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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Norman Clermont, “La conceptualisation des sociétés anté-historiques par les philosophes du XVIIIe siècle”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 8, no 1, 1984, pp. 5-20. Numéro intitulé: L'archéologie du social. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle de diffuser ce texte accordée, le 14 août 2007, par M. Norman Clermont]

Norman Clermont 

La conceptualisation des sociétés anté-historiques
par les philosophes du XVIIIe siècle
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 8, no 1, 1984, pp. 5-20. Numéro intitulé: L'archéologie du social. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval.

 

Résumé / Abstract
 
Introduction
 
La société comme événement historique
Un point de méthode
L'état de nature
Le développement social
Discussion
 
Conclusion
Bibliographie

 

 Résumé / Abstract  

La conceptualisation des sociétés anté-historiques
par les philosophes du X VIlle siècle

 

Les philosophes européens du XVI 1 le siècle ont largement ignoré l'archéologie de terrain mais le développement historique et anté-historique des sociétés humaines fut un thème commun de leurs réflexions entre 1740 et 1785 surtout. Cette préoccupation cadrait avec les concepts devenus populaires de « progrès », de « perfectibilité », d'« inégalité » et avec leur besoin de comprendre la transformation de la « nature humaine » et les contrastes culturels enregistrés à travers le monde par les missionnaires, les commerçants et les explorateurs. 

Cet article, en ne présentant qu'un échantillon des idées dominantes de l'époque, veut souligner l'importance de ce bricolage conjectural dans l'élaboration d'une véritable pensée évolutive concernant le phénomène social. C'est le premier exemple d'une archéologie « hypothético-déductive ». 

 

Conceptualization of Ante-Historic Societies
by XVIIIth Century Philosophers
 

Eighteenth century European philosophers greatly ignored field archaeology but the historical as well as ante-historical development of human societies was a common theme among their reflexions especially between 1740 and 1785. This preoccupation was in accordance with ideas which were in the limelight such as « progress », « perfectibility » and « inequality » and with their need to understand the transformation of « human nature » and cultural contrasts witnessed throughout the world by missionaries, traders and explorers. 

This paper, while presenting but a sampling of ideas prevalent in that era, wishes to underline the importance of this conjectural structuring of notions in the elaboration of a truly ongoing thought concerning social phenomena. This is the first example of an « hypothetico-deductive » archaeology. 

 

Introduction

 

Contrairement à l'idée populaire voulant que l'on ait cru, jusqu'à Boucher de Perthes, que les pierres taillées n'étaient que des produits de la foudre, on verra dans cet article que les esprits avertis du Siècle des Lumières ont su qu'elles étaient en réalité « des armes et ustensiles dont anciennement les hommes et surtout les sauvages, se servaient, soit à la guerre, soit pour d'autres usages, avant que de savoir traiter le fer »(L'Encyclopédie 1756 : 783). Les voyageurs d'outre-mer le savaient aussi d'expérience depuis longtemps et, dès 1723, six ans après Mercati, Jussieu en avait fait un sujet de rapport à l'Académie Royale (Boule et Vallois 1952 ; Heizer 1962). Par la suite, cette connaissance fut largement acceptée. 

Il ne suffisait cependant pas de reconnaître la véritable nature des outils de pierre pour que l'on aille automatiquement chercher dans la terre les indices matériels des premières organisations sociales. Bien des gens s'étaient baignés avant Archimède et bien des yeux avaient vu tomber des pommes avant Newton ! 

Pour qu'une véritable préhistoire naquît, il fallait auparavant concevoir la société comme un phénomène évolutif et poser les problèmes de la nature, de l'origine et du devenir de l'agrégation sociale dans le contexte scientifique. 

Paradoxalement, le XVIIIe le siècle allait être une époque où ces problèmes allaient être bien formulés et une époque où l'on allait aussi proposer des hypothèses élaborées à leur sujet tout en négligeant presque complètement les reliques enfouies et connues. 

Il ne faudrait cependant pas conclure qu'à cause de cet « oubli », il n'y a pas eu de sérieuses réflexions sur l'avènement du phénomène social durant ce siècle et le but de cet article est surtout de montrer que les philosophes des Lumières ont inventé une véritable archéologie des sociétés quoiqu'ils l'aient déduite davantage d'une analyse de la société et de façon analogique que d'une étude de ses débris fossilisés.

 

La société
comme événement historique

 

La Renaissance avait introduit dans la conscience européenne le concept de variabilité sociale. Par l'intermédiaire des auteurs anciens, elle avait redécouvert le monde des sociétés classiques et « barbares », contrasté les formes d'organisation, les systèmes de valeur et avait abouti, avec Montaigne, au concept moderne de relativisme culturel (Barral 1967). 

À la suite de celui-ci, Descartes, Pascal et plusieurs auteurs du XVIle siècle avaient aussi reconnu l'univers déterminant des forces « enculturatives » et l'impact particulier des habitudes sur le monde même des connaissances. Le Discours de la Méthode (1637) fut d'ailleurs surtout une proposition sur une façon d'échapper à ces forces enculturatives pour atteindre ce que nous appelons aujourd'hui des « vérités » scientifiques ou universelles (Derathé 1937). 

La découverte des sociétés d'Amérique, d'Afrique et de l'Orient vint renforcer ce sentiment relativiste et rendre plus aigu ce besoin de résoudre le problème de la variabilité rencontrée. « L'Homo Europensis en vint peu a peu à croire alors que ni l'homme, ni l'univers ne tournaient autour de sa personne collective » (Hampson 1972 : 19). 

Il devenait de plus en plus évident en effet que toute cette variabilité ne reflétait qu'un vaste produit historique réalisé à travers les âges et qu'on ne pouvait espérer le comprendre qu'en admettant un seuil de divergence moins variable et plus ancien. Par ailleurs, la révélation de toutes ces formes sociales qui avaient existé dans le temps et qui existaient dans l'espace avait aussi fait naître le principe de la complexité différentielle des sociétés. « Tout commence, écrivait Bossuet en 1681. On voit les lois s'établir, les mœurs se polir, et les empires se former : le genre humain sort peu à peu de l'ignorance ; l'expérience l'instruit, et les arts sont inventés ou perfectionnés » (Osborn 1916 : 503). Il paraissait dès lors tout aussi évident que la complexification était elle-même un produit historique très long et que les formes étymologiquement primitives devaient aussi être des formes plus simples et plus frustes. N'est-il pas absurde, écrit Senancour, de croire

 

que soixante siècles (interrompus par l'anéantissement presque de l'espèce & de ses arts, au déluge) aient suffi pour amener au point actuel les langues, le partage & l'épuisement de la terre, les habitudes de l'homme, ses opinions métaphysiques religieuses... & faire en cent & quelques générations, du fils nu & ignorant d'Adam, un profond astronome, un mathématicien habile, un voluptueux sophis.
 
Senancour 1968 : 34 

 

En plus de cette croyance à la divergence et à la complexification historique de l'humanité, il y avait aussi une conviction fondamentale que toutes les manifestations des êtres humains relevaient d'une même nature, d'un même ensemble de déterminismes généalogiquement apparentés : « Par une étrange aberration, ce siècle qui (eut) le culte des faits... n'a cessé de poursuivre, à travers le temps et l'espace concrets des hommes vivants, le fantôme de l'homme universel... Le siècle des lumières a (eu) besoin de croire à la nature humaine » (Ehrard 1970 : 156). 

La connaissance des autres mondes posait alors, implicitement, le problème du devenir historique du phénomène social, celui des étapes de son développement et celui des forces évolutives dans un cadre spécifique (Tinland 1968). 

Héritiers d'un plus vieux système d'intelligibilité du monde, plusieurs auteurs traditionalistes ou conservateurs avaient cherché dans les traditions révélées (le Déluge, Noé, la chronologie biblique, la tour de Babel, la dispersion des tribus d'Israël, etc.) des indices permettant la résolution de ces problèmes historiques. À cet effet, Charlevoix synthétisa plus de quarante thèses concurrentes mais apparentées qui avaient été avancées pour comprendre l'origine des seules sociétés d'Amérique (Charlevoix 1944). On peut penser aussi au curieux système de G. Vico qui voulait retracer l'évolution de certaines institutions humaines à partir d'un stade de barbarie très élémentaire ayant suivi le Déluge (Bergin et Fisch 1968). 

Cependant, la plupart des philosophes influents du XVIlle siècle se réclamaient d'un autre système d'intelligibilité (Greene 1959 ; Glass, Temkin et Strauss 1959). Ils cherchèrent alors dans une autre voie, en refusant l'existence d'un pseudo « âge d'or », en épousant la thèse de la « perfectibilité » de l'espèce humaine et en essayant de déshabiller l'homme culturel pour y mettre à nu l'homme naturel. 

L'entreprise n'était pas facile. En effet, il ne suffisait plus de savoir que nous étions façonnés par la coutume, que nous n'avions « autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes » (Barral 1967, 1 : 31) et il ne suffisait plus d'affirmer qu'il est « bon de savoir quelque chose des moeurs des divers peuples afin de juger des nôtres plus sainement » (Descartes 1637), il fallait aussi chercher ce qui était fondamental et universel, bricoler une véritable nature humaine. « Il y a sans doute des lois naturelles, disait Pascal, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu » (Lafuma 1963 : 507) et il se sentait incapable de les identifier. C'est principalement avec Buffon, Montesquieu, Rousseau, Burnet (Lord Monboddo), Condorcet, Kant, Herder... que l'on allait inventer ces données « archéologiques » alors non disponibles mais nécessaires.

 

Ce n'est pas une légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes, écrit Rousseau, pour bien juger de notre état présent.
 
Launay 1971 : 209

 

En somme, il importait aux philosophes du XVIIle siècle de comprendre, derrière le masque de la variabilité culturelle, la nature essentielle du phénomène humain et ils pensèrent ne pouvoir le faire qu'en remontant au-delà du point d'émergence de cette variabilité. Ils ne pouvaient alors réussir cette marche arrière qu'en dépassant l'histoire et qu'en inventant une préhistoire qui n'existait pas encore dans les faits mais du moins le savaient-ils et Rousseau avouait :

 

Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.
 
Launay 1971 : 212

 

 

Un point de méthode

 

Quoique convaincu du fait que l'humanité ne fut pas toujours telle que nous la connaissons, quoique convaincu aussi qu'il devait y avoir, par delà l'homme civilisé, des stades plus anciens de développement, le Siècle des Lumières qui émettait bien des doutes sur la chronologie biblique avait à sa disposition peu de moyens pour s'enfoncer dans le passé objectif. 

On se rendait compte que pour savoir ce que l'homme fut avant l'histoire écrite, on ne pouvait « qu'interroger la nature de l'homme, & du point à peine connu où il est parvenu, remonter dans l'obscurité vers celui d'où peut-être il est parti »(Senancour 1969 : 12). On pouvait aussi multiplier les analogies ethnographiques et bricoler dans le domaine de la raison une humanité vraiment préhistorique, mais pour celui qui a lu les voyages au Brésil de Jean de Léry (1578), l'ouvrage de Lafitau sur les Iroquois (1724) ou le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot (1772), il devient aussi évident que plusieurs philosophes durent croire, avec Senancour, que ces peuples dits sauvages étaient en réalité « presque civilisés, beaucoup plus près de nous que des premiers hommes » (1968 : 41). 

De l'autre côté, les reportages sur les « enfants sauvages » et les nouvelles connaissances acquises sur les primates permettaient des rêveries hardies mais toujours analogiques (Tinland 1968). C'est donc fondamentalement à un exercice de reconstitution vraisemblable et logique que l'on se livra et les seules règles seront alors celles du jugement et de la raison créatrice.

 

L'état de nature

 

Ce concept, créé pour désigner l'état théorique premier de l'humanité avant qu'elle ne commence à cumuler les expériences et les connaissances, se trouve déjà dans les écrits de Hobbes et il pourrait correspondre à deux états qualitativement différents. Il pourrait s'appliquer en premier lieu à une humanité ignare mais créée et dotée dès l'origine d'une âme lui permettant d'amorcer sa singulière épopée et il pourrait désigner aussi une humanité apparue sans intervention divine, se dégageant elle-même de l'animalité et ne devenant ce qu'elle est maintenant qu'en conséquence de déterminismes purement naturels. Il n'est cependant ni toujours facile, ni toujours pertinent de poser cette distinction qui permettrait davantage de comprendre l'origine du pouvoir de se perfectionner que les étapes mêmes de ce perfectionnement. 

Buffon, qui hésite souvent entre un évolutionnisme matérialiste et un progressionnisme spiritualiste, ne voit guère de difficultés à imaginer l'apparence physique de ces premiers humains :

 

la tête couverte de cheveux hérissés ou d'une laine crépue ; la face voilée par une longue barbe, surmontée de deux croissants de poils encore plus grossiers, qui, par leur largeur et leur saillie, raccourcissent le front et lui font perdre son caractère auguste, et non seulement mettent les yeux dans l'ombre, mais les enfoncent et les arrondissent comme ceux des animaux ; les lèvres épaisses et avancées ; le nez aplati ; le regard stupide ou farouche ; les oreilles, le corps et les membres velus ; la peau dure comme un cuir noir ou tanné ; les ongles longs, épais et crochus ; une semelle calleuse, en forme de corne, sous la plante des pieds ; et pour attribut du sexe, des mamelles longues et molles, la peau du ventre pendante jusque sur les genoux ; les enfants se vautrant dans l'ordure et se traînant à quatre, le père et la mère assis sur leurs talons, tous hideux, tous couverts d'une crasse empestée.
 
Cuvier 1829, XVIII : 57-58

 

Il pense alors que « dans l'état de nature, l'homme aurait une mine bien étrange ; les cheveux et la barbe s'ils étaient négligés, formeraient autour de son visage un cadre assez semblable à celui qui environne la face du gibbon » (Cuvier 1829, XVIII : 117). 

En dépit de cette description physique qui pouvait alors paraître acceptable et qui s'appuyait en partie sur la célèbre autopsie d'un chimpanzé par Tyson (1699) et en partie sur la « connaissance » des Hottentots, Buffon croyait néanmoins qu'un « état de pure nature où l'on suppose l'homme sans pensée, sans parole, est un état idéal, imaginaire, qui n'a jamais existé »(Cuvier 1829, XVIII : 62). Peu importe son apparence, on devrait donc le doter d'une âme originelle et

 

c'est par elle que l'homme a cherché les secours qui étaient nécessaires à la délicatesse de son corps ; c'est par elle qu'il a trouvé les moyens de braver l'inclémence de l'air et de vaincre la dureté de la terre : il s'est, pour ainsi dire, soumis les éléments ; par un seul rayon de son intelligence, il a produit celui du feu, qui n'existait pas sur la surface de la terre ; il a su se vêtir, s'abriter, se loger, il a compensé par l'esprit toutes les facultés qui manquent à la matière ; et, sans être ni si fort, ni si grand, ni si robuste que la plupart des animaux, il a su les vaincre, les dompter, les subjuguer, les confiner, les chasser et s'emparer des espaces que la nature semblait leur avoir exclusivement départis.
 
Cuvier 1829, XVIII : 256

 

Même avec son âme cependant l'homme de Buffon est, à ses débuts, un être ignare, doté d'une faculté extraordinaire d'apprendre et d'accumuler, mais néanmoins dépourvu pour un temps et qui devra intégrer les expériences pour évoluer. Il paraît également défavorisé par son long état de dépendance infantile qui deviendra cependant un de ses atouts. En effet, il faut constater « qu'en naissant il est sans comparaison beaucoup moins avancé, moins fort, et moins formé que ne le sont les petits animaux ; il l'est même si peu, que dans ce premier temps il est nul pour l'esprit relativement à ce qu'il doit être un jour »(Cuvier 1829, XVIII : 60). Mais ce besoin de secours, de soins et d'attention devient la source d'un attachement filial débouchant sur l'éducation « qui seule peut développer son âme... si elle cessait... l'âme de l'enfant qui n'aurait rien reçu serait sans exercice et, faute de mouvement communiqué, demeurerait inactive... et à plus forte raison, si l'enfant était né dans l'état de pure nature » (Cuvier 1829, XVIII : 61-62). 

Pour Buffon, l'état de dépendance appelle donc la société et celle-ci entraîne le langage, la passation d'un héritage d'expériences, l'accumulation d'une connaissance et, finalement, le progrès humain. 

Pour Rousseau l'état de nature correspond à un âge qui précède le développement de la sédentarité, de l'agriculture, de l'élevage et celui de l'utilisation des métaux. Certes, par rapport à l'animal, l'être humain est alors « moins fort que les uns, moins agile que les autres » mais il acquiert « l'instinct des bêtes », « se nourrit également de la plupart des aliments », se forge « un tempérament robuste ». Il apprend à affronter les animaux sans les craindre, aiguise sa vue, son ouïe, son odorat mais « ses désirs ne passent pas ses besoins physiques ; les seuls biens qu'il connaisse dans l'univers sont la nourriture, une femelle et le repos ; les seuls maux qu'il craigne sont la douleur et la faim ». Agité par un existentialisme fondamental, il est heureux dans le farniente et dans cet univers d'ignorance facile, d'autonomie, de subsistance aisée, de sentiments bruts, l'être à l'état de nature, sans langage, sans société très développée, n'avait « ni vices, ni vertus ». En ce temps, « il n'y avait ni éducation, ni progrès ; les générations se multipliaient inutilement, et, chacune partant toujours du même point, les siècles s'écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges ; l'espèce était déjà vieille, et l'homme restait toujours enfant » (Launay 1971 : 212-227). 

En somme, pour Rousseau, l'état de nature fut celui d'une humanité animale, adaptée, neutre, absolument différente de ce qu'elle allait devenir par une conjonction improbable mais réalisée de différents hasards. Peut-être était-elle déjà dotée « en puissance » de la « perfectibilité », de certaines « vertus sociales » et de « facultés » particulières mais ces virtualités « ne pouvaient jamais se développer d'elles-mêmes, elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères, qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive » (Launay 1971 : 227).

 

Des animaux à l'Homme, écrivait La Mettrie, la transition n'est pas violente... Qu'était l'Homme avant l'invention des Mots et la connaissance des Langues ? Un animal de son espèce, qui avec beaucoup moins d'instinct naturel, que les autres, dont il ne se croioit pas Roi, n'étoit distingué du Singe et des autres Animaux, que comme le Singe l'est lui-même... Les Mots, les Langues, les Lois, les Sciences, les Beaux Arts sont venus ; et par eux enfin le Diamant brut de notre esprit a été poli.
 
Delaloye 1966 : 78-79

 

Montesquieu aussi a réfléchi à ces « premiers hommes avant qu'ils n'eussent trouvé les armes offensives et défensives. Ils étaient en proie aux bêtes farouches, faibles et timides, et leur état a dû être incertain ou, du moins, périlleux jusques à l'invention du fer ou, au moins, des matières équivalentes » (Oster 1964 : 1010). 

De même Voltaire parlera-t-il de ces « chasseurs », « paisibles », qui inventèrent les dieux avant le feu, l'arc, les lois, le fer, l'agriculture, les villes et qui n'avaient, au tout début, « pour tout langage que quelques sons mal articulés ; l'espèce serait réduite à un très petit nombre par la difficulté de la nourriture et par le défaut des secours... Il n'aurait pas plus de connaissance de Dieu et de l'âme que des mathématiques ; ses idées seraient renfermées dans le soin de se nourrir » (Petit 1934 : 96 ; Pomeau 1964 : 42, 112, 231, 273, 279). 

En somme, pour les philosophes du XVIIIe siècle, le concept d'un « état de nature » avait remplacé celui de « l'âge d'or » et les réflexions sur cet état, souvent élaborées, étaient commandées par les problèmes du siècle, par les méthodes de l'époque, par le besoin fondamental de comprendre le développement social. Mais cet état de nature ne correspondait qu'à la première étape du développement social et si l'on crut possible d'en tirer une image approximative et analogique dans les rapports des explorateurs ou des missionnaires, il semble évident que le problème qui hanta le plus ces philosophes fut la transition entre cet état primitif et celui de la société complexe. À côté de l'état de nature, il y avait donc la sortie de cet état et l'entrée dans l'état de culture. « Qui put ainsi dénaturaliser l'homme ? Quelles furent de ce changement certain les causes douteuses pour toujours ? » (Senancour 1968 : 49).

 

Le développement social

 

Ils ont commencé, écrit Buffon, par aiguiser en forme de haches ces cailloux durs, ces jades, ces pierres de foudre, que l'on a crues tombées des nues et formées par le tonnerre, et qui néanmoins ne sont que les premiers monuments de l'art de l'homme dans l'état de pure nature : il aura bientôt tiré du feu de ces mêmes cailloux en les frappant les uns contre les autres ; il aura saisi la flamme des volcans, ou profité du feu des laves brûlantes pour le communiquer, pour se faire jour dans les forêts, les broussailles ; car avec le secours de ce puissant élément, il a nettoyé, assaini, purifié les terrains qu'il voulait habiter ; avec la hache de pierre, il a tranché, coupé les arbres, menuisé le bois, façonné ses armes et les instruments de première nécessité. Et après s'être muni de massues et d'autres armes pesantes et défensives, ces premiers hommes n'ont-ils pas trouvé le moyen d'en faire d'offensives plus légères, pour atteindre de loin ? Un nerf, un tendon d'animal, des fils d'aloès, ou l'énorme souple d'une plante ligneuse, leur ont servi de corde pour réunir les deux extrémités d'une branche élastique dont ils ont fait leur arc ; ils ont aiguisé d'autres petits cailloux pour en armer la flèche. Bientôt ils auront eu des filets, des radeaux, des canots, et s'en sont tenus là tant qu'ils n'ont formé que de petites nations composées de quelques familles, ou plutôt de parents issus d'une même famille, comme nous le voyons encore aujourd'hui chez les sauvages, qui veulent demeurer sauvages, et qui le peuvent, dans les lieux où l'espace libre ne leur manque pas plus que le gibier, le poisson et les fruits.
 
Cuvier 1829, V : 319-320

 

Après cette imagination des temps « paléolithiques » au cours desquels les groupes humains connaissaient à la fois une abondance satisfaisante, un nomadisme sécure et un surplus de territoire, Buffon recourt, comme Rousseau, aux circonstances accidentelles et à la crise alors que, dans les lieux

 

où l'espace s'est trouvé confiné par les eaux, ou resserré par les hautes montagnes, ces petites nations, devenues trop nombreuses, ont été forcées de partager leur terrain entre elles ; et c'est de ce moment que la terre est devenue le domaine de l'homme : il en a pris possession par ses travaux de culture, et l'attachement à la patrie a suivi de très près les premiers actes de sa propriété.
 
Cuvier 1829, V : 320

 

On voit donc Buffon bricoler une thèse de la « néolithisation » nécessaire, conditionnée et forcée par une pression démographique traduite par des besoins augmentés que ni les vieux espaces ni le système de prédation ne pouvaient plus satisfaire. C'est avec elle que naît le grand contrat social au sein duquel « l'intérêt particulier faisant partie de l'intérêt national, l'ordre, la police, et les lois ont dû succéder, et la société prendre de la consistance et des forces » (Cuvier 1829, V : 320). 

Pour Rousseau aussi la sortie de l'état de nature sera progressive mais très lente. Après un premier temps d'animalité efficace,

 

le genre humain s'étendit, les peines se multiplièrent avec les hommes, La différence des terrains, des climats, des saisons put les forcer à en mettre dans leurs manières de vivre... Le long de la mer et des rivières, ils inventèrent la ligne et l'hameçon... Dans les forêts ils se firent des arcs et des flèches... Dans les pays froids ils se couvrirent des peaux des bêtes qu'ils avaient tuées. Le tonnerre, un volcan, ou quelque heureux hasard, leur fit connaître le feu, nouvelle ressource contre la rigueur de l'hiver : ils apprirent à conserver cet élément, puis à le reproduire, et enfin à en préparer les viandes qu'auparavant ils dévoraient crues.
 
... Instruit par l'expérience que l'amour du bien-être est le seul mobile des actions humaines, il se trouva en état de distinguer les occasions rares où l'intérêt commun devait le faire compter sur l'assistance de ses semblables, et celles plus rares encore où la concurrence devait le faire défier d'eux. Dans le premier cas, il s'unissait avec eux en troupeau... Dans le second, chacun cherchait à prendre ses avantages...
 
Voilà comment les hommes purent insensiblement acquérir quelque idée grossière des engagements mutuels.
 
... Ces premiers progrès mirent enfin l'homme à portée d'en faire de plus rapides. Plus l'esprit s'éclairait, et plus l'industrie se perfectionna. Bientôt, cessant de s'endormir sous le premier arbre, ou de se retirer dans des cavernes, on trouva quelques sortes de haches de pierres dures et tranchantes qui servirent à couper du bois, creuser la terre, et faire des huttes de branchages qu'on s'avisa ensuite d'enduire d'argile et de boue. Ce fut là l'époque d'une première révolution qui forma l'établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété, d'où peut-être naquirent déjà bien des querelles et des combats... Chaque famille devint une petite société... et ce fut alors que s'établit la première différence dans la manière de vivre des deux sexes, qui jusqu'ici n'en avaient eu qu'une. Les femmes devinrent plus sédentaires, et s'accoutumèrent à garder la cabane et les enfants, tandis que l'homme allait chercher la subsistance commune. Les deux sexes commencèrent aussi, par une vie un peu plus molle, à perdre quelque chose de leur férocité et de leur vigueur.
 
... Tout commence à changer de face. Les hommes errant jusqu'ici dans les bois, ayant pris une assiette plus fixe, se rapprochent lentement, se réunissent en diverses troupes et forment enfin dans chaque contrée une nation particulière... À force de se voir, on ne peut plus se passer de se voir encore... Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l'estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux, le plus beau, le plus fort, le plus adroit, ou le plus éloquent, devint le plus considéré ; et ce fut là le premier pas vers l'inégalité.
 
Launay 1971 : 228-230

 

Rousseau a donc conçu aussi une longue période « paléolithique », aux progrès très lents et au cours de laquelle l'humanité aurait acquis peu à peu certaines de ses caractéristiques fondamentales. Cependant,

 

tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines et des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons, et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature.
 
Launay 1971 : 231

 

Comme pour Buffon, c'est avec l'adoption ultérieure, « néolithique », d'un mode de vie entraînant la spécialisation, l'agriculture, la métallurgie et la mise sur pied d'un système dans lequel certains se trouvaient dominants et d'autres dominés que commence vraiment la période moderne. « La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution » (Launay 1971 : 231). De là une inégalité plus grande, la création d'un droit, symptôme d'injustice, l'assujettissement, la concurrence, la guerre, les gouvernements, etc. 

Pour Montesquieu qui cherchait l'origine des lois, l'état de nature ne comportait, bien entendu, que des lois naturelles : la recherche de la paix, de la nourriture, de l'autre sexe et « le désir de vivre en société » mais celle-ci fut la plus tardive et c'est elle qui assura le passage à l'état de culture en incitant d'une part à l'inégalité et à la guerre et, d'autre part, à la composition de nouvelles lois qui prévaudront dans cet état de société nouvellement acquis (Oster 1964 : 531). 

Kant qui s'est souvent penché sur la nature et le sens de la variabilité culturelle et biologique de l'humanité a aussi formulé plusieurs idées sur le devenir humain tout en reconnaissant, comme Rousseau, Lord Monboddo et d'autres, qu'il s'agissait d'un sujet où il est facile de passer de l'histoire conjecturale à la fiction romanesque (Kant 1947 : 110). Dans son opuscule « Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine » paru en 1786, il imagine ainsi une préhistoire de l'humanité mais non à partir « de sa nature à l'état absolument brut ; car le lecteur trouverait aisément trop de conjectures et trop peu de vraisemblance si j'entreprenais de combler cette lacune qu'embrasse probablement un très grand laps de temps ». Il suppose donc, à la base de son raisonnement, et à l'instar de Herder, son élève, un être qui pouvait déjà « se tenir debout et marcher », qui savait même déjà « parler... et donc penser. Autant d'aptitudes techniques qu'il a dû acquérir entièrement par lui-même » dans ces temps que Kant ne veut pas discuter. Cet être primitif était alors mû par des instincts peu à peu dominés par la raison : un besoin de se nourrir qualifié par une sélection des aliments, un besoin de se reproduire modifié par la conscience d'un plaisir et une volonté de durabilité, un besoin existentialiste de jouir de l'état présent mais aussi une perception plus « réfléchie de l'avenir » le menant finalement à la conscience « qu'il était proprement la fin de la nature » et qu'il pouvait asservir cette nature à ses propres fins. Ce fut, dès lors, « l'affranchissement qui a exilé l'homme du sein maternel de la nature » et qui marque le passage « de la capture rudimentaire du gibier » à une économie qui ajoutait aussi « la récolte aléatoire de racines ou de fruits ». Un pas restait cependant à faire, celui du passage au néolithique, à la production agricole et à ses pénibles obligations mais aussi à ses inévitables conséquences : la naissance des villes, le développement du commerce, la justice publique, l'inégalité. 

Condorcet avait achevé en 1793 sa célèbre Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain que l'on a qualifiée de « testament philosophique du XVIIIe siècle » (Hincker 1966 : 62). Il y résume ce que d'autres avaient déjà discuté depuis plus de 50 ans ou y développe une thèse personnelle qui s'intègre bien à la pensée de ses prédécesseurs. Il passe cependant rapidement sur les trois premières périodes qui ont précédé l'invention de l'écriture : le nomadisme, le pastoralisme et la période des premiers grands agriculteurs. 

Il lui est permis de comprendre la première de ces périodes par analogie avec certaines populations ethnographiques d'où on pourrait croire que

 

le premier état de civilisation... est celui d'une société peu nombreuse... subsistant de la chasse et de la pêche, ne connaissant que l'art grossier de fabriquer leurs armes et quelques ustensiles de ménage, de construire ou de se creuser des logements ; mais ayant déjà une langue pour se communiquer leurs besoins, un petit nombre d'idées morales, dont ils déduisent des règles de vie commune ; vivant en familles, se conformant à des usages généraux qui leur tiennent lieu de lois, et ayant même une forme grossière de gouvernement... Alors, les progrès de l'espèce humaine durent être très lents.
 
Hincker 1966 : 78

 

On y trouvait cependant l'émergence d'une première classe d'individus dépositaires de secrets techniques, de mystères, de cérémonies, etc., « cachant orgueilleusement ce qu'elle se vante de savoir » quand les autres reconnaissaient en eux « des prérogatives supérieures à leur commune nature » (Hincker 1966 : 91). 

Leur familiarité avec les bêtes permit peu à peu une première domestication et, l'élevage, d'abord complémentaire à la chasse, vint à s'imposer comme mode de vie, provoquant des changements conséquents : dans les vêtements, dans l'intensité et la fréquentation des semblables, dans la mise en relief de nouvelles inégalités basées sur la propriété, dans les échanges de biens, dans un premier saut démographique, dans la division sociale, la création de lois, celle de nouveaux cultes, etc. 

Une agriculture essentiellement complémentaire se développa peu à peu pour finalement s'imposer. L'homme fut attaché à la terre cultivée. L'idée de propriété foncière se développa. Les spécialistes se multiplièrent : les ouvriers de toute espèce, les marchands. Les villes naquirent et avec elles la concentration du pouvoir. La loi, la guerre, les tributs devinrent communs. Les réseaux de communication se développèrent et on eut bientôt besoin d'une écriture. Ce sera l'entrée dans l'histoire. 

Pour les auteurs du XVIIIe siècle, le devenir humain comprenait donc trois étapes fondamentales correspondant d'abord à une situation de départ durant laquelle les primates humains acquéraient leurs premières caractéristiques distinctives, ensuite à une longue mais lente période de développement durant laquelle les groupes humains se définirent, se multiplièrent et se répandirent à la surface de la planète en développant de multiples systèmes adaptatifs liés à la prédation, enfin à une période d'accélération culturelle marquée principalement par l'adoption d'une agriculture intensive, le concept de propriété et le développement d'un système de relations sociales fortement hiérarchisé, aliénant, débouchant sur les villages et leur mosaïque de spécialistes. 

Chacune de ces étapes permettait aux penseurs de présenter des images différentes mais essentiellement complémentaires et ce qu'il importe surtout de retenir est leur croyance commune et fondamentale en un déroulement cumulatif de l'aventure humaine, l'abandon définitif d'un âge d'or originel, l'accès relativement récent aux grandes techniques de production et la naissance encore plus récente des civilisations complexes. 

Jusqu'à un certain point, ces dissertations reprenaient le livre cinquième de Lucrèce dans lequel le poète et philosophe romain chantait « la race des fils de la terre » et décrivait la « lente marche du progrès »qu'ils réalisèrent depuis l'état de la « vie errante des bêtes »jusqu'à l'invention des métaux (Clouart 1964). Cet épicurien qui vivait aussi dans une époque contestée (premier siècle de notre ère), où les dieux perdaient leur puissance, où les « barbares »venaient visiter les portes mêmes de l'empire et où la tradition ne s'avérait pas toujours vérité, fut un écrivain lu et admiré aussi bien par Montaigne que par les Encyclopédistes.

 

Discussion

 

Dans les pages qui précèdent nous n'avons pu qu'effleurer un sujet relativement négligé par les historiens de notre discipline (Duchet 1977 ; Laming-Emperaire 1964) et pourtant évocateur de ces pressions intellectuelles qui font naître les sciences. Le devenir des sociétés humaines a sans doute été un thème majeur entre 1740 et 1795 mais il ne fut l'objet que de dissertations philosophiques. C'est plus tard, avec John Frère (1797) et les pionniers de la première moitié du siècle suivant (Tournal, Schmerling Jouannet, Buckland, Christol, de Serres, etc. : Heizer 1962 ; Daniel 1967) que l'on allait systématiquement appliquer des méthodes de fouille à la recherche de l'inédit. Néanmoins, pour que ces recherches puissent être appliquées à la confirmation de certaines idées, il fallut que celles-ci aient d'abord été développées et c'est dans le monde des idées que se situent les auteurs que nous avons présentés. Ils ont inventé, en dehors des écrits bibliques explicites, une véritable période préhistorique qui semblait logiquement nécessaire et indubitable mais qui leur paraissait inaccessible en dehors d'une réalité créée par l'imagination et contrôlée par la connaissance du phénomène social lui-même. 

Comme nous l'avons dit, tous ces auteurs croyaient non seulement en l'existence réelle et ancienne d'une industrie de pierre mais aussi à une longue période précédant l'histoire, et durant laquelle la pierre, l'os et le bois étaient les seuls matériaux transformés par la main des humains. Certains dépassèrent même la dichotomie entre l'âge de pierre et l'âge du fer pour y intercaler, comme Eccard (1750), Goguet (1758) ou Corneille de Pauw (1770), l'utilisation du cuivre mais tous savaient qu'un clivage beaucoup plus important que celui de la matière première avait marqué cette préhistoire : celui des comportements et de l'organisation sociale. 

Les philosophes du XVIlle siècle n'étaient pas des muséographes et n'avaient aucune raison de survaloriser la production matérielle des groupes humains qu'ils inventaient. Pour eux, il était plus important de créer des étapes de complexification des formes de subsistance et des réseaux de relations qui en découlaient que de visualiser une simple complexification industrielle qui n'en représentait qu'un des aspects. 

Curieusement cependant, même si leurs réflexions durent créer le climat nécessaire à une véritable recherche des indices tangibles de la transformation diachronique des groupes humains, ces anthropologues des Lumières paraissent aujourd'hui plus étroitement apparentés aux évolutionnistes unilinéaires du siècle dernier et à Hégel qu'à ces chercheurs curieux qui allaient quêter la mémoire des temps révolus en décapant la terre et en multipliant l'évidence de ces humanités anté-diluviennes. Ces déterreurs d'archives existaient déjà au XVIIIe siècle (Montfaucon, Caylus : Laming-Emperaire 1964) et C. de Pauw signale ces « haches de pierre qu'on déterre en Suède, & en Allemagne, à de très grandes profondeurs, & qui doivent être extrêmement anciennes, ayant été employées avant l'invention du fer & du cuivre » (1970 : 349-351). Notons aussi les travaux de Jefferson en Virginie (Duel 1967 : 393-401) et de Cocherel en France (Laming-Emperaire 1964). 

Ces fouilles appuyaient encore les fameux vers de Lucrèce selon qui « les antiques armes des hommes furent leurs mains, leurs ongles et leurs dents, ce furent aussi les pierres... puis la flamme et le feu dès qu'ils furent connus. Plus tard ils découvrirent le fer » (Clouart 1964 : 189), mais elles révélaient trop peu de choses sur l'évolution sociale, pour former la base d'une réflexion fondamentale sur le devenir des sociétés. 

Par rapport à ce courant philosophique majeur, Boucher de Perthes ne sera qu'un figurant d'un courant positiviste parallèle qui voulait bannir la fiction, fut-elle philosophique, dans les sciences humaines et qui eut le mérite de prouver, hors de tout doute raisonnable, l'existence réelle des humanités préhistoriques contemporaines de contextes naturels disparus.

 

Conclusion

 

Certes quelques auteurs du XVIlle siècle (B. Franklin, J.F. Blumenbach) reconnaîtront que la faculté même de faire des outils était une caractéristique diagnostique et discriminante des êtres humains mais, « man the toolmaker » ne deviendra vraiment l'objet d'une attention spécialisée qu'avec le XIXe siècle. 

L'ouvrage posthume de Mercati, publié en 1717, celui de Jussieu écrit en 1723, ceux des voyageurs Dampier, Lafitau, de la Condamine, d'Ulloa etc., avaient bien convaincu les philosophes du XVIlle siècle de l'existence d'un âge de pierre et on peut affirmer que la grande majorité des esprits les plus éclairés de ce temps y ont cru mais ils n'en ont tiré qu'une réflexion bien marginale. En effet, les problèmes de la variabilité et du développement social étaient au cœur de leurs réflexions et si les outils de pierre attestaient l'existence de temps étymologiquement primitifs desquels émergeront des formes plus complexes de civilisation, ils ne permettaient pas de longues élaborations sur la constitution des institutions propres à ces sociétés complexes. Les étapes de celles-ci ne pouvaient alors qu'être inventées de manière « hypothético-déductive » à partir de ce que l'on apprenait alors sur les sociétés apparemment simples des mondes récemment découverts, sur les cas exceptionnels d'individus errants et secondairement ensauvagés ou sur les primates. C'est ainsi qu'on parla de la transformation des moyens de subsistance, des modes de rassemblement, des croyances, des langues, etc. 

Cette archéologie des sociétés n'était cependant pas tournée vers le passé comme vers un sujet de connaissances spécialisées. C'était davantage un bricolage conjectural avoué illustrant l'idée du siècle : le progrès, et permettant de comprendre un univers humain extrêmement varié et conçu comme stratifié qualitativement. C'était un modèle appuyé sur une logique indissociable d'une conviction que ce progrès n'épousait pas un rythme identique partout. 

Dans un siècle qui cherchait surtout à savoir ce qu'était la nature humaine la plus fondamentale, cette archéologie n'était qu'un essai philosophique de strip-tease au cours duquel on essayait de dépouiller l'humanité actuelle de ses traits diagnostiques les plus récemment acquis avant de lui rendre, par étapes successives, ses attributs les plus modernes. 

Aujourd'hui, « c'est une idée désormais conquise que l'homme n'a point de nature mais qu'il a - ou plutôt qu'il est - une histoire » (MaIson 1964 : 7) mais ce sera surtout au XIXe siècle que cette histoire deviendra l'objet d'une science particulière et neuve. Le siècle précédent n'aura, sur ce plan, que préparé le terrain au niveau des idées et n'aura enregistré qu'un mouvement très marginal au niveau de la recherche archéologique de terrain.

 

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 7 mai 2008 8:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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