Compte rendu
Marie BERDUGO-COHEN, Yolande COHEN, Joseph LEVY, Juifs marocains à Montréal: témoignages d'une immigration moderne, Montréal, VLB Éditeur, 1987, 209 p.
In Annales. Histoire, Sciences Sociales, Année 1989, Volume 44, Numéro 2, pp. 454-456 Comptes rendus.
Les regards fixés sur « le modèle américain » version États-Unis, on oublie trop souvent son grand voisin du Nord. Autre pays important d'immigration, le Canada a été le point d'arrivée non seulement de ceux qui se sont trompés de bateaux pour San Francisco, mais de ceux et de celles qui ont choisi le Canada, et parfois explicitement le Québec francophone, comme pays de destination. Ces deux livres - collectifs par l'écriture et les récits de vie auxquels ils donnent la parole - nous le rappellent. Leurs démarches sont toutefois très différentes, se situant aux carrefours de l'histoire de l'immigration et de l'histoire juive, et de la sociologie des immigrés et de celle des femmes.
Les Juifs marocains à Montréal commence par un constat salutaire pour l'histoire juive le Juif errant n'est pas éternel. Il est plutôt réinventé à chaque époque. Pour les Juifs en terre d'Islam, enracinés depuis mille ans, les migrations du vingtième siècle représentèrent une nouvelle rupture. Comme Lucette Valensi et Nathan Wachtel dans Les mémoires juives et Annie Goldman n dans Les filles de Mardochée, cette rupture est examinée, à partir du milieu d'origine, à travers le passage qu'est la migration et l'insertion dans le pays d'adoption. Voyage physique et métaphysique, stigmatisant pour les uns, libérateur pour les autres.
Histoire des Juifs. Le livre de Berdugo-Cohen et alii ajoute à notre connaissance l'une des migrations multiples du peuple diasporique. Mais contrairement à l'image type des expulsions et migrations émaillant l'histoire du peuple juif, le départ des Juifs marocains n'a pas été une fuite désordonnée devant l'inquisition ou les pogroms. Faite plus par inquiétude que par crainte d'un danger mortel et immédiat, la migration fut un parcours par étapes, difficiles certes, mais loin de l'histoire juive larmoyante tant décriée par Salo Baron.
Histoire de la décolonisation ou histoire juive ? La décision d'émigrer envisagée peut‑être au moment de la décolonisation, ne prend véritablement forme qu'à partir des guerres israélo‑arabes en 1967 et 1973, et encore, sans départs immédiats. Le choix du Canada, le troisième choix (avec 12 000 immigrants), après Israël et la France, pour les 300 000 Juifs marocains qui quittèrent leur pays, rejoint plutôt l'histoire (à faire) des migrations à l'intérieur de la francophonie. Mais la langue ne résout pas tout. Un jeune raconte les moqueries concernant son accent marocain à l'école juive de Sarcelles, suivies par les railleries au sujet de son accent parisien une fois installé au Canada « J'avais un accent qui n'était pas le mien et en plus on m'insultait ».
Histoire des migrations, ce livre nous éclaire également sur le phénomène migratoire d'une façon plus large, avec trois aspects qui mériteraient plus de développements ailleurs. D'abord il est question des relations pluri-ethniques. Les souvenirs des rapports entre Juifs et Arabes au Maroc varient entre l'idéalisation rétrospective et l'explication sombre du départ. Les difficultés des rapports intracommunautaires au Canada donnent l'occasion d'une réévaluation du passé « J'ai plus de choses en commun moi juif du Maroc, avec un musulman du Maroc qu'avec un Juif canadien anglophone, par exemple ».
Le deuxième aspect, particulièrement novateur pour les recherches migratoires, est le choix des témoignages par sexe et sur trois générations d'âge différent. Tous nés au Maroc, mais ayant émigré aux différents moments de leur vie, leurs perceptions de l'expérience migratoire et de l'insertion varient forcément selon ces paramètres. La nostalgie est l'apanage des plus vieux, tandis qu'un discours « mimétique » d'intégration dans le milieu d'adoption vient de ceux qui ont émigré jeunes adultes. Les Juifs marocains qui sont venus tout jeunes et qui n'ont pas pris la décision d'émigrer eux‑mêmes, se trouvent devant « l'heure des choix » et des hésitations devant l'identité et l'avenir.
Enfin, troisième élément, ce livre nous rappelle que les migrations ne sont pas forcément linéaires. Les décisions ainsi que les déménagements sont effectués par étapes, avec essais et réémigrations parsemant le parcours Oran, Paris, Tel Aviv, Montréal. Ce sont les itinéraires en zigzag qui frappent également dans les parcours des Colombiennes, Grecques, Haïtiennes et Portugaises à Montréal qui nous parlent dans Histoire d'immigrées. Zigzags des routes vers le Canada, mais surtout dans les récits de travail. Les vies de ces femmes, différentes dans leurs détails, se ressemblent dans la discontinuité. Ruptures de lieux d'habitations, de pays, la discontinuité du travail féminin traverse cet ouvrage moins centré sur les questions du rapport avec le passé et l'identité que sur la vie quotidienne, le travail, et les rapports familiaux.
La rupture pour la plupart de ces immigrées est non seulement celle d'un changement de pays, mais le passage d'un milieu rural à la grande ville. La nostalgie est rare - mais pas entièrement absente - dans l'évocation du pays d'origine. Pourquoi émigrer ? Endettement, chômage, misère reviennent sans cesse la pauvreté extrême des Haïtiennes, la volonté des Colombiennes d'améliorer leur condition économique. Les Portugaises ont surtout un projet personnel d'épargne. L'émigration des Grecques a été la moins volontaire des quatre. Projets subis, émigrations pour rejoindre un mari, mais aussi pour certaines, émigration comme fuite, pour échapper aux mariages arrangés ou insatisfaisants, pour se soustraire au milieu social. Comment émigrer ? Les témoignages montrent comment la voie est d'une part facilitée par le réseau de parenté, par ceux qui les précèdent - mari, frère, soeur - mais aussi semée d'embûches bureaucratiques et économiques. Le coût élevé explique en grande partie l'émigration par étapes les familles n'ont pu émigrer en bloc.
Pourquoi les discontinuités du travail ? Obligations familiales (la garde des enfants) parfois, mais plutôt, d'après l'échantillon, fluctuations du marché du travail. La petite industrie vers laquelle beaucoup d'émigrés se tournent montrent les bienfaits mais aussi les méfaits de la « flexibilité ». Les entreprises ferment ou font faillite. Certaines femmes partent de leur propre gré ou ont recours au travail à domicile à cause des conditions insatisfaisantes du travail en atelier : salaires trop bas, contremaîtres désagréables, rapports difficiles avec d'autres groupes ethniques. Au mieux, « à l'heure de la pause, chaque nationalité fait son propre petit club. Mais ce n'est pas que nous sommes ennemis ! »
La micro-histoire et la sociologie se retrouvent au service de l'histoire juive, de l'histoire des migrations, de l'histoire des femmes et du travail. Les récits se ressemblent à un certain niveau, divergent en beaucoup d'autres. Après les grandes théories démographico-économiques sur les mouvements migratoires, le matériau brut, celui des voix d'immigré(e)s est impressionnant. Le temps des (nouvelles) synthèses va-t-il suivre ?
Nancy L. GREEN
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