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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fred CONSTANT, “Vers un savoir-vivre au pluriel ? La démocratie à l'épreuve de la diversité culturelle et identitaire.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Luc Bonniol, Gerry L'Étang, Jean Barnabé et Raphaël Confiant, Au visiteur lumineux. Des îles créoles aux sociétés plurielles. Mélanges offerts à Jean Benoist, pp. 353-360. Petit-Bourg, Guadeloupe : Ibis Rouge Éditions, GEREC-F/Presses universitaires créoles, 2000, 716 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 19 mars 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Fred CONSTANT

Professeur des universités, Université Antilles-Guyane 

Vers un savoir-vivre au pluriel ? La démocratie
à l'épreuve de la diversité culturelle et identitaire
”. 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Luc Bonniol, Gerry L'Étang, Jean Barnabé et Raphaël Confiant, Au visiteur lumineux. Des îles créoles aux sociétés plurielles. Mélanges offerts à Jean Benoist, pp. 353-360. Petit-Bourg, Guadeloupe : Ibis Rouge Éditions, GEREC-F/Presses universitaires créoles, 2000, 716 pp.

Introduction
 
Le partage de références communes
Le primat des droits individuels
L'exigence de justice sociale
 
Références bibliographiques

 

Introduction

 

« Si je cherche les raisons de notre vocation de sociologue, écrit Henri Mendras, je crois que ce fut pour chacun de nous un choix profond et un substitut à la politique. Pour ma génération, en effet, la politique au sens noble, c'était le service public, le service de l'État, soit comme fonctionnaire soit comme homme politique. La science sociale était pour chacun d'entre nous une sorte de service public. Pas le service public au sens étroit de la fonction publique mais au sens de service du bien public et de la cité ». Pour sa part, Raymond Aron aimait à dire qu'il y a trois sortes de sociologues : « le conseiller du prince, le médecin du peuple et le grand prêtre de la science ». Sans en avoir jamais parlé avec lui, Jean Benoist me paraît être aujourd'hui le digne filleul de ces deux éminents parrains. Souvent médecin du peuple, parfois conseiller du prince, toujours adossé aux savoirs sans aucune exclusive, la plupart de ses écrits manifestent un souci du dévoilement du réel (« il n'est de science que du caché ») qui n'a d'égal que la suggestion discrète d'une approche alternative tant au plan scientifique (« le connaître doit évoluer avec le connu ») qu'en matière d'action publique (« ... car un homme qui crie, ce n'est pas un ours qui danse »). 

Au moment de lui rendre hommage sous cette forme académique, les souvenirs mêlés de l'étudiant et du « thésard »le disputent à ceux de l'ami et du collègue. De prime abord, la richesse et la diversité de l'œuvre aujourd'hui honorée ne facilitent pas le choix d'un dénominateur commun. Pourtant, un fil rouge traverse cette abondante production : comment vivre ensemble avec nos différences... à la fois libres et égaux ? De l'océan Indien (de la Réunion à l'île Maurice) à la mer des Caraïbes (d'Haïti aux Antilles françaises), les recherches de Jean Benoist participent de cette interrogation fondamentale qui se pose à toutes les sociétés aujourd'hui, avec un regain d'intensité : comment combiner identités culturelles et démocratie, diversité des convictions et unité de la loi, inégalités sociales et pluralisme des origines ? Il ne suffit pas d'affirmer que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits pour que, dans les faits, cette liberté et cette égalité leur soient acquises. C'est que les hommes, au-delà de l'identité abstraite reconnue à tous, sans distinction ni discrimination, reçoivent aussi de leur enracinement social une identité concrète, qui s'accommode des différences et des particularismes. Selon qu'ils mettent l'accent sur l'individu dépouillé de ses appartenances ou sur la manière dont celles-ci le façonnent, les sociologues comme les politiques sont ainsi conduits à privilégier l'une des dimensions de la condition humaine au risque de sacrifier l'autre. 

La tradition du libéralisme politique, fondement des grandes démocraties occidentales, qui sont nées de la priorité donnée aux droits de l'individu sur ceux des ordres et des corporations, est aujourd'hui contestée par le mouvement communautarien, qui défend, contre l'individualisme libéral, les droits collectifs des groupes et des minorités. Le débat entre ces deux conceptions a commencé il y a une vingtaine d'années aux États-Unis et au Canada. Il se développe en Europe à mesure que se diffusent les idées de société multiculturelle et de droit à la différence. En France même, les controverses suscitées par le port du voile à l'école publique, la notion de peuple corse ou encore la reconnaissance des langues et cultures régionales en rappellent toute l'actualité, malgré la crispation d'un modèle républicain qui disqualifie, au nom d'un universalisme égalitariste illusoire, toute référence publique aux appartenances ethniques et culturelles. 

La République est une et indivisible, ont proclamé les pères fondateurs, s'opposant ainsi à la reconnaissance de communautés faisant écran entre le citoyen et la nation. Deux siècles plus tard, cet interdit fondateur est-il encore justifié alors que la « révolution multiculturelle » (de la multiplication des groupes revendiquant des styles de vie propres jusqu'à la diffusion des ethno-vérités) gagne du terrain chaque jour dans la plupart des grands centres urbains ? Le lien communautaire n'est-il pas aujourd'hui devenu l'une des modalités par lesquelles se tisse le nouveau lien civique ? Les transformations démographiques en cours et les réclamations identitaires qui les accompagnent, semblent marquer le passage rétif d'un « savoir vivre au singulier » à un « vouloir vivre au pluriel ». Quelle peut donc être aujourd'hui la part du multiculturalisme dans cette quête contemporaine du vouloir vivre ensemble à la fois libres, égaux mais différents ? A quelles conditions les politiques multiculturelles pourraient-elles utilement participer à la régulation politique des conflits sociaux qui empruntent souvent au langage explosif de la religion ou de la « race » ? Dans quelles mesures, ces « politiques de la différence » peuvent-elles être un vecteur d'approfondissement de la démocratie libérale et pluraliste ? Sans doute, n'existe-t-il aucune réponse universelle, transposable d'une situation à l'autre, au-delà des contingences contextuelles. À la lumière des expériences en cours et de l'état du savoir accumulé, on peut néanmoins formuler au moins trois propositions. Tout d'abord, la prise en compte de la diversité culturelle et identitaire ne peut se faire au détriment du partage des références communes. Ensuite, l'octroi de droits collectifs ne peut concurrencer le renforcement des droits individuels. Enfin, la mise en place d'une démocratie multiculturelle doit exprimer le souci constant d'une plus grande justice sociale.

 

Le partage de références communes

 

La prise en compte de la diversité culturelle et identitaire ne peut se faire au détriment de références communes. Parmi d'autres auteurs, Amin Maalouf, romancier franco-libanais, arabophone mais écrivain d'expression française, de culture chrétienne et musulmane, a remarquablement illustré cette première règle d'un savoir vivre au pluriel. « En matière d'immigration, écrit-il, l'intégration est un chemin de crête, la voie étroite entre deux précipices, entre deux conceptions extrêmes. La première est celle qui considère le pays d'accueil comme une page blanche où chacun pourrait écrire ce qui lui plaît, ou pire, comme un terrain vague où chacun pourrait s'installer avec armes et bagages, sans rien changer à ses habitudes. L'autre conception extrême est celle qui considère le pays d'accueil comme une page déjà écrite et imprimée, comme une terre dont les lois, les valeurs, les croyances, les caractéristiques culturelles et humaines auraient déjà été fixées une fois pour toutes, les immigrants n'ayant plus qu'à s'y conformer ». Il ne s'agit donc ni de contraindre les uns à vivre comme les autres ni de pousser les uns à vivre en marge des autres. Vouloir vivre ensemble au pluriel requiert deux exigences d'égale intensité : d'une part, une exigence de réciprocité ; d'autre part, une exigence d'équité. Selon le même auteur, cette équation conduit à deux recommandations symétriques : aux uns, « plus vous vous imprégnerez de la culture du pays d'accueil, plus vous pourrez l'imprégner de la vôtre » ; aux autres, « plus un immigré sentira sa culture d'origine respectée, plus il s'ouvrira à la culture du pays d'accueil ». Cette nécessité d'un code de vie commune n'est pas toujours comprise par ceux-là mêmes qui placent la priorité dans la célébration de la diversité, pour avoir tant souffert des pressions vers la conformité. On en connaît pourtant les dérives parfois meurtrières comme les tendances pernicieuses à maintenir les communautés à l'écart les unes des autres, au nom de la différence. Sans un jeu de références communes, des valeurs centrales de cohésion aux règles élémentaires de civilité, des marges de différence garanties aux garde-fous nécessaires, de l'attachement commun envers l'ordre social au désir collectif d'en élever le rendement politique, comment une société pourrait-elle durablement survivre aux forces centrifuges qui l'animent ? Contrairement aux préceptes de ses militants les plus radicaux, le pluralisme culturel n'est pas, on le répète, une fin en soi mais, à l'inverse, un moyen de mieux organiser la vie ensemble. S'il cesse d'être au service de cette finalité ultime, le projet multiculturel affaiblira la cohésion sociale davantage qu'il ne pourra la renforcer. 

Une fois admise la nécessité d'un pacte de vie commune, il reste à en fixer les modalités de son actualisation périodique. Compromis fragile, le savoir vivre ensemble est sujet à renégociation, qu'il s'agisse de définir ce qui, dans la culture du pays d'accueil, fait partie du noyau dur de valeurs (core values) auquel toute personne est censée adhérer et ce qui peut être légitimement contesté et refusé ; d'accepter ou de refuser telle ou telle composante de la culture d'origine des immigrés comme « une dot précieuse » ou une « tare indélébile » ; de faire évoluer la loi en matière de protection de certaines minorités. Dans ce débat autour de la norme collective et de son sens, l'enjeu est bien celui de la participation des minorités, nationales ou étrangères, territoriales ou non, dont le point de vue est encore trop souvent vaguement méconnu ou franchement méprisé par la majorité. Dans certaines villes, l'association des immigrés à la gestion publique a permis d'enregistrer des progrès réels dans la régulation des problèmes sociaux. Plus cette participation au management municipal est élargie, moins l'indice de conflictualité intercommunautaire est élevé. Malgré des initiatives prometteuses, cette pédagogie interculturelle reste encore peu répandue. Pourtant, sans une connaissance maîtrisée de l'autre, une véritable « culture des cultures », permettant de célébrer la différence sans la sanctuariser, susceptible de louer la diversité comme un lieu de partage (et non de division), rappelant inlassablement aux uns et aux autres la nécessité de valeurs transcommunautaires, comment peut-on vouloir que la démocratie survive, que notre société intègre l'immigrant, tâche de se défendre contre l'intolérance, la xénophobie et le racisme ? Là encore, l'école pourrait utilement contribuer à : remplir cette mission centrale « en amenant, selon Amin Maalouf, les jeunes à assimiler ce qu'est une culture au sens anthropologique ; à comprendre le point de vue de l'autre même si on ne le partage pas, ce qui implique une intelligence correcte du relativisme ; à légitimer l'identité culturelle tout en empêchant sa sacralisation ; (...) à assurer le respect des différences dans le cadre d'un système d'attitudes autorisant leur dépassement ».

 

Le primat des droits individuels

 

L'octroi de droits collectifs ne peut concurrencer le renforcement des droits individuels. Par cette proposition, on entend la nécessité de concilier trois exigences souvent présentées comme contradictoires. Tout d'abord, l'égalité effective des droits et des devoirs des personnes vivant ensemble dans une société donnée, indépendamment de leur nationalité. Ensuite, le droit à l'expression des identités collectives des minorités nationales ou des groupes issus de l'immigration. Enfin, la liberté pour les individus du choix de leur appartenance identitaire, indépendamment de leur origine ethnique ou culturelle, voire de leur situation juridique. Là encore, il s'agit d'un garde-fou nécessaire pour prévenir les risques d'enfermement communautaire et les mécanismes d'assignation à résidence identitaire. D'un côté, il convient de prendre en compte autant de différence que nécessaire ; de l'autre, il importe de garantir autant d'égalité que possible. Dans la littérature spécialisée, ce point de vue ontologique, posant le primat de l'individu sur le groupe, est minoritaire. De nombreux auteurs mettent au contraire l'accent sur la « communauté constitutive » des individus. Pourtant, aucune appartenance ou réclamation identitaire n'est définitive. Souvenons-nous de la formule d'Edmond Jabès, « Ne te crois jamais arrivé car, partout, tu es un voyageur en transit » ou, pour en citer une plus récente, celle du sociologue Michel Giraud, « l'identité ne procède pas de l'intolérance sacrée de la racine mais de l'inquiétude de la relation ». Il convient donc de réaffirmer avec force le principe de l'égalité totale des droits et des devoirs fondamentaux pour tous les individus, indépendamment de leurs appartenances ethniques ou culturelles. Partager une origine ethnique ou une revendication identitaire ne garantit ni la communauté des sentiments ni la convergence des intérêts. Seule la protection juridique des droits individuels peut alors permettre de prémunir les personnes contre les prescriptions sociales attachées à telle ou telle appartenance collective. Dans nos sociétés modernes, cette protection est en principe garantie par la qualité de citoyen - qu'il faudra bien un jour détacher de tout critère de nationalité au profit du seul critère de résidence -qui implique l'octroi de droits aux individus contre certaines exigences de minorités particulières. En matière culturelle, la citoyenneté pourrait ainsi garantir « le droit de choisir librement son (ou ses) appartenance, son (ou ses) affiliation culturelle et de révoquer ses choix quand on le désire. Chaque individu devrait, poursuit Marco Martiniello, aussi respecter les choix culturels et identitaires des autres ». 

Pour autant, il ne s'agit pas d'écarter toute possibilité d'accorder des droits à des minorités en tant que communautés, des droits spéciaux de représentation pour les groupes désavantagés aux droits multiculturels pour les immigrants, des droits à l'autonomie pour les minorités nationales à la prise en compte des « droits religieux ». Dans toute société se réclamant d'un idéal démocratique, ces droits collectifs apparaissent à la fois comme des compensations devant des inégalités socio-ethniques parfois criantes et souvent comme un rempart contre les extrémismes. Selon les situations, ce mariage des droits individuels et des droits collectifs peut parfaitement répondre aux exigences sociales, à condition toutefois de subordonner strictement le respect des premiers aux garanties apportées aux seconds. L'accommodation des différences, chère à Charles Taylor, appelle ainsi un double mouvement : garantir aux uns un véritable droit à la différence comme aux autres un droit égal à l'indifférence, indépendamment des appartenances ethniques ou culturelles. Par exemple, un jeune Turc né en Allemagne devrait pouvoir choisir en toute liberté son itinéraire identitaire sans être assigné à résidence communautaire par la société d'accueil sur la seule base de son origine ethnique ou culturelle. Il appartient à chaque génération d'Allemands de dire ce qu'est un Allemand, c'est-à-dire d'élargir la définition héritée, de l'amender et de la renouveler, en tenant compte des transformations socioculturelles de la population globale vivant en Allemagne et contribuant de fait à en définir l'identité nationale. 

 

L'exigence de justice sociale

 

La reconnaissance de la diversité culturelle et identitaire gagne à être articulée au combat contre les inégalités économiques et sociales. Dans la littérature spécialisée comme au miroir de l'action publique, le traitement politique de la question culturelle est encore trop souvent dissocié de la gestion publique de la question sociale. A quelques exceptions près, les analyses courantes se divisent en deux catégories : d'une part, celles qui saisissent les affirmations identitaires comme des phénomènes autonomes en occultant plus ou moins leurs dimensions économiques et sociales ; d'autre part, celles qui soulignent au contraire les déterminants sociaux et économiques des revendications identitaires en récusant leur autonomie relative. Or, la quête d'une société multiculturelle plus harmonieuse et conviviale recoupe la question de la justice sociale et de la lutte contre les inégalités. Les processus de formation et d'affirmation identitaire sont en effet étroitement liés aux phénomènes d'exclusion et de recomposition des inégalités économiques. Dans la grande majorité des cas, les réclamations identitaires sont avant tout des mises en forme ethnique et culturelle de demandes égalitaires insatisfaites. Ces revendications traduisent toujours des déficits de citoyenneté, intensément vécus et ressentis par certains groupes, plus ou moins stigmatisés, victimes d'une double mise à l'écart socio-économique et culturelle. 

Dans l'échantillon des pays de référence, les États-Unis offrent un exemple particulièrement illustratif tant le traitement politique de la diversité culturelle et identitaire l'emporte largement sur les programmes publics visant à réduire les inégalités économiques et sociales. Les revendications multiculturelles y sont d'autant plus prospères que les politiques sociales sont réduites à la portion congrue. L'attrait des appels communautaires est alors directement lié au démantèlement progressif des programmes sociaux et aux écarts de niveau de vie entre les différentes composantes de la population. Le succès populaire de la Million Man March, organisée en 1995 par Louis Farrakhan, leader du mouvement Nation of Islam, signifie moins l'adhésion subite d'un million de Noirs aux délires politico-religieux d'un personnage hautement controversé que la permanence du profond malaise des Africains-Américains au sein d'une société américaine où la barrière de couleur (color bar) sévit encore dans tous les compartiments de la vie sociale. Dans un petit livre en forme de bilan, John Hope Franklin appelle l'attention sur la profondeur du fossé qui continue de diviser Noirs et Blancs. Des domaines du logement à celui de l'emploi, de l'éducation aux revenus, de la santé à la mobilité sociale, les indicateurs sont largement défavorables aux personnes de couleur. Selon Loïc Wacquand, c'est pourtant l'inégalité devant le système pénal qui donne le mieux la mesure du gouffre qui sépare celles-ci de leurs concitoyens et de l'impact social de la criminalisation de la misère. « Depuis 1991, et pour la première fois, les prisons des États-Unis enferment moins de Blancs que de Noirs : ces derniers pèsent 12% dans la population du pays mais fournissent 53% de ses détenus. Cette même année, le taux d'incarcération des Afro-Américains s'élevait à 1895 pour 100 000 après un triplement en douze ans, soit presque sept fois le taux des Blancs (293 pour 100 000) et vingt fois les taux enregistrés dans les pays d'Europe. (...) L'emprisonnement massif et sommaire des jeunes Noirs pauvres sert de palliatif bon marché (à court terme) aux carences grossières de la politique sociale du pays, mais au prix de dommages irréparables infligés à la communauté afro-américaine urbaine ». 

À l'évidence, les politiques multiculturelles perdent une part importante de leur intérêt quand elles ne sont pas soigneusement combinées avec des politiques de lutte contre les inégalités sociales et économiques. A quoi bon en effet célébrer les différences culturelles tout en laissant fleurir les inégalités sociales, alors que les premières chevauchent souvent les secondes ? Quelle peut être la portée d'un projet de démocratie multiculturelle qui n'aurait aucun contenu social, alors même qu'il est censé être le couronnement d'une société à la fois plus égale et plus juste ? Quel pourrait être le profit d'une reconnaissance symbolique de la diversité culturelle et identitaire si elle n'est pas adossée à une politique d'égalité des chances contribuant à donner à ceux qui en ont le plus besoin des raisons de croire et d'espérer dans la possibilité d'une mobilité sociale qui puisse leur permettre de sortir de conditions de vie infra-humaines ? Autant de questions auxquelles les pouvoirs publics seront contraints d'apporter des réponses sous peine d'exposer la vie commune aux dérives meurtrières des pressions identitaires centrifuges. Savoir vivre au pluriel suppose donc à la fois un approfondissement des valeurs cardinales de la démocratie débouchant sur une ouverture raisonnée à la diversité culturelle et identitaire mais surtout une meilleure répartition des ressources entre les personnes. Nos sociétés contemporaines sont pourtant loin de satisfaire à ces deux exigences, malgré les menaces directes que la révision à la baisse des politiques sociales fait peser sur leurs équilibres internes. Il n'y a cependant guère à penser qu'elles puissent les ignorer durablement, compte tenu de leurs profondes mutations économiques et de leur extrême fragmentation sociale et culturelle. Face au pessimisme de la raison du chercheur, il convient alors de mobiliser l'optimisme de la volonté du militant car, selon la belle formule du poète, là où croît le péril de l'homme, croît aussi ce qui peut le sauver.

 

Références bibliographiques

 

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MENDRAS, Henri, Comment devenir sociologue. Souvenirs d'un vieux mandarin, Actes Sud, Arles, 1995, 335 pages. 

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SCHNAPPER, Dominique, La Relation à l'autre. Au coeur de la pensée sociologique, Gallimard, Paris, 1998, 568 pages. 

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WACQUAND, Loïc, « Reposer le problème noir américain », Actes de la recherche en sciences sociales, no 111 / 112, 1996, p. 122-124. 

WIEVIORKA, Michel (dir.), Une Société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, La Découverte, Paris, 1996, 323 pages.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 27 juillet 2008 8:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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