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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Profession infirmière. Une histoire des soins dans les hôpitaux du Québec. (2000)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Yolande Cohen, Profession infirmière. Une histoire des soins dans les hôpitaux du Québec. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal, 2000, 322 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de la l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l'auteure le 26 mars 2007 de diffuser tous ses livres et tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Polyvalente, encore presque exclusivement exercée par des femmes et incomplètement intégrée à la médecine, la profession d'infirmière pratiquée au Québec a connu une histoire complexe, qui déborde largement les revendications syndicales ou les réformes législatives. Et si la reconnaissance professionnelle est désormais acquise, les avantages qui en découlent généralement ne le sont pas toujours.

Considéré dans une perspective historique, le « virage ambulatoire » amorcé ces dernières années, apparaît comme un retour du balancier. Après un mouvement en faveur de l'institutionnalisation des soins infirmiers dans les années 1930 qui fera quasiment disparaître les services prives d'infirmières, aujourd'hui, près de la moitié des 67 000 infirmières du Québec – dont plus de 30 000 travaillent à temps partiel – exercent leur métier à l'extérieur des hôpitaux [1].

Affectées par des réformes principalement motivées par des impératifs économiques, les infirmières ont néanmoins choisi de participer à la reconstruction du réseau de la santé, ce que l'Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) appelle le « virage clientèle ». Or, si la terminologie peut sembler nouvelle, l'histoire mouvementée et passionnante des infirmières au Québec témoigne de cette tension constante entre les impératifs professionnels et ceux créées par les liens privilégiés avec les patients. Le rappel, par un récent congrès de l'OIIQ, des pouvoirs réconfortants des infirmières dans « une société en mal de sollicitude » indique bien les priorités mises dans l'aspect humain des soins. En fait, une histoire des soins infirmiers doit avoir pour but d'illustrer les différentes influences qui ont marqué cette profession.

Or, cette histoire, déjà largement défrichée grâce aux préoccupations de la recherche féministe, a déjà produit des résultats et des interprétations fort pertinentes. Certes, elle s'est construite sur de solides bases. L'interprétation traditionnelle, qui a privilégié une approche évolutive du métier à la profession, a fait une large place à la lutte des pionnières pour obtenir le titre d'infirmière enregistrée et accéder au statut de profession à part entière [2]. L'issue de cette lutte est cependant loin de faire l'unanimité et favorise l'émergence de nouvelles analyses [3].

Ainsi en est-il de l'approche qui considère les soins infirmiers en termes d'organisation du travail, de prolétarisation du travail infirmier, de rationalisation de l'industrie des soins. Dans cette perspective, et à l'inverse de la précédente qui fait de l'histoire du nursing une longue conquête vers plus d'autonomie pour arriver graduellement à l'obtention du statut professionnel, les infirmières verraient leurs conditions de travail se dégrader, de la relative autonomie du travailleur indépendant avant la Seconde Guerre mondiale au travailleur salarié et syndiqué, encadré de façon rigide par une hiérarchie stricte et des règlements draconiens. Ce type d'analyse, plus matérialiste, explique bien l'évolution du travail infirmier et sa syndicalisation. Il laisse toutefois dans l'ombre un élément central, le fait que ce soit majoritairement des femmes qui effectuent ce travail. C'est à cette question qu'une pléthore de travaux s'intéressent, pour montrer l'incidence des rapports de genre dans la définition des tâches et des savoirs infirmiers. Les plus récentes synthèses considèrent la catégorie de genre comme aussi importante que celle de profession pour analyser l'évolution du nursing au Canada [4].

Genre, travail et ethnicité

L'apparition au tournant du siècle d'un métier directement lié à l'identité de genre féminin ne manque pas de surprendre. À un moment où les interdits frappent le travail des femmes d'un opprobre sans pareil, se constitue une niche accommodant parfaitement le travail des femmes, qui devient aussi, on l'a abondamment souligné ensuite, un ghetto d'emploi féminin, soumis à des règles et à une discipline particulières. Certes, on le sait, les femmes occupent déjà des emplois salariés dans certains secteurs sous-qualifiés, comme le travail domestique, l'emploi dans les industries textiles, et dans la confection. Le métier d'infirmière, comme d'ailleurs celui d'institutrice, présente la particularité de s'adresser à des jeunes filles, issues de familles aisées, et pouvant devenir, du moins telle en est l'ambition initiale, une véritable carrière.

Toutefois, contrairement aux carrières en éducation, d'abord masculines et qui se sont féminisées avec l'accession partielle des femmes à l'éducation supérieure [5], le métier d'infirmière se modèle sur des valeurs exclusivement féminines. Pour que se réalise ce projet, il ne suffit pas que des visionnaires telles que Florence Nightingale en fassent la promotion, il faut encore que certaines conditions soient réunies. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer la transformation d'une activité charitable en un véritable corps de métier revendiquant sa place dans les professions de la santé dans les pays occidentaux.

La présence d'un large mouvement philanthropique qui fait la promotion d'idéaux de charité et de dévouement féminins explique en partie l'apparition du nursing au tournant du siècle. L'orientation d'une profession réservée aux femmes suggère un processus de professionnalisation incomplet. D'autres arguments sont apportés à l'appui de cette analyse.

Les dames patronnesses recrutées dans le mouvement philanthropique ont imposé le modèle médical au nursing [6]. Les contraintes de l'idéologie professionnelle ont ainsi entravé le développement d'une solidarité féministe, soudant artificiellement les infirmières aux valeurs diffusées par les classes moyennes aisées auxquelles les pionnières de la réforme des soins infirmiers appartenaient. Mais c'est aussi cette idéologie qui a permis aux infirmières de se construire une place dans le système de santé. D'autres interprétations renforcent cette analyse en y ajoutant la variable confessionnelle et ethnolinguistique.

Au Canada, le travail infirmier est différent selon les origines confessionnelles, régionales, sexuelles et ethniques de celles et ceux qui l'exercent [7]. Le rôle de l'Église catholique au Québec apparaît comme l'élément qui retarde l'introduction de la science et de la modernisation. Cette impression mérite d'être nuance [8]. On a également montré une profession en proie à des contraintes importantes où les conditions de travail et le mode de recrutement ont conduit les infirmières à se doter de modes pluriels de représentation (syndicats, amicales, corporations...). Ces ambivalences ne peuvent s'expliquer par le seul fait que l'on a ici affaire à une profession fortement identifiée au genre féminin [9]. D'autres professions, qui furent d'abord masculines, ont été tiraillées par des contraintes similaires. Ce qui suggère l'intérêt de multiplier les angles d'approche pour mieux cerner cette histoire : aux catégories de genre qu'il faut scruter, ajoutons l'analyse du rôle de l'État, observons la détermination des associations volontaires et professionnelles, la participation des médecins, le rôle des institutions hospitalières et de leurs directions (souvent religieuses).

Les infirmières dans les statistiques

Les infirmières apparaissent dans les statistiques canadiennes pour la première fois dans le recensement de 1911 : elles y sont identifiées comme aides familiales. Leur nombre connaît une importante progression à partir de 1921, date à laquelle presque toutes les provinces ont accordé l'enregistrement et la reconnaissance professionnelle.

De 463 en 1911, les infirmières sont 3142 dix ans plus tard et 7224 en 1951. C'est donc une carrière qui n'est pas affectée par la Crise ou la guerre. C'est également un métier qui concentre à Montréal une bonne moitié de ses effectifs. Notons par ailleurs que c'est un métier où dominent les femmes âgées de 15 ans et plus, avant 1911. Cette structure par âge restera prépondérante (51% d'entre elles ayant 35 ans et plus en 1951), ce qui ne manque pas d'étonner, compte tenu de la propension plus grande des jeunes femmes à occuper des emplois rémunérés. Il faudra bien sûr tenir compte du statut civil des infirmières pour expliquer ce phénomène : se maintiennent dans cette carrière des femmes à 93,8% célibataires en 1941 et encore à 86,75% en 1951.

Le fort taux de célibat reste une donnée majeure du statut d'infirmière avant la Seconde Guerre mondiale. Avec la valorisation qu'elle gagne dans les années 1920, la profession d'infirmière semble avoir suivi la trajectoire voulue par les pionnières. Ce qui expliquerait en partie l'engouement des femmes pour ce type de profession durant une période où le travail salarié féminin est en déclin. Et ce, même si cette profession n'est ouverte qu'à un nombre très restreint de femmes, surtout âgées de 35 ans et plus, et pour la plupart célibataires (moins de 1% de la population active féminine). Les exclusions, grands marqueurs de la distinction voulue par les pionnières, seront nombreuses : la moralité, la couleur de la peau, l'origine sociale, la pratique religieuse, la langue parlée, etc. Pour être infirmière, il faut être une femme, mais toutes les femmes ne peuvent devenir infirmières. Il sera intéressant de voir comment ces critères de sélection sont mis en place et comment les modèles auxquels ils réfèrent sont transformés au cours de la période étudiée.

Le second grand changement que révèlent les chiffres se situe au sein même de la profession : il s'agit de la répartition entre les infirmières employées dans les hôpitaux, celles en service privé et celles en santé publique. La proportion s'inverse en 10 ans et passe de 60% pour les infirmières en service privé en 1930 (6 370), à 31% en 1943 (6 387), tandis que l'emploi des infirmières dans les hôpitaux augmente considérablement ; il passe de 14% en santé publique en 1930 (1 521) et 25% en hôpital (2639) à 69% en 1943 (13 959). Ces chiffres indiquent bien la tendance lourde du travail infirmier, en institution, qui s'accentue après la Seconde Guerre mondiale [10].

Ces chiffres suggèrent aussi d'autres pistes de recherche : les débats autour de la professionnalisation des infirmières ont lieu alors que les soins infirmiers sont majoritairement privés, souvent dispensés à domicile et s'apparentant encore à des services domestiques indifférenciés. Ces débats ont-ils suscité l'émergence de soins spécialisés et d'un corps d'infirmières compétentes ? En outre, une fois reconnu le statut d'infirmière enregistrée, plusieurs sous-catégories d'infirmières continuent d'œuvrer au sein de la profession et rendent la lecture des statistiques encore plus difficile : graduées et non-graduées, infirmières en service privé et infirmières dans les hôpitaux ou en service public, religieuses et laïques, etc.

Une histoire multiforme

L'étude que nous proposons est construite autour d'une identité sociale de genre. À l'inverse de la naturalisation, par exemple, le métier d'infirmière vise à socialiser les femmes en tant que telles [11]. On assiste alors à une surdétermination du féminin, source et objet de savoirs, qui donne aux femmes une position exclusive pour occuper le poste de soignante. Toutefois, très vite, les qualités dites intrinsèques de toutes les femmes ne suffisent plus pour être infirmière : s'y ajoutent des caractéristiques nouvelles, telles que la vocation, la mission, la moralité, la discipline, la charité... et plus tard la science, des connaissances sur l'organisation du travail, une éducation formelle spécialisée, etc. Ainsi aux stéréotypes féminins existants, eux-mêmes construits, viennent se greffer d'autres caractéristiques considérées comme typiquement féminines.

Mis en contexte, ce processus est également révélateur d'autres paradoxes. D'abord on transgresse l'interdit du travail féminin, au moment même où il est strictement réglementé (lois limitant le travail des femmes et des enfants, par exemple). Ensuite, le métier d'infirmière apparaît comme répondant à une demande sociale, qu'elle soit formulée par les médecins, qui cherchent une assistante docile, par l'Église qui vise à élargir son emprise sociale, ou par ce que l'on a appelé la croissance de la demande de soins. Mais la demande sociale et les progrès de la science et de la médecine ne font que décrire un processus sans vraiment l'expliquer. Qui demande plus de soins et pour quoi faire ? Pourquoi des soins dans les hôpitaux et pas des soins à domicile ? Pourquoi une telle répartition des tâches entre médecins et infirmières, en fonction de l'identité de genre et de la valorisation du savoir formel par rapport au savoir-faire ? Il s'agira ici de mieux évaluer le rôle des hommes et des femmes dans l'ouverture d'un espace de travail féminin, en le mettant aussi en rapport avec l'extension des sphères d'intervention de l'État en matière d'assistance sociale. Certaines associations volontaires, corporations et institutions se font les vecteurs d'une demande d'intervention plus grande de l'État dans des secteurs qu'elles jugent névralgiques, telles que la protection de l'enfance, la maternité, ou l'hygiène.

Histoire des identités de genre, histoire des savoirs féminins et des modalités de leur transmission, histoire de l'éducation, histoire de la santé publique, histoire du travail, histoire des pratiques sociales, l'histoire des infirmières est tout cela à la fois [12]. Elle se présente comme une quête active de reconnaissance sociale, par les femmes et pour les femmes, qui ne défie pas sciemment le consensus social sur la définition des rôles sexuels. Nous chercherons à comprendre ce qui a conduit aux différentes transformations de la profession en faisant valoir les raisons intrinsèques et externes aux changements.

La chronologie

Une première périodisation est ainsi suggérée : les balbutiements d'une profession de 1880 à 1920 ; la professionnalisation de 1920 à 1946 ; la division entre travail et profession de 1946 à nos jours. C'est à partir de cette périodisation que nous avons établi la structure générale de cet ouvrage, divisé en trois grandes parties chronologiques, elles-mêmes subdivisées en chapitres thématiques [13].

L'histoire des infirmières au Québec s'est donc constituée en trois grands moments : le premier est celui de l'émergence d'une demande de soins (demande sociale mais aussi demande de main-d'œuvre spécialisée dans les hôpitaux), à laquelle on commence par répondre de façon très éclatée et selon les institutions (chaque hôpital devient un microcosme où ces tensions se font jour). Un corps spécialisé d'infirmières naît avec la réforme des soins dans les années 1880.

L'industrialisation et l'urbanisation fournissent le contexte général de cette histoire dont la trame est tissée par de nombreux autres facteurs qu'il s'agit de mettre en lumière. En fait la question qui se pose, au-delà de l'appréciation du changement, c'est comment celui-ci est rendu possible et quels en sont les acteurs principaux.

De telles questions réordonnent l'enquête autour d'éléments à la fois plus conjoncturels et plus profonds. Ainsi, alors même que se déploie un discours libéral, qui laisse aux agences privées (surtout religieuses) les responsabilités de la santé et des soins, différentes associations revendiquent et obtiennent une intervention ponctuelle de l'État dans des secteurs reconnus comme névralgiques. Ainsi, la coalition en faveur de la défense des mères et des enfants réussit à faire admettre la protection de l'enfance comme une urgence nationale, première brèche ouverte dans le non-interventionisme libéral, à l'origine de l'État-providence canadien [14]. Il s'agira de comprendre le rôle des groupes de pression dans la définition de ce qui relève du bien public, et de leur demande de prise en charge collective de prérogatives jusque-là confinées au domaine privé.

La revendication en faveur d'une réforme des soins sera également décisive dans le déploiement de la santé publique, dans lequel se retrouvera une armée d'infirmières, anciennes gardes en service privé recyclées en entrepreneurs indépendantes et infirmières hygiénistes. Là s'arrête toutefois l'influence de groupes extérieurs au milieu de la santé, relayés par les groupes professionnels durant les années qui suivent la Première Guerre mondiale. À partir de cette époque, les soins ne seront plus jamais pareils, bien que l'idéologie professionnelle connaisse aussi ses premières grandes victoires. En effet, à partir de 1913, toutes les provinces canadiennes se dotent d'une loi sur l'enregistrement des infirmières. Au cours de cette seconde période, les volontés de professionnalisation du métier se font jour partout, surtout dans les écoles de formation, censées uniformiser la pratique, tandis que le nombre d'infirmières en service privé ne cesse d'augmenter. Tout se passe comme si les exigences professionnelles faisaient office de critères de sélection stricts pour contingenter l'accès à la profession et à l'emploi dans les institutions publiques. Une manière de les contourner pour nombre d'infirmières dans les régions du Québec est de continuer une pratique privée, puisque l'enregistrement n'est pas obligatoire pour exercer. Mais la Loi de l'assistance publique (1921) et la volonté de rendre certains services publics, contiennent en germe la fin d'une façon de faire qui laissait une grande marge d'autonomie à ce genre de professionnels indépendants.

La seconde période est marquée par l'intégration du système de santé à l'État. Alors que les associations canadiennes-anglaises préconisent l'enregistrement comme meilleur moyen de reconnaissance, les canadiennes-françaises tentent de concilier mission apostolique et carrière professionnelle. Cette double revendication aboutit en 1946 à leur rassemblement au sein d'une corporation aux objectifs communs et à une structure semblable à celle des médecins.

À ces réglementations s'ajoutent la subdivision de la profession en plusieurs catégories et l'exaspération des conflits confessionnels qui conduiront à la seconde grande transformation des soins, celle du salariat et de la syndicalisation des infirmières. La spécialisation accrue de la pratique médicale et l'émergence des infirmières auxiliaires dans nombre d'hôpitaux aboutissent à la définition de paramètres plus axés sur le travail que sur la profession, pour caractériser le métier d'infirmière. C'est d'ailleurs à ce moment-là que la mixité apparaît comme le moyen d'éliminer une trop grande identification de la profession au genre féminin et sa subordination au corps médical. Les amendements contenus dans la loi de 1943 intègrent précisément l'ensemble de ces dimensions.

Enfin, l'explosion des divergences de classe plutôt que d'ethnie aboutissent à la constitution de plusieurs catégories d'infirmières qui tenteront de prendre le contrôle sur les autres intervenantes, auxiliaires, préposés, etc. Cette troisième période, qui va de 1946 à 1970, est également marquée par l'explosion de mouvements féministes et nationalistes qui mettent les revendications salariales et identitaires au premier plan.

On le voit, ces différentes étapes marquent l'histoire de la profession comme autant de couches de sédimentation qui se superposent et finissent par en faire un ensemble complexe et contradictoire. À chaque période correspondent des façons de faire, une logique des soins et des cohortes de soignantes particulières. C'est à cet ensemble complexe et mouvant que nous allons consacrer l'essentiel de notre analyse, que nous devons compléter par l'étude de facteurs exogènes, tels que les institutions hospitalières, les conditions de travail en pratique privée. Les hôpitaux occupent une place centrale dans cette histoire : l'environnement hospitalier est déterminant dans la façon dont se construisent les pratiques infirmières. La grande diversité d'institutions et leur transformation au cours de cette période favorise l'approche qualitative. Les cinq hôpitaux analysés en profondeur, l'Hôtel-Dieu de Montréal, l'hôpital Notre-Dame, le Montreal General Hospital, l'hôpital Sainte-Justine et le Sherbrooke Hospital, offrent une variété de situations. Ils sont situés dans différentes régions du Québec, sont administrés par des ordres religieux ou par des laïques, sont rattachés à des universités francophones ou anglophones, sont la propriété de communautés religieuses ou gérés par des conseils d'administration, et ils sont parmi les premiers à s'être dotés d'écoles d'infirmières. Bien que chacun d'entre eux soit unique, ils n'en constituent pas moins des modèles pour les autres hôpitaux du pays. Ainsi l'Hôtel-Dieu de Montréal, second hôpital fondé en Nouvelle-France, est une institution catholique propriété des hospitalières de Saint-Joseph. Comme les Hôtels-Dieu à Chicoutimi, à Lévis, à Québec et à Trois-Rivières, il met sur pied une école qui s'inscrit dans la première vague d'écoles d'infirmières de la province, dès les années 1890 [15]. À l'Hôtel-Dieu de Montréal, les étudiantes laïques sont admises très tôt, contrairement à ce qui se passe en région, où leur admission se fera bien plus tard.

Le Montreal General Hospital est le premier hôpital anglo-protestant d'envergure au Québec et au Canada, qui s'est doté d'une affiliation universitaire très vite ainsi que d'une école d'infirmières établie sur des principes de Nightingale. Il sera le modèle suivi par les autres hôpitaux anglophones du Québec. Les hôpitaux Sainte-Justine, Notre-Dame et de Sherbrooke font partie d'une seconde vague d'institutions, créées au début du XXe siècle et tournées tant vers la science que vers la charité. Notre-Dame et Sainte-Justine font partie de ce petit groupe d'hôpitaux catholiques dirigés par des laïques. Ainsi, Notre-Dame sera une des premières institutions catholiques au Québec à être gérée par les sœurs de la Charité, par un conseil d'administration et par un bureau médical. Sainte-Justine, administrée par les Filles de la Sagesse et par un conseil laïque, présente la particularité d'incorporer travail bénévole et travail rémunéré, entièrement géré par des femmes, pour les soins des femmes et des enfants, à l'instar de ce qui se fait au Children's Hospital. Enfin, le Sherbrooke Hospital représente une autre variété d'hôpital, celle d'un petit hôpital régional, dont on retrouve l'équivalent dans d'autres localités, qui a l'ambition d'être un grand hôpital régional pour les anglo-protestants.

Outre les hôpitaux, dont une grande partie du fonctionnement interne est assurée par des infirmières (gestion, soins infirmiers, enseignement), nous avons également porté notre attention sur tous les autres lieux d'intervention des infirmières, afin de rendre compte de l'ensemble du champ de leur intervention.



[1] Grand reportage de Carole BEAULIEU, L'actualité, 15 juin 1997, vol. 22, n° 10, p. 14-34.

[2] Édouard DESJARDINS, Suzanne GIROUX et Eileen FLANAGAN, Histoire de la profession infirmière au Québec, Montréal, AIPQ, 1970, 270 p.

[3] Amitai ETZIONI (dir.), The Semi-Professions and Their Organization, New York, 1969. Voir dans une perspective féministe, Jo-Anne ASHLEY, Hospitals, Paternalism and the Role of the Nurse, New York, 1976. Voir aussi Mary KINNEAR, Subordination, Professional Women, 1870-1970, Montréal, McGill-Queen's University Press, 1995. Celia DAVIES préfère situer historiquement cette bataille et la réduire à une bataille pour la professionnalisation ou à une idéologie professionnelle, « Professionalizing Strategies as Time and Culture-Bound : American and British Nursing, Circa 1893 » in LAGEMANN (dir.), Nursing History : New Perspectives, New Possibilities, New York, Columbia University, Teachers' College Press, 1983.

[4] Alice BAUMGART et Jenniece LARSEN (dir.), Canadian Nursing Faces the Future : Development and Change, St. Louis, 1988 ; Janet KERR et Jannetta MacPHAIL, Canadian Nursing : Issues and Perspectives, St. Louis, 1991.

[5] N. THIVIERGE et M. TREMBLAY, « Féminisation des sciences de l'administration et insertion des diplômées dans la carrière », in Nicole THIVIERGE (dit.), Savoir et développement : pour une histoire de l'UQAR, Rimouski, GRIDEQ/UQAR, 1994, pp. 191-224

[6] Susan M. REVERBY, Order to Care : The Dilemma of American Nursing, 1850-1945, Cambridge History of Medicine, 1987, 286 p. voir aussi Meryn STUART in DODD et GORHAM, Caring and Curing : Historical Perspectives on Women and Healing in Canada, Ottawa, University of Ottawa Press, 1994.

[7] Kathryn McPHERSON, Bedside Matters : The Transformation of Canadian Nursing, 1900-1990. Toronto, Oxford University Press, 1996.

[8] Les travaux de Goulet, Fournier, Gingras, Keel, Laurin et Juteau nuancent chacun à leur façon cette idée, en précisant les rapports entre science, religion et genre. Marcel FOURNIER, Yves GINGRAS et Othmar KEEL, Science et médecine au Québec : perspectives socio-historiques, Québec, IQRC, 1987 ; Denis GOULET, Histoire de la Faculté de médecine de l'Université de Montréal, 1843-1993, Montréal, VLB, 1993 ; Danielle JUTEAU et Nicole LAURIN, Un métier et une vocation : le travail des religieuses au Québec de 1901 à 1971, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1996.

[9] Comme le suggère Mary KINNEAR, op. cit.

[10] Ces chiffres sont repris par K. McPHERSON du Rapport Weir, op. cit. Voir aussi KINNEAR, op. cit., p. 181.

[11] Colette GUILLAUMIN, Sexe, race et pratique du pouvoir : l'idée de nature, Paris, Cité-femmes, 1992 ; Mathieu JACQUES (dir.), La mémoire dans la culture, Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, 1995.

[12] Voir entre autres : Susan REVERBY, op. cit. ; Barbara MELOSH, The Physician's Hand : Work, Culture and Conflict in American Nursing, Philadelphia, Temple University Press, 1982 ; Ellen CONDLIFFE-LAGEMANN (dir.), op. cit. ; Celia DAVIES (dir.), Rewriting Nursing History, Totowa, NJ, Crown Helm London, 1980 ; Carol GILLIGAN, In a Different Voice : Psychological Theory and Women's Development, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1982 ; Luc BOLTANSKI, Prime éducation et morale de classe, Paris, Mouton, 1982 ; Jacques COMMAILLE, Les stratégies des femmes, La Découverte, Paris, 1993 ; Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Éditions de Minuit, Paris, 1980.

[13] Cette périodisation recoupe sensiblement celle des soins infirmiers dans d'autres régions du globe, même si son interprétation reste problématique.

[14] JOY, PARR, Childhood and Family in Canadian History, Toronto, McClelland and Stewart, 1982 ; R. L. SCHNELL, « A Children Bureau For Canada : The Origins of The Canadian Council on Child Welfare, 1913-1921 » in Allan MOSCOVITCH et Jim ALBERT, The Benevolent State : The Growth of Welfare in Canada, Toronto, Garamond Press, 1987, pp. 95-110 ; MITCHINSON, WENDY, « Early Women's Organizations and Social Reform : Prelude to the Welfare State », ibid., pp. 77-92.

[15] Denis GOULET et André PARADIS, Trois siècles d'histoire médicale au Québec. Chronologie des institutions et des pratiques (1639-1939), Montréal, VLB, 1992.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 6 décembre 2008 7:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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