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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de François Chesnais, “Crise de suraccumulation mondiale ouvrant une crise de civilisation”. Un article originalement publié dans Inprécor, spécial "crise mondiale" de janvier 2010. Texte rediffusé dans NPA, Nouveau Parti anticapitaliste, 19 février 2010. [EN LIGNE]. [Inprécor, revue d'information et d'analyse publiée sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.] [Autorisation formelle accordée par l’auteur et la direction de la revue Carré rouge le 31 juin 2011 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

François Chesnais

professeur associé à l’Université Paris 13. Économiste et militant
au Nouveau Parti anticapitaliste,
il fait partie du conseil scientifique d’Attac

Crise de suraccumulation mondiale
ouvrant une crise de civilisation
.

Un article originalement publié dans Inprécor, spécial "crise mondiale" de janvier 2010. Texte rediffusé dans NPA, Nouveau Parti anticapitaliste, 19 février 2010. [EN LIGNE]. [Inprécor, revue d'information et d'analyse publiée sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.]

Introduction
Mouvement du capital sans fin ni limites, préservation de la domination sociale de la bourgeoisie coûte que coûte
Antagonisme à l’encontre des travailleurs, pillage des ressources naturelles, dégradation de la biosphère
Déclin de l’investissement, mouvement du taux de profit, suraccumulation
Une accumulation gigantesque de capital fictif
Montages financiers en pure lévitation et « fonctionnalité de la finance »
La part des profits financiers dans le total des profits
Prolonger le « modèle » le plus longtemps possible


Introduction

La crise économique et financière en cours fait partie des « très grandes crises » dans lesquelles de nombreux processus convergent [1]. Elle sera longue parce qu’elle a comme substrat une suraccumulation de capacités de production. Celle-ci se présente sous la forme d’une importante surproduction localisée dans des secteurs et des pays déterminés. Mais le cadre en est l’économie mondialisée. La suraccumulation de capacités de production s’accompagne d’une immense accumulation de capital fictif, de droits à valoir sur la valeur et la plus-value et de « produits financiers dérivés ». C’est dans la sphère financière que la crise a commencé. En ce sens elle est celle du régime d’accumulation à dominante financière ou financiarisé mis en place à la fin des années 1980. Elle met fin aussi à la période d’hégémonie mondiale sans partage des États-Unis à partir de la fin des années 1980 et à partir de 1992 en particulier. Tout a été mis en œuvre, et continuera à l’être, par le gouvernement états-unien pour essayer d’assurer la pérennité tant de l’hégémonie américaine que de la domination de Wall Street, des banques et les fonds de placement financier. La reprise actuelle n’est qu’un moment, peut-être court, d’un processus de crise économique s’étirant sur de nombreuses années.

Le long déroulement de la crise économique et financière se fera dans un contexte historique où elle sera l’un des aspects d’une crise bien plus ample, d’une crise de civilisation. Les travailleurs, les exploités et les dominés en font déjà les frais et le feront toujours plus. De façon immédiate, ils sont confrontés à un ensemble de mesures de la part des gouvernements et des entreprises, dont le but est non seulement de faire retomber le poids de la crise sur eux, mais d’utiliser la modification des rapports de force en faveur du capital qui résulte de la montée du chômage pour aggraver encore les conditions de l’exploitation. Dans un horizon temporel un peu plus lointain, les exploités et les dominés auront à faire face à l’interpénétration, dont on voit les premières expressions en Afrique et en Asie, entre la crise économique mondiale, la crise alimentaire qui frappe des populations très vulnérables et les impacts sociaux d’une crise du changement climatique, comprise comme crise des conditions de la reproduction sociale tenant aux écosystèmes planétaires et à la dégradation de la biosphère.

Mouvement du capital sans fin ni limites,
préservation de la domination sociale
de la bourgeoisie coûte que coûte


Toute discussion sur la crise, surtout dans une définition reposant sur une interpénétration globale de cet ordre, exige qu’on revienne sur la compréhension du capitalisme comme tel. Le capitalisme n’est pas simplement un système inégalitaire et injuste, un système marqué par des contradictions internes parce que reposant sur la propriété privée et l’appropriation massive de travail non payé prenant principalement la forme d’une plus-value naissant dans l’entreprise capitaliste. Nous devons nous prémunir de tout économisme, même appuyé sur des catégories théoriques marxistes, qui conduirait à voir les contradictions du capitalisme de façon distanciée. Un travail permanent d’appréciation, pour ainsi dire philosophique, du capitalisme est nécessaire, ainsi que l’obligation de placer la lutte des classes au cœur de l’analyse.

Le capitalisme n’est pas simplement un « système économique ». Il est aussi un système de domination sociale au profit de bourgeoisies oligarchiques et d’oligarchies bureaucratico-capitalistes, hiérarchisées au plan mondial, dont l’activité est entièrement tournée vers la préservation et l’accroissement de leur richesse et donc du pouvoir qui en est la condition. Nul besoin de leur expliquer que « l’histoire de la société jusqu’à nos jours n’a été que celle de la lutte des classes ». Pour elles, il y a là quelque chose d’inscrit dans les gènes de l’écrasante majorité de chacun de leurs membres. Il y a des moments où le reflexe d’une domination sociale à préserver à tout prix saute aux yeux. C’est bien sûr le cas des révolutions — révolution allemande de 1918, révolution de 1936 en Espagne, au Chili en 1971. Mais cette dimension resurgit aussi en temps de crise économique et financière grave. Sauver le système coûte que coûte a donc été le réflexe lorsqu’en septembre 2008 la faillite de Lehmann Brothers a menacé d’effondrement le système financier mondial tout entier.

Chaque génération lit et relit Marx, tant du fait de l’évolution historique que de sa propre expérience. Aujourd’hui, le Marx qu’il faut relire en militant-chercheur est, me semble-t-il, celui qui écrit dans les Manuscrits de 1857-58 que « le capital, en tant qu’il représente la forme universelle de la richesse — l’argent —, est la tendance sans borne et sans mesure à dépasser sa propre limite » [2]. Ou encore celui qui dit dans le Capital que la « circulation de l’argent comme capital possède son but en elle-même ; car ce n’est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le mouvement du capital n’a donc pas de limite. C’est comme représentant, comme support conscient de ce mouvement que le possesseur d’argent devient capitaliste. Sa personne, ou plutôt sa poche, est le point de départ de l’argent et son point de retour. Le contenu objectif de la circulation A—M—A’ [argent—marchandise—davantage d’argent], c’est-à-dire la plus-value qu’enfante la valeur, tel est son but subjectif, intime. Ce n’est qu’autant que l’appropriation toujours croissante de la richesse abstraite est le seul motif déterminant de ses opérations, qu’il fonctionne comme capitaliste, ou, si l’on veut, comme capital personnifié, doué de conscience et de volonté » [3]. C’est de là qu’il faut partir dans l’analyse de la crise actuelle. En raison de la longueur exceptionnelle de la phase d’accumulation, qui remonte dans le cas des Etats-Unis à la préparation de leur entrée en guerre en 1942 et dans ceux de l’Europe et du Japon à la reconstruction des années 1950, et qui n’a pas connu de vraies interruptions, l’accumulation « l’argent circulant comme capital » ou y aspirant, est absolument gigantesque. Cet effet de dimension, démultipliée par la liberté de mouvement planétaire apportée par la libéralisation et la déréglementation, fait que l’argent devenu capital se dresse aujourd’hui face à la société comme une puissance dotée d’objectifs et d’un mouvement propres. Même confronté à la suraccumulation et à la surproduction, à une situation où la masse de plus-value produite par les entreprises ne peut pas être réalisée, il cherchera à assouvir sa soif illimitée de plus-value. Les obstacles rencontrés ne feront que l’exacerber.

Ce que l’on nomme la financiarisation est marquée par la place prise par les grandes banques, les sociétés d’assurance et les fonds de pension dans la configuration interne de la bourgeoisie des pays capitalistes centraux et dans leur poids dans la détermination au jour le jour des politiques économiques. Ainsi que cela nous est rappelé quotidiennement, aujourd’hui les dirigeants des Goldman Sachs et autres Morgan Stanley sont les premiers « représentants, supports conscients du mouvement de valorisation sans limite ». Le capital a toujours été marqué par sa profonde indifférence quant à l’usage social des marchandises produites ou de la finalité des investissements. On a vu ce que cela avait donné au cours de la Seconde guerre mondiale et de la mise en place des conditions technologiques de l’Holocauste. Lorsque le capital prend la forme de la « richesse abstraite » et que les institutions qui prétendent valoriser leurs avoirs en empruntant le « cycle raccourci A-A’ » dominent le mouvement de l’accumulation dans les pays les plus puissants, cette indifférence imprègne l’économie et la politique, même en « temps de paix » comme le nôtre l’est officiellement. On assiste ainsi à l’exploitation sans limite, jusqu’à l’épuisement, des « deux sources d’où jaillit toute richesse, la terre et le travailleur » [4].

Antagonisme à l’encontre des travailleurs,
pillage des ressources naturelles,
dégradation de la biosphère


Dans le cas d’un pays comme la France, les suicides au travail, ou plutôt les assassinats comme Hélène Cixous les a caractérisés [5], sont venus rappeler la profondeur de l’antagonisme du capital envers celles et ceux qui doivent vendre leur force de travail, que ce soit comme « simples salariés » ou comme cadres. Cet antagonisme est consubstantiel au capitalisme. Il est enraciné dans la recherche de la plus-value maximale et aiguillonné par la concurrence. Les legs de la crise des années 1930 et de la Seconde guerre mondiale ont obligé les entreprises de le modérer tant du fait de leurs propres priorités de reconstitution de leurs capacités de production que de rapports de force assez favorables au travail. Les politiques néolibérales et le changement dans l’identité des propriétaires du capital ont libéré cet antagonisme irréductible. Il a encore été avivé par la crise. Les travailleurs font face à celle-ci dans des conditions rendues particulièrement difficiles par la mondialisation du capital. L’un, sinon le plus important effet de la libéralisation et de la déréglementation, a été la mise en concurrence directe de pays à pays de travailleurs ayant une productivité du travail qui tend à se rapprocher, mais connaissant des rapports politiques et sociaux locaux qui permettent aux entreprises de les payer dans tel pays 5, 10 ou 15 fois moins cher que dans tel autre et de leur dénier les dépenses de salaire indirecte de protection sociale consenties ailleurs. En 1848, c’est au cadre national que Marx et Engels se référaient lorsqu’ils constataient dans le Manifeste du Parti communiste que « l’organisation du prolétariat en classe » était « sans cesse détruite par la concurrence que se font les ouvriers entre eux ». Aujourd’hui, les conditions historiques dans lesquelles s’est achevée la constitution du marché mondial, c’est-à-dire l’effondrement de l’URSS et l’incorporation de la Chine dans le capitalisme mondial, ont fait faire un saut qualitatif à l’intensité de cette concurrence, facilitant la mise en œuvre des nouvelles normes de « gestion des ressources humaines ».

Les crises de surproduction ont été présentées dès le XIXe siècle comme des crises de sous-consommation, causées par l’insuffisance des salaires versés et du pouvoir d’achat des travailleurs. Marx a donc été confronté à cette interprétation. Évidemment la surproduction est seulement relative, de sorte qu’elle traduit toujours une sous-consommation. Le capitalisme a besoin de salarié(e)s en tant que force de travail, puisque c’est de la valeur d’usage de cette force de travail que naît le surplus qui est à la base du profit. Il en a besoin aussi comme consommateurs. Le réflexe de chaque entreprise, contrainte par la recherche du profit et la concurrence, est de voir dans les salariés uniquement un coût qu’il faut réduire. Ce faisant elle contribue à « scier la branche » sur laquelle les entreprises sont collectivement assises. Logée au cœur du rapport entre le capital et le travail, cette contradiction possède, de façon objective et permanente, le caractère d’un antagonisme irréductible. La nécessité de prendre la question par ce bout est d’ordre philosophique et politique. Quitte à encourir une nouvelle fois le reproche de dogmatisme, je le cite : « la production est une production pour le capital et non l’inverse : les moyens de production ne sont pas de simples moyens de donner forme, en l’élargissant sans cesse, au processus de la vie au bénéfice de la société des producteurs. Les limites qui servent de cadre infranchissable à la conservation et la mise en valeur de la valeur-capital reposent sur l’expropriation et l’appauvrissement des producteurs. Elles entrent donc sans cesse en contradiction avec les méthodes que le capital doit employer pour ses propres fins, et qui tendent à faire de la production une fin en soi ». Il est illusoire de penser porter remède à un tel système par une meilleure répartition. Ce sont uniquement les circonstances historiques exceptionnelles de l’après-Seconde guerre mondiale qui ont permis que prévale transitoirement un partage de la valeur ajoutée qui a donné aux salariés la possibilité « d’aider le capital » à réaliser la valeur et la plus-value. Dans le cadre de la mondialisation, la production est redevenue pleinement une « une production pour le capital ». Le rapport capital-travail est redevenu radicalement antagonique.

Puis il y a l’antagonisme du capital à l’égard de la « nature ». Les « producteurs associés », après leur victoire sur le capitalisme, sauront « combiner rationnellement et contrôler leurs échanges de matière avec la nature ». Le capitalisme ne le peut pas. La période qui s’est ouverte va être dominée par l’entrelacement entre les dimensions sociales et écologiques de ravages provoquées par le mouvement de valorisation du capital. Il est indifférent au capital que le changement climatique en cours mette en cause déjà les conditions de la reproduction sociale dans un nombre croissant de parties du monde [6]. Il est très difficile de dire aujourd’hui quels en seront les impacts sur le taux de profit et le taux d’accumulation. L’épuisement progressif et le renchérissement du prix des ressources de base critiques touchent pour l’instant les pays capitalistes, qu’ils soient centraux ou émergents, de façon différenciée. Ils constituent des facteurs affectant leurs capacités concurrentielles respectives. Ils provoquent des guerres et diverses menées impérialistes, dont l’enjeu est le pétrole et des minéraux rares. Il est probable qu’à un horizon temporel qui se raccourcit, les effets du changement climatique se poseront sous des formes brutales un peu partout dans le monde. Pour l’instant, ses effets sociaux se manifestent de façon inégale et différenciée dans l’espace mondial, posant ainsi une difficulté politique majeure. L’impact du changement climatique concerne de façon directe surtout des gens vivant dans des pays déterminés « du Sud », les plus pauvres et les plus vulnérables. Le « capitalisme vert » perçoit le changement climatique et les « énergies alternatives » comme une occasion de marchés et de profits [7]. Les principaux protagonistes en sont les groupes mêmes du secteur de l’énergie qui sont au cœur des modes de production et de consommation responsables de l’émission des gaz à effet de serre.

Pour l’anticapitalisme, ce qu’il importe c’est de pouvoir expliquer face à la « décroissance » en quoi ce sont les rapports de production capitalistes qui sont en cause. La valeur et la plus-value créées dans le cours de l’exploitation du travail prennent la forme de marchandises, dont une partie même avec les services et « l’immatériel », sont des biens matériels. Le mouvement sans fin du capital suppose leur production et leur vente illimitées. Le « productivisme » et le « consumérisme » sont consubstantiels au capital et à la marchandise. Pour que l’autoreproduction du capital soit effective, il faut que le cycle de valorisation se referme avec « succès », que les marchandises soient vendues. Pour que les actionnaires soient satisfaits, il faut qu’une vaste quantité de marchandises qui cristallisent le travail abstrait contenu dans la valeur soit déversée sur le marché. Il est absolument indifférent que ces marchandises représentent réellement des « choses utiles ». Pour le capital, la seule « utilité » est celle qui permet de dégager des profits et de poursuivre le processus de valorisation sans fin. Les entreprises sont passées maître dans l’art de démontrer à ceux qui ont du pouvoir d’achat que les marchandises qu’elles leur proposent sont « utiles ». Si elles échouent alors, du point de vue du capital, « le travail qu'elles renferment est dépensé inutilement » [8]. Si les entreprises réussissent, comme c’est largement le cas, à vendre à des gens des marchandises qu’ils vont entasser chez eux presque sans s’en servir, tandis que des centaines de milliers de personnes (pour s’en tenir à la France) vivent dans la misère, alors c’est du point de vue des travailleurs pris comme classe mais aussi de la société comprise comme entité distincte du capitalisme, ne faisant pas un avec lui, qu’il y une dépense inutile, un gaspillage social du travail.

La valorisation du capital moyennant la production et la vente de marchandises répondant à des besoins « fabriqués », représente simultanément une dépense inutile de ressources du sol et du sous-sol. Les atteintes toujours plus graves à la biosphère et aux écosystèmes très fragiles, ont pour ressort la valorisation du capital. Tant qu’elles n’affectent pas les conditions de l’accumulation moyennant des processus de rétroaction, le capital et ses mandataires politiques n’en ont que faire. C’est pourquoi, au moins pour l’instant, dans le cas des gaz à effet de serre, les avertissements des scientifiques n’ont abouti au plan politique qu’à des mesures, largement de façade, destinées à calmer l’opinion publique dans une partie des pays riches (essentiellement en Europe). Ce sont de mesures « respectueuses du marché » dont le poids financier tombera sur les salariés, ouvrant dans le cas du marché des droits à polluer de nouvelles occasions de placements spéculatifs [9].

Replacer la crise économique et financière actuelle
dans une histoire plus longue

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Épargne mondiale, investissement et comptes à court terme (en % du PIB mondial).
Source OCDE



Il est indispensable de situer la crise dans une histoire plus longue. La segmentation en serait politique, les césures prenant la forme de guerres et de changements importants dans les rapports capital/travail [10]. D’autres contributions dans ce numéro portent sur la théorie des ondes longues d’Ernest Mandel. Même si celles-ci sont attribuées à des facteurs externes relevant de phénomènes extra-économiques non systémiques et non périodiques, le terme ondes longues n’en conserve pas moins un élément d’ambigüité par rapport aux cycles longs de Kondratiev marqués par un mouvement endogène. La position que je défends est de parler de périodes d’expansion de l’accumulation du capital (accumulation au sens fort) qui se terminent lorsque le capitalisme est de nouveau « rattrapé » par ses contradictions, confrontées aux « barrières » qu’il se crée à lui-même. Cette approche s’inspire du passage du livre III du Capital où Marx écrit que « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser les limites qui lui sont immanentes, mais elle n'y parvient qu'en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières » [11]. Les phases d’expansion de l’accumulation suivent l’émergence de « nouveaux champs d’accumulation » (au sens de Rosa Luxembourg à propos de l’industrie d’armement à la veille de la Première guerre mondiale). Joseph Schumpeter les a liées à des moments de renouvellement en profondeur de l’appareil de production consécutifs à l’arrivée groupée d’innovations majeures ou d’ouverture de nouveaux marchés de grande dimension. C’est surtout à deux types de « modes de dépassement des barrières » et partant de césure, qu’on a eu affaire au cours du XXe siècle et le début de celui-ci. Il y a d’abord les très grandes guerres, destructrices à très grande échelle de moyens de production, d’infrastructures et de logements dont la Seconde guerre mondiale a été l’exemple par excellence. Il y a ensuite l’ouverture de nouveaux marchés importants résultant d’actions politiques largo sensu, menées par un ou plusieurs États dominants pour imposer les changements institutionnels et les « transformations organisationnelles » [12] demandées par le capital dans l’ordre interne des économies nationales comme dans le champ international. Dans l’approche que je défends, pour comprendre le moment et les enjeux de la crise en cours, il faut prendre en compte trois césures de ce type : la Seconde guerre mondiale, la contre-révolution néoconservatrice de Thatcher et Reagan commencée en 1978 et surtout plus près de nous, le début de l’application des politiques néolibérales en Inde en 1992 et l’accélération à partir de la même année de la pleine intégration de la Chine dans le fonctionnement du capitalisme mondial dont l’aboutissement a été son entrée à l’OMC en 2001.

C’est la Seconde guerre mondiale, tant sous l’angle de la sortie définitive de la crise de 1929 pour les États-Unis moyennant des investissements militaires très élevés que sous celui, surtout en Europe et au Japon, de l’immensité des destructions et de l’ampleur des investissements de « reconstruction et modernisation » pour reprendre le terme du Commissariat au plan en France, qui constitue le point de départ de la longue phase d’expansion de l’accumulation qui s’épuise au début des années 1970, juste avant le prétendu « choc pétrolier », et qui se termine avec la récession de 1974-75. Sans la Seconde guerre mondiale, il n’y aurait pas eu en Europe de « Trente glorieuses », pas plus qu’au Japon, même si celui-ci a aussi bénéficié de la reprise des dépenses militaires américaines à la faveur de la Guerre froide et ensuite de la guerre de Corée. Les « Trente glorieuses » ont donné une impulsion à l’accumulation qui a duré au-delà de la récession de 1974-75. Mais celle-ci est une ligne de partage des eaux. Elle marque le début d’un long processus de ralentissement de l’investissement mondial calculé comme pourcentage du Produit brut domestique cumulé de l’ensemble des pays. Le mouvement en est montré dans le graphique ci-joint très récent du FMI (Global savings, investment and current accounts). La courbe d’ensemble est commandée par le déclin accentué de l’investissement dans les pays industrialisés (les pays capitalistes anciens). Elle est contrecarrée en fin de période par un surgissement de celui des nouveaux pays industriels à partir de 2000 (la poussée du milieu des années 1990 ayant été brisée par la crise asiatique).

Il est souvent question de la « régulation fordiste ». Deux facteurs expliquent son « succès ». D’abord, la dimension des besoins d’accumulation attenants à la reconstruction exigée par la Seconde guerre mondiale, ainsi que par la modernisation après deux décennies de sous-investissement. Les investissements publics et ceux orientés par le crédit administré en ont été l’épine dorsale. Ensuite, les rapports politiques relativement favorables au travail consécutifs à la Seconde guerre mondiale, dont les révolutions et guerres de libération nationale ont été le volet complémentaire dans ce qu’on a longtemps nommé le Tiers-monde. Dès que l’expansion de l’accumulation s’épuise, la régulation fordiste est entrée en crise.

La seconde césure, celle de 1978-82, crée les conditions politiques et économiques de la contre-révolution anti-ouvrière et néo-impérialiste. Elle ne se traduit pas par une remontée de l’investissement. Les politiques néolibérales ont rétabli le pouvoir des marchés financiers et ont commencé à opérer une très importante redistribution de revenu au profit des possesseurs d’obligations et ensuite d’actions. Ce qui est saisi au niveau le plus macroéconomique comme modification de la répartition globale entre capital et travail repose à la fois sur des politiques publiques de « transfert inverse », service des intérêts sur la dette et baisses d’impôt, et sur des mécanismes d’appropriation par les possesseurs d’actions de montants plus élevés de plus-value (corporate governance et valeur actionnariale). D’autre part, à l’intérieur de la part du revenu national revenant au travail, il ne faut jamais perdre de vue le fait que se produit un écart croissant entre les niveaux de salaires, puisque les stock-options et les bonus sont comptabilisés comme « salaires ».

Lorsque, après 2001, le mouvement de l’investissement mondial s’infléchit dans le sens de la hausse, cela est dû aux nouveaux pays industriels. L’infléchissement est donc la conséquence de l’ouverture de l’Inde et de la Chine comme champs d’accumulation et comme marchés, ainsi qu’aux effets d’entraînement de l’accumulation de ces pays, en particulier de la Chine, sur les économies voisines en Asie et sur les grandes économies exportatrices de produits de base en Amérique latine, Brésil et Argentine en tête. Ainsi la plus importante avancée du capitalisme, la seule qui soit éventuellement susceptible de soutenir une nouvelle phase d’expansion de l’accumulation d’une certaine durée, se trouve de ce côté-là avec la pleine réintégration, pour l’instant sans anicroche sociale, de la Chine dans le marché mondial.

Déclin de l’investissement,
mouvement du taux de profit, suraccumulation


La baisse de l’investissement, pendant près de vingt-cinq ans au plan mondial et plus de trente ans dans le cas des pays capitalistes centraux, ne renvoie pas l’image d’un système en expansion, mais plutôt d’un système dont nous, ou certains d’entre nous, aurions dit autrefois qu’il avait « achevé sa mission historique de développer les forces productives », pour n’être qu’un système marqué dans les mots de Lénine par « le parasitisme et la putréfaction ». Plus prosaïquement le graphique pose la double question de la relation de l’investissement fléchissant avec le mouvement du taux de profit d’une part, avec la suraccumulation de capital sous forme de capacités de production, de l’autre.

La question du taux de profit, de sa mesure et donc de sa baisse ou de sa hausse est traitée en détail dans d’autres articles. Elle a toujours été une question théorique provoquant au sein du marxisme de grandes polémiques. Le long mouvement de déclin de l’investissement paraît bien traduire une diminution des opportunités d’investissements ayant un niveau de rentabilité suffisant aux yeux des propriétaires du capital. Il peut donc être mis en relation avec la longue baisse du taux de profit calculée par Robert Brenner [13] et d’autres économistes dont Chris Harman résume les travaux. Il n’est pas en contradiction non plus avec le constat fait par Michel Husson que même lorsqu’il y a dans son mode de calcul le redressement du taux de profit, l’investissement continue à décliner. Il faut mesurer la portée de son long déclin et de ses implications sociales, humaines. Nous sommes confrontés à un système caractérisé par une soif illimitée de plus-value qui se heurte à une insuffisance de l’investissement dont il est lui-même la cause [14]. Quand une force est aussi puissante que le capital l’est aujourd’hui et qu’il est incarné dans des formes très concentrées d’organisation capitalistes — les sociétés transnationales, les grands fonds de pension et de placement collectif et les appareils politiques et militaires d’État qui en défendent les intérêts — il ne peut qu’en résulter la barbarie sous de multiples formes.

S’agissant de la baisse du taux de profit les « causes qui contrecarrent la loi » et donc leur identification aussi précise que possible, sont aussi importantes que la tendance elle-même (je pense qu’on a intérêt à abandonner le mot « loi » avec tout ce qu’il suggère d’analogie avec les lois physiques). Prenons les six causes examinées dans le chapitre XIV du livre III du Capital, auxquelles on pourrait sans doute en ajouter d’autres. Commençons sans suivre l’ordre de Marx par le « commerce extérieur ». Sous ce sous-titre, Marx se situe évidemment dans le contexte du moment où il écrit. Il explore des hypothèses plutôt qu’il n’identifie une cause dont il peut dire avec certitude qu’elle contrecarre la baisse tendancielle. Il faudrait reprendre l’analyse dans le contexte actuel. En ce qui concerne la « baisse de prix des éléments du capital constant », il est certain que dorénavant la hausse des prix du pétrole et de nombreuses matières premières, sous l’effet de leur raréfaction, mettront fin aux attentes d’effets bénéfiques venant de ce facteur, car cette hausse ne sera pas compensée par la baisse du prix des équipements et des machines. Pour ce qui est de « l’augmentation du capital par actions », celle-ci a pu être un facteur agissant dans le redressement du taux de profit par son influence sur la centralisation et la concentration du capital (thèse de la « fonctionnalité de la finance » examinée plus loin), avant de se muer en source spécifique de contradictions. On en vient donc aux trois causes qui concernent le travail, « l’augmentation du degré d’exploitation du travail », « la réduction du salaire en dessous de sa valeur » du fait de la concurrence entre salariés de « surpopulation relative ». Toutes ont joué à plein depuis vingt ans dans le sens d’un rétablissement partiel du taux de profit, du fait de l’utilisation des technologies de l’informatique et des communications (TIC) et surtout de la mondialisation de l’armée industrielle de réserve. Dans le contexte de concurrence acharnée que la crise a rendu encore plus aigüe, les entreprises y auront plus que jamais recours.

Le long déclin de l’investissement est-il contradictoire avec la notion de suraccumulation de capital ? Considérée au niveau le plus général, la suraccumulation est toujours relative, par rapport aux possibilités d’absorption d’une demande façonnée par les rapports de répartition capitalistes. La suraccumulation a automatiquement pour « envers », pour ainsi dire, la sous-consommation. Je le répète, le choix du terme importe. Le terme suraccumulation pose plus directement la nécessité de transformer les rapports de production et de créer le cadre d’une primauté de la valeur d’usage sur la valeur. La sous-consommation peut ouvrir sur la « relance de la croissance » dans un cadre inchangé. L’analyse suppose un pas de plus. Dans toute grande crise la suraccumulation de capacités de production et la surproduction sont d’abord celles de secteurs et d’industries spécifiques. Le niveau d’analyse pertinent est sectoriel et souvent national. Dans des pays déterminés, certains secteurs (l’immobilier et le bâtiment aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Irlande, en Espagne) ou certaines industries (l’automobile dans les pays constructeurs anciens en Europe et aux États-Unis), sont en surcapacité évidente à la fois par saturation quasi-mécanique qu’en raison de politiques nationales. Dans d’autres, les surcapacités et la surproduction peuvent exister par ricochet (la machine-outil allemande par exemple). La mondialisation des investissements et des échanges conduit à des processus de propagation dont la rapidité ne traduit pas seulement l’interconnexion des économies mais aussi l’ampleur de la « suraccumulation relative globale », dont le cœur est aujourd’hui en Chine.

Valeur boursière des actions cotées mondialement et production mondiale en milliards de dollars. Épargne mondiale, investissement et comptes à court terme (en % du PIB mondial). Source OCDE


On en arrive à ce qui est nommé la « financiarisation ». Tel que je le comprends, le terme désigne le processus de centralisation et « d’accumulation » spécifique de la forme spécifique de capital que Marx nomme « capital porteur d’intérêt » [15] et qu’il analyse dans le livre III du Capital. Cette forme « d’accumulation » doit être distinguée de l’accumulation proprement dite (de capital constant et de capital variable), sur laquelle elle a néanmoins de forts impacts. Ici l’accumulation est celle de titres financiers, d’actions, de bons du Trésor et de titres de la dette publique, d’obligations d’entreprises, de créances bancaires, qui ont le caractère de « droits à valoir » [16], de prétentions sur l’appropriation de valeur et de plus-value actuelles et à venir (ce qu’on désigne en anglais du terme « claims on future production »). Commencée vers le milieu des années 1960, avec une forte accélération à partir de 1980, cette accumulation financière n’a connu que quelques moments de ralentissement. Le choc du krach boursier d’octobre 1987 a été effacé en quelques semaines. Lors de la crise asiatique de 1997-98, et surtout du krach du Nasdaq en 2001, des politiques monétaires et des politiques « sociales » (il faut que chaque Américain puisse être propriétaire de sa maison), ont permis la relance immédiate de l’accumulation financière par le biais du crédit hypothécaire.

Plusieurs sources sont venues alimenter d’abord lentement puis de façon de plus en plus rapide, la centralisation d’argent cherchant à se valoriser comme capital entre les mains des banques ainsi que des fonds de pension et de placement financiers. Ce sont les profits non réinvestis des entreprises, ceux qu’ils font dans leurs économies d’origine sur leur marché domestique, mais aussi ceux qui résultent du rapatriement de dividendes et de royalties à la suite d’investissements directs à l’étranger (les IDE). Il y a les flux d’intérêts provenant de la dette du Tiers-monde, auxquels se sont ajoutés ceux sur les prêts bancaires internationaux aux pays en voie d’industrialisation rapide d’Asie du sud-est. Ensuite il y a les sommes accumulées par des individus ou des familles très riches et placées sur les marchés. Dans certains cas ce sont des sommes qui résultent de placements précédents réussis, de spéculations menées avec succès. Dans d’autres, ce sont des sommes qu’ils perçoivent par la rente du sol ou du sous-sol et des sources d’énergie. Enfin, il y a les sommes centralisées au sein du système financier dans les fonds de pension et les fonds de placement financier (les OPCVM, dits Mutual Funds aux États-Unis). Après un long processus de centralisation initiale passée presque inaperçue, ces fonds sont devenus à partir de 1980-84, l’épine dorsale de l’accumulation financière. Au cours des années 1990 les salariés américains se sont vus imposer un changement dans le système des retraites [17]. Le système à « prestations définis » a cédé la place à celui nommé à « cotisations définies ». Ce sont les fonds afférents à ce système qui subissent les plus importants « dégâts collatéraux » de la crise en cours. L’un de mes points de désaccord avec Michel Husson est de ne faire état que d’une seule source d’accumulation de ce qu’il nomme les « capitaux libres », à savoir les profits non-réinvestis des entreprises [18]. La seule allusion qu’il fait à l’épargne salariale est son utilisation selon les modalités françaises des derniers dix ans comme substitut aux salaires. Un autre point de désaccord est de faire de la financiarisation la conséquence de la modification dans le partage de la valeur ajoutée, alors que la reconstitution du pouvoir du capital porteur d’intérêt est l’un des facteurs au contraire à l’origine même du thatchérisme et du changement des rapports de force entre le capital et le travail.

Le terme marxien correct, pour désigner ce qu’on nomme de façon générique la « finance », est « capital porteur d’intérêt » [19]. Trois traits propres à ce capital doivent être mis en évidence. Le premier est que des « droits à valoir » sont un « capital » pour ceux qui les possèdent et les gèrent, mais pas du point de vue du mouvement de l’accumulation du capital au sens plein. Les titres financiers sont « l’ombre » d’un capital déjà installé ou déjà dépensé. Dans le cas des actions, écrit Marx, leur nature économique est celle de « duplicata du capital réel, de chiffons de papier, comme si un certificat de chargement pouvait avoir une valeur à côté du chargement, et en même temps que lui » [20]. Le second trait du capital porteur d’intérêt est ce que Marx nomme son « extériorité à la production ». L’une de ses expressions est le « court-termisme », l’horizon très court des financiers qu’ils imposent aux entreprises. Il laisse de moins en moins de temps à la création des conditions de la production de plus-value dans la durée, poussant donc à tout ce qui relève de ce que David Harvey a nommé « l’accumulation par dépossession », dont la forme principale, dans les pays capitalistes avancés, est la privatisation des services publics et du secteur non-marchand. Le troisième est la forme spécifique de fétichisme qu’il engendre au sujet des sources de la valorisation de l’argent au moyen de prêts, de placements et de spéculation sur les prix. Avec le capital porteur d’intérêt, « le capital semble être la source mystérieuse, créant d’elle-même l’intérêt, son propre accroissement. (…) C’est dans le capital porteur d’intérêt que le fétiche automate est clairement dégagé : valeur qui se met en valeur elle-même, argent engendrant de l’argent ; sous cette forme, il ne porte plus les marques de son origine ».

Le capital porteur d’intérêt a pourtant comme seul substrat les flux de dividendes et d’intérêts sur les prêts aux États, aux entreprises et aux ménages, dont l’origine sont les ponctions sur la substance économique réelle, la valeur et le surproduit, par la médiation de prélèvements sur les revenus dits « primaires ». Les mécanismes par lesquels ces ponctions s’effectuent (impôts destinés au service de la dette publique, profits non-réinvestis, dividendes « exceptionnels », rachat d’actions en bourse, impôts ponctionnés par le service de la dette, salaires centralisés dans les fonds de pension de marché financier et donc soustraits à la consommation salariale, salaires grevés par les remboursements de crédit hypothécaire et les agios sur les cartes de crédit, etc., etc.) sont venus ralentir l’accumulation (peser sur la « croissance » pour reprendre la formulation courante), alors que simultanément la masse des « droits à valoir » grossissait. La majeure partie du « fruit » des ponctions est restée à l’intérieur du système financier. Ainsi grossi, le capital fictif a été réinvesti dans des opérations dans lesquelles il parait doté d’une capacité de croissance propre. La hausse de la valeur nominale des titres en bourse (la capitalisation boursière) est l’une des expressions classiques. Le graphique ci-joint (Valeur boursière des actions cotées mondialement et production mondiale) donne une idée de la dimension de cette croissance endogène boursière et l’ampleur de l’écart avec le PNB mondial pris comme indicateur de la production de valeur et de plus-value.

Montages financiers en pure lévitation
et « fonctionnalité de la finance »


Les marchés financiers semblent dotés de la capacité non seulement de ponctionner la valeur et la plus-value dans l’économie « réelle », mais de paraître « créer de la valeur » par eux-mêmes. Plus la durée de l’accumulation capitaliste sans véritable rupture est longue, plus l’enchevêtrement entre ces deux processus est fort, plus la masse de « capitaux » cherchant à se valoriser par des opérations financières grossit et plus leur caractère fictif s’accentue. Le flux de valeur et de plus-value en provenance étant restreint par les limites propres au cycle complet du capital (A-M-P-M’-A’), c’est-à-dire au mouvement effectif de la production et de la commercialisation, la course vers de nouveaux mécanismes de valorisation fictive (les « innovations financières ») s’est intensifiée. Aux côtés de ces titres ayant un lien identifiable avec la production et la commercialisation de marchandises, il s’est développé au cours des années 1990 et plus encore des années 2000, une accumulation encore plus profondément fictive de sommes réputées comme étant du « capital », dont les effets titrisés ont été l’expression la plus achevée. Ils nous ont mis en présence de mécanismes de valorisation spéculative situés en pure lévitation par rapport à l’économie réelle. Le montage financier complexe des prêts hypothécaires subprime avait comme seule base les salaires bas et précaire des travailleurs les plus pauvres et les maisons très bon marché que les banques ont saisies et qu’elles ne peuvent plus revendre. C’est dans ce contexte que la fuite en avant dans le crédit et la titrisation s’est faite et que les opérations de pure cavalerie à la Bernard Madoff ont pu fleurir. Une des expressions en a été l’envolée de l’endettement des sociétés financières elles-mêmes, c’est-à-dire de l’enchevêtrement de dettes mutuelles. Cet endettement « endogène » au système financier s’est accru entre 2000 et 2008 à un rythme encore plus fort que celui des ménages. Les étapes successives de la crise financière entre juillet-août 2007 et septembre 2008 ont été caractérisées par le grippage du crédit interbancaire (qui commence fin août 2007), puis de l’effondrement des montages les plus périlleux jusqu’à la chute de la banque Lehmann.

États-Unis :
Endettement total et par secteur institutionnel 1980-2008

(en % du produit intérieur brut ou PIB)

Secteur

Années 

1980

1990

2000

2008

Ménages

49

65

72

100

Sociétés non-fin.

53

58

63

75

Sociétés financières

18

44

87

119

État

35

54

47

55

Total

155

221

269

349


Source : Michel Aglietta à partir des statistiques de la Federal Reserve Bank, Flow of Funds (conférence du 6 mars 2009 à Arc2, à consulter sur le site www.arc2.fr ).


Rentabilité des sociétés financières et non financières
aux USA (bénéfice/stock net de capital fixe.)



La part des profits financiers
dans le total des profits


Les deux graphiques ci-joints, l’un élaboré par Charles Michaloux et l’autre par la Monthly Review, offrent des expressions de ce qu’on nomme les « profits financiers » aux États-Unis, pays fournissant toutes les statistiques permettant de les calculer. L’un donne le rapport des bénéfices au stock de capital net pour les sociétés financières et non-financières ; l’autre la part des profits financiers dans le total du profit. Ceux-ci incluent une gamme longue et hétérogène de gains différents [21] : intérêts et dividendes, gains provenant de tous types de spéculations propres, commissions pour celles faites pour les clients, honoraires pour le montage des opérations de fusion-acquisitions et tous types de conseil financier. Pour caractériser les profits financiers, la notion de « profits fictifs » a été mise en avant par un groupe d’économistes brésiliens de l’Université fédérale d’Espirito Santo, Reinaldo Carcanholo, Paulo Nakatani et Mauricio Sabadini, qui sont parmi les rares personnes travaillant sur la notion de capital fictif [22]. Leur travail est stimulant. J’ai exprimé mon désaccord avec l’idée que les « profits fictifs » auraient été un « nouveau facteur puissant venant contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit » [23]. Seuls des facteurs affectant le taux d’exploitation ou le prix d’éléments constitutifs du capital constant ont ce pouvoir. Mais les deux économistes brésiliens ont bien mis le doigt sur la nécessité de d’examiner étroitement et de décomposer les profits des sociétés financières. The Economist estimait en 2008 que les « profits » tirés des commissions et autres frais de gestion de spéculations financières représentaient 27% des profits des 500 sociétés de l’index Standard & Poor. Contrairement à ce que soutient Michel Husson, il s’agit bien de profits virtuels résultant de la valorisation d’actifs financiers et non de transferts effectifs de plus-value vers le secteur financier.

Dernier point à soulever très brièvement. Celui de la fonctionnalité de la finance. Marx, Hilferding et ceux qui ont étudié la théorie du capital porteur d’intérêt après eux lui ont reconnu celle de faciliter les transactions commerciales (M et M’ dans la formule du cycle complet de l’accumulation) ; celle de mettre des sommes à la disposition des entreprise, sous forme d’ouverture de ligne de crédit, en vue de l’investissement ; celle de contribuer par des innovations organisationnelles, dont les sociétés par action ont été l’exemple type, à réunir des capitaux épars pour les gros investissements. Dans le premier cas, la vitesse à laquelle le crédit commercial est créé, payé et renouvelé fait qu’il ne donne pas lieu à la création de capital fictif. Ce n’est plus le cas pour le crédit à moyen terme où il y a création de capital fictif, ni comme on l’a vu plus haut pour les titres des sociétés par actions. La notion de fonctionnalité de la finance a été étendue aux formes par lesquelles le régime ou modèle de croissance néolibéral financiarisé cherche à boucler le cycle du capital et à s’assurer un certain degré de stabilité macroéconomique. C’est effectivement la finance qui les a conçues : consommation de luxe effrénée des riches ; développement par le système financier de modalités nouvelles de crédit aux ménages poussant leur degré d’endettement toujours plus loin ; invention de montages financiers comme la titrisation pour rendre « liquides » les créances ainsi créées sur le revenu des ménages, etc. On peut y voir la manifestation d’un degré très élevé de « fonctionnalité » de la finance. Ne serait-il pas préférable de les définir comme des réponses que la forme de capital se valorisant par le « cycle court » cherche à apporter au fétichisme et au parasitisme capitalistes qu’il pousse à son paroxysme ?

Prolonger le « modèle »
le plus longtemps possible


Les ressorts du « modèle néolibéral » sont cassés. On constate un endettement massif des ménages aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans de nombreux pays au « modèle anglo-saxon » ; une spéculation immobilière débridée, qui laisse derrière elle aux États-Unis mais aussi dans des pays comme l’Espagne ou l’Irlande un stock élevé de logements vides. Dans les pays industrialisés, les mesures de « relance » dont l’effet se fait sentir aujourd’hui reposent sur un endettement très élevé de tous les gouvernements. Ils se demandent à quel moment ils pourront en faire supporter le poids aux salariés, puisque c’est sur eux que pèse la fiscalité, sans affaiblir la consommation. Depuis 2001 l’accumulation industrielle a été mue par des investissements en Chine et plus généralement en Asie dirigés en dernière instance vers l’exportation, qui ont eu un effet d’entraînement dans certains pays producteurs de matières premières. Cette configuration est intenable. Semaine après semaine, les principales publications financières de New York et de Londres s’inquiètent de la capacité et de la volonté des dirigeants chinois de faire en sorte que la demande de consommation intérieure augmente. Cela supposerait une forte augmentation des salaires, donc l’instauration du droit d’organisation syndicale et la légalisation des grèves pour l’arracher par la lutte à la nouvelle oligarchie capitaliste, ce qui entraînerait à son tour la mise en cause du monopole politique du PCC.

Le sauvetage des banques, l’aide apportée aux plus grands groupes industriels et surtout les investissements effectifs massifs de la Chine en infrastructures ferroviaires et routières, ont créé le plancher qui permet aux gouvernants et aux médias d’annoncer la « fin de la récession ». C’est dans ce contexte que le G20 de Pittsburg s’est tenu avec un agenda d’essai de maintien autant que possible du statu quo ante. L’institutionnalisation du G20 permet d’intégrer ce tête-à-tête dans un cadre plus large qui sauve la face aux capitalismes européens tout en permettant notamment au Brésil et à l’Inde de crier victoire. C’est aux dépens des pays européens que la modification des droits de vote au FMI va se faire. Quoiqu’il arrive, la crise en cours va accélérer le déclin de l’Europe au sein du capitalisme mondial. La question qui se pose aux salariés et à la jeunesse d’Europe est de se laisser entraîner ou non dans la décadence sociale qui accompagnera toujours plus fortement la chute du capitalisme européen.

Pour le reste, la réunion de Pittsburgh montre que les positions du capital financier restent très fortes. L’aide massive apportée aux banques et aux fonds de placement en septembre-octobre 2008 a déjà traduit la force sociale et politique des actionnaires-propriétaires des banques et des entreprises, des gestionnaires des fonds et des dirigeants industriels payés en stock-options. Le succès du sauvetage leur a permis de préserver leur domination. L’adoption par le G20 des nouvelles « règles » états-uniennes et non des propositions un peu plus « contraignantes » de l’Allemagne et de la France en matière de rémunération des traders en est l’expression la plus symbolique. Les paradis fiscaux sortent indemnes. À peine 5 % d’entre eux ont signé des accords de coopération. Et ceux-ci ne les engagent à pas grand-chose puisque les banques et les fonds spéculatifs ne seront pas empêchés d’y faire des opérations marquées par la fraude et l’évasion fiscales. La publicité autour des comptes de l’Union de banques suisses (UBS) ne doit pas masquer le fait que même pour la Suisse le secret bancaire reste pratiquement intouché.

De l’avis général, y compris dans les milieux de la finance, de nouvelles bulles spéculatives se sont formées. La perspective d’avoir à faire face au chevauchement entre une crise économique très longue et des manifestations graves de la crise climatique doit être intégrée dans la pensée révolutionnaire. C’est l’objet du rapport préparé par Daniel Tanuro (voir plus haut note 9). Également du livre d’Isabelle Stengers [24]. Il s’adresse à « ceux qui ne sont jamais soumis aux évidences de la société capitaliste, pour lesquels celle-ci, productrice d’exploitation, de guerres, d’inégalités sociales croissantes, définit déjà la barbarie » (p.18). Ces militants et ces résistants doivent désormais y ajouter les menaces spécifiques de barbarie qui naissent du fait que les manifestations diverses, aussi graves socialement les unes que les autres, du changement climatique, vont se produire dans un contexte marqué de part en part par les rapports de classe capitalistes et impérialistes. Face à une question donnée, dit-elle, ce qui importe est la capacité à fabriquer collectivement des réponses. « Une réponse n’est pas réductible à la simple expression d’une conviction. Elle se fabrique » (p.135). Telle est bien la tâche. Il s’agit d’abord de dire ce qui est (« seule la vérité est révolutionnaire »), ensuite de libérer la puissance d’expérimentation collective des salariés-citoyens, quelle que soit la structure (association, groupement encore plus informel ou parti politique) dans laquelle ils ont choisi de s’investir. C’est l’une des voies vers cette indispensable « fabrication d’une conviction collective » de la nécessité et de la « faisabilité » de l’émancipation dans les conditions du XXIe siècle dont la réalisation se heurtera comme par le passé à la question de la propriété et donc de l’État.

Publié dans Inprécor spécial "crise mondiale" de janvier 2010.

François Chesnais, économiste, professeur associé à l’Université de Paris-Nord 13 Villetaneuse, membre du conseil scientifique d’ATTAC, anime le collectif Carré Rouge (www.carre-rouge.org) et milite au sein du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) de France. Il a publié, entre autres, La Mondialisation du capital (Syros, Paris 1994 et 1997 — édition augmentée), Mondialisation et impérialisme (avec Odile Castel, Gérard Duménil et al., Éd. Syllepse, Paris 2003), La finance mondialisée — racines sociales et politiques, configuration, conséquences (sous sa direction, La Découverte, Paris 2004) et La finance capitaliste (avec Suzanne de Brunhof, Gérard Duménil, Michel Husson et Dominique Lévy, Actuel Marx confrontation, PUF, Paris 2006).



[1] La crise de 1929 qui va de rebond en rebond jusqu’en 1933 et qui connaît sa « sortie de crise » avec les dépenses d’armement et la Seconde guerre mondiale en a été l’archétype. Voir Isaac Johsua, La crise de 1929 et l’émergence américaine, Actuel Marx Confrontation, Presses Universitaires de France, Paris, 1999.

[2] Marx, Manuscrits de 1857-58, Éditions Sociales, Paris, 1980, volume I, p. 273.

[3] Marx, Le Capital, livre I, Éditions sociales, t.1, pp. 156-157.

[4] Marx, Le Capital, Éditions Sociales, livre I, tome 2, pp. 181-182.

[5] Hélène Cixous, intervention dans un débat à Ce soir (ou jamais) de FR3 et entrevue donnée à L’Humanité le 30 septembre 2009.

[6] Voir François Chesnais et Claude Serfati, « Les conditions physiques de la reproduction sociale », in J-M. Harribey et Michael Löwy (sous la direction de), Capital contre nature, Actuel Marx Confrontation, Presses Universitaires de France, Paris, 2003. Dans ce travail le grand retard dans la critique marxiste jusqu’à une date récente est reconnu et une explication recherchée.

[7] Michel Husson en fait la démonstration dans « Un capitalisme vert est-il possible ? », Contretemps, nouvelle série, n° 1, septembre-décembre 2009.

[8] « Aucun objet ne peut être une valeur s'il n'est une chose utile », s’il « est inutile, le travail qu'il renferme est dépensé inutilement et conséquemment ne crée pas de valeur », Marx, Le Capital, Éditions Sociales, livre I, tome 1, p. 56.

[9] Voir Daniel Tanuro, « Rapport sur le changement climatique et les taches des anticapitalistes », Inprecor, juillet-août 2009, point 17.

[10] C’est la position défendue par Bernard Rosier. Celui-ci invoquait la nécessité d’un « retournement du matérialisme historique » (celui d’une certaine vulgate qui avait peu à voir avec Marx). Voir Bernard Rosier et Emmanuel Dockès, Rythmes économiques : Crises et changement social, une perspective historique, coll. Economie critique, La Découverte/Maspéro, Paris, 1983, page 178.

[11] Marx, Le Capital, livre III, tome 6, Éditions Sociales, Paris, 1957, page 263.

[12] C’est le terme neutre conçu par les économistes néo-schumpetériens, qui évite à tant d’entre eux de prendre parti quant aux effets politiques et sociaux de ces « transformations ».

[13] Voir inter alia, pour la période 1950-2000, Robert Brenner, The Economics of Global Turbulence, nouvelle édition amplifiée, Verso, 2006, figure 15.8, page 312, qui montre très bien pour les États-Unis le déclin du taux de profit ainsi que l’effet des mesures mises en œuvre pour le contrecarrer.

[14] Voir Marx, Le Capital, livre III, chapitre XV, fin du II : « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même »

[15] Pour une explication plus complète, voir François Chesnais, « La prééminence de la finance au sein du ‘capital en général’, le capital fictif et le mouvement contemporain de mondialisation du capital », in Séminaire d’Études Marxistes, La finance capitaliste, Collection Actuel Marx Confrontations, Presses Universitaires de France, Paris, 2006.

[16] C’est le terme tout à fait approprié utilisé par Michel Husson dans « Le capitalisme toxique », Inprecor, septembre-octobre, 2008, page 22. Husson substitue pourtant au terme marxien de capital fictif celui de « capitaux libres », expulsant de l’analyse tout ce que la théorie du capital fictif contient. Il ne rattache pas non plus le terme « capitaux libres » à la théorie keynésienne des marchés financiers et de la « liquidité » telle qu’André Orléan l’a mise à jour, voir André Orléan, Le Pouvoir de la finance, Albin Michel, 1999.

[17] Voir Catherine Sauviat, Les fonds de pensions et les fonds mutuels : acteurs majeurs de la finance mondialisée et du nouveau pouvoir actionnarial, dans François Chesnais (coordinateur), La finance mondialisée, racines politiques et sociales, configuration, conséquences, Editions La Découverte, Paris, 2004.

[18] Toujours dans Inprecor, septembre-octobre, 2008, page 22.

[19] Voir François Chesnais, « La prééminence de la finance … », op.cit, note 17.

[20] Marx, Le Capital, livre III, chapitre XXIX, Éditions Sociales, t.7, p. 129.

[21] Bottonwood, « The profit puzzle », The Economist, 15 September 2007, page 88.

[22] On trouve leurs articles en espagnol sur le site de la revue Herramienta (www.herramienta.com.ar).

[23] Reinaldo Carambolo et Paulo Nakatani, Captalismo espectaculativo y alternativas para América Latina, Herramienta n° 35, Buenos Aires, juin 2007, page 34-35.

[24] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Éditions Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, Paris 2009. Ma présentation se trouve sous la rubrique « écologie » de la revue Contretemps (www.contretemps.eu).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 février 2020 18:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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