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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

JUIFS MAROCAINS À MONTRÉAL. Témoignages d'une immigration moderne (1987)
Présentation


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marie Berdugo-Cohen, Yolande Cohen et Joseph Lévy, JUIFS MAROCAINS À MONTRÉAL. Témoignages d'une immigration moderne. Montréal: VLB, Éditeur, 1987, 211 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de la l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.. [Autorisation accordée par l'auteure le 26 mars 2007 de diffuser la totalité de ses publications.]

Présentation
 

 

En moins de trente ans, la communauté juive la plus nombreuse du Maghreb s'est disloquée à la suite de l'émigration de la presque totalité de ses membres. Le départ de ces trois cent mille personnes du Maroc est d'autant plus frappant qu'aucune répression ouverte ne les a obligées à partir. 

Peut-on alors donner un sens à un exode aussi massif ? Le parti pris de cet ouvrage est de souligner la diversité des options que ces individus ont mises en balance avant d'émigrer. En abordant l'étude d'une partie de cette communauté qui est venue s'installer à Montréal, on mettra en relief les facteurs endogènes et exogènes de cette émigration. Ces témoignages, qui illustrent des choix douloureux, donnent leur ancrage individuel au cheminement de chacun ; ils montrent bien sur quelles aspirations cet exil s'est construit. Nous avons voulu insérer cette vision forcément personnelle et restreinte de l'histoire dans un contexte plus global qui permettra de mieux situer les divers itinéraires.

Le choix de l'émigration relève de motivations complexes et peu quantifiables. Dans le cas des juifs, minorité religieuse souvent contrainte à trouver de nouveaux refuges, l'exil est entendu comme une seconde nature, qu'on déplore mais qu'il faut néanmoins constater. Pourquoi chercher ailleurs le sens d'un départ qui semble être inscrit dans une séquence donnée d'avance ? C'est qu'à ce statut d'éternel réfugié, de juif errant, l'histoire des juifs en terre d’Islam oppose une réalité plus continue, une implantation plus tenace. Mille ans de vie juive au Maroc ne peuvent être réduits à une péripétie dans une longue suite d'exils. Elle constitue un enracinement, une identité, une histoire particulière. Pourtant, c'est une rupture brutale qu'il s'agira d'analyser. Car de la compréhension de cette séquence dépend la possibilité de dénouer quelques-unes des tensions qui traversent la communauté juive du Maroc. 

L'émigration qui marque la fin de l'existence d'une communauté juive au Maroc renvoie à un autre niveau au problème de l'identité de ce groupe en diaspora. Ayant, au cours des siècles de coexistence plus ou moins agitée avec les arabes, conservé les traditions ancestrales, comment les juifs marocains les aménagent-ils pour entrer dans le siècle ? 

Comme c'est le cas souvent pour l'émigration en cette fin de XXe siècle, l'adaptation au pays d'accueil coïncide avec l'adoption de nouvelles expressions de l'identité. Pour les juifs marocains, la forme traditionnelle de l'identité, liée aux écritures rabbiniques et à la communauté, se trouve largement entamée par la colonisation française. Elle coexistera de façon d'abord prépondérante, puis plus discrète, avec l'inscription laïque de l'identité dont Israël, le sionisme et la famille seront les vecteurs. Un tel transfert d'influence signifie des remaniements majeurs dans une communauté. De manière assez semblable à certains autres groupes touchés par de telles transformations, la communauté juive du Maroc réagit assez logiquement : ne pouvant exercer de pouvoir séculier dans un système politique et social traditionnel, elle « choisit » de partir. 

C'est notre deuxième hypothèse : les transformations sociales et politiques contribuent à modifier sensiblement la formulation de l'identité de ce groupe qui ne sent plus la nécessité de la protection marocaine pour s'affirmer. Il peut alors envisager le départ comme une étape dans son affranchissement, un pas dans la conquête d'une nouvelle expression de soi. On verra dans les pages qui suivent comment ces lignes de force traversent les comportements collectifs, pondérées à chaque fois par des pratiques contradictoires, des ambitions utopiques, des nécessités impérieuses. 

Reste à savoir pourquoi Montréal, pourquoi le Canada ? Contrairement aux autres destinations qui correspondent à des attractions compréhensibles – Israël est le référent religieux, la France le référent culturel surimposé par la colonisation –, le départ pour le Canada arrive tardivement, alors que la majorité des juifs sont déjà partis du Maroc. Ce choix s'impose en quelque sorte comme une solution de rechange aux deux autres destinations – dont la rumeur rapporte qu'elles sont difficiles. Le Canada au contraire apparaît auréolé du mythe de l'Amérique, de la liberté et de l'argent. 

Pour cette moyenne bourgeoisie des villes, rebutée par les perspectives d'une insertion peu valorisante en Israël et trop niveleuse en France, le Canada s'impose d'autant mieux qu'elle en ignore les réalités. Chérissant l'espoir de monnayer à la hausse une culture française dûment adoptée, ces familles des grandes villes du Maroc décident de partir voir ce qui s'y passe. Éclaireurs et pionniers, ces groupes ouvrent la voie à de nombreux groupes qui, au plus dur des événements de 1965-1967 au Maroc, les rejoignent parce que le Canada, c'est encore le plus sûr des refuges. 

Mais les problèmes ne font alors que commencer. À travers le prisme des trajectoires individuelles se lisent les ambivalences qui accompagnent le déracinement. Nous avons choisi d'illustrer ces problèmes en exposant l'imaginaire et la réflexion intime que des individus bien ordinaires se font de leur existence [1]. Tout en évitant soigneusement de généraliser à partir de vignettes profondément ancrées dans l'histoire individuelle, on peut tirer quelque instruction à s'y confronter [2]. Acteurs forcés à une certaine distance par l'observation, nous proposerons quant à nous une lecture de ces récits. Il va sans dire que les conclusions qu'elle nous inspire ne doivent pas être imputées aux informateurs qui ont bien voulu s'ouvrir à nous, mais plutôt à notre propre vision des choses. Quant aux six récits de vie présentés ici, ils traduisent la logique d'individus qui, pris au miroir de leur propre aventure, ont eu recours à des bricolages réels et fantasmatiques pour en rendre compte [3]. 

 

Une histoire

 

L'odyssée des juifs au Maroc a commencé voici quelque deux mille ans avec les migrations des juifs de Palestine sur les pourtours de la Méditerranée. Après la destruction du premier temple de Jérusalem en 586 avant l'ère chrétienne, des juifs se trouvent de nouvelles terres d'asile en Afrique du Nord ; ils sont rejoints quelques siècles plus tard par des vagues d'émigrants chassés de Palestine lors de la destruction du second temple. Des communautés entières s'installent tant sur le littoral qu'à l'intérieur des terres, et se dotent d'institutions assurant leur autonomie financière et religieuse. La pratique du judaïsme devient visible et importante, conduisant même certains groupes de Berbères à s'y convertir. 

L'implantation du christianisme comme religion d'État met un frein au prosélytisme juif, imposant ici et là des mesures discriminatoires à l'égard des juifs. La conquête vandale assure un retour à une relative liberté religieuse, aussitôt restreinte par le régime byzantin. 

C'est en fait entre le VIe et le IXe siècles que se définira la condition des juifs du Maroc après la conquête arabe. Confronté aux autres religions, l'Islam conquérant impose le statut de dhimmi (ou protégé) aux adeptes des deux autres religions du Livre, les juifs et les chrétiens. Les autres minorités religieuses – Zoroastriens perses par exemple – étaient, elles, complètement déconsidérées et risquaient un sort beaucoup moins enviable. On retrouve dans le concept de dhimmi deux idées maîtresses : d'une part la reconnaissance et le respect dus à des religions qui ne sont pas aussi développées que l'Islam mais qui ont eu une existence et une fonction indéniables ; d'autre part la nécessité de leur donner un statut à part, protégé et subordonné par l'Islam qui règne en maître. Lewis (1984) étaye fort bien cette histoire, montrant à la fois la tolérance que cette coexistence implique et les problèmes de préséance qu'elle impose. Ainsi le dhimmi est-il marqué dans son costume, distinct comme dans son habitat séparé (le mellah). Il doit accepter la prééminence de l'Islam par rapport à sa religion, qu'il peut néanmoins pratiquer discrètement. 

En échange de ces contraintes socio-économiques, les autorités garantissent, selon leur bon vouloir, une protection et assurent la liberté de culte. C'est ainsi que le judaïsme a développé en terre d'Islam une identité spécifique, largement influencée par la culture arabe ; la langue judéo-arabe, le folklore et même le culte de certains saints en portent les traces. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, cette configuration reste prégnante. Elle sera en partie modifiée par l'émigration des juifs d'Espagne qui, expulsés par Isabelle la Catholique au XVIe siècle, viendront grossir les rangs de la communauté juive marocaine. Ils s'amalgament, non sans conflits, à la population autochtone dont ils influencent la culture, la langue et les traditions religieuses, surtout dans le nord du pays. Cette tradition séculaire constitue le fond essentiel de l'identité des juifs du Maroc ; il faut donc en connaître les principaux éléments.

 

Les qualités d'un mode de vie traditionnel : sous la protection de Dieu et du monarque

 

Les prescriptions religieuses régissent de façon impérative le cycle de vie communautaire traditionnel. Les autorités rabbiniques – figures charismatiques au pouvoir spirituel reconnu par les musulmans – contrôlent l'administration, la justice, l'enseignement ainsi que les institutions d'entraide de la communauté. On peut en voir la trace vivante dans les récits de nos témoins les plus âgés : ils fourmillent de références montrant une codification religieuse minutieuse des comportements quotidiens. De la naissance à la mort, le code religieux juif, auquel s'amalgament des superstitions nombreuses, détermine les gestes et définit les conduites, distinguant le permis de l'interdit. Les détenteurs du savoir religieux sont l'objet d'une vénération rarement remise en question. Leur fonction d'érudits, de conseillers, de juges et de conciliateurs leur ouvre les sphères de la vie publique et privée, pour régler les différends, rétablir la paix entre des factions rivales, dispenser conseils et admonestations. Ils assurent aussi le contact avec les autorités extérieures, en particulier en temps de crise. L'importance du religieux se reflète dans la structuration du temps qui est scandé par les fêtes et le Chabat. Ces moments constituent dans leur préparation et leur déroulement un temps privilégié, tant sur le plan symbolique que social et alimentaire. Toutes les descriptions recueillies font de ces jours des périodes d'intense convivialité associée à une atmosphère de détente qui contraste avec le temps profane. Les célébrations qui marquent le mariage, la naissance du garçon ainsi que les rituels de deuil confirment l'importance du référent religieux. 

Les relations intercommunautaires sont nombreuses, démontrant une grande mobilité des gens et des idées. L'extension des réseaux de parenté, le flux des visites, des migrations temporaires ou définitives, l'établissement des alliances matrimoniales forment un espace ouvert à toutes les confrontations. Il existe en effet un chauvinisme intra et intercommunautaire évident qui trahit une rivalité marquée. L'adoption par une nouvelle communauté est difficile, sinon impossible, même après une longue période. Ainsi les juifs de la zone espagnole traitent leurs coreligionnaires du sud de forasteros, d'étrangers. Ces oppositions se retrouvent aussi entre familles et synagogues qui obéissent à des classements et à des hiérarchies complexes. Cet écart ne débouche cependant pas sur une hostilité ouverte mais il se manifeste dans l'utilisation de sobriquets, de dictons et proverbes qui mettent en relief les défauts réciproques des membres de chaque communauté. 

La parenté constitue, par son réseau serré, un milieu de protection et de conformité aux valeurs dominantes. L'individu est largement marqué par son rapport au groupe de parenté. Plusieurs générations coexistent dans un espace souvent réduit, où des dispositifs subtils sont mis en place pour assurer l'intimité des couples et les distances qui assurent le maintien de la prohibition de l'inceste. Le groupe de parenté décide du choix du conjoint, souvent avant la puberté des femmes, dont l'autonomie est ainsi limitée. Des stratégies complexes où entrent en jeu le statut familial, social et économique des futurs conjoints conduisent à des tractations intenses qui servent à vérifier les antécédents des candidats. Le mariage s'accompagne d'un ensemble de rituels prolongés, dont les plus frappants tournent autour de la nuit de noces et de la vérification de la virginité, car l'honneur familial est en jeu. La sexualité reproductrice est centrale mais laisse une certaine place au jeu amoureux. Sans qu’il ne soit jamais clairement question d'érotisme, on aborde toutefois publiquement l'aspect de la satisfaction sexuelle des époux, surtout celle des femmes qui peuvent faire grief au mari de ses insuffisances en se confiant au rabbin. 

La formation du nouveau couple assure une étonnante continuité avec le passé. Elle se situe rarement en rupture avec les parents dont les décisions continuent d'être prédominantes. Lorsque le divorce est envisagé, en particulier par la femme, les contraintes familiales, sociales et religieuses peuvent se manifester avec force pour infléchir la décision. 

Dans leur récit, Hannah comme Haïm relatent avec force détails l'influence de ces pratiques encore vivaces durant la première partie du XXe siècle. Bien qu'ayant subi de nombreux changements au cours des siècles, ce modèle d'organisation familiale, établi sur la complémentarité des rôles sexuels et sur une hiérarchie des générations, restera longtemps la toile de fond du regroupement communautaire. La famille traditionnelle lui assurera identité et permanence. 

Sur le plan économique, les conditions de travail difficiles maintiennent les juifs dans un certain nombre d'activités dont l'agriculture et l'élevage ; ce qui s'éloigne en partie des modèles « occupationnels » que l'on retrouve dans le monde achkenaze, plutôt axé sur le commerce et la finance. L'artisanat, en particulier la bijouterie, est également beaucoup pratiqué ; les petits métiers et le colportage complètent cet éventail. Les notables de la communauté assurent cependant, sur le plan du commerce local et international, des fonctions importantes, qui leur donnent accès parfois à la diplomatie et à la politique. Le Maroc connaît l'influence des juifs du prince dans la conduite des affaires. 

En ce qui concerne les relations interethniques, soumises aux aléas des bouleversements politiques et des révoltes qui surviennent sporadiquement dans le royaume, la communauté juive vit dans la crainte des descentes punitives sur les mellahs, descentes qui dégénèrent en massacres dont la mémoire est encore vive. Les récits recueillis font souvent mention d'enlèvements de femmes, de conversions forcées et d'actes de résistance, souvent armée, contre les attaquants. À côté de ces moments éprouvants, on retrouve des éléments qui démontrent des formes de relations amicales et profondes entre les membres de ces deux communautés. 

À ce mode de vie traditionnel, qui semble assurer la permanence de la communauté, la colonisation française portera un coup fatal mais non décisif – puisqu'il lui survit, comme les récits en témoignent. Pourtant, parallèlement, un ensemble de processus complexes va littéralement catapulter la communauté juive dans la modernité, la déstabilisant radicalement – l'éclatement actuel dans la diaspora en est la marque –, tandis qu'émerge une formulation plus laïque de son identité.

 

L'éclatement des codes traditionnels

 

Le déclin de l'Islam comme pouvoir politique entraîne une perversion du statut de dhimmi, soumis à l'arbitraire du souverain autant qu'à sa protection. Le Maroc, contrairement aux autres pays du Maghreb, n'a pas subi la domination turque et ce n'est qu'avec la colonisation française du début du XXe siècle que l'influence occidentale pénètre dans la société. Se trouvent alors confrontées des valeurs antinomiques : le dhimmi moyenâgeux s'oppose dans toutes les acceptions du terme au citoyen, né de la Révolution française et sensible à toute possibilité d'amélioration de sa condition. Les juifs se tournent aussitôt vers les promesses d'émancipation et d'égalité que l'Occident leur fait miroiter. L'Alliance israélite universelle, fer de lance de la pénétration des modèles de l'Occident dans la communauté juive, marque l'abandon progressif des comportements traditionnels. La première école de l'Alliance ouvrira ses portes à Tétouan en 1862 et son réseau s'étendra par la suite pour couvrir les grandes villes du pays. L'accueil initial n'est pas des plus enthousiastes car les programmes scolaires incluent l'étude de matières laïques, ce qui n'est pas du goût des autorités religieuses plus conservatrices. Petit à petit cependant les premières réticences sont levées et le nombre des inscrits augmente. L'établissement du protectorat français sur le Maroc, en 1912, parachève son influence. 

Le processus de colonisation entraîne une nouvelle dynamique dans les rapports entre juifs et musulmans. Le traitement différent reconnu à ces deux groupes par les Français amplifie l'écart culturel. L'adoption du français, langue d'usage et de prestige, la scolarisation plus poussée, l'insertion dans les nouveaux secteurs économiques créés par le protectorat affectent profondément les structures démographiques et sociales de la communauté. Le mouvement d'urbanisation vers les grandes villes, l'éclatement du mellah au profit de la ville nouvelle, l'accession à de nouvelles professions et à des fonctions modernes pour certaines couches de la population vont accroître les différences socio-culturelles. 

Au fur et à mesure que l'acculturation s'accentue, les contraintes religieuses les plus marquantes sont rejetées au profit d'une liberté de comportement et de pensée influencée par la France. Les récits de nos informateurs plus jeunes nés au Maroc montrent que le référent religieux perd de son intensité. Leurs parents sont beaucoup plus ambigus, voire indifférents, vis-à-vis des pratiques religieuses. Les fêtes continuent d'être reconnues mais elles ont, par rapport aux descriptions qu'en font nos interlocuteurs les plus âgés, perdu de leur résonance, d'autant plus que le code religieux ne structure plus de façon globale les conduites sociales. Le processus de colonisation a inscrit ces individus dans une temporalité marquée par la productivité et la rationalité, oblitérant d'une certaine façon le temps sacré. La vie communautaire, qui obéissait auparavant à une insertion dans un espace commun, assurant la continuité et la signification partagée des comportements, fait place à une pluralité d'options religieuses qui vont du rejet à des pratiques morcelées et incomplètes ; c'est d'autant plus vrai que les mécanismes de contrôle social basés sur la conformité se sont estompés. 

Les autorités rabbiniques perdent de leur pouvoir au profit des nouveaux notables issus de milieux économiques aisés ou des professions libérales. Les institutions communautaires s'élargissent par l'adjonction d'associations volontaires, orientées vers les loisirs et les sports, qui auront un impact certain sur la jeunesse. Les migrations entre les villes ou dans les nouveaux quartiers affaiblissent aussi la relation au groupe de parenté. Au tissu serré des rapports sociaux liés à la famille étendue succède un appauvrissement relatif du milieu côtoyé. Même si le réseau de parenté continue de jouer un rôle de support, en particulier dans les moments de crise, la famille nucléaire devient le pôle de référence essentiel. Un réalignement dans les rapports de couple donne à la femme une plus grande autonomie, qu'elle puise aussi dans son insertion au marché du travail. Le choix du conjoint obéit moins aux préférences des parents qu'aux critères d'attraction amoureuse à la suite de fréquentations directes. La dimension de maternage constitue néanmoins un point de continuité entre les générations mais l'accent est placé sur la réduction de la famille tandis que la dichotomie des valeurs appliquées aux garçons et aux filles tend à s'estomper. 

Les rapports interethniques se modifient. À la symbiose judéo-arabe se substitue un sentiment d'aliénation marqué par la distanciation à l'égard des racines traditionnelles sans que, par ailleurs, l'insertion dans le monde français se réalise effectivement. Certes, pour ce qui est du travail, de l'éducation, des loisirs ou du voisinage, des relations suivies peuvent s'établir avec des Français vivant au Maroc, surtout dans les grandes villes ; mais elles ne débouchent pas sur une véritable interpénétration. Cette position de la communauté juive écartelée entre deux mondes constitue l'un des facteurs essentiels des mouvements migratoires ultérieurs ; car en fait les deux modèles, l'ancien (la protection) et le nouveau (l'émancipation), le traditionnel et le laïc, coexistent plus qu'ils ne s'excluent, créant ainsi des tensions durables dans les communautés. L'épisode de la Deuxième Guerre mondiale contribuera à renforcer un déchirement latent. 

Les juifs du Maroc, comme ceux des autres colonies d'Afrique du Nord, subissent des formes de ségrégation et d'exclusion, à la suite des lois antisémites édictées par le gouvernement de Vichy, responsable du protectorat. Le roi du Maroc Mohamed V, tout en assurant à ses sujets juifs qu'ils étaient sujets marocains et donc protégés, signa cependant les lois d'exception proposées par le résident général français et n'éleva aucune critique publique à ce sujet [4] (Abitbol, 1983). Néanmoins la question juive existe bel et bien, suscitant inquiétude et peur dans toutes les communautés même les plus protégées. Après le débarquement américain, en 1942, les juifs continuent de subir des exactions rendues possibles par les campagnes antisémites fréquentes tant dans les villes côtières qu'à l'intérieur des terres. Même après l'annulation des lois raciales en 1943, ces principes continuent de réglementer certaines attitudes comme celles du rationnement alimentaire et ce, jusqu'à la fin de la guerre. S'ils n'ont pas connu le sort tragique de l'Holocauste réservé à leurs coreligionnaires d'Europe, les juifs du Maroc ont fait cependant l'expérience amère de la précarité de leur statut pendant cette période. Avec la montée du nationalisme arabe que l'indépendance du Maroc consacre en 1956, ils prendront plus nettement conscience de la nécessité de faire des choix. Curieusement, alors que pour la première fois, l'égalité juridique leur est concédée par le Maroc indépendant, les juifs du Maroc sont inquiets pour leur avenir. Avec la création de l'État d'Israël, et sous l'influence du sionisme, la question juive au Maroc se pose avec acuité ; elle se réglera désormais par l'émigration. 

La loi du retour vers la terre promise devient temporairement l'idéal retrouvé de la communauté. Sous la poussée de la foi et pour certains, beaucoup plus nombreux, du besoin, l'émigration pour Israël apparaît comme l'unique issue. Après cette première étape, aveugle en quelque sorte, le flux migratoire constant se fait plus sélectif, ponctué par les crises successives du Proche-Orient, l'arabisation progressive du Maroc et la détérioration consécutive des relations judéo-arabes. Ces facteurs, le plus souvent subis comme de vraies fatalités, se doublent de la conscience qu'ont certains juifs de pouvoir encore choisir leur destination. Pour la majorité des juifs marocains, trop contents de trouver un refuge, même incertain, il n'y a guère d'autre issue que celle offerte par Israël. Les autres s'enquièrent avec avidité des dernières nouvelles de ceux qui sont partis pour savoir où il leur faut aller. On décide en fonction du degré d'assimilation, de ses affinités culturelles, linguistiques, professionnelles et bien sûr familiales ; les uns, plus laïcs, sont attirés par les perspectives de progression sociale qu'offre la France à la condition, qu'ils connaissent, de s'assimiler. Mais tout le monde ne veut pas s'assimiler et surtout ne peut pas réaliser un type d'émigration finalement assez coûteux. 

Ainsi, en près de trente ans, l'émigration vide pratiquement le Maroc de sa population juive qui, en 1986, se chiffre à environ 10 000 personnes. Sous le choc des transplantations, ces communautés de dispersion entament un processus complexe de réaménagement de leur identité qui passe par l'affirmation renouvelée de leur origine. 

L'insertion dans ces nouveaux pôles d'accueil ne se fait pas sans mal, en particulier en Israël, où le contact avec la société israélienne d'origine européenne ou autochtone provoque des heurts profonds (Elbaz, 1979). Les disparités sociales, économiques et culturelles, trop flagrantes mais peu prises en considération, suscitent des revendications parfois extrêmes. Des mouvements contestataires comme ceux des Panthères noires d'Israël s'organisent après la Guerre des six jours ; l'appui des Marocains au Likoud constitue l'aspect plus récent de cette réalité. Les juifs marocains qui s'installent en France contribuent, avec leurs coreligionnaires d'Algérie (venus en grand nombre) et de Tunisie, à une modification profonde du profil démographique et sociologique du judaïsme français (Tapia, 1986). Ce mouvement affecte profondément les structures communautaires juives, leurs valeurs et leurs conduites ; les modèles dominants jusqu'alors, basés sur une perspective d'assimilation ou sur une conception très étroite du judaïsme religieux, sont remis en cause. Si l'émigration vers la France et Israël sont compréhensibles compte tenu de leur référent culturel et religieux, les facteurs qui expliquent le choix de la destination canadienne restent plus difficiles à cerner. Des raisons pragmatiques rattachées aux possibilités de travail et de mobilité sociale, ainsi que des motivations plus floues associées au mythe de l'Amérique, terre de promesses et de liberté, expliquent en partie ce phénomène. Ces clichés aux réverbérations vivaces seront associés au Canada, pays dans la mouvance des États-Unis.

 

Une communauté

 

Si, dans le projet initial, la destination québécoise apparaît alléchante, la décision de partir reste basée sur une méconnaissance totale des réalités du Canada. Ce pays apparaît à beaucoup de ces émigrants sous les aspects folkloriques de la patrie de Maria Chapdelaine et des tuniques rouges, sur fond somptueux de montagnes, lacs et forêts couverts de neige. Ils peuvent aussi chantonner « À la claire fontaine » ou « Ma cabane au Canada » ; mais sur les tensions entre le gouvernement fédéral et le Québec, qui se trouve alors engagé dans la revendication nationale indépendantiste, nulle référence. Pourtant, l'époque de la poussée migratoire la plus forte vers Montréal correspond à la période de la Révolution tranquille et des attentats du FLQ. Sur ce problème important aucune information ne filtre ; l'indépendance du Maroc occupe toute la scène et préoccupe plus les juifs que les conditions d'existence dans leur futur pays d'accueil. Dans ce clair-obscur, le Canada apparaît essentiellement comme une terre d'ouverture économique où il suffit « de se pencher pour ramasser les dollars ». Surtout, avantage essentiel, on y parle français ; il n'est pas besoin d'apprendre une nouvelle langue, comme en Israël. Ces perceptions, bien que partielles et incomplètes, motivent le départ pour l'Amérique ; identifiée comme le lieu d'un confort possible, l'Amérique promet paix et sécurité, loin des tumultes du nationalisme arabe, des conflits du Moyen-Orient et des renoncements à son identité propre que la France exige. 

L'arrivée à Montréal est tout autre. Les tensions linguistiques agitent le Québec. La société québécoise revendique le droit à une expression complète de sa spécificité culturelle et une remise en question de son statut au sein de la confédération canadienne. Les exigences du fait français entrent en contradiction avec la domination économique qu'exerce le segment anglophone qui impose sa langue comme langue de travail. Ce choc socio-linguistique affecte profondément les nouveaux venus, dans leur insertion professionnelle, et entraîne bien souvent un déclassement social. 

De plus, les découpages religieux et linguistiques du système scolaire québécois obligent les enfants, dont le français est la langue maternelle, à s'inscrire dans des écoles anglophones, ce qui creuse le fossé entre les générations. Les tensions entre les aspirations et la réalité quotidienne affectent aussi les rapports des Marocains avec la communauté juive de Montréal, anglophone dans sa quasi-totalité, imbue de culture européenne, installée depuis plus longtemps, jouissant d'un confort économique notable appuyée par un réseau remarquable d'institutions religieuses (écoles, agences sociales et culturelles), et dont la cohésion et la force sont reconnues partout en Amérique du Nord. Les nouveaux arrivants devront-ils s'y intégrer ? 

Ce n'est pas ce qui se produit, loin de là. La volonté paternaliste d'intégration de la communauté achkenaze se heurte très rapidement à l'expression de la singularité juive marocaine et nord-africaine, soucieuse de maintenir son identité, coincée qu'elle est entre la relation à la communauté juive anglophone, avec qui elle partage des référents historiques et religieux, et la majorité canadienne-française avec qui elle a des points communs sur le plan de la langue et de l'ethos. 

Les premiers temps qui suivent l'émigration sont donc marqués par de vives tensions intercommunautaires entre les deux sous-ensembles juifs. La volonté des nouveaux émigrants de promouvoir des associations distinctes de celles du reste de la communauté juive est accueillie avec réserve, sinon une hostilité évidente ; l'establishment tente par diverses manœuvres de contrer les leaders, trop ardents défenseurs d'une autonomie, qu'on considère comme l'équivalent du séparatisme québécois. L'affirmation de cette autonomie se fait d'abord au nom de la différence sépharade/achkenaze, par rapport aux organisations juives d'accueil accusées d'occuper tout le champ de la représentation institutionnelle ; elles sont contestées de l'intérieur puis progressivement remplacées par un réseau propre aux juifs marocains. À la suite de l'arrivée en force d'émigrants du Maroc et du reste de l'Afrique du Nord, entre 1965 et 1967, les associations nord-africaines, en particulier l'Association sépharade francophone, prennent une envergure nouvelle ; elles tentent de concilier leur spécificité ethno-culturelle avec une collaboration et une participation aux institutions anglophones, qui se francisent en partie ou créent quelques enclaves francophones, surtout après l'arrivée au pouvoir du Parti québécois. C'est à cette période que se développe le concept de sépharade ; on se démarque du référent nord-africain pour se situer face à la culture achkenaze tout en posant sa dimension linguistique francophone. Le désir d'autonomie, légitimé et exprimé de diverses façons, se trouve renforcé par le désir d'émancipation des juifs marocains en Israël. Une solidarité implicite amène les juifs montréalais à se faire les porte-parole des revendications de leurs homologues israéliens et les confine dans leur situation d'opposants aux achkenazes anglophones. 

Acte de solidarité mais aussi ressourcement salutaire, cet appui de principe aux juifs marocains en Israël permet à la communauté de sortir de l'exil intérieur où elle se trouve. Ainsi se trouve légitimée la nécessité de se constituer en faction indépendante du grand frère achkenaze. La création d'une école juive de langue française, l'école Maimonide, et du centre Hillel francophone, destiné aux étudiants des universités, complètent l'institutionnalisation de cette communauté. Parallèlement, la Fédération sépharade canadienne, créée en 1973 pour regrouper les sépharades de Montréal et de Toronto, se charge des rapports avec Israël et avec les autres communautés juives. Affiliée à la Fédération sépharade mondiale, elle a pour objectif de promouvoir l'éducation et d'être un groupe de pression auprès des autorités israéliennes. 

À côté de ces institutions de représentation aux échelons national et même international, plusieurs petites congrégations se développent dans différents quartiers. Elles répondent aux besoins des familles nouvellement installées dans les villes périphériques de Saint-Laurent, Côte-Saint-Luc ou Dollard-des-Ormeaux et témoignent de la mobilité professionnelle de leurs membres mais aussi d'une tendance à recréer l'esprit de clocher de naguère. Dès lors, c'est la faillite de la représentation unique dont l'Association sépharade francophone avait fait son cheval de bataille. Perdant le monopole de la représentation communautaire, et donc une partie de ses ressources financières [5], l'Association entreprend de négocier avec les leaders anglophones et francophones un nouveau contrat fédératif. À partir de 1975, sa fonction sera de coordonner les différentes institutions servant les sépharades pour les insérer dans le giron anglophone, en échange d'une aide financière. En 1976, la Communauté sépharade du Québec (CSQ) est ainsi créée, scellant la fin d'une période d'autonomie. De fait, la CSQ restera longtemps marquée par l'image d'indépendance des premiers temps, tant aux yeux des membres de la communauté qu'auprès des autres groupes ethniques de Montréal. 

À ces remaniements d'ordre structurel se surimposent des clivages plus profonds qui remettent cette fois en question l'unité de la communauté. Le conflit ouvert qui oppose la CSQ au rabbinat révèle des tensions jusque-là ignorées entre les « religieux » et les « laïcs ». Pour les tenants de la centralité du religieux, l'affirmation de l'identité ne peut être assurée par d'autres que par les rabbins ; seul le rabbinat et ses institutions en sont les légitimes représentants. Pour les partisans d'un pouvoir plus laïc, par contre, la tradition est certes importante, mais elle est périphérique au niveau des politiques et de la représentativité communautaires. Une vision plus politique et culturelle que religieuse devrait fonder le regroupement communautaire. Tout se passe comme si les vieilles oppositions, apaisées par les premiers temps d'adaptation, resurgissent, aboutissant à la rupture entre ces deux institutions. À travers ces conflits se lit la diversité des courants de pensée qui parcourent cette communauté. 

Comme pour beaucoup d'autres communautés culturelles, la question de la sécularisation entraîne des conflits insurmontables parce que relevant de convictions profondément enracinées dans une conception irréductible de l'identité. On peut également penser que l'éclatement du groupe communautaire unique correspond à la nécessité de trouver une dynamique adéquate au milieu montréalais. À l'instar des « originaires de ... » ou des groupes de quartier, les regroupements locaux autour d'une synagogue ou d'un centre culturel maintiennent des relations interpersonnelles vivaces et une sociabilité de groupe établie sur des intérêts communs. Cet éclatement en groupes d'affinités laisse entrevoir un nouveau palier d'adaptation des juifs marocains à la société québécoise. En lui empruntant certaines de ses particularités, ils perpétuent en la renouvelant une coutume ancestrale illustrée par le dicton « Là où il y a trois juifs, il y a quatre synagogues ». 

C'est néanmoins au niveau d'une reconnaissance, donc d'une action politique nationale, que les laïcs regroupés dans le CSQ peuvent espérer négocier et asseoir leur nouveau statut de porte-parole de la communauté. Plus que les querelles internes, les problèmes du rapport à Israël et au Maroc donnent toute son ampleur au rôle qu'entend jouer la CSQ. 

Confrontée au dilemme posé par son soutien inconditionnel à l'État d'Israël et sa solidarité avec les juifs marocains ostracisés en Israël, la communauté ne peut que jouer un rôle de médiateur, lointain donc peu influent. C'est plutôt la perspective du rapprochement puis du dialogue judéo-arabe qui orientera son intervention. 

C'est dans cette perspective que s'inscrit la création en 1985 d'un Rassemblement mondial des juifs marocains dont la réunion de fondation a eu lieu à Montréal. Alliant la solidarité intercommunautaire à la proposition d'une paix négociée avec les États arabes, le programme du Rassemblement a l'avantage unique de mettre les juifs marocains sur l'échiquier politique. Si l'idée de leur participation au règlement du conflit israélo-arabe n'est pas neuve – elle fut maintes fois avancée par des groupes aussi divers que les Panthères noires d'Israël ou Identité et Dialogue en France –, la formule du Rassemblement l'est. La création du Rassemblement revient à l'initiative du roi Hassan II du Maroc et de la communauté juive de son pays ; il est donc difficile pour les juifs marocains inscrits dans ce cadre de formuler des politiques indépendantes des contraintes nationales marocaines. 

On peut se demander si, en acceptant implicitement ces contraintes, les juifs marocains de la diaspora engagés dans le Rassemblement n'ont pas troqué trop vite leur autonomie contre un appui politique certes prestigieux, mais peut-être encombrant. De fait, ceux qui à Montréal ont organisé les assises du congrès insistent sur leur entière liberté à cet égard et sur l'aspect non interventionniste de leur position [6]. Ce qui importe en définitive, c'est la visibilité que le Rassemblement peut conférer à la communauté. Il n'est pas certain qu'elle puisse directement tirer profit d'une rencontre, pourtant éminemment médiatique, comme celle d'Ifrane entre le roi du Maroc Hassan II et le premier ministre israélien d'alors Shimon Peres ; par contre elle n'a guère le choix si elle veut accroître sa participation à la vie politique. En intervenant dans le débat sur la question du Proche-Orient et non plus seulement d'Israël, les juifs marocains tentent d'établir par le Rassemblement les règles d'une politique où ils sont partenaires à part entière. Reste à savoir si, la brèche ainsi ouverte, ils pourront s'y engouffrer pour faire de la politique aux niveaux national et provincial. C'est en tout cas une des options qu'ils se sont données. 

Ainsi les institutions locales, tant rabbiniques que laïques, accomplissent un rôle essentiel d'affirmation et de transmission de l'identité. Mais alors que les problèmes communautaires sont l'affaire de quelques-uns, l'ensemble de la communauté se retrouve dans une sociabilité qu'elle a réussi à développer à Montréal.

 

Un ensemble de valeurs

 

Il est évident que la vie d'une communauté déborde largement les institutions qui sont censées la représenter. Les réseaux familiaux, professionnels et personnels génèrent une sociabilité qui assure le maintien de l'appartenance au groupe. De ce point de vue, on peut dire que cette population s'est bien adaptée économiquement et qu'elle a démontré une mobilité professionnelle importante. Une bonne partie des douze mille émigrants juifs marocains s'est regroupée dans quelques quartiers de Montréal à prédominance juive, en particulier Côte-des-Neiges ; il y a eu ensuite déplacement progressif, vers des quartiers plus résidentiels et plus huppés, des familles qui réussissaient et qui suivaient en cela l'exemple des juifs achkenazes vivant déjà à Montréal. 

La plupart des indices sociologiques recueillis jusqu'ici montrent que dans l'ensemble, le défi de l'adaptation a été relevé (Lasry, 1977, 1980, 1981). Sur le plan de l'éducation, les immigrants sont très scolarisés, tant aux niveaux secondaire et collégial qu'universitaire. Sur le plan du travail, on constate une nette prédominance des professions où ils sont leur propre patron comparé à la moyenne nationale. Les juifs marocains sont bien connus dans les milieux de la mode, du vêtement et de la chaussure. 

L'étude des relations sociales entre les différents groupes ethniques montre que les Québécois francophones sont jugés plus favorablement, dans le milieu du travail, que les juifs anglophones. Ils sont aussi préférés comme amis, après les juifs nord-africains eux-mêmes. Ceci semble indiquer que dans le contact interculturel il existe une affinité notable entre ces deux communautés, explicable sans doute par la langue. Sur le plan de la santé mentale, les études réalisées indiquent une bonne adaptation générale, comparable à celle de la population québécoise. Cette intégration se manifeste aussi par l'abandon, par un grand nombre d'immigrants, de la règle d'endogamie jusque-là considérée comme une des normes essentielles du maintien de l'identité du groupe. Les chiffres montrent à ce sujet une rupture marquée des jeunes générations par rapport aux schèmes en vigueur chez leurs parents. Ainsi 50 % des mariages se font avec un ou une partenaire non juif, ce qui indique une avancée nette et continue des processus d'acculturation déjà entamés au Maroc. Ce pourcentage élevé de mariages dits « mixtes » ne signifie pas toujours l'abandon du référent communautaire dans la mesure où il s'accompagne souvent de la conversion de l'un des partenaires au judaïsme. 

La majorité de ces immigrants continue d'adhérer plus ou moins fidèlement aux injonctions traditionnelles [7] . Les liens familiaux et communautaires restent encore prégnants, mais leur importance varie selon l'âge des personnes interrogées et leur degré de pratique religieuse [8]. Les plus pieux se conforment davantage aux normes traditionnelles et continuent d'entretenir des relations étroites avec leur communauté et leur famille. Ce facteur est, par ailleurs, indépendant de la date d'arrivée au Canada et des générations. En second lieu, les individus qui sont mariés et qui ont des enfants observent mieux les règles alimentaires traditionnelles, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la maison ; ils participent aux offices religieux et entretiennent des relations suivies avec les membres de la communauté juive. Il s'agit pour eux d'assurer une socialisation en milieu juif à leurs enfants [9]. 

En fait, une grande partie des émigrants, surtout les plus âgés et les parents, maintiennent, chacun pour des raisons propres, une pratique religieuse et un réseau de relations centrés sur la communauté juive [10]. 

Nous avons choisi de présenter ici les perceptions que six juifs marocains se font de l'émigration et de leur insertion au Québec. Cherchant à saisir les raisons de leur départ, nous leur avons donné la parole pour qu'ils restituent, à leur manière, leur cheminement et la vision de leur destin. Six trajectoires, donc, choisies parmi trois générations d'arrivants, esquissent et témoignent d'un mouvement migratoire complexe, difficilement réductible à des catégories préconçues. Nous tenterons cependant de saisir comment chacune des générations appréhende son départ du Maroc et son installation au Québec. L'ensemble des trente récits de vie nous fournit le matériel documentaire de base analysé dans les pages qui suivent. 

À cette étape de notre réflexion, nous n'avons pas la prétention de répondre aux multiples questions soulevées par l'implantation d'une communauté juive marocaine à Montréal. Nous voulons seulement illustrer les différentes expressions de l'identité judéo-marocaine telles qu'elles sont véhiculées par la mémoire des individus. La valorisation du cheminement individuel correspond à un parti pris méthodologique plus que théorique : les trajectoires indiquent très clairement des tendances qu'aucune prétention à la représentativité ne fige. L'émigration encore trop récente de ce groupe comme notre subjectivité nous ont conduits à faire ce choix. 

 

Trajectoires

 

La nostalgie

 

Pour les hommes et les femmes plus âgés, l'émigration constitue à la fois une véritable coupure – il faut objectivement se déraciner, partir de chez soi – mais en même temps, la rupture réelle est effacée par le souvenir. Certes il y a eu le départ pour Montréal ; mais le monde constitué, vivant, est nettement celui de l'avant, altéré par un après à peine audible. L'émigration ressemble à un destin sur lequel on ne peut guère s'interroger. Peu enclins à s'expliquer les raisons de leur départ, les émigrés en subissent les effets. S'ils préfèrent nettement se remémorer leur vie passée, c'est la nostalgie qui ordonne cette reconstruction d'une vie par ailleurs entièrement ancrée dans la tradition. 

Coincés entre la nostalgie du passé et la réalité contemporaine dont ils n'arrivent pas toujours à saisir le fil conducteur tant les changements sont rapides, ces gens offrent un témoignage particulièrement poignant des transplantations multiples qui sont la signature de cette fin de siècle. La soudaineté du départ, la prise de décision souvent peu rationnelle, l'enchaînement des événements qui conduisent à l'émigration sont perçus avec fatalisme. Nul décret ne les oblige à partir, mais la question du départ s'inscrit comme un corollaire naturel aux premiers jours de l'indépendance d'Israël en 1948 et de l'indépendance du Maroc en 1956. 

Profondément enracinés dans leur culture, les émigrés meublent leur conscience du souvenir d'une collectivité forte et structurée qui semble continuer d'exister par delà le temps et l'espace. Leur identité est définitivement ancrée dans une tradition judéo-arabe et l'impact de la colonisation ou de l'émigration n'en a pas altéré les fondements. Personnages déracinés, au sens fort du terme, ils demeurent les derniers représentants d'une société marquée par les remous du XXe siècle.

La famille et la communauté traditionnelle constituent le point d'ancrage essentiel de l'existence des aînés. Les figures familiales sont ordonnées en catégories qui semblent obéir à un schéma sociologique classique : celui de la complémentarité des rôles homme/femme et de la hiérarchie entre les générations. Les figures du père, de la mère et des enfants ne se croisent pas de façon égale ou réciproque : il y a un ordonnancement particulier dans les rapports que les époux entretiennent entre eux, avec leurs aînés et leur progéniture. Ainsi il semble que les hommes, quand ils sont pères surtout, occupent le sommet du panthéon social et familial : « Les femmes, à l'époque, avaient trop de respect pour leurs maris. Autrefois, le mari était le prince, le seigneur de la maison. Il ne fallait pas prononcer son nom. Tout juste si elle ne l'appelait pas Majesté... » 

En prenant une épouse qui le seconde dans toutes les tâches et à qui, en retour, il porte une intense affection, l'homme forme un couple avec la femme. C'est le couple qui est investi d'un pouvoir quasi divin, dont la fonction est fondamentale dans la communauté. À lui revient le pouvoir essentiel de la pérennité d'une communauté, forme première de la survie. L'homme est donc le père, le patriarche. 

Quant aux femmes, bonnes, accueillantes, toujours prêtes à rendre service, elles donnent la vie par le fait d'être mères et assurent la continuité essentielle de la communauté. 

Au-delà de ce portrait idyllique, la mère gère la maisonnée et bien plus. Sans aller dans le détail de ce que tout le monde connaît de la mère juive et plus généralement du matriarcat qu'on a si souvent associé aux communautés juives, il faut souligner ce que cette présence a d'impitoyable. Il nous suffit de penser à ces belles-mères que toutes les belles-filles du monde redoutent... avant de devenir à leur tour tout aussi féroces. La mère juive marocaine n'a rien à envier à la Jewish mother de Woody Allen. Les récits de femmes regorgent de détails sur la cuisine, la fête, l'intérieur, les enfants qui révèlent une atemporalité remarquable. À ce niveau, la vie de l'ensemble des individus semble être fixée dans des rôles déjà prévus et qu'ils n'ont plus qu'à jouer. 

Les fêtes ponctuent le temps à intervalles réguliers et saisonniers. Mais le déroulement de l'histoire personnelle est donné et connu par avance dans la tradition. À la mort du père ou de la mère, les enfants prennent tout simplement leur place, suivent leur exemple sans qu'il y ait vraiment rupture du modèle. Certes, une révolte vient ici et là déjouer certains plans, mais dans l'ensemble la transmission semble se faire sans heurts. La socialisation est entièrement faite d'admiration et de dévotion. Les garçons prennent naturellement la relève du père, deviennent les protecteurs de ceux et celles qui les entourent. Cette vie familiale n'est pas exempte de remous : décès des parents ou des enfants, grossesses répétées et souvent peu désirées, désaccords au moment du choix du conjoint. Mais tout se passe comme si les conflits que les individus vivent dans leurs familles se transposaient essentiellement dans la communauté où ils aboutissent. Même s'il est douteux qu'ils soient résolus, à ce niveau, du moins deviennent-ils l'affaire de tous. C'est donc la communauté qui joue le rôle de médiateur des conflits personnels mais aussi entre générations. 

Ce sont les ressorts religieux qui servent le plus souvent à dénouer les drames particulièrement complexes. Le rôle du rabbin est à cet égard remarquable. En s'appuyant sur les innombrables mythes et récits de la Bible, il intervient de façon concrète dans le déroulement de la vie des membres de la communauté. 

Ceux qui détiennent l'autorité religieuse sont essentiels et font l'objet d'une réflexion hagiographique. On leur attribue certains pouvoirs, par exemple celui de prédire l'avenir, comme les Prophètes. Juristes et conciliateurs, ils participent aux activités de la communauté et leur donnent un sens : « Il était le rabbin des fêtes, des deuils, des bar-mitsva, des naissances. La fête où le rabbin n'était pas là, ce n'était pas une vraie fête. » De plus, ils sont à la disposition de tous : « Il était très renommé mais, chaque fois qu'on frappait à sa porte, il était là, disponible, plein de noblesse, de chaleur, de compréhension envers les jeunes, les vieux, les athées, les fanatiques, les corrompus. » À la piété et au sens des responsabilités s'ajoute le sens de l'équité ; le rabbin est aussi un juge qui rend des verdicts parfois teintés d'humour. 

Ces guides spirituels sont secondés par des chefs communautaires « à la disposition de chacun pour le bien-être de tous » ; prêts à résoudre les problèmes intrinsèques de la communauté, ils sont aussi les garants, les protecteurs du groupe par rapport à l'extérieur. Dans les moments de crise et de danger qui périodiquement marquent les rapports entre arabes et juifs, ils sont les premiers à intervenir : « La veille de Kipour, les arabes avaient envahi le mellah. Tous les juifs étaient à la synagogue quand ils ont appris la nouvelle ; mon frère leur a dit : Kipour ou pas Kipour, vous devez défendre votre vie et ne pas vous laisser égorger comme des poulets ; on n'a pas d'armes et on n'a pas le droit d'en utiliser, mais je vous somme de casser les chaises, les bancs des synagogues et de vous battre jusqu'à votre dernier souffle. Un bout de bois ou une pierre se transforme en arme mortelle lorsqu'on a la volonté farouche de défendre sa vie. » Ces moments difficiles coexistent avec ceux, quotidiens, où l'étroite convivialité avec le monde musulman l'emporte sur le conflit. 

À côté de ces figures qui prennent des dimensions héroïques, les dirigeants communautaires actuels paraissent bien ternes : « On était avec des lions et maintenant on se retrouve avec des souris. » Pour les émigrants de la vieille génération, certains d'appartenir à un peuple dont le destin transcende les contingences immédiates, il n'est même pas imaginable de se créer des racines en sol québécois. Le départ tardif pour le Canada constitue en ce sens la fin d'un parcours. Un frère, une sœur ou des enfants les y ont attirés et ils se retrouvent dans un désert social relatif puisque leurs rapports avec la population québécoise sont limités. Ils ne parlent pas toujours le français, et n'ont donc de contacts qu'avec le groupe restreint qui parle le judéo-arabe et avec leur famille, quand elle est là. Souvent coupés de leur famille qui ne les voit plus que rarement, ces aînés vivent péniblement le contraste avec la vie marocaine. 

Deux récits de vie, que nous avons retranscrits presque intégralement, illustrent bien ces dilemmes. Ils témoignent d'une vie traditionnelle fortement structurée autour de figures marquantes et du rituel ; les existences s'y inscrivent naturellement, sans que jamais on cherche à en justifier ou à en expliquer le sens. Ce n'est pas la vie, professionnelle ou privée, qui domine mais plutôt l'insertion communautaire qui en scande les moments forts. Haïm raconte ses mésaventures en ponctuant son récit de critiques envers ses employeurs, les femmes, la société. Le célibat, état plus ou moins choisi au Maroc mais auquel il est contraint ici, semble être la garantie d'un libre arbitre qu'il découvre tardivement, accompagné néanmoins d'une solitude éprouvante. Hannah, quant à elle, est entièrement tournée vers le passé dont elle perçoit la disparition, ce qui l'amène à s'inquiéter de l'avenir de ses petits-enfants. Son témoignage traduit une religiosité à fleur de peau, proche de la superstition ; mais son récit garde cette saveur unique des petits plats préparés de main experte pour une grande famille. 

À l'instar de ces personnages de Isaac Bashevi Singer dont ils s'écartent par la langue et les traditions, Haïm et Hannah ont leur dibouks, leurs histoires incroyables, délirantes et fascinantes à la fois, que peu d'événements, pas même l'émigration, ne viennent perturber. Le mellah est leur ghetto, la famille leur terrain d'action privilégié et la religiosité, leur imaginaire.

 

Les baby-boomers ou le mimétisme

 

Dans un autre registre se profilent ces itinéraires plus familiers de la génération actuelle des 35-45 ans ; eux savent apparemment pourquoi ils ont quitté le Maroc. Ils l'ont fait sciemment. Les raisons ne manquent pas ; elles se superposent aux grands événements historiques : l'Holocauste, la colonisation française, la guerre entre les juifs et les arabes en Israël, l'insécurité, la peur, les petits événements de la vie, une kyrielle de faits sont cités pour expliquer le départ. Chacun les perçoit à sa façon et les expose avec force détails. Cet effort de rationalisation apparaît comme l'envers du mythe de l'âge d'or judéo-arabe de la génération précédente. La réalité a changé et il faut s'y faire, raisonnablement. On rompt avec la mentalité fataliste des aînés. L'émigration au Canada est le résultat d'une décision prise sérieusement. 

Avec l'ouverture du Canada, ils entrevoient une possibilité de solution, d'abord à l'égard d'Israël. L'idéal sioniste paraît très exigeant. L'état de guerre mais aussi la discrimination envers les Marocains tempèrent considérablement les enthousiasmes. Pour qui peut ou veut éviter cette situation, le choix se pose en fait entre le Canada et la France. Ceux qui, assez nombreux dans cette génération, sont restés insensibles à l'appel sioniste ou qui ne sont pas partis avec la première vague de départs vers Israël – parce qu'ils avaient de l'argent, de l'influence ou tout simplement parce qu'ils attendaient que « ça passe » – doivent choisir entre le connu et l'inconnu, l'Europe ou l'Amérique. La France constitue indéniablement le pôle d'attraction principal pour les gens de cette génération. 

Émigrer en France, où on peut acquérir facilement – croit-on – la nationalité, est matériellement assez accessible : la proximité géographique mais surtout culturelle rend l'entreprise accessible à beaucoup. Ce sera le second foyer d'émigration des juifs marocains après Israël, tant en ce qui concerne le nombre d'émigrants que la période où ils s'installent. 

Quelle idée alors conduit ceux qui résistent à ces deux grosses vagues d'émigration à se tourner vers le Canada ? Une myriade de facteurs, qui vont des déceptions essuyées par les émigrants partis dans la première et la seconde vagues vers Israël et la France, aux énormes possibilités d'emploi en Amérique, ont joué. Il est très difficile de les classer par ordre d'importance ou même de tous les énumérer. Aujourd'hui, plus encore qu'au moment de l'émigration (de 1965 à 1975 environ), les raisons apparaissent complexes. 

Il faut partir, et plus vite qu'on ne l'escomptait. Pour cette génération qui a misé sur son capital culturel pour s'en sortir, l'émigration n'est pas uniquement un exil. La mobilité sociale et géographique est pour elle un véritable credo. Une grande partie de ce groupe a déjà vécu des tiraillements profonds dans son identité. Sans ébranler le fondement traditionnel du judaïsme, la colonisation française et son contrepoint, le nationalisme arabe, ont préparé une conscience politique plus aiguë. Un souffle historique passe sur la communauté qui doit se situer dans le siècle. Ces jeunes ne voient que l'absence de débouchés en France tandis que tout un continent inexploré et, leur semble-t-il, inexploité, s'offre à eux. Ce groupe deviendra le fer de lance d'un mouvement plus large et aux aspirations plus ambiguës. 

Dans ce contexte, il ne faut pas sous-estimer la publicité orchestrée par la Jewish Immigrant Aid Services (JIAS) ; afin d'inciter les juifs à émigrer des pays arabes, elle annonce et vante les avantages du Canada. Solidement implantée par une communauté juive achkenaze nord-américaine toute puissante, la JIAS aidera les candidats au départ à obtenir des visas et s'occupera des premières installations. C'est la première porte entrouverte sur l'Amérique. La seconde, c'est bien sûr l'attrait de l'Amérique française. Le dépaysement sera considérablement réduit si on peut parler sa langue d'adoption, le français. Mais le climat ? Il faudra le mettre en balance avec la liberté. 

L'émigration au Canada est donc le résultat d'un choix plus ou moins réfléchi, lié quelquefois à une visite touristique, à la présence rassurante de parents ou d'amis déjà installés, à un goût de l'aventure ou au contraire à une décision prise en tout état de cause, devant les possibilités d'avancement économique mais aussi social qu'offre cette terre d'Amérique mythique.

En explorant les possibilités offertes par une société d'immigrants, les nouveaux venus découvrent les multiples facettes de la liberté. Pour la plupart issus des milieux de la petite-bourgeoisie marocaine, ils parlent bien français et ont tous été plus ou moins scolarisés, les uns au Maroc, les autres en France ; ils ont un bagage culturel ou professionnel qu'ils monnayent en développant des créneaux professionnels multiples. Davantage encore s'ils adoptent d'emblée, et comme s'ils étaient faits sur mesure pour eux, les codes du libéralisme nord-américain. Nulle part on n'a vu de partisan de la libre entreprise plus convaincu qu’un juif marocain. C'est qu'outre la réussite matérielle qu'il assure à certains, le libéralisme a bien d'autres avantages. 

Il signifie d'abord et avant tout l'entière liberté de culte, condition essentielle du déplacement et du regroupement communautaire à Montréal. Les premiers émigrants, qui ont bénéficié de cette tolérance, s'empressent de le faire savoir aux autres. Il est possible à Montréal de bâtir sa synagogue, d'observer ses rituels, de pratiquer librement sa religion. Certes les enfants ne sont pas admis dans les écoles francophones et les juifs du Canada ont un statut particulier : ils sont achkenazes anglophones, puissants et redoutés à la fois, ce qui n'a rien à voir avec le statut du dhimmi ou même avec le statut spécial des dernières années passées au Maroc. Toutes les portes sont ouvertes, tous les commerces sont possibles et exploitables : « Il y a de la place pour tout le monde. » 

Paraphrasant le fameux « À nous deux, Paris ! », ils partent à la conquête de Montréal, adoptant les valeurs et les comportements locaux, acquérant rapidement le vernis d'une identité nord-américaine. 

La religion n'en est plus le ciment apparent ou essentiel ; c'est surtout l'isolement, conséquence de la liberté nouvellement découverte, qui est le moteur du regroupement ethnique. Transcendant les interdits familiaux, les tabous religieux, les nouveaux émigrants se disent motivés par la liberté d'action et de pensée qu'ils découvrent au Canada : « On nous respecte ; chacun peut faire ce qu'il veut. » Pour nombre d'entre eux, c'est l'occasion de se débarrasser des dernières traces du carcan étouffant des obligations familiales et religieuses. Apprenant la liberté par mimétisme, se pensant affranchis, ils n'hésitent pas à adopter et à assimiler les valeurs ambiantes sans devoir toujours les critiquer. Les mariages mixtes n'ont jamais été aussi nombreux et les divorces se multiplient. Il faut assimiler tout, et vite. 

Par son ouverture, la société nord-américaine exerce une puissante attraction sur les nouveaux arrivants, d'autant plus que durant les années 70 on assiste à des brassages internes dans la population québécoise à la suite d'installation d'émigrés venus d'horizons divers. Les questions d'identité trouvent un formidable écho dans une société confrontée à des remaniements majeurs, tant en ce qui concerne son affirmation nationale qu'au niveau de la projection qu'elle a d'elle-même. Une période riche d'interactions, d'échanges, de transparence permet aux immigrants de trouver place et confort au Québec – non sans difficultés au début. Grâce à cette ouverture inespérée, cette génération intermédiaire participe à la mise en place des institutions communautaires et comprend l'importance de s'établir comme groupe de pression structuré et de rebâtir les réseaux sociaux démantelés à la suite de l'émigration. Avide de recréer un environnement communautaire, elle doit trouver les fondements qui lui assurent chaleur et solidarité. 

Dans ce processus mimétique, les valeurs traditionnelles sont reléguées au second plan et remplacées par l'idéal commun au melting-pot nord-américain : la réussite. Plus précisément, un idéal se profile : celui du syncrétisme entre la tradition et la modernité. La réussite personnelle inscrite dans un cadre communautaire permettrait de résoudre cette tension. Ce difficile équilibre exige de constantes acrobaties pour établir des liens d'affinité nouveaux sans pour autant abandonner les référents plus anciens, comme l'unité familiale. 

Robert comme Monique sont des individus atypiques dont le cheminement reflète néanmoins des trajectoires connues. Leur particularité est bien celle de cette génération, qui ne veut être semblable à aucune autre. Le fait de vouloir « mener sa propre barque » comme on l'entend, credo de la Me-generation, conduit Robert et Monique à des ruptures importantes : l'un contracte un mariage mixte, l'autre n'aura pas d'enfant. Pourtant le faisceau complexe de motivations, d'engouements et d'engagements qui les amène à apprécier les bienfaits de la société canadienne n'est jamais distinct de l'affirmation non équivoque de leur identité de juifs marocains.

 

Les jeunes ou l'heure des choix

 

Pour les 20-30 ans, qui sont nés au Québec ou qui y ont émigré très jeunes, quelquefois après avoir vécu ailleurs, la question de l'émigration est ressentie différemment. N'ayant pas eu à choisir vraiment d'être ici, ils se posent le problème aigu de leur identité. Le vécu des parents et amis au Maroc est souvent corrigé par des voyages dans le pays des origines où les mythes et la réalité peuvent être réévalués. Les récits des plus jeunes dégagent une impression de plus grande angoisse dans l'expression des motivations, des désirs, de l'avenir. À l'âge d'or de leurs grands-parents, à la période glorieuse des pionniers que représentent leurs parents, succèdent seulement des interrogations. Certes, la liberté est intéressante ; mais elle n'est plus à conquérir. Elle est donnée, souvent accompagnée de confort matériel. 

Après avoir fait leurs études primaires et secondaires dans les écoles juives, ils affrontent le monde plus ouvert et plus compétitif du cégep et parfois de l'université. Réalistes dans le choix de leur profession, ils s'inscrivent rarement en sciences humaines, préférant les études qui débouchent sur une carrière axée sur l'informatique ou le commerce. Un grand nombre se lancent sur le marché du travail, récoltant les uns un succès rapide, les autres de l'expérience. Ces jeunes qui restent imbus de libéralisme considèrent, comme la majorité de leurs aînés, que la réussite matérielle est importante mais qu'elle passe par l'acquisition d'une formation reconnue qui assure l'égalité avec autrui. Ils insistent particulièrement sur le fait qu'ils font partie d'une société d'immigrants où donc, non seulement ils ont une place reconnue mais à l'évolution de laquelle ils peuvent participer. 

Pour certains, la relation à la société québécoise reste cependant malaisée et ne débouche pas sur une insertion profonde. D'autres, par contre, trouvent le milieu juif marocain trop étriqué et mesquin, et ont leurs amitiés ailleurs, notamment avec d'autres immigrants. Leur identité s'inscrit alors dans un terreau culturel commun, celui des « communautés culturelles », tandis que le lien à la tradition juive continue d'alimenter le sentiment d'appartenance à un même peuple. Ils se trouvent ainsi plongés dans le même dilemme que leurs aînés, tiraillés entre la tradition et la modernité, sans toutefois avoir plus de prise sur leur avenir. Ils se sentent plutôt étrangers au milieu québécois, tandis que leur identification à Israël reste idéale ; ils y vont en vacances et si certains entretiennent même l'espoir d'aller s'y installer, l'émigration n'est pas pour demain. 

Apolitiques dans leur grande majorité, les jeunes ne s'engagent pas dans les luttes locales ou internationales, même en faveur des juifs ; leur participation à la vie communautaire est quelquefois suivie, mais le plus souvent sporadique. L'affirmation nationale du Québec ne les rejoint d'ailleurs guère, pas plus que l'expression de l'identité canadienne. Ils reconnaissent cependant la qualité de vie que leur assure le Québec. La formule d'un fédéralisme souple semble le mieux correspondre à leurs souhaits car il maintient à distance les formes trop concrètes d'un nationalisme dont ils redoutent les excès. 

Or, en l'absence de symboles politiques évidents ou d'une culture politique propre, l'identification au pays reste superficielle, peut sembler opportuniste et ne pas déboucher sur une réflexion commune et critique. Cet accent mis sur le parcours individuel se manifeste aussi par rapport à la vie intellectuelle qui ne suscite guère d'enthousiasme, sauf en de rares occasions. Par contre, les loisirs et la danse sont beaucoup plus recherchés ; les jeunes juifs marocains reprennent en cela les modèles privilégiés de leurs compatriotes québécois. 

Paisibles en somme, aspirant à une vie de couple et à la création d'une famille, ces jeunes forment une génération ouverte sur la modernité mais aussi modelée par elle. Comme ils ne se sentent pas menacés, sans doute à cause de conditions favorables à l'expression de la judaïcité, leur identité ne passe plus par une remise en question existentielle nécessitant à la limite une assimilation. Elle se vit, si l'on juge par les récits recueillis, sur un mode que l'on pourrait qualifier d'attentiste, aux dépens d'un véritable engagement dans les questions qui travaillent la société canadienne. À la périphérie des débats et des luttes, cette génération, dans son conformisme peut-être provisoire, risque de ne laisser aucune marque significative sur la société où elle vit. Se contentera-t-elle d'assurer son confort aux dépens d'une absence de vision qui limite son entrée dans la vie politique, recréant ainsi la marginalité qui avait été le lot de ses aînés au Maroc ? Ou bien saura-t-elle inverser ce repli sur soi pour inventer de nouvelles formes d'expression qui dépassent la simple quête du confort matériel ? Ces questions laissent supposer à quel point les réponses sont complexes, et les solutions imprévisibles. 

En témoignent les deux récits de Michelle et Serge. Leur façon de se situer dans la seule société qu'ils connaissent, le Québec, est à la mesure du fardeau qu'ils portent : au déchirement de leurs aînés, ils opposent une feinte résolution. Ils sont Québécois d'abord. Dès l'âge de quinze ans, ils vendaient La Presse ou faisaient de la plonge dans les restaurants et cafés du centre-ville pour se faire de l'argent de poche ; dès qu'ils ont eu leur permis de conduire, ils se sont cotisés pour emprunter une voiture et aller passer leurs vacances aux États-Unis, à Wildwood ou Cape Cod. À vingt ans, ils se sont mis aux études ou lancés en affaires. La seule dimension vraiment juive marocaine reste leur très grande dépendance affective à l'égard de leur famille. À travers elle se lit tout l'attachement à une tradition qu'ils perçoivent comme déclinante mais dont ils voudraient assurer la permanence. En reproduisant les modèles familiaux, ils affirment la pérennité des valeurs juives qu'ils considèrent parfaitement compatibles avec le fait de vivre dans la civilisation nord-américaine. Reste à savoir ce qu'il adviendra d'un tel syncrétisme.


[1]   Ces récits, dans leur subjectivité essentielle, constituent un complément nécessaire aux études sur l'émigration et sur la communauté juive marocaine.

[2]   Malgré les critiques formulées contre l'histoire orale – subjectivité des témoignages, sélection et élimination concomitantes d'éléments alors censurés, difficultés de vérification de l'information, déformation et idéalisation de l'information –, il nous est apparu au contraire que ces récits pouvaient nous permettre de cerner de façon différente la culture juive marocaine, perçue non plus à travers le prisme d'une construction abstraite d'un système mais à travers les yeux des acteurs eux-mêmes.

[3]   Trente récits de vie ont été recueillis, traduits, transcrits et traités pour cette recherche. Comme l'émigration des juifs marocains est globale (Lasry, 1986), toutes les couches de la société sont représentées. Nous avons seulement tenu compte dans l'établissement de notre échantillon des classes d'âge.

[4]   M. Abitbol est catégorique à cet égard. Mentionnons toutefois que la signature de ces décrets fait l'objet aujourd'hui d'une polémique entre historiens. On peut supposer que la tradition de protection accordée aux juifs sous le statut de dhimmi a vraisemblablement freiné sinon rendu caduques les effets de ces lois.

[5]   Il n'est pas sûr d'ailleurs que la base de la communauté ait toujours suivi ou compris les enjeux qui renvoyaient plus à une lutte de pouvoir et d'influence qu'à une prise en considération des besoins ou des intérêts de la communauté. Les indices de fréquentation et de participation aux activités communautaires montrent qu'ils sont dans l'ensemble faibles. Cette désaffection est notable en particulier dans l'évaluation des leaders qui ne se soucient pas souvent d'une participation active des membres de la communauté à la prise de décisions. L'évaluation des services communautaires semble montrer qu'ils ne rejoignent plus les intérêts de leurs membres.

[6]   Un tel engagement comporte le risque de se dissocier et donc de disqualifier les positions prises par les juifs marocains en Israël. Plus qu'une option politique, on répétait à cet égard qu'en aucun cas le Rassemblement ne contredirait les positions officielles d'Israël.

[7]   Bien que les personnes interrogées soient partagées presque également quant à leur pratique religieuse, 80 % d'entre elles continuent d'observer les interdits alimentaires tandis que 39,2 % seulement mangent cachère à l'extérieur ; 60,8 % respectent le Chabat mais seulement 21,5 % vont régulièrement à la synagogue, selon Samson et Levy (1986).

[8]   Pour les liens avec la communauté, on peut dégager les tendances suivantes : 45,1 % des personnes interrogées participent aux activités communautaires, 65,5 % affirment que la majorité de leurs amis sont d'origine juive, 82,8 % restent en contact régulier avec les membres de leur famille, 36,8 % continuent d'utiliser fréquemment l'arabe ou l'espagnol comme langue de communication. Ibid.

[9]   La pratique du Chabat et les fréquentations familiales sont les mêmes que celles des gens sans enfants. Les sujets les plus âgés diffèrent de leurs cadets quant au respect des règles alimentaires à la maison, à la pratique du Chabat et à l'utilisation de la langue arabe ou espagnole, ce qui se comprend aisément à cause de leur âge. Ibid.

[10] Les émigrants plus récents sont cependant plus pointilleux sur la kacheroute à l'extérieur de la maison, la fréquentation de la synagogue et de leurs coreligionnaires. Les facteurs de sexe et de scolarité ne sont pas reliés à ces variables, ce qui indique qu'ils ne jouent pas de rôle significatif dans l'acculturation à la société d'accueil. Ibid.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 11 août 2007 17:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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