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HYDRO-QUÉBEC
Autres temps, autres défis.
Préface
Claude CORBO
Peu d'institutions occupent, dans l'imaginaire collectif québécois, une place aussi massive qu'Hydro-Québec. Il y a, en Amérique du Nord, nombre d'entreprises plus anciennes et au chiffre d'affaires plus élevé. Il y a aussi nombre d'entreprises productrices et distributrices d'énergie. Se trouve-t-il des entreprises qui revêtent une physionomie aussi particulière et originale qu’Hydro-Québec et qui entretiennent une relation aussi unique avec leur milieu social, politique et culturel qu'Hydro-Québec ? Intimement présente dans la vie la plus quotidienne de la population québécoise, Hydro-Québec est tellement plus, pour la conscience collective de cette population, qu'une simple source d'énergie électrique.
Hydro-Québec est née en deux temps, chacun marqué d'âpres débats politiques sur des questions aussi centrales que la propriété des ressources naturelles, le rôle de l’État dans le développement économique et social, le contrôle par la société québécoise de son devenir économique face à l'emprise du capital étranger et l'efficacité de l'entreprise publique. Ces débats qui ont marqué les années 1930 jusqu'à la première nationalisation de 1944, qui ont repris avec la Révolution tranquille des années 1960 jusqu'à la deuxième nationalisation de 1963, ces débats donc semblent capables de renaître encore maintenant. Hydro-Québec a cette singularité d'être une grande entreprise énergétique née plus d'un certain nationalisme et de choix politiques déterminés que du simple jeu des forces du marché, cela constitue un acte de naissance peu fréquent en Amérique du Nord. Hydro-Québec, depuis la célèbre campagne électorale de l'automne 1962, rappelle toujours, en filigrane, la figure charismatique de René Lévesque et ce slogan Maîtres chez nous ! qu'avait accepté de chevaucher Jean Lesage (non sans qu'il sût qu'une telle monture pouvait le conduire là où il ne souhaitait guère aller). Et c'est ainsi qu'Hydro-Québec s'est révélée être beaucoup plus qu'une simple entreprise de production et de distribution d'énergie.
Au fil des ans, Hydro-Québec a aussi pris la forme d'une affirmation polymorphe de l'identité québécoise : affirmation de la pertinence [vii] de la langue française comme langue de travail dans une grande entreprise de technologie de pointe ; affirmation de la compétence technologique québécoise qu'illustrent les barrages géants dont Manic-1 est une image privilégiée ; affirmation de la compétence planificatrice, administrative et financière québécoise ; affirmation du potentiel scientifique québécois ; affirmation de la présence internationale du Québec ; affirmation de la volonté québécoise d'occuper tout son territoire et surtout le Nord aux fabuleuses richesses ; affirmation de la capacité québécoise de s'autosuffire ou presque en matière énergétique ; affirmation de la sensibilité québécoise à la nécessité d'une énergie propre et renouvelable ; affirmation de la volonté québécoise d'alimenter ses voisins en énergie et ainsi d'imposer sa propre puissance économique ; affirmation, aussi, de la société québécoise comme une grande famille tissée étroitement. Hydro-Québec a non seulement produit des mégawatts, mais aussi nourri, renforcé, exalté l'identité québécoise.
Le devenir d'Hydro-Québec mérite donc une réflexion attentive, réflexion qui se déploie abondamment dans les pages de cet ouvrage résumant le colloque tenu à l'Université du Québec à Montréal en mars 1994, à la veille du cinquantième anniversaire de la société d'État. Ce colloque illustre aussi combien l'intime relation entre Hydro-Québec et la société québécoise s'accompagne maintenant d'interrogations difficiles qui reflètent le laborieux cheminement du Québec. Le développement d'Hydro-Québec, longtemps perçu comme clé majeure du développement économique du Québec, se heurte, comme ce dernier, à des difficultés nouvelles : résistance des marchés étrangers (résistance inspirée par des considérations souvent inavouables), résistance des Autochtones réticents à voir triompher irrévocablement l'emprise de l'homme blanc sur leurs territoires, résistance née de la conviction que l'énergie « propre » ne s'obtient pas sans un coût environnemental inévitable, résistance tenace de ceux à qui le caractère public d'une entreprise inspire une allergie insurmontable. L'avenir d'Hydro-Québec, comme celui du Québec même, ouvre des débats dont l'âpreté est troublante vu les succès passés de l'entreprise et dont l'issue finale est très incertaine. Quoi qu'il arrive, Hydro-Québec aura écrit des pages fascinantes de l'histoire québécoise. Quoi qu'il arrive, Hydro-Québec aura non seulement réalisé d'importantes tâches, mais placé la société québécoise face aux questions et aux possibilités les plus fondamentales de sa propre histoire.
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