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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Olivier CLAIN, “Marx, la dialectique et la science (1983)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Olivier CLAIN, “Marx, la dialectique et la science”. Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, vol. 1, septembre 1983, pp. 37-84. Montréal: Département de sociologie, UQÀM. Numéro intitulé: “Connaissance et société”.[Autorisation accordée par l'auteur le 2318 mars 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

« Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son développement - et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne - elle ne peut ni dépasser d'un saut, ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel : Mais elle peut abréger la période de gestation ... »
Karl MARX, Préface au Capital, 1867
 
« ... En plus de cela, j'étudie aussi Comte en ce moment, puisque les Anglais et les Français font tant de bruit autour de ce type. Ce qui les aguiche, c'est son côté encyclopédique, la synthèse. Mais c'est lamentable comparé à Hegel (même si Comte, en tant que mathématicien et que physicien lui est de par sa profession supérieur, je veux dire supérieur dans le détail, Hegel demeurant, même ici, pour l'ensemble, infiniment plus grand). Et toute cette merde de positivisme est parue en 1832 ! »
 
Karl MARX,
Lettre à Engels du 7 juillet 1866. 

 

Toute théorisation de la société, c'est-à-dire des modes d'articulation et de reproduction de la praxis, se voit confrontée à l'exigence suivante : elle doit comprendre dans l'objectivation de son objet le fait que ce dernier lui a permis de s'extérioriser et de se constituer, à un moment historique déterminé, comme théorie de la praxis. Cette contrainte - penser les conditions de possibilité de son propre discours théorique - ne peut être considérée comme une simple exigence « rhétorique » ou esthétique, extérieure comme telle à la définition de l'objet que se donne la théorisation : c'est parce que la praxis sociale est son objet que la théorie doit penser les conditions de possibilité de son autonomisation, c'est parce que les virtualités d'une telle théorisation ne sont nullement « naturelles » et qu'elles ont une portée significative, qu'on ne peut en aucun cas ignorer a priori une telle exigence. 

Cette contrainte, qui pèse sur toute théorie de la société, sur toute philosophie de l'Histoire - et finalement sur toute philosophie puisqu'il faut bien comprendre et penser comment « l'être » comporte la possibilité de la philosophie - rend patente l'impossibilité dans laquelle se trouve la théorie de la société de reprendre à son compte l'idéal épistémologique des sciences de la nature. En effet, la démarche positive, liée au développement des sciences « exactes », se caractérise par le type de séparation ontologique qu'elle effectue -nécessairement - entre l'objet de la connaissance et la démarche cognitive qui se l'approprie. La théorie ne peut en effet vouloir penser positivement son objet qu'en lui conférant un mode d'être radicalement différent de celui qu'elle attribue à son propre mouvement connaissant : on ne peut pas seulement vouloir calculer une trajectoire en physique sans transformer la chose sensible, familière et vivante à notre perception, en pur objet, soumis aux seules nécessités formelles tissées par l'instrument mathématique, incapable de toute autorégulation et sans, dans le même temps, réfléchir son mouvement de connaissance comme autonome à l'égard de l'objet, c'est-à-dire comme pouvant être ou ne pas être. Cette coupure ontologique fonde alors une autre distinction, tout aussi essentielle à la démarche positive : si le mouvement de la connaissance peut être ou ne pas être sans que l'être de l'objet en soit affecté, si la démarche positive, dans le mouvement même de la production de l'exactitude, fait de son objet un « en soi », alors la théorie ne peut pas ne pas penser qu'elle peut être vraie ou ne pas l'être. La coupure ontologique conduit la démarche positive à s'instituer dans une nouvelle distinction : d'un côté, elle posera le mouvement de la connaissance qui s'approprie l'objet de manière positive, qui « réduit », de manière cohérente et systématique, les traits particuliers de l'objet en les pensant dans l'Universalité et l'Univocité d'un système symbolique formalisé, de l'autre elle posera le mouvement de la connaissance qui effectue un retour critique sur cette démarche positive, qui entend penser les contraintes « méthodologiques » ou « épistémologiques » - quand elle les distingue... - de l'application d'un système formel à l'objet. Cette distinction-ci, cette coupure-ci se donne comme épistémologique et apparaît comme indépendante de la première. 

Cette double séparation, constitutive de toute démarche positive, rend a priori impossible toute reconnaissance d'une « familiarité » - pour parler comme Hegel - entre la réflexion théorique et son objet. Dans le cas où ce dernier est historique, la distinction entre le mode d'être de l'objet et le mode d'être de la réflexion théorique interdit à cette dernière de penser son appartenance à l'histoire dans le mouvement même de sa théorisation. Et d'autre part, la distinction entre la démarche cognitive qui s'approprie l'objet et la démarche critique, réflexive, qui s'assure méthodologiquement de la première, interdit à la théorie de penser les conditions qui rendent possible le « doute épistémologique ». Dès lors les catégories de la connaissance positive ne seront jamais problématisées que dans l'horizon « épistémologique » : seule leur intégration adéquate à un système conceptuel cohérent sera interrogée. Mais la question fondamentale qui consiste à savoir si les catégories d'analyse utilisées correspondent aux catégories concrètes produites par la praxis, catégories qui structurent sa propre objectivité, son mode d'être, son articulation interne et sa logique de reproduction, ne peut pas être posée comme telle. 

Ce n'est pas le moindre mérite de la démarche marxienne que d'avoir été une des réflexions systématiques sur l'Histoire -après celle de Hegel bien entendu - qui a le plus contribué à rendre explicites les termes du problème qu'on vient d'exposer brièvement. Il est impossible de faire référence à l'oeuvre de Marx sans insister sur ce fait massif : cette oeuvre s'est construite avec le souci constant de marquer sa « rupture » avec la conception positive de la société et de l'Histoire, et c'est par la nature de sa critique du positivisme de l'économie politique que Marx se distingue le plus nettement des théoriciens socialistes qui lui sont contemporains. En effet, le recours de Marx à une « méthode dialectique » - en fait une problématique dialectique - est l'instrument premier de sa critique de l'économie politique bourgeoise et c'est dans cette manière de comprendre le « phénomène positiviste » que Marx marque son originalité. 

Mais on ne peut pas en rester à une telle description de la situation de Marx à l'égard du positivisme et de la problématique dialectique. Tout se passe en effet comme si l'oeuvre de Marx était traversée par une hésitation, une ambiguïté, comme si elle était construite sur une opposition entre problématique dialectique et problématique positive dont les termes constitutifs n'auraient pas été tirés au clair. 

Cette ambiguïté ne semble pas devoir être simplement rapportée aux circonstances de l'élaboration de telle ou telle partie de l'oeuvre. Elle apparaît aussi bien, quoique différemment, en 1843, lorsque Marx construit sa Critique de la philosophie politique de Hegel, qu'en 1867, lorsqu'il rédige la pièce maîtresse de sa Critique de l'économie politique. Elle ne peut pas non plus être pensée comme liée à de pures considérations tactiques de la lutte théorique qui incombe au projet révolutionnaire de Marx. Si de telles considérations peuvent peut-être éclairer le fait qu'en 1846, dans la « Circulaire contre Kriege », Marx affirme la nécessité pour le mouvement ouvrier de se doter d'une conception scientifique de la société contre le communisme chrétien et prophétique de Kriege tandis que, à la même époque, dans « Misère de la Philosophie », Marx s'attaque violemment à l'économisme de Proudhon, elles ne rendent pas compte de l'existence de flottements théoriques à l'intérieur d'un même texte, comme celui des Grundrisse ou encore du Capital. Cette ambiguïté ne se laisse pas non plus saisir à partir de la seule situation épistémologique du XIXe Siècle. S'il est vrai que cette époque a pu voir dans la science le mode privilégié d'accès à la vérité du monde et que, dans le même temps, elle a pu faire honneur, même si ce n'est que sommairement et maladroitement, à la philosophie hégélienne, cette division indéniable dans l'atmosphère intellectuelle de l'époque ne suffit pas à expliquer les ambiguïtés de la démarche marxienne qui entendait bel et bien laisser derrière elle aussi bien la philosophie hégélienne que l'économie politique. 

L'ambiguïté épistémologique de la démarche marxienne doit être rapportée à la manière même dont Marx comprend sa situation par rapport aux deux sources théoriques fondamentales de sa problématique (la philosophie de Hegel et l'économie politique anglaise) [1]. Elle s'inscrit ainsi dans la stratégie mise en oeuvre par Marx, lorsque cherchant à articuler sa critique de la philosophie hégélienne et sa critique de l'économie politique, il s'appuie en quelque sorte sur chacune de ces approches de la réalité historique pour donner une assise sûre à sa réfutation de l'autre. 

En critiquant le positivisme de l'économie politique, Marx vise à réfuter la transcendantalisation de l'ordre existant des rapports sociaux, son hypostase sous forme de catégories « a-historiques » intégrées dans un système formel qui confère un caractère déductif aux observations et aux inductions « non critiques » de l'économie politique. 

Mais, dans ce souci constant de prendre la mesure du positivisme de l'économie politique, de le comprendre en tant que phénomène historique, Marx ne renonce pas à ce qu'il considère être un privilège de la science : elle doit permettre d'aller, au delà de l'apparence des idées, révéler le mouvement réel, donc matériel de la réalité sociale. Sans se fonder de manière explicite sur un matérialisme métaphysique, la démarche de Marx constitue bien d'une certaine manière une transfiguration de l'empirisme de l'économie politique : c'est parce que le mouvement même de la connaissance scientifique dissout l'être-sujet du monde pour atteindre son être matériel qu'il peut permettre de dire l'essence de « l'être » historique. Marx dégage le « matérialisme » implicite de l'économie politique, impliqué dans sa compréhension de la substance de la valeur, et croit pouvoir le séparer de la méthode positiviste : il fait du matérialisme épistémologique - de l'empirisme - de l'économie politique une arme contre l'idéalisme - et en particulier contre ce qu'il considère être l'idéalisme hégélien - sur le plan ontologique. Et dans le même temps, il applique une problématique dialectique à l'analyse des rapports sociaux : dégagée de l'ontologie hégélienne, cette problématique dialectique devient l'instrument privilégié d'une théorie critique de la société liée à la pratique révolutionnaire du prolétariat qui remplit dans cette perspective « l'impératif historique » de la négation réelle de l'ordre existant. 

Mais ce qui est remarquable c'est que « l'idéalisme » de Hegel n'est tant critiqué que parce qu'il est soupçonné de fonder et légitimer la théorie politique « positive » de Hegel, et par là, sa complicité politique, et idéologique avec l'ordre établi. C'est là qu'apparaît le plus nettement le paradoxe de la démarche marxienne : elle sera critique des aspects positivistes de la philosophie de Hegel - et du même coup critique de « l'idéalisme » hégélien censé être responsable de ce positivisme -en prenant appui d'abord sur le positivisme naturaliste de Feuerbach, puis sur le matérialisme de la science censé être dégagé de sa démarche positiviste par l'application d'une analyse dialectique à la réalité sociale. 

Mais dans ce mouvement complexe, Marx effectue en fait un compromis théorique avec l'économie politique qui apparaît clairement dans le déploiement de sa Critique. En effet, celle-ci se situera à deux niveaux : d'un côté, appliquant la problématique dialectique à l'analyse des rapports sociaux, il dévoile la complicité de l'économie politique avec l'ordre social qu'elle objective, de l'autre, se situant dans le prolongement même de l'économie classique et reprenant ses postulats de base, il achève la théorie de la valeur de cette dernière en proposant le concept de « plus-value ». Mais du fait que le caractère duel de cette critique n'est pas réellement explicité par Marx, du fait que la distinction entre ces deux niveaux n'est pas réfléchie comme telle, Marx sera amené à tirer de son analyse du mode de production capitaliste un certain nombre de conséquences qui ne se situent pas au même niveau de cohérence logique : il assimilera et amalgamera toutes ces conséquences à des lois « quasi naturelles » du devenir de la société capitaliste de libre concurrence. On verra que si certaines de ces conséquences résultent bien en fait de l'application systématique et cohérente de la loi de la valeur travail et du concept de plus-value à l'objet formel - et abstrait de toute contingence historique - que constitue la logique de reproduction du m.p.c., d'autres ne prennent sens que dans la mise en relief de l'opposition entre la logique de reproduction du m.p.c. et d'autres logiques de reproduction, produites historiquement comme logiques traditionnelles de reproduction de la Praxis : opposition réelle uniquement dans la mesure où elle est effectivement produite comme lutte politique, opposition irréductible donc au simple plan formel. 

Mais, du fait même de cette confusion, l'analyse formelle du m.p.c. ne semble pas être située par Marx dans ses limites effectives. La reprise de l'analyse économique héritée de l'économie bourgeoise, même si elle incorpore le concept de plus-value, ne permet en aucun cas à Marx d'effectuer une « rupture » avec l'économie classique. Tout au contraire, c'est l'illusion de cette rupture qui va faire que Marx ne s'attachera plus en fin de compte à inclure dans son analyse les transformations institutionnelles, réelles, de la logique de reproduction du capital, c'est-à-dire les transformations des conditions d'application de la « loi » de la valeur-travail et du concept de plus-value. 

Ce que nous chercherons à éclairer ici, ce sont les limites de ce double mouvement de la critique marxienne à l'égard de la dialectique hégélienne et de l'économie politique. Nous chercherons ainsi à marquer comment l'inachèvement de la théorisation dialectique chez Marx permet d'expliquer les ambiguïtés « épistémologiques » de sa démarche ; ambiguïtés que la théorie de la société capitaliste emportera avec elle dans son projet révolutionnaire et laissera en héritage au marxisme du XXe siècle ; ambiguïtés qui se cristalliseront dans les polémiques internes au marxisme pour finalement imposer leur évidence dans son éclatement contemporain. Dans cette perspective, nous commencerons par rappeler les caractéristiques, pertinentes à l'examen de ce problème, des deux sources fondamentales de la théorisation marxienne : la philosophie de Hegel et l'économie politique.


[1]     Il faut bien entendu ajouter, comme le fait Lénine : le socialisme français. Si nous reprenons à notre compte la définition canonique des trois sources classiques du « matérialisme historique », il est à noter que, dans la perspective ici adoptée, ces trois sources ont une signification différente dans la mesure où elles représentent trois lignes de pensée qui, loin de permettre une synthèse harmonieuse, constituent bien plutôt les trois pôles à partir desquels peuvent se comprendre les hésitations et les points aveugles de l'analyse de Marx. D'autre part la critique du socialisme pré-marxien ne constituant pas comme telle un des éléments clés de l'élaboration théorique de Marx, nous n'en ferons pas mention, n'ayant pour seul but ici que de retracer les traits principaux de « l'ambiguïté » épistémologique de la théorisation marxienne de l'Histoire.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 8 avril 2007 15:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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