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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Paul Charest, La militarisation des territoires montagnais.” Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 10, no 1, 1986, pp. 255-260. Québec : département d’anthropologie, Université Laval. [Jeudi, le 6 décembre 2007, l'auteur accordait aux Classiques des sciences sociales sa permission de diffuser tous ses travaux et publications.]

Paul CHAREST

Anthropologue, professeur émérite, département d’anthropologie,
Université Laval.

La militarisation des territoires montagnais.

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 10, no 1, 1986, pp. 255-260. Québec : département d’anthropologie, Université Laval.

Introduction
Les exercices de vols à basse altitude à partir de Goose Bay

Les effets des vols à basse altitude sur les communautés montagnaises

Les actions en cours

Bibliographie

Figure 1.  Zones d'exercices militaires et communautés montagnaises affectées

[255]

Introduction

Depuis plusieurs années, mais tout particulièrement depuis 1979, des avions militaires basés à Goose Bay au Labrador effectuent chaque année pendant six mois (du 1er avril à la fin d'octobre) des exercices de vois à basse altitude au-dessus des territoires montagnais. Ces manoeuvres militaires ont des répercussions considérables sur les activités traditionnelles de chasse, pêche et piégage des Indiens Montagnais et en conséquence sur leur culture tout entière. Comme ces faits sont inconnus de la très grande majorité des anthropologues du Québec et d'ailleurs, je profite de la tribune qui m'est offerte par la revue pour exposer brièvement la nature de ces manoeuvres et leurs effets sur les communautés montagnaises du Québec et du Labrador [1].


Les exercices de vols à basse altitude
à partir de Goose Bay


La base militaire de Goose Bay a été construite en 1941 par les Américains pour servir d'escale aux escadrons de la US Air Force allant combattre en Europe, Après la Deuxième Guerre, elle servit de base-relai de première importance entre les Etats-Unis et l'URSS. Après avoir connu une activité intense pendant les décennies 50 et 60, elle fut abandonnée par l'aviation américaine en 1976 et cédée aux autorités canadiennes. Devenu simple aéroport régional pendant quelques années, elle connaît une vocation nouvelle depuis 1979, dans le cadre d'ententes bilatérales entre le Canada et quelques pays de l'OTAN. En effet, depuis cette année-là, des escadrilles de chasseurs-bombardiers de la Luftwaffe et de la Royal Air Force viennent chaque année s'entraîner au-dessus des territoires voisins, qui présentent des caractéristiques topographiques semblables à celles que l'on peut trouver en URSS, principal ennemi potentiel des forces alliées.

Actuellement, les forces ouest-allemandes envoient 22 appareils de types Phantom II et Alpha Jet et 8 Tornados. La RAF, pour sa part, utilise de 8 à 10 appareils Tornados GR 1, mais leur nombre pourrait augmenter à 20 en vertu des accords déjà signés. De leur côté, les Forces de l'air américaines participent à des exercices annuels (Amalgam, Reforger) en utilisant des appareils de combat, des Awacs et des avions de transport Starlifter C-141 B. Enfin, les Forces canadiennes participent aussi à des entraînements à basse altitude et pourraient stationner en permanence quatre CF-18 à Goose Bay à compter de 1987.

Les manoeuvres militaires comprennent des exercices de navigation et des exercices de vols à basse altitude. Dans ce dernier cas, l'altitude de vol minimale a été établie à 30 mètres du soi. La vitesse des avions en vol à basse altitude peut se situer entre 250 et 550 nœuds [2] à l'heure. Les avions peuvent voler en solo, en tandem, ce qui serait le plus fréquent, ou par groupe de 4 à 6 appareils à la file. Ils suivent le plus généralement [256] les vallées des rivières et des lacs. Dans une journée la fréquence de passage au-dessus d'un même endroit peut varier d'un seul à six ou sept, avec un maximum de 16 reprises enregistré sur les territoires de la communauté de Sheshashit (Northwest River).

À partir de 1986, des champs d'exercice de tir et de bombardement sans charge explosive doivent être établis à différents points de zones d'exercice, à commencer par deux aires d'exercice de tir pour monter progressivement à six. Mentionnons au passage qu'un champ de tir semblable est projeté au nord de la municipalité de l'Ascension au Lac St-Jean pour les appareils CF-18 basés à Bagotville. L'emplacement prévu pour ce champ de tir se situe sur des terrains fréquentés par des chasseurs montagnais de la bande de Pointe-Bleue.

Ces manoeuvres militaires en terre canadienne semblent bien être une façon économique pour le Canada de respecter une partie de ses engagements envers l'OTAN, car l'Allemagne fédérale et le Royaume-Uni défraient la majorité des coûts, le Canada fournissant simplement les terrains d'exercice et les commodités de la base de Goose Bay. Le Canada a même proposé que cette dernière devienne une base officielle de l'OTAN dans le cadre des nouveaux programmes d'exercices stratégiques reliés au développement d'armements de combat à la fine pointe de la technologie. Déjà le ministre de la Justice a annoncé en juin dernier des investissements de l'ordre de 90 millions de dollars pour rénover la base de Goose Bay. La décision au sujet de l'avenir de Goose Bay comme base stratégique de l'OTAN pourrait être prise au cours de la présente année, peut-être même dès le mois de mai. Le seul autre concurrent du Canada est la Turquie. Si l'OTAN optait pour le Canada, ce qui apparaît une hypothèse fort plausible en raison de la proximité de la Turquie par rapport à l'URSS, il va sans dire que le niveau des activités militaires à la base de Goose Bay augmenterait considérablement. Il est même prévu que les aéroports régionaux de Schefferville, Wabush et Kuujjuaq deviennent des satellites de Goose Bay en cas d'urgence, pour des instrumentations de contrôle de vols, de communications radios, etc.

Le gouvernement de la province de Terre-Neuve et les municipalités de Goose Bay et Happy Valley, situées à proximité de la base, se sont montrés entièrement favorables à ces projets, considérés comme des moteurs de développement économique dans une région en dépression depuis le départ des troupes américaines. Les commerçants et entrepreneurs locaux rêvent encore de cette période florissante. Encore une fois les groupes autochtones, et plus particulièrement les Montagnais, en paieront le prix sans bénéficier aucunement de retombées positives.


Les effets des vols à basse altitude
sur les communautés montagnaises


Les territoires délimités pour les manoeuvres de vols à basse altitude se situent respectivement au nord-ouest et au sud de la base de Goose Bay (voir la carte ci-jointe). Ils recouvrent les terrains de chasse des bandes montagnaises de Davis Inlet (Utshimassiu), Northwest River (Sheshashit), Shefferville (Matimekosh), Mingan (Ekwanshit), Natashquan, La Romaine (Unamen) et St-Augustin (Pakua Hipu). Ces sept communautés regroupent plus de 3,000 personnes. D'autres communautés autochtones et non autochtones sont ou seront affectées par les manoeuvres militaires, en particulier si les projets d'expansion se réalisent. Toutefois, dans les paragraphes qui suivent il sera uniquement question des effets des vols à basse altitude ressentis par les communautés montagnaises.

Jusqu'à maintenant, aucune étude exhaustive des effets des vols sur les territoires et les populations montagnaises n'a été complétée. En 1981, les Forces armées canadiennes ont réalisé une étude préliminaire par l'entremise du major G. Landry (1981). Produite rapidement, et probablement uniquement à partir des quartiers généraux d'Ottawa, cette étude conclut que les vols à basse altitude ont peu ou pas d'effets ni sur le milieu [258] naturel, sauf peut-être sur le caribou, ni sur le milieu humain. En raison de son importance économique actuelle, le caribou a surtout retenu l'attention des promoteurs, des politiciens et des biologistes. En effet, un petit troupeau, celui des Monts Red Wine, évolue dans les territoires survolés fréquemment et sa population aurait considérablement diminué durant les dernières années. C'est pourquoi le gouvernement de Terre-Neuve a finalement accepté, en juin 1985, de confier à un biologiste le mandat de réaliser une étude des impacts des vols à basse altitude sur ce troupeau. Par ailleurs, il semble que la Société canadienne d'hygiène publique s'apprête à effectuer certaines études d'impact sur les populations humaines, peut-être uniquement au Labrador, mais rien n'a encore été confirmé. Finalement, le Bureau fédéral des évaluations environnementales doit incessamment mettre sur pied une Commission d'enquête publique sur cette question, mais cela reste encore à confirmer. Pour sa part, le Conseil Attikamek-Montagnais a engagé depuis septembre dernier un biologiste pour réaliser une étude préliminaire des impacts des vols sur les communautés montagnaises de la Côte-Nord avec l'intention d'effectuer des études plus approfondies à l'été et à l'automne 1986.


[257]

[258 suite] Dans l'ensemble, les Montagnais sont surtout affectés dans la pratique de leurs activités traditionnelles lorsqu'ils séjournent sur leurs territoires de chasse à l'automne et au printemps. À part la communauté de Sheshashit, les activités d'été des chasseurs des autres communautés se déroulent essentiellement le long de la Côte-Nord du Saint-Laurent et de la côte du Labrador, qui se situent à l'extérieur des zones de vols à basse altitude.

Les témoignages recueillis au Québec et au Labrador, principalement dans les communautés de La Romaine et de Sheshashit, font mention de nombreux inconvénients causés aux chasseurs et à leurs familles par les avions volant à basse altitude. Tous les témoins soulignent en premier lieu le niveau de bruit excessif. Selon les spécifications techniques, les appareils Phantom et Tornado peuvent émettre des niveaux sonores d'environ 125 décibels, ce qui est insupportable pour toute personne située à proximité de l'appareil. Or, assez fréquemment, des camps de chasse ou des groupes de chasseurs en déplacement sont survolés par de tels appareils. De nombreux témoins ont estimé que les avions volent à des altitudes nettement inférieures à 30 mètres, soit à des altitudes de 20, 10 et même moins de 10 mètres. Ce serait plus particulièrement le cas lorsqu'ils survolent des plans d'eau. Par ailleurs, les camps de chasse et les chasseurs en déplacement, en canot par exemple, servent à l'occasion de cibles ou de points de repère pour les manoeuvres des pilotes.

Les résidents des camps de chasse sont souvent surpris par l'arrivée soudaine des appareils ce qui est cause de panique, chez les jeunes enfants en particulier. Ainsi, il est arrivé que des enfants s'enfuient dans le bois ou se jettent hors des embarcations sous l'effet de la surprise. La forêt est normalement si calme et paisible qu'un bruit soudain d'une très grande intensité représente une perturbation à laquelle les Montagnais ne sont pas habitués.

Un autre effet négatif remarqué par les Montagnais est la pollution de l'eau et de la forêt par les émissions de gaz brûlés par les tuyères des avions. Ainsi, on a remarqué sur certains lacs survolés par les avions des couches visqueuses qui demeurent longtemps après leur passage. La découverte de poissons morts sans cause apparente pourrait être reliée à cette source de pollution. De même le dépérissement de la végétation à proximité de lacs et de cours d'eau s'explique pour les Montagnais par la pratique des vols à basse altitude. L'effet de surprise expliquerait aussi que certaines espèces de canards et des becs-scie perdent leurs œufs avant la ponte ou ne les couvent pas. Finalement, les Montagnais pensent que le bruit affecte la reproduction et les habitudes alimentaires du castor, du rat musqué, du lynx, et de plusieurs autres espèces d'animaux à fourrure. Le grand nombre de cabanes à castor retrouvées vides doit être associé selon eux à cette même cause.

[259] Le bruit intense et les émissions de produits toxiques ont des influences directes sur les activités traditionnelles des Montagnais et de leurs familles. Par exemple, dans des communautés comme La Romaine, des familles complètes, ou encore les femmes et les enfants en bas âge, ont brusquement quitté les camps de chasse pour retourner dans la communauté au bord de la mer. Plusieurs personnes, dont des chasseurs expérimentés, refusent de retourner en forêt tant que ces manoeuvres se poursuivront. D'autres écourtent leur séjour à l'intérieur. Non seulement le niveau de récolte faunique en est affecté, mais l'apprentissage des techniques traditionnelles s'en trouve aussi compromis. au moment même où la renaissance culturelle en cours depuis quelques années amenait des familles complètes à fréquenter les territoires de chasse pendant toute la période automnale.

Si le niveau des activités militaires devait s'accroître considérablement suite à la promotion de Goose Bay comme base officielle de l'OTAN, on peut s'attendre à ce que le fondement même de la culture montagnaise, la vie en forêt, soit irrémédiablement compromis.


Les actions en cours

En dehors des projets d'études d'impact sur les milieux naturels et humains mentionnés précédemment, un certain nombre d'actions ont été entreprises par différents groupes autochtones face à cette militarisation croissante de leurs territoires. Les Montagnais du Labrador ont été les premiers à réagir en protestant verbalement et par écrit auprès du gouvernement canadien, et même en envoyant une délégation en Allemagne fédérale. Dans leur foulée, les Montagnais du Québec ont aussi échangé une volumineuse correspondance avec différentes instances gouvernementales. Toutefois, celles-ci ne semblent pas bouger rapidement. Plus de six ans après le début des exercices de vols à basse altitude, aucune étude environnementale complète et approfondie n'a encore été entreprise. Qui plus est, le ministère de l'Environnement du Québec vient seulement de prendre connaissance du dossier et le gouvernement lui-même ne semble pas très au fait de la situation, ni surtout des projets de la Défense nationale. Tout se passe comme si le Québec n'était pas concerné parce que la base de Goose Bay se situe au Labrador et que J'aviation et les aéroports sont de juridiction fédérale.

À part deux reportages à la télévision de Radio-Canada, la presse québécoise, surtout écrite, semble se désintéresser complètement de la question, comme elle se désintéresse d'ailleurs de la plupart des questions qui concernent les autochtones, du moins la presse francophone. Faudra-t-il attendre que André A. Bellemarre s'en mêle... ?

Depuis peu, quelques-uns des groupes autochtones touchés par la situation actuelle ou les projets d'expansion des activités militaires dans le nord québécois, soit les Inuit du Nouveau-Québec et du Labrador, les Montagnais, les Naskapis et les Cris, ont entrepris des démarches pour coordonner leurs interventions auprès des gouvernements et du grand public. Une de leur premières stratégies consistera dans une intervention groupée auprès des instances politiques canadiennes ainsi qu'auprès des pays de l'OTAN directement impliqués dans la poursuite des exercices de vols à basse altitude au Québec et au Labrador. L'information du grand public sur la situation vécue par les Montagnais de ces deux régions constitue un autre élément important de leur stratégie. À ce sujet, il est prévu différents types d'interventions publiques dans les mois à venir avec la collaboration de groupements non autochtones préoccupés par la paix ou l'environnement. Vous en attendrez encore parler dans l'avenir. Il s'agit d'une question À SUIVRE.

[260]

BIBLIOGRAPHIE

ARMITAGE P.

1984 « Burst eardrums in the bush. Low-level military flights and the destruction of Innu culture », Native Issues, IV, 1 : 2-9.

CARSON J. et M. Mackenzie

1981 Where once the eagle flew. Life, conditions and activities in Labrador. Grand Falls (Terre-Neuve) : Robinson-Blackmore Printing and Publishing Ltd.

CROSBIE Hon. John C.

1985 Allocution de l'honorable John C. Crosbie, ministre de la Justice et procureur général du Canada, à l'occasion d'une conférence de presse sur l'avenir de l'aéroport de Goose Say. St. John's (Terre-Neuve), 28 juin.

LANDRY Major G.

1981 An initial environmental evaluation on a proposal to conduct low-level flying training from Goose Bay, Labrador. Ottawa : Directorate of Air Plans, National Defense Headquarters.

MARCOUX R.

-, 1985. Projet sur les impacts des vols à basse altitude sur les territoires et les activités des Montagnais de la Basse-Côte-Nord : Rapport d'activités pour le Conseil Attikamek-Montagnais. Village-des-Hurons, Conseil Attikamek-

Montagnais.

-, 1986. Projet Évaluation environnementale sur la Basse-Côte-Nord : Rapport d'étape. Village-des-Hurons, Conseil Attikamak-Montagnais.

Paul Charest

Département d'anthropologie
Université Laval


[1] Les personnes désirant obtenir des informations supplémentaires sur le sujet peuvent contacter l'auteur au département d'anthropologie de l'Université Lavai soit par écrit, soit aux numéros de téléphone suivants : (418) 656-5248 ou (418) 842-0277.

[2] Un noeud équivaut à 1,852 km/h.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 octobre 2010 8:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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