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Collection « Les sciences sociales contemporaines »


Le Devoir, Montréal, édition du samedi, 22 avril 2006, page B6.

Tocqueville voterait-il Bush ?
Le Devoir de philo” (2006)

par Jean-Philipps Chartré,
L'auteur est maître en littérature française. Il collabore à L'Action nationale.

Texte reproduit dans Les Classiques des sciences sociales avec l’autorisation formelle de l’auteur accordée dimanche, le 30 avril 2006
Courriel: jean.chartre@sympatico.ca

La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel: tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philo pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Le Devoir leur a lancé le défi, ainsi qu'à des essayistes, de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand penseur enseigné au collégial. Toutes les deux semaines, nous publions «Le devoir de philo» d'un professeur. À ses étudiants de l'évaluer... 

Si nul ne peut prétendre deviner avec exactitude ce que Tocqueville aurait pensé de la politique étrangère actuelle des républicains américains, on imagine néanmoins aisément, à partir d'une connaissance même rudimentaire de La Démocratie en Amérique, les pensées qui auraient roulé sous le beau front grave du démocratologue devant la marche des Québécois dans les rues de Montréal pour protester contre l'offensive américaine en Irak. 

Cette marche lui serait apparue comme l'indice d'un clivage entre le Nouveau Monde et la Vieille Europe dont participe le Québec, entre deux Occidents marqués par une égalisation millénaire des conditions, accélérée depuis la réforme luthérienne avec ses conséquences religieuses, depuis la révolution cartésienne avec ses conséquences métaphysiques et depuis la révolution des Voltaire et surtout des Rousseau, avec ses conséquences politiques. Ces deux Occidents produisent de concert ce concept sur pattes qu'on appelle l'«individu», petit être détaché de ses semblables, agité, seul devant le nouvel infini, la masse, laquelle est conduite par l'État: «pouvoir unique, simple, providentiel et créateur». Deux Occidents semblables mais profondément différents par la place qu'ils réservent à la liberté humaine. Derrière la querelle sur la guerre irakienne à venir se tenait un conflit plus ancien et plus virulent: celui du rapport à la liberté. C'est en relisant Tocqueville qu'on perçoit dans la décision républicaine de faire tomber Saddam Hussein une des dernières preuves qu'il existe en Amérique un peuple viscéralement attaché, du plus profond de son histoire, à cette autonomie conduisant aux actions unilatérales, grand scandale pour un Vieux Monde exaspéré de ne pas pouvoir se dire seul détenteur de la «modernité». 

***

En considérant le style empreint de candeur ultrapatriotique de George W. Bush, Tocqueville se serait moqué respectueusement, certes, de cette «vanité nationale» propre aux États-Unis, décuplée lorsqu'elle se manifeste sous la forme républicaine. L'Amérique états-unienne, pour reprendre le mot de Christian Rioux, est une île. Son nationalisme, simple «contemplation de soi», ignore celui des autres de façon naturelle, sans aucun besoin de reconnaissance extérieure, qu'on l'applaudisse ou qu'on le voue aux gémonies. De toute évidence, le gouvernement actuel va pleinement en ce sens, ce qui a quelque chose d'un peu exténuant pour les spectateurs étrangers, nationalistes ou non, mais habitués à la pluralité des patriotismes. Assez paradoxalement, l'aristocrate Tocqueville aurait partagé, dans une certaine mesure, le dédain du public de Michael Moore devant le cours des choses morales dans la société états-unienne, la noble exaspération de l'intellect sensible devant cet engouement immodéré pour les affaires, en apparence l'unique passion de cette démocratie, passion presque universelle, pour le travail et l'accumulation capitaliste. Cette âpreté dans la recherche du gain a, pour Tocqueville, quelque chose de terriblement monotone. De là à affirmer que cette passion avaricieuse fut complice dans le meurtre d'Irakiens ou d'étudiants d'un high school, effets désastreux d'un intérêt égoïste pour l'exploitation pétrolière au Moyen-Orient ou pour la vente d'armes, il est un pas que Tocqueville n'aurait pas franchi. 

Le soupir tocquevillien s'entend aussi à travers les pages de son oeuvre en ce qui a trait à la disparition des grandes existences individuelles. Qu'est-ce qu'un Bush devant un de Gaulle, voire un Bernard Landry ou un Lucien Bouchard ? Sa pauvreté culturelle, au sens européen de la chose, provoque l'étonnement du Vieux Monde. Comment l'autorité, comment les gardiens des grands symboles nationaux peuvent-ils être aussi rustiques, aussi plébéiens ? Que dire de leur maîtrise incomplète, pour ne pas dire absente, des formes acquises par les peuples rayonnants ? Leur sens de l'élégance nous semble aussi rabougri que la végétation de notre toundra. 

Le président Bush, en bras de chemise, hot-dog à la main, laisse l'esprit européen aussi cynique que le Chateaubriand de la fin des Mémoires d'outre-tombe, qui exprime par une formule lapidaire son dégoût de ce règne culturel à venir des boutiquiers, artisans et travailleurs en tout genre accompagnant l'égalité des fortunes, lorsqu'il mentionne «l'idéale médiocrité des Américains». Nous, en partie du Vieux Monde de Chateaubriand, sommes exaspérés par l'indéniable réussite des États-Unis, régime de paix et de prospérité. Nous cherchons sans cesse l'indice d'un crime par eux commis qui nous permettrait enfin de leur apprendre les bonnes manières, de les dépouiller de leur caractère de «petits propriétaires ardents», pour les faire entrer à Versailles, avec les gens normaux, à la cour policée. 

*** 

Tocqueville, dont la mission déclarée était de «chercher à réconcilier l'esprit de liberté à l'esprit de religion», en entendant les slogans prononcés contre les États-Unis dans les rues de Montréal, nous aurait demandé de cesser de nous exciter en regardant la paille dans l'oeil du voisin pour mieux voir la poutre dans le nôtre. L'horrible vision de l'avenir européen par Chateaubriand, celle de «Chinois constitutionnels, à peu près athées, vieillards», esquissée aussi par Tocqueville, ce ne sont pas les États-Unis qui l'ont réalisée. Tocqueville prévoyait le socialisme, c'est-à-dire la venue d'un nouveau despotisme, doux et prévoyant, vaste entreprise de maternage d'individus nominalement citoyens mais «fixés irrévocablement dans l'enfance» par un État-tuteur pratiquant à outrance la centralisation administrative et s'occupant de décider le moindre aspect de nos vies : comment penser, comment aimer, quoi espérer. 

Ce qu'on apprend avec Tocqueville, c'est à admirer, sur le plan culturel, les États-Unis de W. Bush. Car ce président, ou plutôt le conservatisme américain qu'il représente, est un rempart contre la nouvelle gauche qui cherche à se donner les moyens institutionnels et législatifs de transformer radicalement la société pour bâtir un monde utopique «vraiment égalitaire» compte tenu du fait que le régime actuel n'est pas démocratique parce qu'il abriterait une foule de dominations aussi dangereuses qu'imperceptibles. Parmi la liste de «dominations» que la nouvelle gauche a établie, il y a certainement le patriotisme traditionnel et la pratique religieuse. W. Bush défend contre des ennemis réels la libre manifestation du patriotisme et de la religion dans le privé comme dans la sphère publique tout en maintenant le traditionnel «mur de séparation» entre la religion et l'État, qui a fait des États-Unis la grande nation des libertés étonnant, voire médusant, le monde entier. Tocqueville se réjouirait de cette double élection de W. Bush, n'en doutons pas, car le plus important pour la postérité, à ses yeux, était d'encourager ce patriotisme et cet esprit religieux, seuls capables de prévenir les mauvais effets de l'agitation individuelle en régime d'égalité, tendant vers le retour à l'asservissement de citoyens momentanément affranchis d'un maître terrestre qu'ils n'ont pas élu. John Adams le disait à ses compatriotes : «Notre Constitution a été conçue uniquement pour un peuple moral et religieux. Elle ne conviendrait au gouvernement d'aucun autre peuple.» Tout danger pour la vertu était donc perçu par le fondateur comme un danger pour la démocratie. 

*** 

Pendant la campagne présidentielle de 2000, à des journalistes qui lui demandaient qui était son philosophe préféré, Bush répondit: «Jésus, car il m'a sauvé la vie !» Voilà bien ce qui le désigne comme danger public aux yeux de ce Vieux Monde («de Chinois constitutionnels presque athées») qui aurait basculé dans la prison soviétique, au cours du dernier siècle, n'eût été l'hostilité ouverte des États-Unis à un régime officiellement matérialiste. La défense d'une société animée par l'allégeance à une vérité objective et transcendante et qui tolère l'expression ouverte du matérialisme (non sans droit de riposte), voilà ce qu'on reproche à W. Bush. Sur des sujets comme l'avortement, les cellules souches, la définition de la famille, l'égalité des citoyens devant la loi et l'assassinat par écrasement d'avions, cette présidence, tout en se méfiant avec beaucoup de scrupules de tout positionnement politique qui s'inspirerait d'une religiosité sectaire, aura été celle du moral standing. En dépit de tous les assauts de l'athéisme le plus prestigieux, on continue de dire tout haut les mots right et wrong sur un ton qui affirme que ces deux notions sont plus que des conceptions arbitraires et historiques sujettes à une «modernisation» quelconque. Aux États-Unis, bien qu'une gouverne athée soit actuellement impensable, il n'en reste pas moins que les individus-citoyens naturellement portés à tout soumettre à leur raison sont menacés de perdre le régime qui soutient leur liberté religieuse s'il laisse l'État et ses juges décider d'une nouvelle définition du bien et du mal : «S'il n'a pas de foi, il faut qu'il serve et, s'il est libre, qu'il croie.» 

Dans un texte évocateur pour une société québécoise appliquant le programme culturel français malgré ses institutions britanniques, Marcel Proust, emblème du Vieux Monde raffiné, blâmait l'entreprise de transformation culturelle de la Troisième République qui, par ses écoles, avait entrepris de répandre l'irréligion d'État, suicidaire programme sapant la tradition française et menaçant la prospérité nationale future. Cette plainte du grand écrivain sur le régime français si intolérant, instituant l'enseignement public de nouveaux théologiens officiels, docteurs en matérialisme et en relativisme, a des accents bien tocquevilliens, qui nous laissent pensifs sur l'orientation à donner à notre culture, sur ce qui constitue vraiment le défi français. Aujourd'hui, Tocqueville ferait d'abord publier son livre à l'usage du Québec, comme il le fit publier en France, dans un but d'enseignement et d'avertissement, et ensuite il songerait à le faire publier aux États-Unis, où les esprits sont moins énervés par le doute et des notions confuses sur ce qui, au fond, intéresse le plus l'être humain. 

L'actuelle «guerre culturelle» -- pour parler comme l'essayiste John Fonte -- qui fait rage aux États-Unis entre les conservateurs, défenseurs du libre arbitre, et les postmarxistes, avec leur programme de lutte sociale pour établir «une vraie démocratie», est le signe que la société américaine existe encore comme entité indépendante, qu'elle n'a pas été entièrement avalée par la centralisation administrative, que des associations libres de citoyens y tiennent lieu de «corps aristocratiques», modérant les velléités d'accroissement des prérogatives gouvernementales en matière de changement culturel. 

Aux États-Unis de W. Bush, nul besoin d'une loi sur la laïcité : l'islam ne représente pas l'élément culturel ingérable auquel le citoyen dépossédé n'a à opposer que des décisions gouvernementales. Le citoyen de l'«Amérique de Bush», avec son sens commun, son ardeur laborieuse contenue par l'élévation religieuse et patriotique, n'aurait pas, aux yeux de Tocqueville, à rougir devant le Français des deux côtés de l'Atlantique, confus et énervé, intimidé par ceux qui lui répètent qu'il faut construire une vraie démocratie plus égalitaire et plus éclairée que celles qui existent déjà, surtout la démocratie américaine. 

Parce que le gouvernement Bush cherche à assurer l'indépendance et la cohésion nationale tout en laissant se perpétuer la diversité d'un pays qui repose sur une existence communale vivante, parce que le contexte culturel de son mandat est celui d'une guerre entre le camp autoproclamé «progressiste», contraire à la tradition des libertés états-uniennes, et le camp du conservatisme, Tocqueville aurait voté républicain. 

- Prochain «Devoir de philo», le 6 mai : «Descartes et les animaux malades», par Christian Boissinot. 

*** 

Faites parvenir vos suggestions et commentaires à Antoine Robitaille arobitaille@ledevoir.com .


Retour au texte de l'auteure: Diane Lamoureux, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 avril 2006 19:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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