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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Paul Charest, “Les Innus et la phase II de l’aménagement hydroélectrique de la rivière Churchill au Labrador.” Un article publié dans la revue RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, Vol. XXIX, no 2, 1999, pp. 88-95. Chronique : L'actualité. [Jeudi, le 6 décembre 2007, l'auteur accordait aux Classiques des sciences sociales sa permission de diffuser tous ses travaux et publications.]

[88]

Paul CHAREST

Anthropologue, professeur émérite, département d’anthropologie,
Université Laval.

Les Innus et la phase II de l’aménagement hydroélectrique
de la rivière Churchill au Labrador
.

Un article publié dans la revue RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, Vol. XXIX, no 2, 1999, pp. 88-95. Chronique : L'actualité.


Introduction
L'annonce du projet et la réaction des Innus
Les principales composantes du projet
Les impacts environnementaux du projet
La position des Innus face au projet
Les enjeux du projet Churchill Falls phase II

Ouvrages cités

Introduction

Le 9 juin dernier, Hydro-Québec annonçait des modifications majeures au projet de la phase Il de l'aménagement de la rivière Churchill. Les lecteurs se souviendront que ce projet avait été annoncé avec tambours et trompettes par les gouvernements des provinces de Terre-Neuve et de Québec exactement quinze mois auparavant, soit le 9 mars 1998. Il avait alors soulevé une tempête de protestations de la part des Innus et avait aussi été fortement critique par les défenseurs de l'environnement et de l'économie de l'énergie. Au-delà des conditions controversées dans lesquelles le projet a été rendu public dans la petite communauté de Churchill Falls, ce mégaprojet, présenté à l'époque comme le second en importance au monde après celui des Trois Gorges en Chine, continue à susciter aujourd'hui de nombreux points d'interrogation quant au respect des droits des premiers occupants de la région, les Innus du Nitassinan, de même qu'à ses impacts environnementaux et à sa rentabilité économique dans un contexte de déréglementation du marché nord-américain de l'électricité. Ces différentes questions seront donc examinées après un coup d'oeil sur les circonstances qui ont entouré l'annonce du projet et les premières réactions des Innus, de même que sur les principales caractéristiques de ce projet.



L'ANNONCE DU PROJET
ET LA RÉACTION DES INNUS


L'aménagement de la partie aval de la rivière Churchill avait été envisagé dès les années 1970, soit immédiatement après l'inauguration de la centrale de Twin Falls au site des célèbres chutes Churchill. Dans les années 1980, une première étude d'impact portant sur la construction de deux centrales à Gull Island et à Muskrat Falls a même été réalisée par Newfoundland and Labrador Hydro. En raison des changements de conjoncture dans le marché de l'électricité et du contentieux entre le Québec et Terre-Neuve concernant le prix d'achat par Hydro-Québec de l'énergie produite à Churchill Falls, le projet fut mis sur la glace puis relancé à une ou deux reprises par le gouvernement terre-neuvien. Le dernier gouvernement libéral de Robert Bourassa en vint même près d'une entente avec celui de Clyde Wells. Plus récemment les pourparlers ont repris en 1996 sous la houlette péquiste et, dès juin 1997, des journaux faisaient état de la possibilité d'une entente globale incluant à la fois la question des faibles revenus versés à Terre-Neuve pour l'électricité de Churchill Falls et le développement de la basse Churchill (Hébert 1997, 05-06 : B-2). À la fin de la même année, il était question d'un « accord imminent avec Terre-Neuve sur le développement de la rivière Churchill » (Asselin 1997, 17-12 : A-1).

À peine deux mois plus tard, soit le 19 février 1998, le quotidien Le Soleil publiait en première page un reportage exclusif de Michel Vaste] portant en gros titre « Feu vert au projet Churchill ». Dans un autre texte, le journaliste faisait aussi état « d'une négociation secrète sur le mégaprojet » menée par les premiers ministres Lucien Bouchard et Brian Tobin « derrière les portes closes » (Vastel 1998a, 19-02 : A-8). La semaine suivante, les Innus de la Côte-Nord et du Labrador menaçaient de poursuivre les gouvernements de Terre-Neuve et du Québec « pour les dommages occasionnés par le barrage Churchill Falls, il y a plus de 25 ans » (Tremblay 1998, 26-02 : A-1). Un de leurs représentants politiques, Guy Bellefleur, déclarait « ne pas avoir confiance aux gouvernements qui [...] se sont réunis en catimini dans le but de ne pas avoir les autochtones dans les pattes » (Tremblay 1998, 26-02 : A-2). Le 4 mars, les principaux quotidiens du pays annonçaient la tenue d'une conférence de presse par Bouchard et Tobin le lundi suivant à Churchill Falls. Deux jours après, des représentants innus faisaient part de leur intention de manifester leur désaccord par une manifestation publique (Anonyme, Le Soleil 6-03-1998 : A-7 ; Anonyme, The Gazette 06-03-1998 : D-6). Ils ont alors obtenu le succès médiatique escompté, car celle-ci a attiré l'attention de la presse nationale et internationale au point de reléguer au second plan la prestation des deux premiers ministres obligés de faire leur conférence de presse dans un local de fortune. Par la suite, on fit beaucoup état dans tout le Québec et dans les débats parlementaires de ce flop médiatique quelque peu mégalomane dont les coûts se sont élevés à 1,3 million.

J'étais absent du Québec pour une période prolongée lors de cette fameuse conférence de presse. À mon retour, j'ai été surpris qu'Hydro-Québec ait pu commettre une pareille bourde. Comme l'éditorialiste Donald Charette du journal Le Soleil, je ne comprenais pas que « Malgré ses engagements répétés, Hydro-Québec ne semble pas avoir appris de ses expériences passées... » (Charette 1998, 14-03 : A-20) et n'ait pas modifié sa façon de faire avec les groupes autochtones après ses déboires avec les Cris et le développement de la Baie James. Dans les rapports avec les Innus en 1998, on en était encore au même point qu'avec les Cris en 1970, lorsque Robert Bourassa avait annoncé de gigantesques chantiers et 100 000 emplois sans aucune considération pour ces derniers. Comment avait-on pu tenir les Innus complètement à l'écart des tractations politiques et penser que la conférence de presse se déroulerait normalement alors qu'une manifestation avait été ouvertement annoncée ? Les principales raisons rapportées dans les médias furent les suivantes : l'accord rendu public n'était qu'une entente cadre devant mener à une entente en bonne et due forme à la fin de l'année 1998 ; en conséquence, pour le gouvernement du Québec, les Innus ne devaient être consultés que dans cette seconde phase des négociations ; de façon plus directe, Brian Tobin déclara que la participation des Innus aux négociations dites préliminaires aurait eu pour effet de faire avorter toute possibilité d'entente entre Terre-Neuve et Québec.

Pourtant, par l'entremise de la présidente de Innu Nation, madame Katie Rich, les Innus avaient averti Brian Tobin dans une lettre datée du 16 janvier 1998 qu'ils devaient participer à toute négociation entre les deux paliers de gouvernement au sujet des nouveaux aménagements envisagés pour la rivière Churchill (Innu Nation, site web). En bloquant l'accès des premiers ministres et de leurs suites au lieu de la conférence de presse, les manifestants innus protestaient officiellement contre le fait de ne pas avoir été informés convenablement et surtout de ne pas avoir été consultés au préalable sur le projet qui devait alors être annoncé. À l'aide d'une carte, le projet [89] fut présenté à certains leaders innus, seulement quarante-huit heures avant son annonce publique (Bellefleur 1998 : 568). C'était un peu trop tard.

Il est difficile de croire que les représentants politiques et autres du Québec et de Terre-Neuve et des deux sociétés d'hydroélectricité concernées aient agi en toute bonne foi, en retardant jusqu'à la toute fin la transmission de l'information pertinente et en remettant la consultation des Innus à une phase ultérieure des négociations sur le projet. Comme l'a déclaré Katie Rich, tel qu'annoncé le projet comportait suffisamment de précisions pour qu'il ne s'agisse que d'une entente sur un cadre général de négociations. Les Innus ont eu raison de dénoncer encore une fois le peu de considération qu'on leur accorde lorsqu'il s'agit de prendre de grandes décisions, même si techniquement la décision d'aller de l'avant avec le projet n'est pas encore prise et retarde pour différentes raisons encore largement tenues secrètes.


LES PRINCIPALES COMPOSANTES
DU PROJET


L'aménagement du complexe de Churchill Falls d'une puissance de 5,200 MW dans les années soixante avait été à l'époque un haut fait de la technologie hydroélectrique. Pour l'alimenter en eau, le réservoir Smallwood, d'une superficie de 5,700 km2, avait été créé par l'inondation d'une série de lacs, dont Michikamau et Michikamass (Innu Nation : site web). De plus, on avait dû construire quatre lignes de transport de 735,000 volts sur une distance de plus de 1 000 km pour raccorder la centrale au réseau québécois de distribution d'électricité. Hydro-Québec avait assuré le financement de toute l'entreprise, considérée alors comme risquée, et avait en conséquence obtenu de très bas prix d'achat de la presque totalité de l'énergie produite, soit environ un sou du kilowattheure. On l'a par la suite accusée, ainsi que le gouvernement du Québec, d'avoir abusé de la situation puisque l'électricité produite devait obligatoirement transiter par le territoire du Québec, étant donné la faible demande au Labrador et l'impossibilité technique de traverser le détroit de Belle-Isle pour la distribuer sur l'île de Terre-Neuve.

Tel qu'annoncé lors de la conférence de presse et présenté dans un site web commun d'Hydro-Québec et de Newfoundland and Labrador Hydro (http ://wwwchurchill.ca/french), le nouvel aménagement proposé, appelé Churchill Falls Phase II, devait augmenter d'environ 4,000 MW la production d'énergie tirée de la rivière Churchill. Tout d'abord 1,000 MW de puissance seraient ajoutés à la centrale de Twin Falls par l'addition de deux nouvelles turbines (suréquipement). À 200 km en aval, une seconde centrale de 2,264 MW serait construite sur le site de Gull Island. Une troisième centrale de 800 MW, celle de Muskrat Falls, située à environ 90 km du site précédent, est aussi projetée, mais sous réserve de sa faisabilité sur le plan technique et de sa rentabilité selon des études plus poussées. Abstraction faite [90] de cette dernière, les nouveaux équipements de production totalisant 3,200 nouveaux MW devraient fournir « jusqu'à 18 milliards de kilowattheures d'électricité par an, soit l'équivalent de la consommation annuelle moyenne d'électricité de 550,000 foyers »

(http://www.churchill.ca/french/PressCentre/prel/rel_01.htm).

Pour assurer cette augmentation importante de production d'énergie sur la rivière Churchill, un apport d'eau supplémentaire serait fourni par la dérivation partielle du haut bassin hydrographique de deux rivières situées en grande partie en territoire québécois, soit sur la rive nord du Saint-Laurent : la Saint-Jean et la Romaine. Dans le cas de la première, le détournement d'environ 20 à 25% de son débit annuel moyen serait réalisé à 170 km de son embouchure. Pour la seconde, c'est environ la moitié de son débit annuel moyen qui serait dérivé à 190 km de son embouchure. Le réservoir créé par ces deux détournements porterait la surface des plans d'eau existants, dont le lac Brûlé, de 400 km2 à 1,100 km2. Selon les promoteurs, ces dérivations partielles devraient « permettre de produire environ cinq milliards de kilowattheures par année au site de la nouvelle centrale de Churchill Falls » (http://www.churchill.ca/french/Proj/Divers/).

De plus, de nouvelles lignes de transport d'énergie seront ajoutées : une ligne à 735 kV entre la centrale projetée de Gull Island et le poste montagnais au Québec ; une seconde ligne à735 kV entre la même centrale et Churchill Falls ; une troisième ligne de 800 kV à courant continu est aussi projetée entre Gull Island et l'île de Terre-Neuve. Aucune information n'est fournie pour le transport de l'énergie qui pourrait être produite à Muskrat Falls.

Selon les prévisions initiales, les échéanciers des différents chantiers de construction seraient les suivants : Gull Island : 2006-2008 ; suréquipement de Churchill Falls : 2006-2007 ; dérivations : 2005-2006 ; réseau de transport 2006-2007. Les coûts estimés de l'ensemble de ces travaux s'élèveraient à près de 10 milliards, avec un ajout de 1,8 milliard si le chantier de Muskrat Falls était réalisé. Le nombre des emplois ainsi créés est estimé à 49,000 années/personnes (http://www.churchill.ca/french/Proj/Divers). Tel qu'annoncé par le premier ministre Lucien Bouchard en conférence de presse, les coûts de production de l'électricité - en excluant donc les coûts de transport - ne devraient pas dépasser 0,03 $ le kWh et assurer un rendement sur le capital « de l'ordre de 11% à 12% par année » (ibid.). Le partage de l'énergie produite et des revenus de sa vente sont aussi prévus dans l'accord cadre. Gull Island Newfoundland and Labrador Hydro achèterait 1000 MW en vertu d'un contrat de trente ans à un prix couvrant les coûts et « un rendement juste et raisonnable sur les fonds propres investis par la société » (http://www.churchill.ca/french/Frarnework/). Hydro-Québec achèterait le reste de l'électricité produite « selon un prix 'netback' (prix du marché net de toutes charges liées au transport et à la commercialisation) qui reflétera les prix effectifs du marché au moment de la livraison d'électricité »(ibid.). L'énergie produite par le suréquipement de Churchill Falls serait vendue par Hydro-Québec à un « prix fixe réglementé, à la société en commandite Marketing Churchill Falls Phase II, créée en vertu des lois de Terre-Neuve et du Labrador » (ibid.). Celle-ci la revendrait ensuite à Hydro-Québec selon le même prix « net back » (ibid.). Les bénéfices de ces ventes seraient partagés entre les deux sociétés d'énergie selon leur pourcentage de participation, soit 65,8% et 34,2% (ibid.).

Tel que mis en évidence lors de la conférence de presse, une des caractéristiques du choix de l'hydroélectricité comme source d'énergie est la non-production de gaz à effet de serre. Ainsi, le projet de Churchill Falls Phase II contribuerait de façon substantielle, soit dans une proportion d'environ 15%, aux engagements du Canada lors de la Conférence de Kyoto « de réduire ses émissions, pour la période 2008-2012, à un niveau d'environ 6% en moyenne » (http://www.churchill.ca/french/Projet/Envir/. Cette réduction serait de l'ordre de 13 millions de tonnes par an, par rapport à l'utilisation du gaz naturel, et de 22 millions de tonnes par an pour le charbon (http://www.churchill.ca/french/Projet/Envir/). La société Newfoundland and Labrador Hydro bénéficierait de tous les crédits d'émission de gaz à effet de serre pour la centrale de Gull Island et partagerait à parts égales avec Hydro-Québec ceux qui sont associés au suréquipement de Churchill Falls. En contrepartie de ce choix écologique, le gouvernement de Terre-Neuve réclame du gouvernement fédéral qu'il assume les coûts de construction de la ligne de transport devant acheminer l'électricité de la centrale de Gull Island vers l'île de Terre-Neuve.

Après l'annonce du 9 juin dernier (Pierre Asselin 1999b, 10-06 : B-1), le projet se trouve maintenant amputé des deux éléments suivants : l'ajout des deux turbines à la centrale de Churchill Falls ; la dérivation partielle de la rivière Saint-Jean. La puissance des nouvelles installations se trouve donc réduite à 2,200 MW, en excluant toujours Muskrat Falls. Par contre, la capacité de production totale ne serait réduite que d'un milliard de TWh, passant de 18 à 17 milliards, alors que les coûts seront également abaissés d'un milliard de dollars (ibid.). Contrairement à l'annonce du projet, ces modifications ont suscité peu d'intérêt de la part des médias. Elles ont été qualifiées de « marginales » par le premier ministre Lucien Bouchard et ont suscité une réaction prudente de la part de Guy Bellefleur, porte-parole du groupe Mamit Innuat, selon un entrefilet du journal Le Devoir (Anonyme, 10-06-99 : A-4). Par ailleurs, la signature de l'entente finale par les partenaires des deux provinces qui devait avoir lieu à la fin de l'année 1998 a été reportée à la fin de l'été 1999 (Asselin 1999b, 10-06 : B-1).


LES IMPACTS ENVIRONNEMENTAUX
DU PROJET


En dehors de la réduction de l'émission de gaz à effet de serre, ou plutôt de la non-contribution à leur augmentation, les documents rendus publics par les promoteurs avant et après la conférence de presse ne font pas beaucoup état des retombées de leur projet sur les milieux biophysique et humain, si ce n'est d'annoncer que des études d'impacts seront réalisées et de répondre à l'avance aux préoccupations concernant le saumon de la rivière Saint-Jean. Ce sont surtout les Innus et autres opposants au projet qui se sont chargés de mettre ces impacts en évidence de façon générique, en particulier dans un document diffusé sur Internet et intitulé « The Churchill Falls Development : Impacts on the Innu » (wwwinnu.ca).

Les Innus s'appuient principalement sur leur expérience vécue lors de la création du réservoir Smallwood pour soulever plusieurs questions sur les impacts de ces nouveaux aménagements. Ainsi, selon les variantes du projet, 200 ou 290 km de la basse Churchill disparaîtraient sous les eaux d'un ou deux très longs réservoirs constitués dans cette vallée encaissée. Certains pensent aussi que le niveau du réservoir Churchill serait rehaussé par le nouvel apport d'eau de la [91] dérivation de la Romaine. De plus, environ 700 km2 de territoire seront inondés par la création du nouveau réservoir localisé en plein sur la frontière Québec-Terre-Neuve selon la carte du projet rendue publique. Le grand lac Brûlé, important lieu d'exploitation et de rassemblement des Innus de Mingan disparaîtrait ainsi sous les eaux de ce réservoir.

Dans les deux cas, la perte d'habitats fauniques riverains pour la faune aquatique, semi-aquatique et terrestre est une préoccupation importante pour les Innus. Le fort marnage que connaissent généralement les réservoirs rend les nouveaux habitats peu propices à la présence d'une grande variété d'espèces fauniques comme c'est le cas pour les plans d'eau naturels. Dans le cas du poisson, la biomasse disponible est augmentée en fonction de l'accroissement du volume des plans d'eau. Toutefois, comme on le sait maintenant, il s'agit surtout d'espèces prédatrices de grande taille qui concentrent davantage le mercure méthylique dans leur chair, ce qui en limite la consommation humaine pendant de nombreuses années.

Le détournement des cours supérieurs des rivières Saint-Jean et Romaine en réduirait aussi le débit moyen annuel. Le fait que la première soit une bonne rivière à saumon permettant la pêche sportive d'environ quatre cents prises par année semble être un facteur important de la décision d'Hydro-Québec d'abandonner le projet de sa dérivation. Par contre, les quelque cinquante captures de la rivière Romaine n'obtiennent pas la même considération. Malgré la dérivation, le promoteur garantit un débit réservé permettant non seulement de conserver la qualité de l'habitat aquatique pour le saumon, mais même de l'améliorer en cas d'années de basse hydraulicité, comme l'auraient démontré les coûteux travaux de recherche effectués sur la Moisie dans le cadre des études d'impact du projet SM3.

Les Innus sont aussi préoccupés par l'ouverture de leurs territoires par suite de la construction de routes d'accès aux différents chantiers de construction et des lignes de transport d'électricité sur de très longues distances. La mise en place de ces infrastructures favorise une fréquentation nettement accrue de ceux-ci par les exploitants de la faune, soit les chasseurs et pêcheurs sportifs et les pourvoyeurs, mais aussi par les prospecteurs miniers et les compagnies forestières. De telles expériences ont été vécues dans le passé par d'autres communautés de cette nation, en particulier dans le cas de Mashteuiatsh (Pointe-Bleue) et de Betsiamites (Charest 1982). Louverture du territoire a aussi été identifiée par Hydro-Québec comme un des principaux impacts de ses travaux à la Baie James (Sénécal et Égré 1998 : 96). Par rapport aux différents types de développement qui ont été réalisés à date - hydroélectriques, forestiers, miniers, vols militaires à basse altitude, pourvoiries -, la question des impacts cumulatifs d'un ensemble de projets sur les territoires et les activités traditionnelles des Innus du Labrador et de la Basse-Côte-Nord est soulevée par certains de leurs leaders, tels Guy Bellefleur (1998) et l'avocat Armand McKenzie (Innu Nation, site web). Globalement donc, c'est l'avenir de leurs territoires ancestraux et de leur culture qui préoccupe les Innus face à ce nouveau projet de développement hydroélectrique. Dans une entrevue réalisée en langue innue et rapportée en français par Germaine Mistanapéo, monsieur Philippe Piétacho, ancien chef de Mingan dont le territoire familial se trouve localisé au lac Brûlé, en résume la teneur dans les termes suivants :


Mon opinion face à ce projet, bien sûr, je le rejette. La possibilité au gouvernement de détruire notre vie, nos familles, notre culture et notre vie traditionnelle, ça, je le rejette. J'ai l'impression qu'on enterre et qu'on renie la vie de nos ancêtres en maintenant ce projet comme un élément positif pour nos communautés. J'ai l'impression que l'on accorde la permission de briser le respect et la relation de [sic] nos arrière-grands-parents avait [sic] pour cette nature qui leur a permis de survivre. Ce territoire que nous avons partagé avec les Innus de l'Est comme avec ceux de Natashquan. il y avait des endroits de rencontre à l'intérieur de ces terres. On se voyaient [sic] souvent, on rendaient [sic] visite a la parenté des autres communautés. J'ai fait la connaissance des hommes qui avaient mon âge. (Innu Nation, site web, Innuvelle)


De leur côté, les premiers ministres québécois et terre-neuvien et les deux sociétés de production d'électricité ont mis l'accent, en conférence de presse, sur les retombées économiques du projet dans un contexte de stagnation économique dans les deux provinces. Pour sa part, le Québec avait l'intention d'exporter vers les USA l'énergie électrique obtenue par ces nouvelles installations, soit environ 2 000 MW, et d'en tirer des revenus substantiels dans un marché de l'énergie déréglementé et rendu accessible aux producteurs des différentes filières énergétiques ayant les plus bas coûts de production. Par ailleurs, les chiffres sur les créations d'emplois, sur les contrats pour les entreprises et sur les retombées économiques régionales ont largement été mis en évidence en conférence de presse et par les médias des deux provinces et de la Côte-Nord.

Ainsi, comme le souligne Guy Bellefleur, en termes de retombées du projet de la Phase Il de Churchill Falls, les Innus sont surtout préoccupés par l'environnement et l'avenir de leur culture (Innu Nation : site web) alors que les gouvernements et leurs sociétés d'État sont davantage intéressés par la production d'énergie à bas coût et la génération de revenus substantiels qui peut s'ensuivre, ainsi que par la création d'emplois pour de nombreux travailleurs-électeurs.


LA POSITION DES INNUS
FACE AU PROJET


Comme nous l'avons vu, la première réaction des Innus du Labrador et du Québec à l'annonce du projet a été de dénoncer le fait de ne pas avoir été informés autrement que par la voie des journaux et surtout de ne pas avoir été consultés au préalable. Tel que mentionné précédemment, à l'argument qu'il ne s'agissait que de discussions préliminaires et non pas d'un accord conclu entre les deux gouvernements, la présidente de Innu Nation a répondu que la précision des informations fournies sur les différentes composantes du projet ainsi que sur le partage des responsabilités et des revenus entre les deux compagnies provinciales de production d'électricité démontrait que de véritables négociations avaient eu lieu à l'écart des Innus dont les territoires allaient à nouveau être envahis : « De vraies décisions ont été prises au sujet de plusieurs composantes du développement - sans considération pour les intérêts des Innus ou d'autres solutions. » (Inini Nation : Site web, 12 mars 1998, notre trad.)

Par la suite, différentes prises de positions de leaders innus des deux provinces furent annoncées dans les médias, et au moins deux interventions furent faites devant une tribune internationale. Même si certaines de ces déclarations ont pu sembler contradictoires, on peut en déduire que la plupart des leaders innus ne sont pas irrémédiablement opposés au projet. « Nous ne sommes pas anti-développement », a déclaré à plusieurs [92] reprises Armand McKenzie, conseiller juridique pour différents groupes innus de la Côte-Nord. Cependant, comme l'a indiqué Guy Bellefleur, les Innus exigent « du respect », c'est-à-dire d'être consultés sur tout projet de développement concernant leurs terres ancestrales et d'être considérés comme de véritables partenaires dans la prise de décision et la réalisation des projets : « Donc, c'est très clair, il y a des droits ancestraux, et c'est à partir de là, en tant que gouvernant de ce territoire, qu'il doit y avoir des bases de négociations, d'égal à égal, de nation à nation » (Innu Nation : site web, 23 mars 1998, notre trad.)

En se référant aux Cris et au succès de leur campagne internationale pour bloquer le projet Grande-Baleine, les leaders innus ont brandi la menace d'une alliance semblable avec les mouvements écologistes américains pour s'opposer au projet de Churchill Falls Phase Il s'ils ne participaient pas aux négociations, Dans les jours qui ont suivi la conférence de presse, ces propos ont été véhiculés par un grand nombre de journaux à la grandeur du Canada ainsi qu'aux États-Unis. La couverture de presse répertoriée par la firme La Chaîne d'alliance comprend 95 pages, dont une partie importante rapporte les déclarations des Innus face au projet. Par la suite, les Innus ont fait appel à deux tribunes internationales de l'ONU, à New-York et à Genève. À New York ils ont déposé une plainte le 27 avril 1998 devant le Tribunal international des peuples (Cloutier 1998, 28-04 : A-1). Dans un document déposé devant la cour, Armand McKenzie écrivait :


Nous vous avisons que la Nation innue ne donnera pas son consentement à ce projet à moins qu'il ne soit déterminé que le projet peut aller de l'avant avec un niveau acceptable d'impacts sur l'environnement, incluant un niveau acceptable d'impacts sur nos activités traditionnelles et si seulement une juste indemnité est payée suite au projet qui a eu pour effet de détruire et d'inonder nos territoires. (Cloutier 1998, 28-04 : A-28)


Le montant de l'indemnisation pour la Phase I de l'aménagement de la rivière Churchill était alors estimé sommairement à au moins 500 millions (ibid.). À Genève, devant le Groupe de travail de l'ONU sur les peuples autochtones, le même porte-parole a lancé un message sensiblement identique tout en ajoutant qu'il faisait « appel au gouvernement

fédéral pour qu'il accélère les négociations territoriales des Innus, au Québec et au Labrador, et pour qu'il intervienne dans l'examen des impacts environnementaux du projet » (Bisson 1998, 06-08 : A-5).

À peu près au même moment, un article de fond intitulé « Power Struggle » publié dans la revue Canadian Geographic adoptait une position largement favorable aux revendications des Innus (Clugston et Halley 1998). Quelques mois plus tard, Le Devoir rapportait que « Les autochtones ont entrepris une campagne médiatique internationale » (Anonyme, Le Devoir 15-01-1999 : A-12) contre l'aménagement de la basse Churchill. À titre d'exemple, deux représentants innus du Labrador, Penote et Janet Michel, accompagnés par Armette Lutterman d'Halifax, ont participé à une tournée de solidarité dans les universités et collèges du New Hampshire pour informer les résidents de cet État des impacts du projet sur la culture innue et les inciter à s'opposer a l'importation dans leur État de l'électricité produite en territoire autochtone, comme l'avaient fait les Cris pour le projet Grande Baleine (Tipatchimun 1999a : 2 (3) : 3)

Entre-temps, deux rencontres de « discussion » ont eu lieu en novembre et décembre entre des représentants des différentes communautés innues touchées par le projet et regroupées dans l'Alliance innue, et des deux sociétés d'État. À celle de décembre, les Innus ont déposé un projet d'entente-cadre comportant les éléments majeurs suivants : 1) la reconnaissance par une déclaration de principe de leurs droits territoriaux ; 2) être traités d'égal à égal dans toutes les étapes du projet ; 3) une seule étude d'impacts environnementaux avec une participation effective des Innus ; 4) des indemnisations pour la phase 1 de Churchill Falls. Depuis, il semble que les négociations piétinent ou, selon les Innus, font du « sur place » (Cloutier 1999b, 08-04 : A-5). Le « chef des relations avec les Autochtones » chez Hydro-Québec, monsieur Michel Blais, nous a confirmé la tenue de « pourparlers » sur une entente-cadre, mais a refusé d'en indiquer le contenu pour ne pas offusquer les autres partenaires aux discussions. Hydro-Québec aimerait bien qu'une entente avec les Innus permette d'entreprendre des études d'impacts dès l'été 1999, mais à la fin de mai rien n'était encore assuré. Des éléments d'information orale obtenus de leaders intrus de la Côte-Nord en juin dernier indiquent que l'Alliance a éclaté et que du côté des Innus de la Côte-Nord, il n'y avait eu aucun changement dans le dossier.

Du côté du Labrador, par contre, une campagne intensive de travaux archéologiques, dont les coûts ont dépassé le demi-million de dollars, a été réalisée dès l'été 1998 et une nouvelle entente a déjà été signée en novembre de la même année pour une campagne semblable en 1999 (Innu Nation : site web, « Backgrounder »). Cette collaboration avec Newfoundland and Labrador Hydro est perçue comme une compromission par certains leaders intrus du Québec, ce qui amène des dirigeants politiques de Innu Nation à justifier leur position par la nécessité de participer aux études d'impacts pour avoir une connaissance appropriée du projet, puisqu'une approche similaire avait donné de bons résultats dans le cas de l'étude sur le projet minier de Voisey's Bay : « Le processus d'examen environnemental pour Voisey est notre modèle pour le développement de la basse Churchill. » (Tipatchimun, 1999b, 2 (3) : 6, notre trad.) Par ailleurs, une consultation publique sera tenue dans les deux communautés innues du Labrador, Sheshatshit et Utshimassit, concernant le projet et « le public innu [...] aura le dernier mot au sujet du développement »(ibid.), Une pareille consultation a déjà été réalisée au Québec l'été dernier dans trois (Ekuanitshit, Unaman-shipit, Pakuashipit) des quatre communautés faisant partie du regroupement Mamit Innuat, mais ses résultats sont demeurés secrets jusqu'à ce jour.

Après avoir été un moment réunis au sein d'une alliance, les Innus du Québec et du Labrador apparaissent à nouveau divisés face aux principaux enjeux du projet de l'aménagement de la basse Churchill.


Les enjeux du projet Churchill Falls
phase II


Comme tout mégaprojet, les enjeux du projet d'aménagement hydroélectrique de la Basse-Churchill sont importants et diversifiés. Ils n'ont pas pu être tous abordés dans les pages qui précèdent, mais ils peuvent être regroupés en trois grandes catégories : enjeux environnementaux compris dans leur sens large ; enjeux économiques ; enjeux politiques. Ils sont énumérés brièvement avant d'examiner un peu plus longuement ceux qui concernent directement la situation et l'avenir politique des Innus :

[93]

Enjeux environnementaux :

  • les impacts environnementaux (bio-physiques, socioculturels) du projet ;
  • la réduction des émissions de gaz à effet de serre ;
  • l'accès au territoire pour de nouveaux exploitants ;
  • les impacts sur l'avenir de la culture innue, la pratique des activités traditionnelles, les jeunes générations ;

  • les impacts cumulatifs des différents projets passés, combinés avec ceux de la Phase Il de Churchill Falls.

Enjeux économiques :

  • les retombées économiques directes et indirectes en termes de contrats et d'emplois et leur répartition entre les deux provinces et les différents groupes allochtones et autochtones ;

  • la rentabilité économique du projet pour Hydro-Québec, le gouvernement du Québec et la société québécoise ;

  • la politique québécoise d'exportation d'électricité vers le marché américain

Enjeux politiques

• les droits ancestraux des Innus et les négociations territoriales en cours avec les groupes du Québec (Mamit Innuat, communautés de Natashquan, de Uashat mak Mani Utenam et de Matimekosh) et du Labrador (Innu Nation) ;

• le processus d'évaluation environnementale à mettre en place et la participation des Innus à ce processus ;

• le rôle des Innus dans les prises de décision concernant les futurs projets de développement sur leurs territoires ancestraux.


Comme le sujet des impacts environnementaux a déjà fait l'objet d'une partie du texte, il n'est pas utile d'y revenir sauf pour rappeler les préoccupations fondamentales des Innus concernant les modifications apportées aux réseaux hydrographiques, l'inondation de nouvelles terres, l'ouverture du territoire à de nouveaux exploitants et les impacts cumulatifs sur l'économie et les pratiques culturelles des Innus. Ces enjeux sont au centre de la réaction négative de nombreux Innus face au projet et ils sont régulièrement relevés lors des entrevues pour les médias et des tournées de protestation à l'étranger.

Pour leur part, les trois enjeux économiques énumérés ont rapidement suscité une remise en cause de la rentabilité du projet et de l'exportation de l'énergie produite par la Phase Il de Churchill Falls vers les États-Unis. Ainsi, certains arguments avancés font valoir que les prix de vente de l'électricité dans un marché américain déréglementé pourraient varier à la baisse d'ici à ce que le projet commence à produire des kilowattheures, c'est-à-dire dans à peu près huit à dix ans (Bryan 1998, 02-04 : F-1 et F-2 ; Francœur 1999a, 22-04 : A-1 et A-8). On remet aussi en question le calcul des coûts du kilowattheure par Hydro-Québec, l'accusant même de le faire « au pif », selon l'expression du député de l'opposition à l'Assemblée nationale du Québec, M. Christos Sirros (Asselin 1999a, 08-04 : B-4). Pour d'autres, comme l'Union québécoise pour la conservation de la nature (Lacharité 1998 : 7), l'efficacité énergétique est toujours la meilleure solution par rapport à l'inondation de vastes territoires, autochtones de surcroît. Par ailleurs, lors de l'annonce par Hydro-Québec des modifications apportées au projet, il n'a pas été précisé comment la diminution de la puissance installée pourrait affecter la répartition de l'énergie produite entre Québec et Terre-Neuve et si le Que bec pourrait toujours exporter la même quantité d'énergie envers les Etats-Unis. On ne sait toujours pas non plus si la mise en place d'une ligne de transport sous le détroit de Belle-Isle est réalisable techniquement et financièrement.

Finalement, sur le plan politique, les Innus ont offert une forte résistance à la fois au projet lui-même et à la façon dont les deux gouvernements et leurs deux sociétés d'État ont procédé dans les étapes préliminaires du projet. À l'instar des Cris pour le projet Grande-Baleine, les Innus « ne se laisseront pas faire » face à cette nouvelle « ruée vers l'or liquide », comme l'écrit René Boudreault dans Le Devoir (1998a, 27-04 : A-7 ; 1998b, 28-04 : A-7). Mais les gaucheries dans la façon de faire et le manque de transparence de ces institutions politiques et économiques ne sont certes pas les principaux enjeux politiques, même si les Intrus peuvent momentanément les repousser au second plan. Les enjeux politiques fondamentaux sont d'abord et avant tout la question territoriale et la place des Intrus dans le processus décisionnel concernant les projets de développement pouvant être réalisés sur leurs territoires ancestraux.

Toutes les communautés innues concernées de près ou de loin par le projet de la Phase Il sur la rivière Churchill sont actuellement engagées ou l'ont été à un moment ou à un autre dans un processus de négociations territoriales globales en vertu de la politique du gouvernement fédéral. Dans le cas de celles du Québec, le processus a été amorcé il y a vingt ans avec le Conseil des Attikameks et des Montagnais (CAM 1979), disparu en 1994 et remplacé par deux regroupements sous-régionaux, Mamuitun et Mamu Pakatatau Mamit qui assument les mêmes fonctions de représentation aux fins de la négociation territoriale. Toutefois, la communauté de Matimekosh s'était retirée de la négociation quelques années avant la dissolution du CAM alors que celles de Uashat mak Mani Utenam et de Natashquan se sont à leur tour retirées du processus de négociation à l'intérieur de leurs conseils respectifs depuis moins d'un an.

Au Québec, donc, six communautés innues sur neuf participent actuellement à des négociations territoriales globales dont le rythme s'est intensifié dernièrement dans l'espoir d'en venir à une entente au cours de la présente année. Au Labrador, les deux communautés innues négocient depuis quelques années par l'entremise de Innu Nation, mais le processus avait été amorcé il y a plus de vingt ans par un énoncé politique qui était demeuré sans suite pendant de nombreuses années, le gouvernement de Terre-Neuve ne reconnaissant à l'époque ni le statut d'autochtone ni l'existence de droits ancestraux d'aucune sorte. On pourrait commenter longtemps sur les raisons qui ont fait que les revendications territoriales des uns et des autres n'aient pas encore abouti à la signature d'une entente comme il y en a eu plusieurs ces dernières années. Elles tiennent d'abord a toutes sortes de conjonctures politiques particulières aux différentes communautés et groupements régionaux et sous-régionaux, mais aussi au manque de volonté politique des deux gouvernements provinciaux d'en venir à une entente satisfaisante pour les groupes autochtones concernés. La clause d'extinction des droits territoriaux - remplacée par celle ambiguë de « certitude » - inhérente à la politique fédérale constitue aussi une cause majeure de cet état de fait. Par ailleurs, à part la Convention de la Baie James qui a été signée rapidement - « le fusil sur la tempe », selon l'expression de Billy Diamond -, vingt ans est une bonne moyenne pour en arriver à un règlement négocié, si l'on songe au cas des Nishgas [94] qui ont défendu leurs droits territoriaux pendant plus de cent ans.

D'autre part, on entend souvent dire, en référence au cas des Cris et des Inuits de la Baie James ainsi que des Intivialuits, que seule la menace d'un grand projet de développement permet d'en arriver à un règlement rapide des revendications territoriales. Effectivement, dans le cas du projet de la basse Churchill, des leaders innus ont voulu associer les deux pour ensuite changer de stratégie et vouloir négocier des ententes ponctuelles sur le seul projet avec les représentants d'Hydro-Québec et de Newfoundland and Labrador Hydro, éventuellement sur le modèle de l'entente de la bande des Uashat mak Mani Utenam avec Hydro-Québec pour le projet SM-3 ou celle encore plus récente de la communauté de Betsiamites au sujet de la construction d'une centrale sur la rivière Toulnustouc et du détournement de trois têtes de rivière vers le bassin de la Bersimis (Francoeur 1999, 22-06 : A-1 et A-8). Dans ce dernier cas, René Simon, chef de la bande, a même déclaré explicitement dans une entrevue télévisée (RDI 21-06-1999, 23 h 00) que l'entente qu'il venait de signer pourrait servir de modèle pour les négociations des communautés innues touchées par le projet Churchill. Toutefois, Hydro-Québec n'est pas au bout de ses peines dans ce dossier, car bien d'autres négociations devront être complétées avec succès avec deux autres bandes innues (Essipit et Mashteuiatsh) et six MRC de la Côte-Nord et du Saguenay-Lac-Saint-Jean (RDI 21-06-99). Il en est de même dans le cas du projet de la basse Churchill, étant donné que l'Alliance Innue s'est vite fractionnée en fonction des intérêts régionaux divergents du côté du Québec et du Labrador, ou même locaux dans le cas particulier de la communauté de Natashquan qui veut négocier ses propres ententes ponctuelles avec le gouvernement du Québec ou Hydro-Québec. Ce modèle de partenariat, fondé sur la création d'une société en commandite par Hydro-Québec et la bande de Betsiamites, a toutefois été vite rejeté par le porte-parole Armand McKenzie parce qu'encore une fois il ne laisserait que des miettes aux « partenaires autochtones » et parce qu'Hydro-Québec en profite pour imposer « son modèle de développement en territoire autochtone » (Francœur 1999c, 23-06 : A-8).

Le type de partenariat recherché par les Innus du groupe Mamit Innuat est décrit par Guy Bellefleur (1998 : 571) dans les termes suivants :


Nous proposons au gouvernement d'être partie prenante des décisions. En matière de gestion des eaux, des terres et de l'énergie, nous voulons avoir notre mot à dire, prendre part à titre de vrai partenaire au processus de décision. Pour rétablir la situation actuelle de non-confiance et éviter des problématiques où les autochtones se braquent contre les projets de développement majeurs des gouvernements sur leurs territoires traditionnels, il faut aujourd'hui reconnaître véritablement les autochtones comme étant les acteurs incontournables de la prise de décision. (souligné dans le texte)


Comme l'indique M. Bellefleur, dans le contexte politique canadien, un tel partenariat ne pourra exister qu'après la signature d'un « traité de Nation à Nation » reconnaissant « les pouvoirs de nos gouvernements respectifs sur le territoire, l'énergie et l'environnement » (ibid.). Il reconnaît ainsi implicitement que le règlement de la négociation territoriale devrait logiquement précéder ou tout au moins aller de pair avec les discussions sur le projet de la basse Churchill, position qui était celle des Innus lors de l'annonce du projet. Les négociations ponctuelles, projet par projet, n'auront pour effet que d'affaiblir les Innus dans l'atteinte des objectifs premiers de la négociation globale, soit la conservation en pleine propriété ou en copropriété d'au moins une partie de leur terres traditionnelles et la mise en place d'une forme de gouvernement leur reconnaissant une autorité exclusive ou partagée sur ces terres. Comme il a été démontré à plusieurs reprises, une fois que les gouvernements et les promoteurs ont atteint leurs objectifs immédiats de réalisation d'un grand projet de développement, ils sont beaucoup moins empressés à satisfaire les demandes des groupes autochtones concernant la reconnaissance de leurs droits territoraux et la mise en place d'un gouvernement autonome.

À différents moments du débat sur le projet, des leaders autochtones ont fait référence au jugement Delgamuukw - et autres - comme garantie de la reconnaissance de leurs droits ancestraux et base juridique pour d'éventuelles poursuites contre les gouvernements et les promoteurs québécois et terrerreuviens. Ainsi pour Guy Bellefleur (1998 : 573) :


Ces décisions indiquent que les peuples autochtones ont le droit d'utiliser et d'occuper de façon exclusive leurs terres, le droit de choisir les utilisations qui peuvent être faites de ces terres et le droit des peuples autochtones de participer à la prise de décision concernant leurs terres. Si le gouvernement du Québec et les autres gouvernements du Canada ne prennent pas au sérieux nos droits, nous devrons employer la démarche juridique. Bien sûr, nous aimerions que cela ne se rendent [sic] pas à ce niveau, mais les derniers événements n'indiquent pas que le Québec soit prêt à faire le choix de reconnaître véritablement les Innu. (souligné dans le texte)


Si plusieurs leaders autochtones font souvent référence au dernier jugement Delgamuukw comme une reconnaissance de leurs droits et de la nécessité d'être consultés lors de projets de développement sur leurs terres, selon le juriste Hugues Melançon (1998 : 122) « l'effet du jugement sur l'avenir des revendications territoriales autochtones au Canada semble plus incertain que jamais ». Il aurait plutôt comme effet de dissuader « à la fois les Autochtones et les gouvernements d'avoir recours aux tribunaux, les obligeant à tenter de s'entendre sur la réelle signification du titre aborigène » (ibid.). Il semble donc que les leaders autochtones n'aient pas la même compréhension du jugement, puisqu'ils apparaissent plus désireux qu'auparavant d'aller devant les tribunaux pour faire reconnaître leurs droit ancestraux.

Dans la même ligne de pensée, l'avocat Armand McKenzie menaçait récemment de contester en cour la constitutionnalité du projet de loi 60 déposé le 13 mai devant l'Assemblée nationale du Québec autorisant la tenue d'une seule et unique évaluation environnementale du projet, conjointement avec les gouvernements de Terre-Neuve et du Canada (White 1999, 11-06-99 : A-2). La principale raison invoquée serait que les Innus n'ont pas été consultés sur ce projet de loi et qu'il s'agirait purement et simplement d'« impérialisme économique » (ibid.). En plus de la voie politique via les négociations territoriales, la voie juridique demeure donc une avenue envisagée par les Innus et brandie comme une menace, éventuellement pour mieux faire avancer celles-ci.

Le projet de la Phase II de l'aménagement de la rivière Churchill fait donc face à de multiples obstacles à la fois techniques, économiques et politiques. Longtemps retardé par des disputes interprovinciales et annoncé dans la controverse, sera-t-il mis sur la glace comme l'a été celui de Grande-Baleine, dont il est en quelque sorte le remplacement pour [95] l'exportation d'électricité vers les USA ? Cette situation me semble fort plausible étant donné les résistances autochtones et non autochtones au projet et le fait qu'il s'agit d'un projet essentiellement justifié par l'exportation d'énergie vers le marché américain. Toutefois, son abandon pourrait affecter négativement - ou tout au moins retarder encore - le règlement des négociations territoriales des Innus avec les gouvernements de Terre-Neuve et du Québec, car la perspective d'un grand projet de développement demeure un levier puissant pour convaincre les uns et les autres d'en arriver à un entente négociée des droits territoriaux.


Ouvrages cités

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 octobre 2010 10:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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