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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

LE DROIT DE SE TAIRE. Histoire des communistes au Québec,
de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille
. (1989)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Robert Comeau et Bernard Dionne, LE DROIT DE SE TAIRE. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille. Montréal: VLB, Éditeur, 1989, 545 pp. Collection: tudes québécoises. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 novembre 2010 de publier tous ses écrits publiés il y a plus de trois ans dans Les Classiques des sciences sociales.]


[15]

Le droit de se taire.

Histoire des communistes au Québec,
de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille

Introduction

Bernard DIONNE et Robert COMEAU


Les conditions d'émergence du Parti     [17]
Les principales phases de l'activité communiste au Canada et au Québec     [22]
De la difficulté d'être communiste en Amérique du Nord     [35]



Le droit... de se taire ! Tel était en effet le seul droit reconnu aux communistes dans la société canadienne et québécoise des années vingt aux années soixante. Interdit en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, le Parti communiste du Canada (P.C.C.) devra effectivement vivre dans l'illégalité formelle dès sa création en 1921 jusqu'en 1924, puis de 1931 à 1936 (sous le coup de la section 98 du Code criminel) et de 1940 à 1943, cette fois en raison du Defence of Canada Regulation. Il sera à toutes fins utiles interdit au Québec de 1937 à 1957, sous l'empire de la « loi du Cadenas » de Maurice Duplessis. Enfin, il sera considéré comme la Cinquième Colonne de l'U.R.S.S. et donc comme un nid d'espions à la solde d'un pouvoir étranger, au cours de la période dite de « guerre froide », soit de 1946 à 1956.

On peut donc affirmer que le Parti communiste ne connut qu'une quinzaine d'années de liberté d'expression au Canada. Au Québec, le Parti fut illégal de 1931 à 1957, même si le pouvoir dut tolérer son existence sous des noms d'emprunt, tels que « Parti ouvrier canadien » ou « Parti ouvrier progressiste ».

La propagande anticommuniste, elle, s'exprima ouvertement, bruyamment même, à tel point qu'un observateur non averti débarquant à Québec, en 1937, aurait pu penser que la révolution bolchevique était imminente au pays de Baptiste. Brochures innombrables de l'École sociale populaire, séries d'articles de La Patrie, pamphlets des chambres de commerce et des frères des Écoles chrétiennes ne cessaient de mettre en garde leurs lecteurs contre « la menace communiste au Canada [1] ».

[16]

Mais jusqu'à quel point le P.C.C. a-t-il réellement constitué une menace pour le pouvoir au Canada ? A-t-il réussi à canaliser les aspirations au changement social de milliers de travailleurs et de travailleuses qui se sont impliqués dans les luttes pour l'amélioration de la condition ouvrière et l'extension des libertés au pays ? Quelle a été son influence sur la scène politique québécoise, dans le mouvement syndical, dans les domaines des idées et des arts ? Enfin, quelle est la nature d'un pareil parti et quelles sont les causes de son échec - non pas à prendre le pouvoir, ce qui était impensable - à s'enraciner durablement dans le mouvement ouvrier québécois et à y assumer une direction effective ? Telles sont les principales questions qui seront abordées dans cet ouvrage.

Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous avons délaissé le mode d'une histoire chronologique linéaire du Parti communiste canadien. Désireux d'éviter les pièges de l'apologie ou de la critique négative, nous avons plutôt choisi de présenter les travaux d'une dizaine de journalistes, d'historiens, de sociologues et d'une historienne de l'art sur le Parti communiste au Québec. Quant à ce texte de présentation, il est bien entendu que nous en assumons l'entière responsabilité. Nous avons donc retenu trois dimensions essentielles de l'activité communiste, encore qu'il faille indiquer que plusieurs articles ne se confinent pas à une seule des dimensions :


1) Les rapports du P.C. avec la société, y compris avec l'art ;
2) l'activité, les crises à l'intérieur même du Parti, et entre ses dirigeants ;
3) les rapports du P.C. avec les syndicats.


Les seize articles de ce recueil sont donc regroupés en trois sections qui font l'objet d'une présentation particulière. Une chronologie comparative Canada / Québec / mouvement communiste international permet au lecteur de se situer dans l'enchevêtrement des événements. Des tableaux sur les effectifs du Parti et une substantielle bibliographie viennent compléter cet ouvrage.

Mais avant d'aller plus loin, nous voudrions jeter les bases d'une réflexion plus globale sur la nature de ce Parti et sur les causes de son échec. Pour ce faire, il importe de rappeler les conditions d'émergence du mouvement communiste au Canada [17] après la Première Guerre mondiale, de même que les principales phases de son activité au pays. Nous serons alors en mesure d'évaluer le rôle du P.C.C. en regard du contexte national, des directives du mouvement communiste international et en comparaison avec les situations américaine et française. Nous pourrons alors nous interroger plus lucidement sur les causes de son échec et en proposer une analyse que nous ne voulons certes pas définitive et figée mais qui appellera - nous en sommes convaincus - de nouvelles études sur le sujet.


Les conditions d'émergence du Parti


Le Parti communiste canadien est né en 1921 d'une longue lutte au sein du mouvement ouvrier canadien pour y faire émerger les idées marxistes. Les origines politiques des fondateurs du P.C.C. étaient multiples. Certains venaient des divers partis socialistes qui étaient apparus au début du siècle et qui témoignaient de l'influence de la social-démocratie européenne au Canada dont : le Socialist Party of Canada (1904), les cercles du Socialist Labor Party américain, puis le Socialist Party of North America et le Social-Democratic Party of Canada (1910) [2]. D'autres étaient issus des syndicats de mineurs et de bûcherons affiliés aux Industrial Workers of the World (I.W.W.) américains et à la One Big Union canadienne née d'une scission au sein du Congrès des métiers et du travail du Canada (C.M.T.C.) en 1919 [3] ; ces militants préconisaient l'anarcho-syndicalisme, théorie selon laquelle la classe ouvrière, classe des « producteurs », peut s'emparer du pouvoir sans parti politique, au moyen [18] de la grève générale insurrectionnelle des syndicats révolutionnaires. Plusieurs, enfin, s'étaient familiarisés avec les thèses de Lénine et de l'Internationale communiste en créant des branches canadiennes des deux partis communistes américains de l'époque, le United Communist Party of America et le Communist Party of America.

Déjà, en février 1919, une première tentative de création d'un parti communiste canadien avait échoué lorsque la police avait procédé à l'arrestation de plusieurs militants, dont John Boychuck, Tom Bell et Florence Custance, en vertu de la Loi sur les mesures de guerre. Ces militants voulaient créer une Association internationale ouvrière « afin d'unir les ouvriers pour soutenir la révolution russe et intensifier la lutte pour le socialisme au Canada [4] ».

En réalité, ce sera l'action directe et concertée de l'Internationale communiste au Canada et aux États-Unis qui permettra l'unification des groupes marxistes et la mise sur pied du Communist Party of the United States of America (C.P.U.S.A.) et du Parti communiste du Canada.

L'Internationale communiste, fondée en 1919 à Moscou par Lénine, délégua Caleb Harrison au Canada pour présider le congrès de fondation du P.C.C., le 23 mai 1921. Nous savons que 22 délégués prirent part à ce congrès : 15 étaient membres de la section pro C.P.A., 5 de la section pro U.C.P.A. et 2 du Socialist Party of Canada. Par ailleurs, il faut mentionner le rôle très important qu'ont joué les organisations ethniques, telles que la Ukrainian Labor Temple Association et la Finnish Organization, qui fourniront au mouvement communiste des dirigeants expérimentés tels que Maurice Spector, John Boychuck, Matthew Popowitch et plusieurs autres.

Il était probablement normal ou inévitable que l'Internationale communiste joue un rôle majeur dans l'orientation du jeune Parti communiste canadien. Ce dernier se hâta de ratifier les 21 conditions d'adhésion à l'Internationale communiste. Cette dernière avait été créée par Lénine pour faire contrepoids à la IIe Internationale des partis ouvriers, créée en 1889 par Friedrich Engels et encore active aujourd'hui, jugée trop réformiste [19] et modérée par le révolutionnaire russe. Et c'est justement pour répandre sa doctrine du « Parti de type nouveau » que Lénine prépara une conférence à Moscou, en 1919, où 52 représentants de 35 organisations de 21 pays européens furent invités à jeter les bases d'une nouvelle organisation révolutionnaire internationale. Le congrès adopta un Manifeste aux prolétaires du monde entier dans lequel on précisait les tâches de ce qui allait devenir la Ille Internationale ou l'Internationale communiste (Komintern, I.C.) :


Notre tâche est de généraliser l'expérience révolutionnaire de la classe ouvrière, de débarrasser le mouvement des mélanges impurs de l'opportunisme et du social-patriotisme, d'unir les forces de tous les partis vraiment révolutionnaires du prolétariat mondial et par là même de faciliter et de hâter la victoire de la Révolution communiste dans le monde entier [5].


Puisque le Komintern (abréviation de Kommunistische Internationale en allemand et de Koumounistitcheskoi International en russe) se voulait « l'Internationale de la réalisation révolutionnaire », contrairement à la IIe Internationale qui avait échoué, il convenait d'imposer de sévères conditions d'admission à la nouvelle organisation. Connue sous le nom des « 21 conditions », cette nouvelle charte du mouvement communiste fixait un cadre rigide pour les partis communistes qui allaient voir le jour au cours des années 1919-1921.

Retenons les principales conditions auxquelles le P.C.C. devrait lui aussi adhérer : 1- la propagande et l'agitation quotidiennes doivent avoir un caractère communiste, c'est-à-dire être dirigées contre la bourgeoisie et contre les réformistes ; 2- l'épuration du mouvement des « réformistes » et des « centristes » ; 3- la création d'un parti légal et d'une organisation clandestine, en combinant l'action légale et l'action illégale ; 9- la nécessité de faire de la propagande au sein des syndicats, coopératives et [20] autres organisations des masses ouvrières, et d'y créer des noyaux communistes totalement subordonnés au Parti ; 11- la subordination de l'aile parlementaire au Comité central du Parti ; 12- l'édification des partis sur le principe du centralisme démocratique, c'est-à-dire : centralisation, discipline militaire, larges pouvoirs à l'organisme central, acceptation quasi inconditionnelle de la « ligne du Parti » par les membres, etc. ; 13- l'épuration périodique des partis « afin d'en écarter les éléments intéressés et petits-bourgeois » ; 14- le soutien sans réserve aux républiques soviétiques ; 16- ­l'application obligatoire de toutes les décisions du Congrès et de la direction de 1’I.C. par tous les partis affiliés (...) [6].

Les fondements du Parti sont donc clairs : adhésion au modèle de parti léniniste et à l'Internationale chargée d'en appliquer les préceptes. Mais également adhésion à la théorie léniniste de l'impérialisme « stade suprême du capitalisme » avec la conviction de l'inéluctabilité et de la proximité du renversement du capitalisme. Cette théorie est à la base de l'attitude sectaire de l’I.C. et des P.C. de 1919 à 1934 ; elle est à l'origine de leur condamnation sans appel de la social-démocratie, des « réformistes » et de tous les courants divergents au sein du mouvement ouvrier. Pour Lénine, la révolution est imminente car les bases objectives de celle-ci sont prêtes : « putréfaction » du capitalisme, exacerbation des contradictions entre pays impérialistes et pays opprimés, entre capitalistes et prolétaires, etc. Il ne manque que les conditions subjectives : un parti d'avant-garde, centralisé et quasi militaire qui saura conduire le prolétariat à la victoire. Le P.C. C. se présente comme tel : il est l'avant-garde du prolétariat canadien tout en étant une section combattante de l'Internationale communiste, elle-même avant-garde du prolétariat mondial.

Si le modèle léniniste a pu ainsi rallier un groupe important de socialistes canadiens à sa doctrine et à son mode organisationnel, c'est, ici comme ailleurs, grâce au succès de la révolution d'Octobre. En effet, la victoire du Parti bolchevik, en octobre 1917, a propulsé Lénine et ses thèses au devant de la scène [21] politique ; elle lui a assuré l'écoute attentive de millions de prolétaires et d'intellectuels à la recherche d'un monde meilleur et d'une stratégie pour y parvenir. Le modèle bolchevique court-circuitait toutes les expériences antérieures : il donnait au prolétariat la conviction de sa victoire imminente tout en permettant théoriquement aux peuples opprimés par l'impérialisme de se passer de l'étape - naguère jugée indispensable par Marx et Engels - de la révolution bourgeoise. Désormais, et l'exemple russe en témoignait éloquemment [7], on pouvait passer du stade féodal au stade socialiste de développement sans étape capitaliste intermédiaire. Malgré les avertissements prophétiques de la communiste allemande Rosa Luxembourg, pour qui la voie bolchevique ouvrait toute grande la porte à la dictature d'une poignée d'intellectuels sur les masses ouvrières incultes de Russie, la tactique bolchevique du moment fut érigée au rang de dogme infaillible par l'Internationale communiste :


La condition qu'implique tacitement la théorie de la dictature selon Lénine et Trotsky est la suivante : un bouleversement socialiste est une chose pour laquelle le parti de la révolution a sous la main une recette toute prête et il n'est besoin que d'énergie pour la réaliser. Malheureusement, ou si l'on veut heureusement, il n'en est pas ainsi. (...)

Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils (Lénine et ses amis) cherchent à fixer, dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des conditions fatales et à la proposer au prolétariat international comme modèle de la tactique socialiste [8].


C'est ainsi que de 1921 à 1935, le Parti communiste canadien orienta son action davantage en fonction des prescriptions de l’I.C. que des besoins de la conjoncture proprement canadienne.

[22]


Les principales phases de l’activité communiste
au Canada et au Québec


On peut répartir en quatre grandes étapes l'activité du P.C.C. au Canada et au Québec de 1921 à nos jours :


1 - La phase gauchiste, dominée par l'I.C., de 1921 à 1934.
2 - La phase unitaire et la tentative de création d'un front populaire contre le fascisme, de 1934 à 1945 (avec l'intermède de 1939 à 1941).
3 - La crise de confiance et la « guerre froide », de 1946 à 1956.
4 - La « déstalinisation », le discours antimonopoliste et l'effacement progressif du P.C.C. de la scène politique canadienne, de 1957 à nos jours.


1. La phase gauchiste, dominée par l’I.C.,
de 1921 à 1934


Le triomphe définitif de la révolution russe, la fin de la Première Guerre mondiale, la montée puis l'écrasement des révolutions en Hongrie, en Bavière, à Berlin, puis l'arrêt de l'Armée rouge aux portes de Varsovie en août 1920 furent les événements marquants de l'apogée puis du déclin de la révolution d'Octobre 1917. Après avoir entretenu l'espoir d'une révolution mondiale victorieuse, Lénine dut se rabattre sur les vicissitudes du « socialisme en un seul pays ». Il fallut changer de stratégie, « en finir avec les assauts et passer au siège » comme le constatait Lénine. Le Ille Congrès de 1’I.C. adopta le mot d'ordre « Allez aux masses » et les P.C. furent invités à se rapprocher des sociaux-démocrates, quelques mois seulement après avoir créé de nouveaux partis justement pour se débarrasser des « réformistes ».

C'est dans cette perspective que le Parti communiste canadien prit le nom de Worker’s Party of Canada en février 1922 et tenta par tous les moyens d'étendre son influence dans le mouvement ouvrier canadien tout en conservant une infrastructure clandestine appelée le Parti « Z ». À l'intérieur de cette structure, le Québec constituait le « District 2 » et Michael Buhay et Alex Gauld représentaient les communistes québécois, alors exclusivement [23] de langue anglaise, aux congrès du W.P.C. puis du P.C.C.

Pendant un certain temps, cette politique dite du « front unique prolétarien » sembla donner de beaux fruits. Dès 1922, la section québécoise du Parti ouvrier canadien, version canadienne du Parti travailliste britannique soutenu par les syndicats internationaux durant quelques années, s'affilia au W.P.C. La section ontarienne du P.O.C. l'imita en 1923. L'exécutif du Komintern, Otto Kuusinen et Nicolas Boukharine en tête, félicitèrent les communistes canadiens de ces succès inespérés :


Nous croyons que vous appréciez à sa juste valeur de telles affiliations et que vous maintiendrez cette politique à l'avenir. L'authentique parti politique de la classe ouvrière ne doit pas seulement être l'avant-garde de l'armée de libération, dirigeant sa progression par de justes directives, mais il doit également, par l'activité concrète de ses membres, diriger tous les autres organes d'expression de la classe ouvrière en action. Ceci ne peut être accompli que par des communistes travaillant dans des cellules disciplinées, dans un Parti communiste fortement organisé [9].


Mais le jeune Parti éprouvait d'énormes difficultés sur le terrain. Malgré une résolution réclamant la traduction en français de la propagande du Parti, le congrès de 1923 se préoccupa davantage de faire du journal The Worker un hebdomadaire. Cela marquait un progrès puisqu'il se vendait déjà 4 500 exemplaires du journal au pays, alors que la section francophone ou québécoise du Parti n'arrivait pas à se développer. Les organisations ukrainienne (2 058 des 4 808 membres du W.P.C.) et finnoise (dont le journal Vapaus se vendait à 2 700 exemplaires trois fois par semaine) allaient fort bien et dominaient le Parti [10].

Entre-temps, le Ve Congrès de l'I.C. lança, en 1924, le mot d'ordre de « bolchevisation » des P.C., c'est-à-dire de l'épuration [24] des réformistes, des trotskyste [11] et même des zinoviétistes [12] (après 1926). En clair, l'Internationale et les P.C. locaux devaient ajuster leurs violons en fonction du chef d'orchestre et celui-ci était à Moscou. Lénine décédé en janvier 1924, commençait alors la rapide ascension du futur « petit père des peuples » Joseph Djougatchvili, dit Staline.

Au pays, le Parti reprit son nom de Parti communiste du Canada en 1923. Bien entendu, il maintenait toujours une section clandestine. Au congrès de 1924, suivant les directives de 1’I.C., le Parti se réorganisa sur le modèle léniniste des cellules d'entreprise. Mais cela entraîna de sérieuses difficultés car les sections ethniques refusaient carrément de se dissoudre dans des structures de classe. De fait, à peine dix pour cent des membres seront effectivement regroupes dans de véritables cellules d'entreprise et ce, tout au long de l'existence du P.C.C.

De plus, le P.C.C. qui avait connu quelques succès en militant au sein des quatre sections provinciales du Canadian Labour Party, dont celle du Québec, de 1922 à 1925, fut progressivement écarté de cette tentative d'enraciner un courant travailliste au Canada. À son congrès de 1925, la section québécoise du Parti ouvrier expulsa les communistes, puis de graves conflits entre communistes et « réformistes » éclatèrent dans toutes les autres sections : déçus, bien des militants se réfugièrent dans le Independent Labour Party implanté en Ontario et au Manitoba. À la fin des années vingt, le C.L.P. n'existait pratiquement plus et le P.C. avait peut-être manqué là une chance unique de jouer un rôle majeur dans un front uni ouvrier au Canada. Pour William Rodney, il ne fait aucun doute que


... l'éclatement du P.O.C., causé par les tentatives du Parti communiste d'en prendre le contrôle et de le transformer [25] en instrument révolutionnaire (conformément aux vœux du Komintern), a mis un terme à l'essor d'un parti de gauche national embryonnaire au Canada.

(…)

Le retard et la crainte causés par les politiques et l'action du P.C.C. au sein du C.L.P., de même que le leadership de J.S. Woodsworth, provoqueront ultimement la création de la Coopérative Commonwealth Federation (C.C.F.), un parti socialiste moulé selon l'exemple du Parti travailliste britannique [13].


En somme, le Parti aurait manqué l'occasion qui lui était offerte dès les années vingt de jouer un rôle significatif et durable dans le mouvement ouvrier canadien. Par la suite, le Parti se perdra en d'incessantes querelles internes : expulsion d'une faction trotskyste dirigée par Maurice Spector [14] en 1928, démission puis expulsion du chef John MacDonald qui, à l'instar de l'Américain Jay Lovestone, croyait qu'un « exceptionnalisme américain » mettait les États-Unis et le Canada à l'abri des crises économiques. Même Michael Buhay, Britannique d'origine et Montréalais d'adoption, fondateur du Montreal Labor College et du P.C.C., organisateur de l'Amalgamated Clothing Workers' Union et délégué du Parti au IVe Congrès du Profintern en 1929, quitta le Parti en 1929. À l'encontre de MacDonald, toutefois, Buhay reviendra au Parti quelques mois plus tard et poursuivra son inlassable travail communiste au sein de la communauté juive, chez les travailleurs syndiqués et dans la population canadienne-française [15].

[26]

La crise économique des années trente infirma la prétention de Lovestone et de MacDonald : non, le capitalisme nord-américain n'était pas à l'abri des crises. On ne décrira jamais assez la misère et le désarroi des millions de chômeurs (20% de la main-d'œuvre active au Canada) et d'indigents que la crise jeta sur le pavé, à une époque où le « bien-être social » et l'assurance-chômage n'étaient que slogans communistes ! C'est au cours de cette période que le P.C.C. élabora les premières bases d'une organisation communiste au Canada français. En 1930, le Parti ne comptait que 300 membres au Québec, dont une cinquantaine de francophones.

Marcel Fournier, Andrée Lévesque et Béatrice Richard ont bien décrit la croissance du P.C.C. et ses difficultés à s'implanter en sol québécois. Les priorités du Parti étaient alors : le travail auprès des chômeurs, jusque dans les camps de travail que le gouvernement conservateur de R.B. Bennett leur « consacrait » ; le travail parmi les jeunes, grâce à la Ligue de la jeunesse communiste du Canada et à des militants comme Jeanne Corbin, Fred Rose, Gui Caron et Henri Gagnon ; le travail parmi les femmes, avec « Solidarité féminine » et l'inlassable militantisme de Berthe Caron et de madame Jean Bourget ; et, bien entendu, le travail de syndicalisation avec la Trade Union Educational League (de 1922 à 1929) et la Ligue d'unité ouvrière (de 1929 à 1935), avec les Alex Gauld, Sydney Sarkin, Lucien Dufour, Léa Roback et combien d'autres.

Ces diverses expériences entraînèrent fatalement des prises de contact avec les militants de la nouvelle C.C.F., créée en 1932 à Régina, de même qu'avec les syndicalistes, les ouvriers, les chômeurs, les femmes, les jeunes. Les communistes cherchaient à élargir leur influence en créant toutes sortes d'organisations parallèles à celles qui existaient déjà : ce faisant, et surtout dans le mouvement syndical, ils s'exposaient à se voir traités de scissionnistes ou de personnes qui voulaient tout dominer.

D'autre part, la montée du fascisme en Europe et plus particulièrement l'arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne, en 1933, mirent à l'ordre du jour la nécessité de substituer au mot d'ordre ultra-gauchiste « classe contre classe » la tactique des « fronts populaires ». En effet, depuis son VIe Congrès en 1928, l'I.C. avait accéléré son cours gauchiste et elle était allée jusqu’à [27] qualifier la social-démocratie de pire ennemie de la classe ouvrière ; les sociaux-démocrates étaient devenus des « sociaux-fascistes » depuis que Staline avait décrété que la social-démocratie était jumelle du fascisme. Comme le rappelait le communiste français Georges Cogniot, « la social-démocratie était tenue pour l'appui fondamental de la bourgeoisie, l'appui de la fascisation, et Staline invitait à porter contre elle le coup principal [16] ».

De plus en plus isolés dans le mouvement ouvrier, les communistes faisaient également face à une impitoyable répression alors qu'en 1931 huit de leurs dirigeants, dont Tim Buck, étaient jetés en prison et que le Parti était mis hors-la-loi. Pour l'historien Bryan Palmer,


tous ces facteurs réunis propulsèrent le Parti dans la direction d'un aventurisme sectaire et irrationnel qui rendait dérisoires les appels communistes en faveur d'un « front uni ». Antérieurement, le communisme avait été partie intégrante du mouvement ouvrier ; il était maintenant rejeté à sa périphérie, s'abstenant de tout contact avec les partis ouvriers de masse et les intellectuels réformistes [17].


2. La phase unitaire, 1934-1945


Dès 1934, le Parti communiste français et, ici, le P.C.C. comprirent le caractère sectaire et profondément erroné de la tactique « classe contre classe » : n'avait-elle pas contribué à l'arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne en divisant les frères ennemis communistes et socialistes ? Bref, lorsque le leader de l'Internationale communiste, Georges Dimitrov, proposa la tactique des fronts populaires au VIIe Congrès de l’I.C. en 1935, personne ne s'en scandalisa au P.C.C. : on appliquait cette tactique dans les faits depuis la fin de 1933.

[28]

Mais le changement de ligne n'entraîna pas automatiquement des relations plus harmonieuses entre communistes et socialistes canadiens. La demande d'adhésion que le P.C.C. formula à l'endroit de la C.C.F. fut rejetée par la direction de cette dernière, mettant un terme à ce qui aurait pu devenir un intéressant processus de regroupement des forces de gauche au Canada. En réalité, le passé sectaire du P.C.C. et l'anticommunisme viscéral des chefs de la social-démocratie canadienne, Charles Millard et David Lewis en particulier, empêchaient tout mariage, même de raison [18].

Au Québec, la présence de militants tels que Fred Rose, Sydney Sarkin, Michael Buhay, Jeanne Corbin, Léa Roback, Henri Gagnon, Emery Samuel et Stanley Ryerson commençait à porter ses fruits. Le Parti demeurait illégal, surtout à cause de la « loi du Cadenas » qui s'appliqua dès 1937, mais son inlassable travail auprès des chômeurs et des travailleurs lui permettait maintenant de diffuser sa propagande dans la plupart des grands centres ouvriers du Québec : Montréal, certes, mais aussi Trois-Rivières, Valleyfield, Rouyn, Québec et Sorel. La mise sur pied de syndicats industriels et la scission au sein de l’American Federation of Labor (A.F.L.) au cours des années trente entraînèrent la création de branches canadiennes et québécoises du Congress of Industrial Organizations (C.I.O.) plus militant et plus accueillant pour les communistes que sa grande rivale gompérienne [19] adepte du « bread and butter syndicalism » et complètement opposée à la syndicalisation de millions de travailleurs non qualifiés ou semi-qualifiés de la grande industrie.

Au Canada comme au Québec, les communistes travaillèrent à la syndicalisation de ces laissés-pour-compte avec un zèle communicatif. Ils établirent des bases solides dans les secteurs de l'électricité, du textile et du vêtement, de l'automobile et du caoutchouc, parmi les marins, les métallos, les mineurs et les bûcherons. Cela se refléta dans la composition même du Parti [29] qui, au Québec, était formé à 80% d'ouvriers. Le Parti dirigea alors plusieurs grèves soit par l'intermédiaire de la Ligue d'unité ouvrière soit par le biais de caucus communistes dans les syndicats affiliés au C.M.T.C., ou au C.C.T. après 1940.

Sur le plan international, le Parti mettait beaucoup d'énergie à dénoncer les fascismes italien, allemand, portugais et japonais et leurs plans de guerre. Au Québec, cette propagande se heurtait à une contre-propagande systématiquement pro-corporatiste et, dans bien des cas, profasciste, orchestrée par l'École sociale populaire du père Joseph-Papin Archambault, l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française (A.C.J.C.) du chanoine Lionel Groulx, les séparatistes fascistes du journal La Nation de Paul Bouchard, et bien sûr par les groupes ouvertement fascistes tels que le Parti national-socialiste chrétien d'Adrien Arcand. Mais la signature du pacte germano-soviétique, en août 1939, par Joseph Staline, prit le monde communiste par surprise. Hier, ennemi numéro un des peuples du monde, le nazisme devenait soudainement « un facteur de paix » dans le monde, en opposition aux « bellicistes » anglais et français ! Beaucoup de communistes ne furent pas dupes de ce camouflage et refusèrent de demeurer membres d'un Parti qui acceptait sans mot dire les virages opportunistes de la politique extérieure soviétique. Le Parti se lança dans une campagne de dénonciation de la participation du Canada à la Seconde Guerre mondiale, jugée « impérialiste ». Remarquons qu'il fallut tout de même quelques semaines aux communistes canadiens pour se rallier entièrement à la nouvelle ligne politique : le journal du Parti condamnait toujours, en septembre 1939, les atrocités commises par l'armée hitlérienne en Pologne et en Tchécoslovaquie. Mais le P.C.C. fut obligé d'adopter une ligne politique de dénonciation de l'effort de guerre canadien, ce qui contribua à le rendre hors-la-loi et à l'isoler du reste de la société. De septembre 1939 à juin 1941, les dirigeants du Parti entrèrent dans la clandestinité. Des centaines de communistes furent arrêtés puis internés dans des camps ou tout simplement mis sous surveillance policière, comme ce militant québécois qui passa cinq ans à Terre-Neuve loin de sa femme et de ses sept enfants pour échapper à la prison [20].

[30]

Au cours de cette période, les communistes québécois entrèrent en contact avec les nationalistes, également opposés à la participation du pays à cette guerre, quoique pour d'autres motifs. L'invasion de l'Union soviétique par l'Allemagne nazie, en juin 1941, modifia rapidement la conjoncture politique. Désormais, les communistes canadiens allaient défendre la politique de Mackenzie King et prôner la mobilisation de toutes les ressources du pays pour vaincre le fascisme (et éviter la défaite de l'U.R.S.S.). Il est vraiment malheureux que les communistes aient ainsi attendu que l'U.R.S.S. soit envahie pour réagir de la sorte et proclamer que, soudainement, la guerre, jugée « impérialiste » la veille, était devenue une « juste guerre de libération des peuples du joug fasciste »... Après tout, les peuples polonais, tchèque, belge et français avaient bien goûté à la médecine nazie depuis deux ans : fallait-il d'autres exemples pour conclure à la nécessité du combat contre Hitler ? En adoptant une attitude aussi suiviste à l'égard de la politique extérieure soviétique, le P.C.C. prouvait aux yeux de ses détracteurs qu'il n'était pas vraiment indépendant.

De 1941 à 1945 toutefois, le P.C.C. ne se contenta pas d'appuyer le gouvernement King du bout des lèvres : il mit en pratique une tactique qui allait lui coûter très cher dans la classe ouvrière, le No Strike Pledge, qui consistait à recommander aux travailleurs de ne pas faire grève pour ne pas nuire à l'effort de guerre, en échange de certaines concessions patronales qui, bien entendu, ne venaient que rarement. Le Parti réclama une politique de guerre démocratique en revendiquant une pleine participation des ouvriers à la gestion de l'effort de guerre, une légalisation des organisations communistes et ethniques qui s'étaient opposées à la guerre dans un premier temps et, au plan politique, en prônant la formation d'un gouvernement d'unité nationale, une coalition libérale-ouvrière dont il aurait pu être membre. Puisque nous sommes les alliés de l'U.R.S.S., déclarait le Parti, pourquoi ne serait-il pas concevable que le Parti libéral s'unisse au Parti communiste jusqu'à la victoire contre les forces de l'Axe ? Bien entendu, il n'entrait aucunement dans les intentions de Mackenzie King de partager un pouvoir qu'il exerçait de façon incontestée à la tête du pays depuis 1935.

Pourtant, au lendemain de la guerre, les communistes pouvaient s'enorgueillir d'un bilan assez exceptionnel : augmentation [31] de leurs effectifs à environ 20 000 membres, prestige grandissant du Parti grâce à la victoire de l'U.R.S.S. contre l'Allemagne, élection du député Fred Rose dans Montréal-Cartier en 1943 et 1945, élection de la communiste Dorice Nielsen dans le comté de North Battleford, élection de centaines de communistes à des postes clés dans les syndicats canadiens, dans des groupes populaires ou à des postes d'échevins dans les villes de l'ouest du pays et de l'Ontario. La période dite de « guerre froide » allait démontrer que ces résultats n'étaient qu'éphémères.


3. La crise de confiance et la « guerre froide »
de 1946 à 1956



Depuis 1943, le Parti avait pris le nom de Parti ouvrier-progressiste et il s'était réorganisé sur la base du club de quartier plutôt que de la cellule d'entreprise chère au modèle léniniste. En fait, le Parti n'avait fait qu'adapter sa structure à sa pratique réelle. De plus, il avait sensiblement modifie son approche politique au cours de la guerre, allant même jusqu'à adopter l'idée d'une « coalition libérale-ouvrière » parfaitement utopique et qui ne peut se comprendre qu'à la lumière de la féroce compétition que lui livrait la C.C.F. alors en pleine expansion.

Mais, encore une fois, la conjoncture internationale allait bouleverser les plans des communistes canadiens. La création d'un bloc des pays socialistes d'Europe centrale et de l'Est en 1947-1948, la victoire de la révolution chinoise en 1949, puis la guerre de Corée en 1950 polarisèrent le monde en deux blocs antagonistes : capitaliste contre socialiste. À l'intérieur de chacun des blocs, le ton va monter, l'attitude face à toute forme d'opposition va se durcir et les pouvoirs ne toléreront plus la libre expression de ceux qui paraissent soutenir, de près ou de loin, les thèses de « l’autre côté ». Aucune place ne sera laissée à ces « dissidents de l'Ouest » et au P.C.C. qui seront l'objet d'une impitoyable répression accompagnée d'une « chasse aux sorcières » dans les syndicats et partout où des militants avaient été précédemment élus.

La journaliste Merrily Weisbord a même vu dans la condamnation pour espionnage du député Fred Rose, en 1946, rien de moins que la première étape d'un complot international [32] dirigé contre les communistes [21]. Quoi qu'il en soit, dans toute la province de Québec, les communistes sont pourchassés, expulsés des syndicats grâce à la collaboration du gouvernement Duplessis, et la police les empêche de se réunir ou de tenir des assemblées publiques. Les journaux du Parti sont fréquemment saisis et tout est mis en œuvre  pour que la propagande communiste ne parvienne pas aux oreilles des travailleurs exploités du Québec.

Le Parti, sous la direction de Gui Caron, vécut alors trois grandes crises qui l'affaiblirent considérablement. D'abord en 1946, la condamnation de Fred Rose entraîna naturellement une crise de confiance chez les militants : Rose avait-il espionné pour le compte de l'Union soviétique ? Le P.C.C. n'était-il que la « Cinquième Colonne » de l'U.R.S.S. au Canada, comme le prétendait le transfuge soviétique Igor Gouzenko dont les révélations allaient entraîner la condamnation de Fred Rose, Raymond Boyer, Sam Carr et de quelques autres ?

En 1947, le Parti connut une seconde crise lorsque la direction nationale voulut condamner le groupe d'Henri Gagnon et d’Émery Samuel pour leur « nationalisme étroit ». Ces derniers quittèrent le Parti à la suite d'un congrès manipulé par la direction torontoise et ils entraînèrent avec eux pas moins de trois cents des sept cents francophones du Parti. De 1947 à 1956, les communistes perdirent de précieuses énergies à négocier les modalités d'une réintégration du groupe de Gagnon au Parti. Finalement, après avoir constitué un éphémère Parti communiste canadien-français, une quarantaine de militants furent réintégrés au Parti en 1956, en pleine période de déstalinisation.

Enfin, 1956 fut une année fatidique pour le mouvement communiste international, lorsque les révélations de Khrouchtchev sur les crimes de Staline plongèrent tous les P.C. dans une profonde crise. Partout, des militants quittèrent les P.C., outrés d'apprendre le récit détaillé des horreurs staliniennes. Au Québec, Gui Caron démissionna, suivi de cinq autres membres de la direction provinciale et de centaines de militants. Le Parti n'était [33] plus qu'une secte marginale dans la vie politique québécoise. Il avait bien tenté de constituer une opposition solide au gouvernement Duplessis en appelant toutes les forces progressistes à s'unir. Mais un certain Pierre Elliot Trudeau avait mieux à proposer et le rassemblement qu'il mit sur pied préfigura la grande alliance du temps de la « Révolution tranquille » qui regroupera syndicalistes, libéraux et jeunes contre le duplessisme agonisant. De ce fait, le Parti vit s'effondrer ses espoirs de pouvoir un jour influencer une quelconque coalition populaire : même les sociaux-démocrates rataient le bateau en 1955-1956 et échouaient dans leur tentative de créer un Parti ouvrier à partir des syndicats, comme l'a montré le politologue Roch Denis [22]. La crise de 1956 mettait un point final à toute participation communiste dans ce débat : dorénavant, il était clair que le Parti n'était qu'une secte pro-moscovite incapable de se démarquer d'un modèle autoritaire de socialisme.


4. La déstalinisation, le discours antimonopoliste
et l'effacement progressif du P.C.C. de la scène politique



Au Canada, la déstalinisation ne fut qu'une belle expression. Le chef du Parti, Tim Buck, demeura en place jusqu'en 1962 : il fut remplacé, à l'âge de 73 ans, par Leslie Morris, autre vétéran stalinien. Les Stanley Ryerson, William Kashtan, Jeannette Walsh, Sam Walsh et Alfred Dewhurst vinrent à bout des Stewart Smith, Joe Salsberg, Norman Penner, Henri Gagnon, et de combien d'autres qui ne pouvaient continuer à militer dans un tel parti. Au Québec, le Parti perdit Harry Binder, Léa Roback, Pierre Gélinas, Mike Patterson et Gérard Fortin, tous militants de longue date. Malgré le retrait de la « loi du Cadenas » en 1957, le Parti ne pouvait plus espérer remonter la pente. Toute une génération de cadres quittait la scène, laissant le Parti dans un état de désorganisation sans précédent.

[34]

Le retour à la prospérité après les dures années de récession, la victoire des libéraux de Jean Lesage et les campagnes pour la nationalisation de l'électricité, la mise en place d'un ministère de l'Éducation et la constitution d'une fonction publique efficace et moderne allaient mobiliser les esprits et contribuer à l'émergence d'une nouvelle conscience nationaliste québécoise. Le réformisme et le nationalisme allaient occuper entièrement le terrain social et politique québécois au cours des années soixante, jusqu'à ce que ce phénomène, encore peu analysé, de la « nouvelle gauche » vienne reprendre le flambeau de la contestation sociale. Le Parti tenta de s'inscrire dans ce nouveau contexte. Il prit le nom de Parti communiste du Québec en 1965 et reconnut officiellement le droit du Québec à l'autodétermination. Il mena campagne contre la « sale guerre du Viêt-nam », mais il fut vite dépassé sur ce terrain par les radicaux de la « nouvelle gauche » qui ne voulaient rien entendre d'un parti inféodé à Moscou. Fidel Castro, Che Guevara, Frantz Fanon, Eldridge Cleaver et ses Black Panthers, Daniel Cohn-Bendit et Mai 68 nourrissaient bien davantage les espoirs et les illusions de la nouvelle génération que Brejnev, Souslov et tous les dirigeants des « démocraties populaires ». Au Québec, la plupart des cadres du Parti avaient alors atteint l'âge respectable des bilans et le P.C.Q. n'avait pratiquement plus de racines dans le mouvement ouvrier, encore moins chez les étudiants. Il ne gardait de ses cinquante années de militantisme que quelques cellules dans certains syndicats, quelques groupes isolés d'agriculteurs et quelques intellectuels. Les principales activités du Parti consistaient tout au plus à publier le journal Combat, à militer pour la paix et l'amitié avec l'Union soviétique.

Il ne fait aucun doute que l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie en 1968 et la fin du rêve tchèque d'un « socialisme à visage humain » ont puissamment contribué à discréditer les P.C. d'obédience soviétique dans le monde entier. Ici, au Québec et au Canada, des militants de longue date, dont le moindre n'est certes pas Stanley Ryerson lui-même, quittèrent le P.C.C. moribond.

Au cours des années soixante-dix, le Parti proposera bien la création d'un « Parti fédéré de masse », réédition de la tactique des fronts uniques ouvriers des années vingt, mais l'émergence d'un mouvement marxiste-léniniste d'obédience chinoise, fortement [35] inspiré de la « pensée Mao Tsé-toung » et du radicalisme de la « nouvelle gauche » des années soixante, allait lui couper l'herbe sous le pied. Des groupes tels que En Lutte ! et le Parti communiste ouvrier, qui mobilisèrent des centaines de jeunes militants au cours des années 1973 à 1981, étaient la preuve vivante de l'échec du P.C.C. à renouveler ses effectifs [23].

Comment expliquer cet échec du Parti ? Peut-on comparer ce qui s'est passé ici avec les exemples américain et français ? Ce sont des questions auxquelles nous allons maintenant tenter de répondre.


De la difficulté d'être communiste
en Amérique du Nord



Lorsqu'elle a analysé le cas français, la sociologue et historienne Annie Kriegel s'est bien rendu compte que la « greffe idéologique » du bolchevisme a eu beaucoup de difficultés à résister au phénomène de rejet, « tant les exigences bolcheviques étaient extérieures au socialisme français [24] ». Cela ne l'empêcha pas de penser que le communisme, dans l'après Première Guerre mondiale, s'était importé d'autant mieux qu'il avait eu pour précurseur un socialisme d'implantation plus fragile, comme en France ou en Italie, où les partis de subversion sociale étaient demeurés des organismes limités. Par contre, là où les mouvements ouvrier et socialiste comptaient des effectifs considérables, comme en Grande-Bretagne, en Belgique ou dans les pays scandinaves, le communisme échoua ou connut de bien plus grandes difficultés encore.

Si, avec madame Kriegel, on définit le communisme comme une conception stratégique de la prise du pouvoir mise au point [36] par les bolcheviques pour conduire à son temps une révolution ouvrière, on comprend que des groupuscules isolés aient pu être fascinés par ce modèle qui, dans la tradition française, devait évidemment beaucoup aux courants jacobin [25] et blanquiste [26]. Mais quand vient le temps d'analyser les réalités propres au contexte nord-américain, on se rend bien compte que l'analyse de madame Kriegel ne s'applique que partiellement ; elle est utile pour le Canada alors que l'existence de la C.C.F. relégua le P.C.C. au second plan. Ici, la greffe du bolchevisme fut rejetée par un mouvement ouvrier imbu de tradition gompérienne ou social-démocrate. Cette analyse n'est pas valable pour les États-Unis où l'inexistence d'un fort courant socialiste n'a pas pour autant ouvert les portes au C.P.U.S.A.

En fait, si on compare les cas canadien et américain, on doit retenir cette différence énorme que constitue la présence de la C.C.F., qui a réussi à canaliser les voix des agriculteurs de l'Ouest, des ouvriers syndiqués de l'Ontario et des intellectuels progressistes canadiens-anglais. Par ailleurs, il va de soi qu'une certaine similitude des conditions de vie et du contexte socio-économique a pu provoquer les mêmes effets dans les deux pays. De nombreux sociologues et historiens américains ont, en effet, remarqué que le Parti communiste était constamment écartelé entre les nécessités du combat quotidien pour des réformes et ses objectifs révolutionnaires à long terme. T. Draper [27] a vu là une contradiction insoluble ; G. Almond [28] a montré qu'il y avait en fait deux partis, un parti ésotérique, constitué du [37] noyau des militants purs et durs, et un parti exotérique, formé de la masse de ceux qui répondaient sporadiquement à ses appels pour la justice sociale, la lutte antifasciste, etc. Pour Daniel Bell [29], le P.C. était « in the world, but not of it » : il militait dans un monde donné tout en refusant d'assumer quelque responsabilité que ce soit concernant l'état de ce monde. Bell remarquait que les syndicats, au contraire, avaient jusqu'à un certain point contribué à changer le capitalisme américain tout en le combattant et en acceptant les règles du jeu, ce qui les rendait plus crédibles auprès des travailleurs. Joseph Starobin [30], quant à lui, a suggéré que le C.P.U.S.A. a été victime de l'histoire, qu'il est devenu inutile et désuet à cause même de ses succès partiels, à cause même de la mise en place des réformes qu'il a réclamées tout au long de son histoire. C'est là évidemment le paradoxe de tout mouvement social et le P.C. américain n'a pu y échapper. Qu'arrive-t-il, demande encore Starobin, lorsque la société ne sent pas le besoin d'un changement total, radical ? Si les réformes, que les communistes ont aidé à implanter, ont transformé suffisamment la société pour que celle-ci puisse faire l'économie d'une révolution violente7 Et si les limites du capitalisme étaient plus élastiques que ce que la théorie marxiste était prête à reconnaître ? Les communistes n'étaient pas préparés à cette possibilité et c'est ce qui est à l'origine de leur autodestruction. S'il est correct d'affirmer avec Roger Kerran [31] que le C.P.U.S.A. a exprimé « le radicalisme de la classe ouvrière américaine durant les trente années après 1919 », il faut toutefois convenir que, contrairement aux exemples français et italien, le C.P.U.S.A. tout comme le P.C.C. ont été incapables d'enraciner durablement leur organisation au cœur même de la classe ouvrière et de s'imposer comme un porte-parole privilégié de ses intérêts.

Le sociologue Marcel Rioux avait retenu les cinq facteurs suivants pour expliquer l'échec du communisme aux États-Unis : 1) le libéralisme ; 2) la mobilité sociale ; 3) le système politique américain bipartiste ; 4) l'idéologie américaine et 5) la morale américaine [32]. Jacques Dofny avait toutefois raison de préciser que ces arguments ne jouaient pratiquement pas au Québec [33]. Mais c'est à Marcel Fournier que revient le mérite d'avoir recherché le premier dans la spécifié du Canada et du Québec les causes de l'échec du communisme.

Fournier a identifié trois grandes catégories de causes : a) spécifiques à la structure politique du fédéralisme canadien ; b) spécifiques à la structure sociale québécoise ; c) spécifiques à la position et aux fonctions des intellectuels dans la société québécoise [34]. Examinons la démarche de Fournier tout en discutant ses propos.

La structure politique canadienne impose aux tiers partis la nécessité d'établir de fortes bases provinciales, à défaut de quoi ils ne peuvent tirer leur épingle du jeu face aux deux grands partis libéral et conservateur. L'exemple de la C.C.F., puis du N.P.D., aux assises stables dans les provinces de l'Ouest, confirme cette thèse. Le P.C.C., lui, a carrément nié la politique provinciale, concentrant ses efforts sur l'attaque frontale contre l’État fédéral en tant que lieu du pouvoir de la bourgeoisie canadienne. L'objectif ultime étant la prise du pouvoir politique, et le niveau fédéral incarnant ce pouvoir plus que les provinces, la stratégie était tracée à l'avance. D'ailleurs, le P.C.C. a réussi à élargir son audience lorsque la scène politique fédérale fut devenue significative pour l'ensemble des Canadiens, soit lors de la crise des années trente et durant la Seconde Guerre mondiale. Fournier a insisté, à juste titre, sur la difficulté pour le P.C. C. de véhiculer un discours trop globalisant qui ne colle pas suffisamment aux réalités quotidiennes, qui ne fait pas appel au sens commun des gens, plus identifiés aux structures de la parenté, de [39] la paroisse, du quartier ou du village. D'ailleurs, l'action du P.C.C. a été plus efficace auprès des immigrants et des groupes ethniques fortement solidaires tels que les Juifs, les Ukrainiens et les Finlandais, dans la mesure où ces groupes comptaient sur le fédéral pour les protéger des autoritarismes provinciaux.

En second lieu, Fournier relève les difficultés spécifiques à la structure sociale. Si on examine la structure de la classe ouvrière québécoise par exemple, il est évident que son fractionnement en couches ethniques a eu un effet sur le degré de cohésion de ses revendications et de ses organisations. Les groupes italien, grec, slave, juif, britannique (anglais, écossais, irlandais) et canadien-français vont demeurer séparés les uns des autres par leur culture et leurs motivations propres. Non pas que prise dans son ensemble la classe ouvrière québécoise puisse être considérée comme « retardée » par rapport aux classes ouvrières des pays européens ou des États-Unis. Au contraire, dans une récente étude, Terry Copp a montré qu'en 1945, à Montréal, 15 des 20 secteurs manufacturiers du temps de guerre étaient effectivement syndiqués et que cela représentait une réalisation impressionnante, comparable à celle des autres grandes villes nord-américaines. Selon Copp, les différences de langue et de culture n'auraient joué qu'un rôle secondaire dans la méthode de formation des syndicats à Montréal [35]. D'ailleurs, les syndicats américains, affiliés à l'A.F.L. ou au C.I.O., l'ont toujours emporté sur les syndicats nationaux, confessionnels ou pas, a Montréal. Il en ressort que si la classe ouvrière montréalaise, numériquement la plus importante au Québec, réagissait sensiblement de la même façon que les classes ouvrières des autres grandes villes nord-américaines au plan syndical, il est permis de penser qu'elle ne réagissait pas différemment face au phénomène communiste.

Quant à Marcel Fournier, il insiste sur la stratification ethnique au sein de la classe ouvrière et sur le rôle de la petite-bourgeoisie québécoise nationaliste pour expliquer le peu d'engouement pour le communisme au Québec. L'argument ne nous semble pas convaincant. Il faut sûrement voir dans l'absence [40] d'une culture ouvrière enracinée une des causes des difficultés de la propagande communiste à trouver une audience élargie chez les Canadiens français. Par contre, cette propagande connut de remarquables succès dans les groupes d'immigrants juifs et slaves.

Le groupe juif, par exemple, fournira au P.C.Q. le tiers de ses effectifs et de nombreux cadres expérimentés et volontaristes. Une ancienne culture socialiste, une forte cohésion de groupe et une sensibilité exacerbée face à la xénophobie et à l'antisémitisme véhiculés par divers groupes ultra-nationalistes québécois contribuèrent à maintenir les Juifs dans le giron du communisme. Et ce d'autant plus que le Parti se fit un point d'honneur de défendre les minorités ethniques opprimées partout au Canada. De fait, jusqu'en 1956, le Parti apparut comme le défenseur le plus acharné des droits nationaux des communautés slave et juive du pays.

Les révélations du rapport Khrouchtchev en 1956 sur l'antisémitisme pratiqué en U.R.S.S. éloignèrent une bonne fraction du groupe juif du Parti : les Norman Nerenberg, Harry Gulkin, Léa Roback et Joe Salsberg ne pouvaient plus militer au sein d'un parti qui traitait de « nationalistes bourgeois » et de « sionistes » les communistes juifs qui demandaient une critique rigoureuse de la position soviétique sur ce sujet. De foyer d'accueil presque naturel pour les Juifs, le Parti s'était transformé en repoussoir...

Fournier note avec justesse que peu d'intellectuels se sont joints au Parti. En effet le P.C.Q. ne put développer une activité littéraire et artistique consistante ; seuls Stanley Ryerson, Jean-Jules Richard [36] et Pierre Gélinas (au journal Combat) s'attardèrent aux débats intellectuels, à l'histoire, à l'art et à la littérature. Bien entendu, le fait que la majorité des intellectuels québécois étaient alors des clercs, évidemment hostiles au marxisme athée, a joué un rôle majeur dans cet éloignement. Notons simplement au passage qu'au cours des années cinquante, pas moins de 55 000 personnes étaient membres d'une [41] des 150 communautés religieuses au Québec, soit un clerc pour cent Québécois [37].

De plus, l'attrait du nationalisme auprès des jeunes intellectuels révoltés des années trente et quarante contribua pour beaucoup à cette marginalisation du P.C.Q. Enfin, la popularité du modèle corporatiste propagé par l'École sociale populaire et la plupart des cercles intellectuels laïcs et cléricaux de l'époque retira au P.C. bon nombre d'intellectuels réformistes qui croyaient trouver dans les expériences mussolinienne et salazarienne une « troisième voie » entre le capitalisme libéral en crise et le communisme stalinien [38].


Ainsi à la fois leur orientation idéologique, leur position sociale dans la société québécoise et leur proximité du pouvoir (politique) ont toujours gardé les intellectuels québécois francophones à distance du mouvement communiste [39].


Fournier en conclut qu'à toutes les étapes de son développement, le Parti n'a jamais trouvé réunies les conditions favorables à son expansion. De 1930 à 1940, la crise économique aurait dû favoriser l'enracinement du Parti au Québec, mais la domination du clergé et le conservatisme généralisé rendaient difficile toute mobilisation significative. À l'inverse, si les années quarante à soixante sont marquées par une sécularisation croissante de la société québécoise, l'élévation du niveau de vie et l'accès élargi à la consommation éloignent les ouvriers de la propagande « catastrophiste » du P.C. C'est la conclusion à laquelle une cellule du Parti en arrive lorsque la crise de 1956 éclate : ce groupe de communistes montréalais constate que « le jargon de 1848 et de 1917 » et « l'approche froide et trop exclusivement politique » des problèmes humains éloignent les gens du P.C.Q.

[42]

Marcel Fournier, Jacques Dofny et Marcel Rioux s'entendent quand même pour mettre l'accent sur les facteurs objectifs, liés à la société environnante, dans l'explication de l'échec du Parti. Curieusement, les analystes anglophones insistent davantage sur les facteurs subjectifs, internes au Parti et à sa doctrine, pour montrer que, en dernière analyse, c'est la théorie marxiste-léniniste elle même qui est inadéquate et dépassée.

Ivan Avakumovic [40], par exemple, s'est attardé à l'étude des effectifs du Parti, à sa composition ethnique, aux motivations des militants et à la ligne politique même du P.C.C. Il a bien évoqué à quel point les militants du Parti étaient pour la plupart des autodidactes qui avaient trouvé dans le marxisme à la fois une explication du monde et une solution à leurs propres problèmes. Cela était d'autant plus vrai pour les immigrants : à leurs yeux, le Parti n'était pas seulement une formation politique, c'était un mouvement qui enrichissait considérablement leur vie. On pourrait d'ailleurs dire la même chose des militants canadiens-français qui, bien souvent, devaient au Parti une ouverture sur le monde, une approche philosophique et un soutien moral qu'on ne retrouvait pas ailleurs dans la société québécoise des années trente à soixante.

Le Parti peut à juste titre être fier de certaines de ses réalisations : éducation politique d'immigrants et de travailleurs, formation de militants syndicaux, campagne pour l'assurance-chômage et l'assurance-hospitalisation, dénonciation de la mainmise américaine sur le pays, demandes incessantes en vue d'une renégociation de l'A.A.N.B. et de la reconnaissance du droit à l'autodétermination du peuple québécois, etc.

Mais, selon Avakumovic, le Parti avait trop de handicaps à surmonter : une composition ethnique inégale (à 80% slave), une incapacité à attirer les intellectuels, une constante répression de la part des forces policières, un statut d'illégalité, etc. De plus, la prétention même du Parti à diriger toutes les luttes du peuple et à s'ériger en avant-garde, la constante glorification de l'U.R.S.S. et l'application du modèle léniniste du Parti centralisé, de même que la soumission du P.C.C. aux dictats de l’’I.C. [43] ou de Moscou n'ont pas peu contribué à marginaliser le P.C.C. dans la société et dans le mouvement ouvrier.

Pour William Rodney, « la faillite du P.C.C. à mobiliser les masses canadiennes doit être attribuée à l'idéologie marxiste qui, basée sur les rapports de classes, s'est avérée un instrument désuet et inefficace [41] ». Nous ne sommes pas prêts à accepter ce point de vue. Le marxisme ne saurait se limiter à sa pratique léniniste et stalinienne qui a contribué à ossifier le mouvement communiste et à le réduire, de mouvement social porteur du projet d'une société sans classes et sans exploitation de l'homme par l'homme, à une simple extension du modèle soviétique créé dans des conditions historiques et nationales bien spécifiques.

Ici comme ailleurs, le Parti était aux prises avec cette terrible contradiction entre le projet de société et la nécessité des réformes immédiates. Pour entraîner les travailleurs, le P.C. devait organiser des syndicats, réclamer l'assurance-chômage, se battre sur tous les fronts des revendications immédiates, bref, risquer de diluer son idéologie au cœur même du combat quotidien. Mais quand la société canadienne et québécoise reconnut le syndicalisme officiellement, accorda l'assurance-chômage, le bien-être social, l'assurance-hospitalisation, la nationalisation des services publics et l'extension des droits et libertés à un point tel qu'aucun pays du « socialisme réel » ne pouvait prétendre en offrir autant à ses propres travailleurs, alors il apparut que, dans une certaine mesure, le P.C.C. fut victime de son propre succès : la mise en place des programmes sociaux que le chômeur des années trente aurait souhaités plus que tout au monde enleva à l'ouvrier des années soixante la motivation de se battre pour une lointaine « dictature du prolétariat ».

Si le Parti avait, comme en France et en Italie, réussi à représenter durablement les intérêts des ouvriers industriels, des mineurs et de couches spécifiques de la classe ouvrière, il pourrait encore tenir une place importante sur le plan politique. Mais le syndicalisme, le courant social-démocrate et le Parti libéral l'ont combattu victorieusement sur son propre terrain : c'est un fait que les forces du socialisme démocratique et du libéralisme ont pu reléguer le courant communiste au second plan [44] en mettant en œuvre un ensemble de réformes favorables aux intérêts de la classe ouvrière. Sans dresser un tableau idyllique de la société nord-américaine et de « l'État-Providence », on peut constater que l'idéologie libérale dominante a pu si bien s'imposer et barrer la voie au communisme parce que le système capitaliste a réussi jusqu'à maintenant à « livrer la marchandise » et à satisfaire la majorité. Jusqu'à quand le pourra-t-il et, advenant un échec de sa part, pourra-t-on un jour voir le P.C. québécois jouer un rôle de contestation sociale important ? Ce sont là des questions auxquelles le contexte des années 80 nous interdit de répondre.



[1] Joseph-Papin Archambault, La menace communiste au Canada, Montréal, Éd. de l'École sociale populaire, 1935, nos 254-255.

[2] Voir Tim Buck, Thirty Years, 1922-1952, Toronto, Progress Books, 1952, pp. 9-20, et William Rodney, Soldiers of the International, Toronto, University of Toronto Press, 1968, dont les quatre premiers chapitres traitent de la naissance du P.C.C.

[3] Le One Big Union regroupait 41000 membres dans l'Ouest du pays en 1919 mais il perdit son influence après la grève générale de Winnipeg ; voir Charles Lipton, Histoire du syndicalisme au Canada et au Québec 1927-1959, Montréal, Éd. Parti Pris, 1976, pp. 283-339.

[4] Tim Buck, op. cit., pp. 27-28 (notre traduction).

[5] « Manifeste de l'Internationale communiste aux prolétaires du monde entier », in Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste 1919-1923, Montréal, réédition en facsimilé par En lutte !, 1975, p. 77.

[6] Pour le texte intégral, voir Annie Kriegel, Les internationales ouvrières, Paris, Presses universitaires de France, 4e édition, 1975, p. 77.

[7] Voir Tim Buck, Lenin and Canada.

[8] Rosa Luxembourg, Oeuvres II (écrits politiques 1917-1918), Paris, Maspero, 1969, p. 83 et 89.

[9] Lettre de l'E.C.C.I. au P.C.C. en date du 29 janvier 1923, reproduite dans The, 15 mars 1923 ; voir W. Rodney, op. cit., p. 67.

[10] W. Rodney, op. cit., p. 67.

[11] Partisans de Léon Trotsky (1879-1940), révolutionnaire russe fondateur de l'Armée rouge, opposé à Staline et à sa politique d'édification du socialisme dans un seul pays, partisan de la « révolution permanente », expulsé d'U.R.S.S. en 1929 et assassiné au Mexique en 1940 par un agent stalinien.

[12] Partisans de Zinoviev (1883-1936), révolutionnaire russe, président du Komintern, qui se rapprocha de Trotsky en 1926 et fut condamné à mort lors des grandes purges de 1934-1936.

[13] W. Rodney, op. cit., pp. 105-106.

[14] Sur Maurice Spector, voir Ian Angus, Canadian Bolsheviks The Early Years of the Communist Party of Canada, Montréal, Vanguard Publications, 1981.

[15] Sur Michael Buhay, voir W. Rodney, op. cit., « Appendix A », pp. 163-164 ; Buhay deviendra échevin à Montréal en 1942 sous l'étiquette communiste. Sur le P.C.C. au Québec au cours des années vingt, voir également Louis Fournier et al., Histoire du mouvement ouvrier au Québec, 150 ans de luttes, Montréal, coédition C.S.N.-C.E.Q., nouvelle édition revue et augmentée, 1984, pp. 112-117.

[16] Georges Cogniot, L’Internationale communiste, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 108.

[17] Bryan Palmer, Working-Class Experience. The Rise and Reconstitution of Canadian Labour, 1800-1980, Toronto, Butterworth and co., 1983, p. 213 (notre traduction).

[18] W.D. Young, The Anatomy of a Party : the National CCF, Toronto, University of Toronto Press, 1969.

[19] Du nom de Samuel Gompers (1850-1924) qui fut le premier président de l'A.F.L. en 1886, poste qu'il occupa jusqu'à sa mort. Il fut le principal artisan du syndicalisme de métier aux États-Unis. Voir Louis Fournier et al., op. cit., pp. 89-91.

[20] Selon un témoignage recueilli auprès de Henri Gagnon.

[21] Merrily Weisbord, The Strangest Dream. Canadian Communists, the Spy Trials, and the Cold War, Toronto, Lester and Orpen Dennys, 1983, pp. 146-187.

[22] Roch Denis, Luttes de classes et question nationale au Québec, 1948-1968, Montréal, Presses socialistes internationales, 1979, 601 p. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[23] À ce propos, lire Maurice Lagueux, Le marxisme des années soixante, Montréal, Hurtubise HMH, 1982, en particulier « Une saison où la gauche avait du vent dans les voiles », pp. 19-58. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[24] Annie Kriegel, Aux origines du communisme français, Paris, Flammarion, 1969, p. 433.

[25] Le jacobinisme était la doctrine politique des membres d'une société révolutionnaire (Le Club des jacobins) établie à Paris dans un ancien couvent de Jacobins (religieux de Saint-Jacques de Compostelle) et ardente propagandiste d'un républicanisme intransigeant lors de la révolution française de 1789. Maximilien Robespierre en fut le plus célèbre porte-parole.

[26] Du nom de Louis-Auguste Blanqui (1805-1851), théoricien socialiste et révolutionnaire français, « dont les conceptions révolutionnaires furent si avancées qu'elles sont encore présentes dans les écrits de Lénine sur la tactique révolutionnaire » selon Gian Mario Bravo, Les socialistes avant Marx, t.1, Paris, Maspero, 1970, p. 167.

[27] T. Draper, The Roots of American Communism, N.Y., Viking, 1957.

[28] Gabriel Almond et al., The Appeals of Communism, Princeton, Princeton University Press, 1954.

[29] Daniel Bell, Marxism Socialism in the United States, éd. révisée, Princeton, Princeton University Press, 1968.

[30] Joseph R. Starobin, American Communism in Crisis, 1943-1957, Berkeley, University of California Press, 1972.

[31] Roger Keeran, The Communist Party and the Auto Workers Unions, Bloomington, Indiana University Press, 1980.

[32] Marcel Rioux, « Le socialisme aux USA », Socialisme, 1,1 (Printemps 1964) : 104-105. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[33] Jacques Dofny, « Vers un mouvement socialiste québécois », Politique d'aujourd'hui, 7-8 (1978). [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[34] Marcel Fournier, Communisme et anti-communisme au Québec (1920-1950), Montréal, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979, « Postface », pp. 113-128. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[35] Terry Copp, « The Rise of Industrial Unions in Montréal (1935-1945) », Relations industrielles, 37, 4 (1982) : 843-875.

[36] De Jean-Jules Richard, retenons le roman Ville Rouge, Montréal, Éditions Tranquille, 1949.

[37] Jean Hamelin, dir., Histoire du Québec, Saint-Hyacinthe, Édisem, 1977, p. 479.

[38] Raymond Laliberté, L'Ordre de Jacques Cartier ou l'utopie d'un césarisme laurentien, Thèse de Ph.D, Université Laval, 1981.

[39] Marcel Fournier, op. cit., p. 126.

[40] Ivan Avakurnovic, The Communist Party in Canada, A History, Toronto, McClelland and Stewart, 1974, 309 p.

[41] W. Rodney, op. cit., p. V.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 19 mars 2012 10:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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