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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fred Constant, “Le débat public autour de l’esclavage: conflits de mémoires et tensions sociopolitiques.” Un article publié dans la revue CITÉS, Philosophie, Politique, Histoire, no 25, 2006, pp. 174-177. Paris : Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 20 mars 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Fred CONSTANT

Professeur des universités, Université Antilles-Guyane 

Le débat public autour de l’esclavage :
conflits de mémoires et tensions sociopolitiques
”. 

Un article publié dans la revue CITÉS, Philosophie, Politique, Histoire,. no 25, 2006, pp. 174-177. Paris : Les Presses universitaires de France.
 

Introduction
 
MÉMOIRES DU PASSÉ, ENJEUX DU PRÉSENT
 
RÉGRESSION IDENTITAIRE ET FRAGMENTATION COMMUNAUTAIRE
 
VÉRITÉ, JUSTICE ET RÉCONCILIATION

Introduction

 

Au moment où la mémoire nationale commence à s’entrouvrir à la traite négrière et à l’esclavage sous la pression d’une demande sociale croissante, des vents mauvais soufflent, parfois en rafales puissantes, parmi leurs héritiers déclarés ou supposés, sommés, par ceux-là mêmes qui, en leur sein, se sont érigés en leaders d’opinion, de « choisir leur camp », en succombant à un manichéisme qui, en tenant à distance la complexité de cette histoire, interdit à jamais d’en appréhender la globalité où le tout et la partie sont pourtant inextricables et où les causalités ne sont jamais univoques. Sans vouloir sous-estimer l’indifférence, voire l’hostilité séculaires – maintes fois dénoncées – des pouvoirs publics en la matière, il apparaît aujourd’hui nécessaire et urgent de déplacer le curseur de l’analyse vers la minorité agissante issue d’une poignée d’associations d’originaires d’outre-mer [1], particulièrement active dans ce processus de mobilisation et revendication mémorielles. À cette occasion, on voudrait se pencher, dans les limites de cet article, sur les axes structurant la contribution de ces groupes radicaux au débat public ainsi affecté par un double péril : d’une part, la tendance à en enfermer les termes « dans des caricatures du passé dans lesquelles transparaît le souci de régler les comptes du présent » [2] ; d’autre part, la tentation irrésistible à « communautariser » les échanges qui l’organisent, en attisant des divisions passionnelles parmi ceux-là mêmes qui se partagent le terrain de la mobilisation et qui, comme tels, poursuivent pourtant une cause commune. 

 

MÉMOIRES DU PASSÉ,
ENJEUX DU PRÉSENT

 

Comme chacun sait, « les mémoires se coulent dans une temporalité propre, portées par des agents spécifiques qui défendent dans l’espace public leur vision du passé et l’affrontent à d’autres. La lente inscription de la mémoire des groupes dans la mémoire collective est l’aboutissement de luttes entre des institutions et des acteurs antagonistes » [3]. Les acteurs de la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage n’échappent ni à ces mécanismes généraux ni aux travers auxquels ceux-ci conduisent communément. L’actuel retour de mémoire en offre une expression illustrative tant il se nourrit d’intérêts hétéroclites et hétérogènes où le passé esclavagiste fournit à la fois un écran de projection des frustrations présentes ainsi qu’un vecteur de formation d’une conscience noire embryonnaire. Faute de place, énumérons rapidement les enjeux qui sous-tendent ce processus collectif de remémoration : tout d’abord, le deuil du retour au pays et l’affirmation identitaire de « Français pas tout à fait comme les autres » ; ensuite, le refus de la banalisation des pratiques discriminatoires et le désir de reconnaissance collective qui lui est corollaire ; enfin, le divorce croissant avec les sociétés de naissance ou d’origine et le recyclage symbolique d’un indépendantisme avorté. Dans cette configuration inédite, la question proprement dite de la traite négrière et de l’esclavage n’occupe pas, en réalité, une place cardinale malgré la rhétorique militante de certains acteurs dont on peut se demander, avec certaines historiennes (Dulucq, Zytnicki), si, en prescrivant un devoir de mémoire univoque, « ils ne confisquent pas les usages sociaux du passé colonial au risque de promouvoir une fiction qui en occulte les enjeux » [4]. Ainsi assistons-nous à un renversement de la vision impériale de la traite et de l’esclavage : d’une « histoire des dominants » rejetée sans bénéfice d’inventaire, on passe à l’exaltation d’une « histoire des dominés » acceptée sans réserve. Au nom de la mémoire de l’esclavage et de ses victimes, celle de l’abolition et de ses figures n’a plus droit de cité. Au nom d’une prétendue justice historique, la victimisation des uns fait face à la culpabilisation des autres. Au nom de la « souffrance immémoriale des Noirs », toute tentative de « tenir les deux bouts de la chaîne », en introduisant forcément des nuances au fur et à mesure des avancées des travaux historiques, est immanquablement interprétée comme une trahison de la cause suprême, celle de la défense des damnés de la terre. Dans cette brèche se glissent, notamment auprès des jeunes en mal de repères, les armes de l’intolérance et la tentation des amalgames les plus terribles. 

 

RÉGRESSION IDENTITAIRE
ET FRAGMENTATION COMMUNAUTAIRE

 

Au sein même de ses héritiers lointains, la réactivation des souvenirs enfouis de la traite et de l’esclavage donne alors lieu à une « guerre des mémoires » qui réactive parfois des clivages hérités de l’histoire coloniale, procédant par invectives, anathèmes et excommunications. D’un côté, les Réunionnais sont soupçonnés d’indifférence au motif d’une intériorisation outrancière de l’« histoire officielle » aux relents schoelchéristes. De l’autre, les Antillais – auxquels sont souvent hâtivement associés les Guyanais – sont accusés de « faire monter les enchères » en cherchant à imposer leur vision vernaculaire comme la seule source légitime susceptible d’inspirer l’action des pouvoirs publics. Dans tous les cas, la concurrence des points de vue corollaires à la hiérarchie des malheurs entame l’universalité de leur dénonciation. Dans les discussions en cours, la régression vers l’assignation de chacun à son origine (réelle, revendiquée ou attribuée) et aux positions qui lui sont associées l’emporte sur la vision offrant à tous la promesse d’un récit partagé respectueux des histoires locales. Racine, passé, filiation, héritage, phénotype sont, ici, les mots clés d’une quête des origines qui tend à ethniciser les conflits de mémoires cloisonnées et à disqualifier la diversité des histoires spécifiques. 

 

VÉRITÉ, JUSTICE ET RÉCONCILIATION

 

Parce que les « mémoires particulières n’ont aucune compassion les unes pour les autres » [5], il n’y a guère à attendre qu’un consensus puisse miraculeusement émerger sans délai. À tout le moins est-il permis d’espérer que le pluralisme des mémoires ne puisse encore longtemps prévenir les pouvoirs publics de prendre les initiatives tant attendues en matière d’enseignement, de recherche, d’archives et de patrimoine. En l’absence d’un consensus improbable, l’État doit néanmoins pouvoir prendre ses responsabilités en donnant suite aux recommandations du Comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME). Dans l’immédiat, il lui appartient de rendre publique son choix d’une date de commémoration, en France hexagonale, de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, et surtout de réunir le comité interministériel annoncé pour traduire dans les faits les propositions concrètes du CPME. Sans doute, la mémoire et l’histoire de ces pages sombres entreront ainsi progressivement en interaction et leur réappropriation complexe en sera favorisée, des deux côtés des océans, par la naissance d’un espace de discussion et d’analyse, respectueux des impératifs du « devoir d’histoire » et en prise avec les exigences d’une demande sociale « décommunautarisée ».


[1] Parmi d’autres organisations, citons le Comité de la marche du 23 mai 1998 (CM 98), le Collectif des filles et fils d’Africains déportés (COFFAD), le Collectif DOM, les Assises de l’anticolonialisme postcolonial.

[2] Michel Giraud, « Les enjeux présents de la mémoire de l’esclavage », in Patrick Weil et Stéfane Dufoix (dir.), L’esclavage, la colonisation, et après..., Paris, PUF, 2005, p. 533-559 (ici p. 544).

[3] Sophie Dulucq, Colette Zytnicki, « Penser le passé colonial français, entre perspectives historiographiques et résurgence des mémoires  », Vingtième siècle, avril-juin 2005, p. 59-71 (p. 66).

[4] Isabelle Merle, Emmanuelle Sibeud, « Histoire en marge ou histoire en marche ? La colonisation entre repentance et patrimonialisation », communication au colloque La politique du passé : constructions, usages et mobilisations de l’histoire de France des années 1970 à nos jours, Université de Paris I, 25-26 septembre 2003, p. 67.

[5] Benjamin Stora, « Les aveux les plus durs. Le retour des souvenirs de la guerre d’Algérie dans la société française », in Patrick Weil et Stéfane Dufoix (dir.), op. cit., p. 585-599 (ici p. 596).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 1 août 2008 12:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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