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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean COPANS, “Anthropologues sans frontières: internationalistes, mondialistes ou internautes ? L'inconscient national à l'épreuve des terrains... et des débats !” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, n° 1, 2000, pp. 53-55.

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Jean COPANS

Anthropologues sans frontières :
internationalistes, mondialistes ou internautes ?
L'inconscient national
à l'épreuve des terrains... et des débats !


Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, n° 1, 2000, p. 53-55.


J'ai dû réduire d'un quart mon article sur l'anthropologie sans frontières et j'ai relu mes « amputations » scripturales, mais je ne suis pas sûr qu'elles auraient prévenu certains des commentaires qui me sont faits. Dans l'ensemble, nous sommes tous d'accord sur le statut ambivalent des « frontières » actuelles de la discipline, mais certains ont lu dans (ou à travers ?) mon texte des intentions qui n'y étaient sans doute pas et dont on me félicite. Il me faut donc assumer ces lectures que l'on a faites malgré moi et qui pourraient donner à penser que j'ai un autre point de vue. Ainsi, Walter E. A. van Beek reconnaît avec moi l'oubli paradoxal de la critique du nationalisme de l'anthropologie, mais il en conclut à une frustration française, alors que M. Lambek pense que cette préoccupation est un trait bien national que je partagerais. Si j'ai pu donner l'impression de défendre les acquis de plus réduits et symboliques de l'anthropologie française, c'est bien malgré moi, car ma culture professionnelle me conduit souvent à être considéré comme plus anglo-saxon qu'il ne conviendrait De toutes les manières, l'anthropologie française n'a jamais été hégémonique à l'échelle mondiale sauf dans l'esprit de quelques structuralistes et marxistes : rétablissons la vérité ! Voilà bien une preuve en tout cas que le champ anthropologique mondial est au sens fort et concret du terme un champ international puisque la nationalité de l'auteur est lue comme un signe avant d'en analyser les manifestations.

Le problème est celui de l'identification des influences nationales, et plus largement sociales et culturelles. Certes, il y a la tradition nationale des producteurs au sens premier, mais il y a aussi les traditions nationales induites par le retour du refoulé du terrain : tous les anthropologues qui travaillent au Viêt-nam n'ont pas forcément une conception aussi radicale des choses que J. Michaud. Et ce n'est sûrement pas un hasard si le seul anthropologue français qui ait bien compris l'intérêt du débat « Anthropologie et impérialisme » (que j'ai initié en France en 1970) soit Georges Condominas : il a saisi le sens des implications américaines au Viêt-nam. Il y a en effet des terrains qui « parlent » plus que d'autres.

La conception d'une anthropologie internationale « hétérogène » avancée par van Beek me semble donc judicieuse, car elle souligne le poids des informateurs, des objets et donc des traditions locales ou « nationales » que ceux-ci charrient. L'anthropologie possède une triple dimension : universelle (le projet premier de Science de l'Homme et de la Culture), nationale et même nationale-coloniale (ses lieux de naissance et de reproduction) et enfin locale par ses populations et ses représentants « ethnologiques » (devenus souvent aujourd'hui des militants « ethniques »). Cette triple détermination, dont la dominance réciproque dépend des époques, des conjonctures et des rapports de forces internationaux et mondiaux, explique la compétition que repère M. Lambek. Sans défendre l'originalité [54] française, je pense que l'existence de distinctions (pour reprendre un concept sociologique français) à l'extérieur de la sphère anglo-saxonne (qui n'a rien d'homogène et encore moins d'unifié, cela est évident) est une chance pour l'anthropologie. Il y a presque quinze ans, j'avais suggéré que le chemin d'une autre ethnologie devait justement débuter par une ethnologie de l'ethnologie (1986). Cette idée est largement partagée aujourd'hui, mais il semble toujours plus facile, même si c'est indispensable, de faire d'abord l'ethnologie des autres ethnologies. Quant à des travaux sur l'Europe, certains des articles de Annual Review of Anthropology ont confirmé que l'exercice était possible. Les Français sont certainement en retard du point de vue de l'érudition historico-anthropologique sur leurs confrères anglo-saxons, mais pour ce qui concerne la rhétorique, nous sommes malheureusement les derniers à vouloir reconnaître le caractère national de nos conceptions anthropologiques. Comme cela a été noté dans les débats sur l'immigration, notre particularisme (idéologique) c'est l'universel, rien de moins !

Il y a aussi des niveaux institutionnels plus significatifs, comme celui des financements soulevé par J. P. Warnier. Mais ici c'est l'université qui est visée, alors que, selon moi (et pourtant je suis autant universitaire que ce dernier), elle ne constitue pas en France un lieu décisif de la production anthropologique. Notre caractère ethno-anthropologique national se perçoit mieux au CNRS, à l'EHESS ou à l'IRD (ex-ORSTOM), mais leur logique institutionnelle est particulière. C'est probablement dans ces lieux élitistes ou sélectifs que prend sa source la frustration des financements en baisse, des accès plus difficiles aux terrains, voire de la perte de notoriété. Il y a d'ailleurs un découpage implicite ou invisible de frontières intérieures qui se dessine : à ces institutions de recherche le projet universel, donc exotique (« exotique, donc universel » serait peut-être plus exact !), aux autres, plus périphériques, l'ethnologie « nationale » et « régionale » (ou culturelle et ethnique). On pourrait certainement repérer des oppositions du même genre aux Etats-Unis ou même dans les pays dits du Sud où l'ethnologie nationale, c'est-à-dire régionale et ethnique, se porte plutôt mieux que mal. Le paradoxe est celui des nationalismes « socialistes » (comme en Asie ; mais qu'en est-il de Cuba ?) et surtout depuis peu des ethnologies de défense autochtone ou indigène (advocacy anthropology).

Bref, si les dichotomies qui taraudent l'anthropologie peuvent être qualifiées de nationales, c'est qu'elles sont d'abord sociales et politiques. C'est pourquoi la considération pour nos collègues qu'évoque M. Lambek semble faire abstraction des luttes de pouvoir, alors que J. P. Warnier les sous-entend lorsqu'il parle d'ouvriers spécialisés et d'institutions dominantes. Tout comme J. Michaud qui analyse l'ethnologie d'Etat au Viêt-nam au sein d'une véritable anthropologie politique de la science ethnologique. La nation et la culture, la tradition scientifique et les aires régionales de prédilection constituent à n'en point douter des objets politiques par excellence. Les frontières constituent des délimitations conjoncturelles et des champs d'identification qui sont à l'œuvre au sein des sciences sociales depuis le 19e siècle et même, pourquoi pas, depuis le 18e siècle. Le projet universel des Lumières (J. J. Rousseau et J. M. de Gérando) et la périodisation coloniale ont pu faire illusion, en France du moins, pendant longtemps, car la critique anti-coloniale ou antioccidentale véhiculait congénitalement, sans le dire, une contextualisation nationale des objets ethnologiques. Cet horizon incontournable des sciences sociales semblait se dissoudre dans l'altérité des primitifs. Mais c'était oublier la multidétermination de la discipline et son inéluctable récupération nationaliste ou indigéniste. Bref, si l'universalité sans frontières était un mythe fondateur efficace, l'évocation actuelle d'une « anthropologie sans frontières » peut prêter le flanc à l'accusation d'un sinistre remake culturel. D'autant que les expériences d'une ethnologie productrice d'État semblent plus vigoureuses que jamais, y compris en Europe.

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En fait, ma préoccupation de départ était tout simplement pédagogique et érudite. L'anthropologue qui a l'habitude d'inventer solitairement des terrains est obligé d'admettre aujourd'hui qu'il y a plusieurs ethnologies et anthropologies qui poursuivent chacune à sa manière (nationale) le même objet et qui peuvent se croiser sur le même terrain. Pour ne citer que le cas déjà évoqué des confréries musulmanes du Sénégal, chercheurs sénégalais, français et américains s'y côtoient et y confrontent indirectement leurs traditions nationales. Il n'est donc pas possible d'étudier le maraboutisme sans tenir compte de ces frontières linguistiques, culturelles, problématiques. La construction la plus globale, par rapport à ces influences et à ces contextes (et non pas par rapport à je ne sais quelle théorie ou méthode plus englobante ou « pertinente » que les autres) se doit donc d'être, au sens technique du terme, trans-frontalière afin de reconstruire un espace anthropologique aux frontières élargies. Dans la mesure où il faut prévoir, en cette période de mondialisation, l'émergence de nouveaux regards, donc de nouvelles frontières, qu'il faut anticiper cette pluri-nationalisation des objets, le recours à l'expression d'anthropologie sans frontières est au minimum l'idée d'une recherche bibliographique boulimique. Au sens optimal du terme, c'est le principe d'un relativisme épistémologique total, d'une réappropriation permanente des « objets » scientifiques par les communautés qui les inventent et par les communautés qui les reçoivent ou les consomment. Toutefois, à l'horizon sans frontières de cette anthropologie, on trouve toujours le guetteur d'une autre anthropologie qui attend le moment d'inattention propice pour pénétrer sur un terrain apparemment déjà occupé. Mais son arrivée est d'autant moins prévisible que les « occupants » n'ont pas idée qu'il puisse exister d'autres perspectives disponibles, capables de faire apparaître des lieux nouveaux là où les lieux communs semblent avoir épuisé leurs capacités analytiques. Utopie sans aucun doute ; projet humanitaire à la mode, certainement pas. L'anthropologie sans frontières commence par une culture professionnelle véritablement mondiale, se conforte par un relativisme historique et se termine par une critique radicale de tout ethnocentrisme. L'anthropologie n'a rien d'une projection virtuelle et le web n'est qu'un simulacre de saisie transfrontalière. La pratique de la discipline, nous rappellent les critiques du postmodemisme, est bien celle des terrains en acte, de la rencontre empirique au-delà du textuel. Pour qualifier l'anthropologie de « sans frontières », il a fallu prouver l'existence de ces dernières et surtout, il a fallu prouver qu'on pouvait s'en échapper consciemment. La force de cette image, encore utopi-que, c'est qu'elle est tout un programme. Un programme pour toutes les anthropologies y compris les plus jeunes. Un programme pour le siècle qui commence.

Références

Copans J., 1986, « Le regard ethnologique » : 115-119, in M. Guillaume (dir.), L'État des sciences sociales en France. Paris, La Découverte.

Jean Copans

Faculté de philosophie, sciences humaines et sociales
Université de Picardie-Jules Verne
Chemin du Thil
80025 Amiens Cedex 1
France



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 6 juillet 2019 18:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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