certaine valeur générale.

Les dernières remarques de Beattie concernent la signification du travail de terrain. Le terrain peut prêter au romantisme, à l'identification, mais cela est secondaire. Avant toute chose le terrain est le laboratoire de l'anthropologue. Les données doivent être recueillies par des professionnels, non par des amateurs.

Cet ouvrage n'est ni un manuel, ni un aide-mémoire [17], ni un livre de souvenirs. [91] En cela réside son originalité : il nous révèle de l'intérieur le déroulement d'une pratique scientifique face à ses problèmes théoriques et empiriques. C'est pourquoi de tels ouvrages doivent se multiplier, qui précisent le contexte de la recherche anthropologique et en démontent le mécanisme. À ce titre, Understanding an African kingdom : Bunyoro est exemplaire. Beattie nous fait partager son expérience scientifique et c'est avec raison que nous insistons sur ce qualificatif. En France l'anthropologie a donné naissance à une mythologie du « dépaysement » qui s'est traduite par des autobiographies de terrain dont la qualité, souvent très élevée [18], a pu paralyser certaines tentatives comme celle de Beattie. Ces ouvrages ont certes provoqué maintes vocations mais ces vocations sont plus sentimentales que scientifiques et, en anthropologie, les désillusions sont souvent brutales. Plus « terre à terre » en un sens, l'ouvrage de J. Beattie est une introduction incontestablement plus sérieuse au métier d'anthropologue.

À des titres divers, ces trois ouvrages nous ont démontré la possibilité d'une pédagogie en anthropologie et d'un apprentissage théorique du travail de terrain. Nous avons vu que ce sont les conceptions théoriques des auteurs qui sont le plus souvent responsables de leur plus ou moins bonne qualité. Mais malgré tous leurs défauts, ils représentent un net progrès dans l'effort de clarification des méthodes en anthropologie. Il serait temps que les anthropologues français mettent sur pied une collection de même inspiration. Que ce soit à propos de techniques spécifiques d'enquête, de thèmes ou de domaines limités de l'anthropologie, ou de comptes rendus critiques d'enquête, les sujets ne manquent pas. Et les différences entre les manuels français et anglo-saxons seraient une source de réflexion supplémentaire.



[1] G. et L. Spindler, eds., New York, Holt-Rinehart and Winston, 1965 (Studies in Anthropological Method) :

— E. L. Schusky, Manual for kinship analysis, vii + 84 p., 41 fig., bibliographie.

— L. L. Langness, The life history in anthropological science, x + 82 p., bibliographie.

— J. Beattie, Understanding an African kingdom : Bunyoro, xii + 61 p., bibliographie.

[2] 41 diagrammes et 19 exercices accompagnent le texte. Comme exemple d'exercice : marquer sur un diagramme de parenté (reproduit vierge dans l'ouvrage) tous les parents du matrilignage d'Ego dans le cas d'une société matrilinéaire. À la page suivante, on peut lire ce même diagramme rempli comme il doit l'être.

[3] On regrettera l'absence de toute référence aux Structures élémentaires de la parenté de Cl. Lévi-Strauss.

[4] C'est du moins le premier du genre qui parvient à notre connaissance.

[5] Nous n'aborderons pas la discussion sur la terminologie adoptée et les principes qui la sous-tendent. Indiquons cependant que, pour l'essentiel, E. Schusky se réclame de G. P. Murdock.

[6] In : The use of documents in history, anthropology and sociology, L. Gottschaik, C. Kluckhohn, et R. Angell, eds., New York, 1945, pp. 78-173 (Social Science Research Council Bull., 53).

[7] Langness, op. cit., p. 5.

[8] Ibid., p. 4.

[9] Ibid., p. 31.

[10] Car il faut recueillir aussi bien les histoires de vie des individus typiques que celles des anormaux. Mais le normal et l'anormal sont-ils alors le fruit d'une culture intériorisée différentiellement ou de situations différentes modelant des individus identiques ?

[11] Langness, op. cit., p. 53.

[12] Cf. M. Godelier, « Système, structure et contradiction dans Le capital », Les Temps modernes, novembre 1966, 246 ; surtout p. 863.

[13] Proposition intéressante mais dont la réalisation scientifique exigerait de telles précautions pour unifier les procédures d'enquête sans appauvrir pour autant les résultats, qu'on est en droit de se demander s'il ne s'agit pas là d'un projet utopique. De toute façon, la comparaison de l'histoire de vie d'un Ba-Kongo et d'un Guayaki ne nous apprendrait pas grand chose en soi, sinon que ceux-ci vivent et voient le monde différemment de ceux-là, ce dont on se serait pour le moins douté.

[14] New York, Holt-Rinehart and Winston, 1960. Rappelons que les Nyoro sont les habitants du royaume bunyoro en Ouganda.

[15] Beattie, op. cit., préface, p. ix.

[16] Ibid., p. 5.

[17] Le Manuel d'ethnographie de M. Mauss, vient d'être réédité (en 1967) (Petite Bibliothèque Payot, 102). Plus qu'un manuel ou un aide-mémoire, cet ouvrage est un reflet de l'ethnologie telle qu'elle était pratiquée il y a trente ans.

[18] Cf. coll. « Terre Humaine », Plon, Paris.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 7 juillet 2019 6:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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