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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Paul Charest, “Écologie culturelle de la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent.” Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Marc-Adélard Tremblay et Gérald Louis Gold, Communautés et culture. Éléments pour une ethnologie du Canada français, chapitre 2, pp. 33-82. Montréal: Les Éditions HRW, ltée, 1973, 428 pp. [Jeudi, le 6 décembre 2007, l'auteur accordait aux Classiques des sciences sociales sa permission de diffuser tous ses travaux et publications.]

Paul CHAREST [1]

Anthropologue, professeur émérite, département d’anthropologie,
Université Laval.

Écologie culturelle de la Côte-Nord
du golfe Saint-Laurent
.”
 [2]

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Marc-Adélard Tremblay et Gérald Louis Gold, Communautés et culture. Éléments pour une ethnologie du Canada français, chapitre 2, pp. 33-82. Montréal : Les Éditions HRW, ltée, 1973, 428 pp.

1. Introduction. Définition d'un modèle écologique applicable à la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent

1-1. Les Canadiens français sur la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent
1-2. L'écologie culturelle
1-3. Application de la théorie de l'écologie culturelle à la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent
1-4. Définition d'un modèle d'analyse
2. Le milieu physique

2-1. Distinction de deux écosystèmes
2-2. Le milieu aquatique
2-3. Le milieu terrestre
2-4. Le climat
2-5. Changements dans le milieu par l'action de l'homme
3. Histoire du peuplement et démographie

3-1. Le milieu culturel de départ : celui des Indiens et des Esquimaux
3-2. Période d'exploitation non sédentaire : 1500-1661
3-3. Période d'exploitation sédentaire : 1661-1820
3-4. Le peuplement permanent : 1820-1970

3-4-1. Sur la Basse-Côte-Nord
3-4-2. Sur la Moyenne-Côte
4. Activités économiques et technologie

4-1. Technologie et économie
4-2. La pêche du loup-marin
4-3. La chasse du loup-marin
4-4. La pêche du saumon
4-5. La pêche de la morue
4-6. Capture des poissons-bouette
4-7. Le piégeage des animaux à fourrure
4-8. Les techniques de transport
4-9. La commercialisation des produits
4-10. Conclusion
5. Les groupements socio-économiques

5-1. La station de pêche
5-2. Les groupes familiaux
5-3. Les groupes corporatifs
5-4. Organisation villageoise et regroupement
6. Contrôle des moyens de production

6-1. Période de peuplement permanent : les compagnies jerseyaises et les petits entrepreneurs
6-2. Traiteurs et commerçants
7. Conclusion

7-1. Les relations existant entre les groupes de variables
7-2. Un modèle de décision et ses applications

Schéma 1. Un modèle d'essai d'écologie culturelle
Carte 1. Limites des deux écosystèmes de la Moyenne et Basse-Côte-Nord du Golfe Saint-Laurent
Tableau 1. Évolution de la population sur la Basse-Côte-Nord (1820-1968)
Tableau 2. Évolution de la population de la Moyenne-Côte-Nord (1850 - 1970)

[33]

[34]

1. Introduction.

Définition d'un modèle écologique applicable
à la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent


1-1. Les Canadiens français
sur la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent

La partie de la Côte-Nord dont il sera question tout au long de cet essai est comprise entre la rivière Moisie et la frontière Québec-Labrador passant juste au-delà du village de Blanc-Sablon. Il s'agit de ce que les géographes et un usage de plus en plus répandu reconnaissent comme la Moyenne et la Basse-Côte-Nord. La portion humanisée de ce territoire est constituée d'une étroite bande de littoral d'environ 450 milles de longueur, parsemée de 23 villages permanents et de quelques dizaines de stations de pêche, occupées pendant l'été seulement. Des 12,000 personnes environ qui l'habitent, la Moyenne-Côte en comprend près de 7,000 et la Basse-Côte environ 5 000. Les origines ethniques des habitants sont des plus diversifiées, mais si nous adoptons des critères de classification simplifiés nous obtenons la répartition suivante : Indiens, environ 1,000 ; Canadiens de langue française, environ 7,000, et Canadiens de langue anglaise, environ 4,000. Les Canadiens de langue française se repartissent en une majorité d'individus d'origine acadienne (5,000 environ) et une minorité d'origine québécoise (2,000 individus environ). La plus grande majorité des Canadiens de langue anglaise que l'on retrouve dans la partie la plus orientale de la Côte entre Harrington Harbour et Blanc-Sablon ont vu leurs ancêtres émigrer de Terre-Neuve au siècle dernier. Pour les autres, leurs ancêtres étaient originaires de la Nouvelle-Écosse et des Îles Britanniques y compris l'île de Jersey qui a fourni un contingent relativement important d'immigrants à la fois sur la Moyenne et la Basse-Côte.

Tous les villages de la Moyenne-Côte sont francophones, mais sur la Basse-Côte seuls les villages de La Romaine, Tête-à-la-Baleine et Lourdes-de-Blanc-Sablon le sont demeurés. Dans d'autres villages, tels Saint-Augustin, Baie-Rouge, Middle Bay et Blanc-Sablon, on retrouve un nombre considérable d'individus dont les ancêtres étaient d'origine française mais qui ont abandonné leur langue au profil de l'anglais, langue la plus couramment parlée sur la Basse-Côte. Les Canadiens français étaient majoritaires sur la Basse-Côte au milieu du siècle dernier, lorsqu'une importante poussée d'immigration en provenance de Terre-Neuve dans les années 1870 les noya progressivement dans l'anglophonie. Cependant les écarts culturels entre gens de différentes extractions se sont rapidement atténués sur la Basse-Côte et on peut affirmer que cette unité géographique constitue une sous-aire culturelle relativement homogène, plus apparentée d'ailleurs à celle du Labrador terre-neuvien qu'à celle de la Moyenne-Côte-Nord. C'est pourquoi il sera question, la plupart du temps, dans ce texte de l'ensemble de la Basse-Côte plutôt que des seuls villages francophones.

[35]

1-2. L'écologie culturelle

Si l'écologie générale peut être définie comme l'étude des rapports entre une ou des populations d'êtres vivants à la fois entre elles et avec un milieu donné [3], l'écologie culturelle se présente de son côté comme l'étude des relations entre une ou des populations humaines, le milieu physique qu'elle(s) habite(nt) et la (ou les) culturels) qui en résulte(nt).

L'écologie culturelle, selon Yehudi A. COHEN [4] définit la culture comme le résultat de l'adaptation d'un groupe humain à un milieu donné, car l'homme se distingue essentiellement des autres animaux en ce qu'il est un fabricant, un porteur et un transmetteur de culture. L'adaptation culturelle de l'homme à un environnement donné représente une solution plus fonctionnelle et surtout beaucoup plus rapide que la mutation génétique, qui est le mécanisme essentiel de réponse dans les rapports entre les populations animales et leur milieu. Même si elle est relativement stable, une culture peut se transformer en quelques siècles, voire en quelques décennies, alors que pour les mutations génétiques, il faut généralement compter des périodes beaucoup plus longues. C'est l'invention de la culture qui a porté l'homme au faite de la création, mais cela ne veut cependant pas dire qu'il la domine totalement, loin de là.

Le concept clé, tant en biologie qu'en écologie culturelle, est celui d'écosystème défini par ODUM comme un circuit fonctionnel d'une communauté dans un milieu physique [5]. L'écosystème est l'unité de base de toute étude écologique et il en définit les limites [6]. La fixation des frontières de tout écosystème comporte nécessairement une part d'arbitraire, mais elle doit d'abord être guidée par des critères fonctionnels : il s'agit toujours de délimiter un ensemble ou sous-ensemble dont les composantes sont reliées entre elles par des relations d'interdépendance.

L'écologie culturelle veut aussi sortir du déterministe simpliste de l'école anthropo-géographique, de même que du pan-possibilisme à la Darryll FORDE [7], dont on ne peut tirer aucune généralisation valable. Elle s'approche d'un possibilisme limité qui reconnaît des limites naturelles à l'élaboration d'une culture par l'homme. Elle accorde ainsi la primauté à certains facteurs et s'applique à étudier leurs influences réciproques ainsi que leur influence sur d'autres facteurs, de façon à en tirer, sinon des lois, du moins certaines généralisations.

[36]

1-3. Application de la théorie de l'écologie culturelle
à la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent


En s'intéressant de près aux rapports NATURE-CULTURE, les partisans de l'écologie culturelle se sont surtout attachés à étudier des populations en symbiose étroite avec leur milieu, donc principalement des sociétés de chasseurs-cueilleurs et d'agriculteurs primitifs. Une question se pose donc ici : les modèles écologiques élaborés pour des sociétés peu complexes, souvent auto-suffisantes, peuvent-ils s'appliquer à des sociétés plus complexes, industrialisées, donc interdépendantes ? En discutant de ce problème fondamental, c'est à la notion même d'écosystème qu'il faut s'attarder et, principalement, à son degré d'ouverture ou de fermeture par rapport à d'autres écosystèmes d'un même ensemble ou d'un ensemble super-ordonné.

Il entre évidemment une bonne part d'arbitraire dans la définition d'un écosystème par l'écologiste. Les écosystèmes, ainsi définis, vont de la simple mare à grenouilles à l'écosphère (ou planète Terre) en passant par l'écosystème urbain. Il existe donc une hiérarchie d'écosystèmes. Si les limites des écosystèmes varient selon les préoccupations des chercheurs, il n'en existe pas moins certaines règles pour en définir les limites. Ces règles découlent de critères naturels, v.g. frontières physiques ou socio-culturelles, v.g. langue, endogamie, coutumes. En distinguant différents écosystèmes sur la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent, il n'est donc pas du tout question d'en faire des unités isolées, repliées sur elles-mêmes et auto-suffisantes. Depuis longtemps, comme nous le verrons, la Côte-Nord a été témoin d'un brassage considérable d'éléments humains venus de l'extérieur et qui ont fourni, chacun, leur contribution à l'élaboration d'un mode de vie original propre à certaines parties seulement de la Côte. Qui plus est, les Nord-Côtiers, qui étaient et qui demeurent en partie des pêcheurs, ont toujours dépendu de l'extérieur pour le commerce de leurs produits, car l'homme ne peut pas vivre uniquement de poisson. D'autre part, l'industrialisation d'une partie de la Côte, les migrations de travail et l'influence d'autorités politiques super-ordonnées modifient depuis quelques décennies le jeu des variables dans le rapport écologique. Cependant, les sous-cultures des Nord-Côtiers représentent des adaptations originales et uniques à un milieu donné et se prêtent à l'analyse par un modèle écologique tenant compte d'ailleurs de la diffusion culturelle et de l'apport d'éléments extérieurs à l'écosystème.

1-4. Définition d'un modèle d'analyse

Notre modèle écologique est emprunté en bonne partie à l'anthropologue américain Robert Mc C. NETTING [8]. En ne retenant dans la culture que ce que STEWARD appelle le « cultural core », NETTING met en relief les cinq facteurs suivants dans l'élaboration de son modèle écologique : l'environnement physique et culturel, les techniques et connaissances de production, la démographie, les groupes de production et les droits sur les moyens de production. En soulignant qu'une culture n'exploite pas un milieu donné de façon totale, mais effectue plutôt un choix dans l'environnement pour des raisons [37] techniques ou autres, NETTING ne retient dans son modèle que l'environnement effectivement exploité et les moyens socio-culturels mis en oeuvre par cette exploitation.

Schéma 1.

Un modèle d'essai d'écologie culturelle



NETTING souligne aussi que dans une approche écologique toutes les variables ne sont pas d'égale importance, et il ne retient que celles qu'il considère comme les plus significatives et les plus inter-dépendantes. Ce modèle n'inclut donc pas les systèmes de valeurs dont les relations avec le milieu environnant sont beaucoup moins apparentes que la démographie, la technologie ou les groupes de production.

[38] Le modèle de NETTING a été quelque peu modifié en y ajoutant et en combinant des variables. Ce nouveau modèle comporte sept variables dont quatre sont groupées deux à deux de la façon suivante.

1˚ Le milieu physique significatif
2˚ a) Le milieu culturel de départ
b) Le peuplement et la démographie
3˚ a) La technologie
b) Les activités économiques
4˚ Les groupements socio-économiques
5˚ Le contrôle des moyens de production


2. LE MILIEU PHYSIQUE

2-1. Distinction de deux écosystèmes

Selon le modèle défini précédemment il ne faut retenir du milieu physique que les ressources effectivement exploitées par les populations qui l'habitent. Ce sont évidemment des populations humaines qui nous intéressent en premier lieu, mais il faut aussi tenir compte des populations animales liées entre elles par une chaîne alimentaire. Par ailleurs, la portion significative du milieu pour une population humaine varie selon le degré d'avancement de ses connaissances scientifiques et de sa technologie. Ainsi, existait-il depuis toujours du minerai de fer-titane (ilménite) dans le sous-sol à quelques 30 milles de Havre-Saint-Pierre mais il est devenu un élément significatif du milieu en 1948 seulement [9], alors qu'il commença à être exploité par une compagnie extérieure à l'écosystème, la QUEBEC IRON & TITANIUM. Dans l'ensemble cependant, les Nord-Côtiers ont poussé très loin l'exploitation des différentes ressources de leur milieu. Ils ont toujours eu plusieurs cordes à leurs arcs, se faisant tour-à-tour pêcheur, chasseur, trappeur et bûcheron.

[39]

Carte 1.

Limites des deux écosystèmes de la Moyenne
et Basse-Côte-Nord du Golfe Saint-Laurent



[40] Ce sont donc les limites du territoire exploité par les Nord-Côtiers qui définissent les frontières des deux écosystèmes que sont la Moyenne et la Basse-Côte. S'agit-il vraiment de deux écosystèmes ou d'un seul subdivisé en deux parties ? cela n'a point d'importance puisqu'il s'agit de deux sous-ensembles de même ordre. Il est à remarquer que les dimensions mêmes des territoires exploités se sont rétrécies avec l'abandon de la trappe, des voyages de pêche au hareng et à la morue et de la chasse au loup-marin par les Acadiens de la Moyenne-Côte. Il convient cependant, de retenir les frontières d'extension maximale qui existaient au siècle dernier au moment où toutes les activités d'exploitation étaient encore pratiquées. Pour la portion littorale, il faut calculer une bande d'environ 100 milles de profondeur vers l'arrière-pays et s'étendant de Moisie à Blanc-Sablon, soit un territoire d'environ 45 000 milles carrés de superficie. La profondeur de 100 milles à l'intérieur correspond à la pénétration maximale des territoires de piégeage des chasseurs blancs et au-delà commencent les territoires de trappe des Indiens Montagnais. Le territoire maritime est un peu plus difficile à fixer, car il est mouvant par définition. En fait, la majorité des pêcheurs côtiers ne se sont jamais aventurés à plus de quelques milles du littoral. Cependant, de 1855 à 1900, les pêcheurs acadiens de la Moyenne-Côte mettaient à profit la mobilité que leur fournissaient leurs goélettes à voile pour aller pêcher le hareng dans le détroit de Belle-Isle et sur les côtes sud-ouest de Terre-Neuve, et pour chasser le loup-marin sur les glaces en plein golfe Saint-Laurent au nord de l'île d'Anticosti. Aujourd'hui les trois gros chalutiers de fer de la ST-LAWRENCE SEA PRODUCTS de La Tabatière traînent leur chalut un peu partout dans le golfe Saint-Laurent. Les limites maritimes des deux écosystèmes sont donc fluctuantes mais il n'y a aucun inconvénient à les retenir dans leur extension maximale telle qu'illustrée sur la carte 1.

Les raisons qui militent en faveur de la distinction de deux écosystèmes sont d'ordre géographique, historique, économique et culturel. La Moyenne-Côte possède comme limites naturelles deux rivières importantes, la Moisie à l'ouest et la Natashquan à l'est, frontière qu'elle partage avec la Basse-Côte. La limite orientale de la Basse-Côte est la frontière légale séparant le Québec du Labrador terre-neuvien. Du point de vue géographique, le littoral de la Moyenne-Côte est moins accidenté et plus accueillant que celui de la Basse-Côte, rocailleux et échancré. Le peuplement permanent de la Basse-Côte s'est effectué dès 1820 par des éléments canadiens-français, puis terre-neuviens par la suite, alors que celui de la Moyenne-Côte le fut à partir de 1854 seulement et par des immigrants d'origine acadienne dans leur majorité. L'économie de la Basse-Côte était et demeure basée sur la pêche du loup-marin, du saumon et de la morue, et le piégeage des animaux à fourrure, alors que l'économie de la Moyenne-Côte qui reposait autrefois sur la chasse du loup-marin et la pêche de la morue, est maintenant basée principalement sur les emplois salariés dans l'industrie minière et dans le secteur tertiaire. Cette hétérogénéité s'est manifestée dans l'élaboration de deux sous-cultures différentes par les gens de la Moyenne et de la Basse-Côte, et ils sont les premiers à en être conscients et à reconnaître des différences. Il y a d'ailleurs peu de mobilité entre les deux territoires, les uns et les autres allant de préférence sur la Haute-Côte-Nord pour trouver des emplois salariés. Cette distinction entre deux types de milieu et deux modes d'exploitation fut perçue par nombre de voyageurs qui situaient généralement à Natashquan la limite entre le littoral de la Côte-Nord et celui du Labrador canadien,

[41]

2-2. Le milieu aquatique [10]

Le milieu aquatique, surtout maritime, a fourni et fournit encore, en partie, aux Nord-Côtiers la majorité des ressources dont ils dépendent pour assurer leur existence. Ce sont d'ailleurs ces ressources maritimes abondantes qui ont attiré depuis la fin du XVe siècle des générations de pêcheurs vers un littoral autrement inhospitalier. Le milieu marin apparaît donc comme le plus significatif pour les Nord-Côtiers.

La présence annuelle cyclique dans la partie nord-est du golfe Saint-Laurent et dans le détroit de Belle-Isle de ces ressources marines dépend d'un étroit équilibre entre la composition du milieu marin, d'une part, et les différentes populations végétales et animales qui y ont une niche, d'autre part. La qualité du milieu marin dépend tout d'abord des courants maritimes, ainsi que de la température et des degrés de salinité et de densité de l'eau de mer. En plus de connaître des marées relativement fortes, le détroit de Belle-Isle est le lieu de la rencontre dynamique de deux courants marins de forces opposées. Un courant d'eau très froide venant des mers du nord et charriant des « icebergs » jusqu'au milieu de l'été, longe la rive sud du détroit et fait sentir son influence jusqu'à l'île d'Anticosti en maintenant la température des couches d'eau inférieures à moins de 450 F. Un autre courant charriant des eaux plus douces et plus chaudes est poussé par le fleuve Saint-Laurent et longe les côtes sud-ouest de Terre-Neuve, pour sortir par la partie nord du détroit de Belle-Isle. Le jeu de ces courants est en relation directe avec les migrations des poissons et des mammifères marins vers la Côte-Nord et a une influence prépondérante sur la date de leur apparition sur la côte.

Ainsi, le phoque du Groenland (Phoca Groenlandica) qui est la principale espèce de loup-marin capturée sur la côte, quitte son habitat des mers du nord, devenu trop froid vers la fin de l'automne, pour chercher des conditions similaires dans le golfe Saint-Laurent, où les femelles mettent bas sur les glaces flottantes pendant le mois de mars. Lorsque les jeunes phoques sont devenus assez habiles pour nager sur de longues distances et que la température est devenue trop douce, les troupeaux de phoques retournent dans leur habitat nordique en repassant par le détroit de Belle-Isle. Dans leur migration d'automne les phoques du Groenland longent la côte est du détroit et sont ainsi capturés dans des filets entre Rivière-Saint-Paul et Wolfe Bay. Au printemps on les chasse sur les glaces dans le golfe et au mois de juin on les capture à nouveau dans des filets entre Little Fishery et Blanc-Sablon.

[42] Les différentes populations de la masse biotique maritime sont liées entre elles par une chaîne alimentaire dont les principaux chaînons sont représentés dans le schéma suivant.



Seuls le capelan, le saumon et la truite sont des espèces « autochtones » parce qu'elles se reproduisent sur la Côte-Nord. Les autres espèces de poisson pélagique et de fond se reproduisent ailleurs et apparaissent sur la Côte pour une période relativement courte à la poursuite de nourriture et de conditions marines à leur convenance. L'ordre de leur arrivée, et conséquemment de leur capture, s'échelonne de la façon suivante.


1˚ Vers la mi-juin : le capelan arrive en « marée » pour venir frayer sur les plages sablonneuses. Il reste dans les parages environ un mois.

2˚ Fin juin - début juillet : la morue poursuit le capelan jusqu'en eau peu profonde pour s'en gaver. Elle ne mord pas à l'hameçon, mais on peut la capturer en quantités considérables dans des seines et dans des filets-trappes. Après un mois, ou un peu plus, de séjour à proximité du rivage, la morue se retire plus au large dans des couches d'eau à température plus froide.

3˚ Vers la fin de juin et pendant le mois de juillet : arrivée du saumon qui vient frayer et qui se nourrit aussi de capelan. Il entreprend sa montée vers les sources des rivières qui l'ont vu naître pour s'y reproduire. On le capture alors à l'embouchure des rivières dans des filets ou « tentures ».

4˚ En juillet : apparition du homard venant vraisemblablement des côtes de Terre-Neuve ainsi que d'autres poissons à « bouette », tels le lançon et l'encornet, qui abondent particulièrement dans la partie orientale de la Côte.

5˚ En août : le maquereau et le hareng visitent la côte, le premier se limitant à la partie la plus occidentale et n'apparaissant que rarement sur la Basse-Côte, le second se [43] retrouvant en abondance seulement dans la partie la plus orientale, aux alentours de la baie de Bradore et de Blanc-Sablon. On l'y capture en abondance avec des seines lorsque les « bouillées » sont importantes. Cependant l'apparition de ces poissons pélagiques est fort capricieuse et dépend de conditions encore mal connues.

6˚ En septembre-octobre : la morue s'est retirée sur les bancs du large où certains pêcheurs vont la capturer à la ligne à main ou à la palangre, puis elle émigre vers des habitats plus propices, ou au milieu du golfe.

7˚ En décembre-janvier : migration des « mouvées » de loups-marins à travers le détroit de Belle-Isle. Leur date d'arrivée, leurs lieux de passage et leur durée de séjour sur la Basse-Côte dépendent de la température et de la formation des glaces le long du littoral. Un froid hâtif avance leur migration mais s'il persiste, les havres où on installe les pêches à loup-marin gèlent prématurément et les loups-marins passent outre. La meilleure température pour la pêche du loup-marin est la température relativement douce des mois de décembre et de janvier.

8˚ En mars : les loups-marins ont leurs petits sur les glaces. On les chasse en avril et mai en goélettes, en bateaux à vapeur et même à pied lorsque les glaces sont poussées au rivage par les vents.

9˚ En mai-juin : dans leurs migrations de retour, les loups-marins longent la partie la plus orientale de la Basse-Côte et on peut les capturer dans des pêches de printemps à condition que les glaces charriées par le courant du Labrador ne soient pas trop abondantes et n'obstruent pas les baies dans lesquelles s'engagent habituellement les loups-marins.


On voit donc que les conditions optima pour assurer une saison de pêche fructueuse sont difficiles à réaliser toutes en même temps dans une seule année, parce qu'elles dépendent d'un jeu très complexe de facteurs, souvent d'ailleurs extérieurs aux écosystèmes nord-côtiers eux-mêmes. Il n'est donc pas surprenant que les conditions de la pêche soient si fluctuantes d'une année à l'autre quelque soit l'ardeur déployée par les pêcheurs dans la pratique de leur métier.

Au milieu aquatique, il convient de rattacher les nombreux oiseaux aquatiques qui, chaque année, nidifient dans les nombreuses îles et îlots qui parsèment le littoral de la côte. Parmi les espèces les plus remarquables par leur nombre et leur utilité économique, remarquons plusieurs espèces de canards dont le canard « eider » ou « moyak » (Somateria mollisrima dresseri), plusieurs variétés de goélands (Larus sp.), le gode ou « auk » (Alca torda), les bec-scies (Mergus sp.), le guillemot noir (Cepphus grylle), la marmette (Uria aalge) et le macareux arctique (Fratercula arctica). Leur chair ainsi que leur oeufs varient les menus des habitants de la côte.

Le littoral est par ailleurs haché par de très nombreuses rivières prenant leur source souvent très profondément àl'intérieur et ayant un cours généralement perpendiculaire à la côte. Les plus importantes d'entre elles sont la Saint-Jean, la Natashquan, la [44] Grande-Romaine, la Saint-Augustin et la Saint-Paul. Toutes sont habitées par la truite, et celles où les rapides ne sont pas un obstacle trop considérable pour le saumon voient les migrations annuelles de ces anadromes vers leurs lieux de ponte. La plupart des rivières sont ensablées et peu profondes et ne peuvent être remontées sur une longue distance que par des embarcations très légères. En hiver, cependant, elles fournissent des voies de pénétration de premier choix pour le cométique, ou traîneau à chiens, remplacé par la moto-neige aujourd'hui.

2-3. Le milieu terrestre

Le milieu terrestre est séparé du milieu aquatique par un littoral dans son ensemble échancré et rocheux, bien que celui de la Moyenne-Côte soit généralement plus abordable que celui de la Basse-Côte. Des chapelets d'îles qui forment les archipels de Mingan, de Sainte-Marie, du Petit-Mécatina de Saint-Augustin et de Saint-Paul s'interposent entre la mer et le littoral pour former de nombreux havres et abris parmi les meilleurs qui soient, rendant ainsi la côte plus hospitalière et favorisant l'exploitation de ses pêcheries.

La chaîne alimentaire du milieu terrestre est constituée de micro-organismes, de mousses et lichens, de graminées et d'herbes, de feuilles, de baies et petits fruits sauvages, de petits et gros rongeurs, de mammifères herbivores et carnivores et d'oiseaux terrestres. Parmi les mammifères chassés pour leur viande, il faut tout d'abord souligner le caribou (Rangifer arcticus), le porc-épic (Erethizon dorsatum) et l'ours noir (Euarctos americanus). Parmi les animaux à fourrure davantage exploités, on remarque différentes espèces de renards (Vulpes rubricosa, Alopex lagopus fuliginosus et Alopex lagopus Ungava), le vison (Mustela vison lowii), le castor (Castor canadensis), le lynx (Lynx canadensis), le rat musqué (Ondatra zibethica aquilonis), la belette ou hermine (Mustela erminea, Mustela tixosa et Mustela frenata). Parmi les volatiles terrestres, le lagopède des neiges ou perdrix blanche (Lagopus lagopus) est très recherché pour la qualité de sa viande. Les Nord-Côtiers n'ont pas négligé ces ressources terrestres et dans le passé, la chasse et le piégeage des animaux à fourrure occupaient une place importante dans leur cycle économique.

Les sois arables sont quasi-inexistants sur le littoral de la Basse-Côte, les affleurements rocheux de type granitique étant la principale caractéristique morphologique d'un paysage si désolé que Cartier le baptisa « Terre de Caïn ». Sur la Moyenne-Côte les conditions pédologiques sont quelque peu différentes et des accumulations alluvionnaires importantes y favorisent davantage la végétation de même que des tentatives de jardinage.

La végétation est de type « toundra » sur le littoral de la Basse-Côte, à part quelques forêts-galeries de petites épinettes noires (Picea mariana) le long des principaux cours d'eau, et davantage de type « forêt tempérée » vers l'arrière de la Moyenne-Côte. Les espèces d'arbres les plus importantes sont l'épinette noire, le sapin baumier (Abies balsamea), le bouleau (Betula papyrifera et Betula glandulosa), le mélèze (Larix laricina), le tremble (Populus tremuloides) et le petit merisier (Prunus pensyvalnica). Seule l'épinette noire, abondante partout et particulièrement le long des cours d'eau, est exploitée pour la construction des habitations et la coupe de bois de chauffage. La cueillette de baies et fruits sauvages tels la plaquebière ou « chicoutai » (Rubus chamaemorus), de deux sortes [45] de bleuets, de trois espèces d'atocas, des mûres rouges du Rubus arcticus, des groseilles et des framboises, vient compléter la liste des activités économiques liées à l'exploitation du milieu.

2-4. Le climat [11]

La température de la Côte n'est pas aussi inclémente qu'on pourrait le croire, car si les courants et les vents marins contribuent à rendre les étés froids, brumeux et pluvieux, ils ont pour autre conséquence de rendre les hivers relativement doux comparativement au climat de l'intérieur aux mêmes latitudes. Toutefois, le printemps et l'automne ne durent en pratique qu'un mois séparant un très long hiver, durant d'octobre à mai, d'un très court été, allant de la fin de juin à la fin d'août.

La durée moyenne de la période intergélivale est de 123 jours à Harrington et de 107 à Natashquan. On peut voir là les effets des masses d'air maritime, comme on peut le constater aussi sur les précipitations qui sont plus élevées à Harrington que partout ailleurs avec une moyenne annuelle de 49,89 pouces se répartissant entre 28,62 pouces de pluie et 212 pouces de neige contre un total de 39,17 pouces à Natashquan et de 41,94 pouces à Sept-Îles.

Si on ajoute à ces conditions climatiques, la brume qui se fait très fréquente pendant les mois de juillet et d'août, il faut conclure que la durée de la période de pêche côtière peut difficilement dépasser 3 mois et le nombre de journées en mer le total de 100. Pendant les mauvaises saisons de brume et de tempêtes, le nombre de journées passées en mer n'atteint même pas la moitié de ce dernier chiffre chez certains pêcheurs.

2-5. Changements dans le milieu
par l'action de l'homme


Jacques CARTIER, lors de son voyage de 1534, fut émerveillé par les richesses maritimes du détroit de Belle-Isle et du golfe Saint-Laurent. D'autres après lui les ont même qualifiées d'inépuisables. Ce ne fut malheureusement pas le cas. Trois siècles d'exploitation soutenue et quelquefois sans discernement causèrent une diminution considérable dans la population de certaines espèces en particulier chez le loup-marin, le saumon, le gode et la marmette. En conséquence, des postes de pêche au loup-marin qui rapportaient des milliers de prises au XVIIIe siècle et au début du siècle dernier n'en rapportaient plus que quelques dizaines entre 1860 et 1870. De même la rivière Saint-Paul qui avait déjà fourni des dizaines de milliers de livres de saumon à ses exploitants, n'en donnait plus que quelques milliers à la même période. La situation était cependant moins grave pour la morue qui, après s'être faite rare pendant quelques années, est revenue plus abondante que jamais au début des années 1870.

Le cas des oiseaux aquatiques était plus tragique, car une cueillette inconsidérée de leurs oeufs, particulièrement de ceux des godes et des marmettes, par des goélettes de la Nouvelle-Écosse et des États-Unis qui allaient les vendre sur les marchés d'Halifax et de Boston, avait compromis la survie même de certaines espèces. Les autorités politiques  [46] alertées firent de nouvelles lois et mirent sur pied un service de protection en vue d'arrêter ce carnage et de protéger les pêcheurs canadiens contre les empiétements des pêcheurs étrangers.

Les ressources terrestres, pour leur part, furent lourdement taxées par plusieurs feux de forêt dont le plus important eut lieu en 1870 et brûla pendant plusieurs semaines tout l'arrière-pays, détruisant des forêts entières et une bonne partie du gibier qu'elles renfermaient. La faune mil plusieurs années à se repeupler et les forêts des dizaines d'années à repousser.

De son côté, le caribou qui comptait d'immenses troupeaux de plusieurs milliers de têtes, fut décimé par la maladie et par l'introduction des fusils à répétition et il est devenu rare aujourd'hui.

L'action de l'homme prédateur qui menaçait de détruire à tout jamais l'équilibre du milieu fut contrôlée de façon relativement efficace par un certain nombre de lois. Cette nouvelle législation permit d'assurer une certaine stabilité aux populations menacées comme celles du saumon, du loup-marin et de quelques oiseaux aquatiques. Ainsi les rendements annuels actuels de la pêche du saumon et du loup-marin se comparent avantageusement à ceux du milieu du siècle dernier. Cependant, ces lois ont limité de façon importante l'accès aux ressources naturelles et changé les modalités du rapport HOMME-MILIEU.


3. Histoire du peuplement
et démographie


Les écosystèmes de la Moyenne et de la Basse-Côte ont vu plusieurs populations humaines, tant nomades que sédentaires, se succéder et se concurrencer dans l'exploitation de leurs ressources. Malgré leurs origines diverses, elles ont fait preuve d'une remarquable continuité dans les modes d'exploitation du milieu et se sont prêtées et empruntées mutuellement plusieurs traits culturels, de telle sorte que les deux sous-cultures qui s'y sont développées sont le résultat d'un brassage culturel considérable.

3-1. Le milieu culturel de départ :
celui des Indiens et des Esquimaux


Au moment de l'arrivée des premiers Européens en Amérique du Nord continentale, le long de la côte du Labrador, et au delà du détroit de Belle-Isle, le territoire était déjà occupé par des populations indiennes et esquimaudes depuis une période de temps encore mal déterminée [12]. Schématiquement, la répartition de ces deux populations autochtones était la suivante : les Esquimaux habitaient le littoral et les Indiens l'intérieur du pays.

[47] Peu nombreux et dotés d'une technologie relativement peu développée, les Indiens et les Esquimaux étaient en équilibre avec le milieu environnant. Leur nombre respectif au moment de la situation de contact avec les Européens n'est pas connu. Les Indiens n'étaient vraisemblablement pas plus nombreux qu'ils ne le sont aujourd'hui. Au surplus, ils exploitaient surtout la portion de pays définie comme extérieure à nos écosystèmes. Il est encore plus difficile de déterminer la population esquimaude du temps. En supposant un total de 1,200 aborigènes pour un littoral de 450 milles, nous obtenons une densité linéaire d'environ 3 p/m.l.

Les Esquimaux, de rapport difficile avec les Européens, ont été éliminés physiquement par eux ou se sont réfugiés plus au nord dans le Labrador terre-neuvien. Les Indiens, pour leur part, se sont vus dépossédés à toute fin pratique par les Blancs de la portion littorale de leur territoire et ont été refoulés vers les territoires de trappe de l'intérieur. On leur a surtout enlevé leur droit de pêche au « nigog » [13] dans les rivières à saumon sous prétexte que cela menaçait la reproduction de l'espèce. Victimes des maladies apportées par les Blancs, de la diminution du gibier causée par les feux de forêt et de la malhonnêteté des traiteurs, ils habitent aujourd'hui d'étroites réserves et n'exercent presque plus leur métier de chasseur-trappeur en vue de leur subsistance qui leur est assurée par les chèques du gouvernement fédéral.

De leurs voisins Indiens, les populations blanches qui se sont établies sur la Côte ont adopté le complexe du piégeage des animaux à fourrure, l'utilisation du canot léger et du chien de chasse. Des Esquimaux, ils ont reçu le complexe du « cométique » et les bottes en peaux de loup-marin. De nombreux noms indiens et esquimaux hauts en couleur émaillent aussi la toponymie des deux écosystèmes. Finalement, de nombreux métissages eurent lieu. Les descendants des métis de Blancs et d'Indiens continuent aujourd'hui à vivre dans les réserves indiennes, alors que les descendants des métis d'Esquimaux et de Blancs vivent parmi la population blanche et refusent systématiquement de reconnaître leur ascendance esquimaude. On retrouve de nombreux descendants de ces métis d'Esquimaux dans les villages de Saint-Augustin et de Rivière-Saint-Paul.

3-2. Période d'exploitation non sédentaire :
1500-1661


Les Basques furent sans doute les premiers Européens à exploiter les eaux du golfe Saint-Laurent avant même la fin du XVe siècle [14]. Pendant un siècle environ ils y chassèrent la baleine avec ardeur et trafiquèrent les fourrures avec les Indiens. On retrouve encore dans les îles de l'archipel de Mingan des vestiges des fonderies qu'ils y avaient installées à cette époque.

Des pêcheurs espagnols et français ne mirent pas de temps à les concurrencer et leurs ports de ralliement étaient ceux de Bradore et de Brest. Les voyages de Jacques [48] CARTIER consacrèrent la main-mise de la France sur ce littoral. Chaque année, au mois de juin, une flottille de bateaux de pêche, souvent accompagnée de vaisseaux armés, venait faire en quelques semaines cales pleines de morue salée et/ou séchée pour ensuite s'en retourner en France. Quelques hommes d'équipage hivernaient sur place pour surveiller les agrès de pêche trop encombrants pour être transportés à chaque voyage, pour faire des provisions de bois de chauffage ainsi que pour faire la traite des fourrures avec les Indiens et pour peut-être chasser et pêcher le loup-marin.

Avec les autochtones les quelques dizaines d'Européens, tout au plus, qui habitaient alors la Côte-Nord de façon permanente et les quelques centaines de pêcheurs qui y venaient pendant l'été principalement pour la pêche à la morue n'ont pas eu d'influence importante sur les ressources du milieu qui apparaissaient comme surabondantes à cette époque.

3-3. Période d'exploitation sédentaire :
1661-1820


La période d'exploitation sédentaire s'ouvre en 1661 avec la concession en seigneurie de l'ile-aux-Oeufs [15] à François BISSOT. Se trouvaient adjoints à cette concession les droits d'exploitation de la partie du littoral faisant face à l'Île-aux-Oeufs et se prolongeant jusque dans la Grande Anse vers les Esquimaux ou les Espagnols font ordinairement la pesche [16] et qui devint par la suite la seigneurie de la Terre Ferme de Mingan. En 1679, Jacques de LALANDE, époux de la veuve de Bissot, et Louis JOLLIET, le découvreur du Mississippi, furent gratifiés de la seigneurie des Îles et Îlets de Mingan englobant toutes les îles du littoral de Mingan à la baie de Bradore. L'année suivante, Louis JOLLIET obtint en seigneurie l'Île d'Anticosti. Des postes de traite et de pêche au loup-marin, au saumon et à la morue furent aussitôt établis à Mingan, Sept-Îles et Anticosti, mais seul celui de Mingan fut maintenu en opération de façon continue par les héritiers des seigneurs qui louèrent par la suite les droits d'exploitation à divers commerçants et finalement à la Cie DE LA BAIE D'HUDSON en 1803.

En 1702, toute la côte s'étendant entre Kegashka et Hamilton Inlet, dans le Labrador terre-neuvien, fut concédée à Augustin LEGARDEUR de COURTEMANCHE pour une période de 10 ans. Celui-ci s'établit d'abord près de la rivière Saint-Paul, puis déménagea peu après à la baie de Bradore qui prit le nom de Baie des Phélypeaux. En 1706, la rivière Saint-Paul ainsi que cinq lieues de chaque côté et dix lieues de profondeur fut concédée en seigneurie au sieur GODEFROY de Saint-Paul. En 1714, de COURTEMANCHE obtint en concession à vie la Baie de Bradore avec deux lieues de chaque côté et dix lieues de profondeur. Par la suite les concessions se multiplièrent et en 1748, toute la portion du littoral de la Basse-Côte-Nord située entre la rivière Petit-Mecatina et Blanc-Sablon se trouvait concédée à des particuliers qui y exploitaient principalement la pêche du loup-marin, la pêche du saumon et la traite des fourrures. Ils y employaient des [49] engagés qui devaient nécessairement y passer l'hiver, puisque la pêche du loup-marin s'y faisait en décembre-janvier et en maijuin. Au moment de la conquête anglaise, le nombre total de ces engagés était supérieur à 100 hommes et les rendements annuels de la pêche du loup-marin variaient entre 8,840 et 12,000 peaux et 1,000 à 1,400 barriques d'huile [17].

En même temps les navires français continuaient d'y venir pêcher la morue. Entre 1726 et 1743, ils étaient en moyenne 15 à venir pêcher chaque année dans les environs de la baie de Bradore avec des équipages totalisant plus de 1,000 hommes, et ils s'en retournaient avec des cargaisons totales dépassant 40,000 quintaux de morue séchée et 500 barils d'huile de foie de morue [18].

Après la conquête, des marchands anglais ayant à leur tête les frères LYMBURNER prirent le contrôle de tous les postes de pêche de la Basse-Côte-Nord, à l'exception de celui de rivière Saint-Paul qui fut acheté par les frères LLOYD, et les transmirent à leurs héritiers qui en bénéficièrent jusqu'à la faillite de la COMPAGNIE DU LABRADOR en 1820.

À la fin de la période, l'état de la population exploitant la Moyenne et la Basse-Côte pouvait être évalué comme ceci :


a) pour la Moyenne-Côte : environ 500 Indiens-Montagnais vivaient surtout à l'intérieur des terres de la chasse et de la pêche et troquaient leurs fourrures au comptoir de Mingan. Quelques dizaines d'employés de la Cie DE LA BAIE D'HUDSON troquaient les fourrures ou faisaient la pêche du saumon et la chasse du loup-marin. Un nombre inconnu de pêcheurs étrangers venaient chaque été sur les bancs de Mingan, Magpie, Rivière-au-Tonnerre et Natashquan ;

b) pour la Basse-Côte : environ 500 Montagnais vivaient aussi de chasse et de piégeage et échangeaient leurs fourrures au comptoir de Musquarro. Plus de 100 engagés pêchaient le loup-marin au profit des concessionnaires. Plus de 1 000 pêcheurs de morue étaient de passage pendant l'été au moment du régime français ; un nombre sans cesse croissant de pêcheurs anglais et américains évalué à quelques milliers au début du XIXe siècle y accoururent par la suite.


Ainsi la densité linéaire de l'occupation humaine fut portée à5 exploitants par mille linéaire pour la Moyenne-Côte-Nord et a varié entre 6 et 15 environ pour la Basse-Côte. L'exploitation des ressources s'est donc intensifiée pendant cette période, et ses effets ne tardèrent pas à se faire sentir pendant la période suivante.

[50]

3-4. Le peuplement permanent:
1820-1970


3-4-1. Sur la Basse-Côte-Nord [19]

Le peuplement de façon permanente de la Basse-Côte par des immigrants d'ascendance européenne s'est effectué en deux étapes de durée à peu près égale, la première s'étendant de 1820 à 1860 environ, la seconde de 1860 à 1900. Il n'y eut aucune immigration d'importance après 1900. La première étape fut caractérisée par l'installation d'un fort contingent de Canadiens français, la seconde par des immigrations de Terre-Neuviens et aussi par quelques cas d'émigration.

Après la faillite de la LABRADOR COMPANY en 1820, quelques-uns de ses engagés achetèrent à bon compte les meilleurs postes de pêche à loup-marin et de pêche à saumon et assurèrent ainsi la continuité de l'exploitation. Ces pionniers furent bientôt rejoints par plusieurs familles canadiennes-françaises originaires des comtés de l'Islet, Montmagny et Berthier attirées par l'abondance des ressources naturelles. Vint ensuite l'installation à Kegashka à partir de 1854 de quelques familles acadiennes venues des Îles-de-la-Madeleine. Quelques anglophones originaires de Terre-Neuve, des provinces maritimes et des Îles Britanniques se mêlèrent à cette première vague de peuplement canadienne-française. L'existence de postes de pêche importants appartenant à des firmes jerseyaises établies dans la région de Blanc-Sablon contribua sans doute àattirer de nouveaux habitants sédentaires, venus d'abord faire la pêche comme engagés. Vers 1860, les francophones étaient dispersés partout sur la Basse-Côte, mais étaient en majorité dans la partie la plus occidentale entre Kegashka et Saint-Augustin, alors que les anglophones dominaient dans la partie orientale. Le français était encore la langue la plus couramment parlée dans l'ensemble du territoire.

Après 1860, et surtout dans les années 1870, l'arrivée de quelques dizaines de familles terre-neuviennes vint bouleverser le rapport démographique entre les deux groupes linguistiques. Les nouveaux venus choisirent de s'établir à Blanc-Sablon, dans les archipels de rivière Saint-Paul et de Saint-Augustin, à Mutton Bay et Harrington Harbour, de même qu'à Kegashka abandonné par sa population acadienne en 1872-73. Ces Terre-Neuviens connaissaient déjà la Côte pour y être venu sur des goélettes de pêche à la morue et les bons rendements de cette pêche dans les débuts des années 1870 les incitèrent à s'y installer en permanence.

Après 1900, seul l'accroissement démographique naturel fut responsable de l'augmentation de la population malgré les départs de quelques familles et de quelques individus isolés. Pour leur part, les pêcheurs étrangers en provenance des États-Unis, de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse continuèrent de venir nombreux sur la Côte jusqu'à la fin du siècle environ, puis leur nombre diminua graduellement et aujourd'hui il n'en vient plus que quelques-uns à Blanc-Sablon.

[51] Dans le tableau no 1 qui reconstitue l'évolution de la population, tant permanente que transitoire, sur la Basse-Côte de 1820 à 1970, deux colonnes méritent une attention spéciale : celle de l'évolution de la population blanche sédentaire et celle des pêcheurs étrangers. La population blanche sédentaire, après avoir augmenté rapidement pendant les 30 premières années, a progressé plus lentement pendant la seconde partie du siècle dernier et au début de ce siècle pour connaître un essor ultra-rapide entre 1933 et 1958.

Les facteurs pouvant expliquer la dynamique de cette évolution sont liés au milieu, à la technologie de la pêche, ainsi qu'à la structure économique de la région. De 1820 à 1860 environ, les premiers occupants sédentaires ont poursuivi le même type d'exploitation économique avec la même technologie qu'à la période précédente. Pour avoir un rendement intéressant, ce type d'exploitation, comme nous le verrons plus loin, nécessitait une grande dispersion des postes de pêche sur le littoral. Une multiplication des postes qui, d'une dizaine au début, étaient passé à une quarantaine vers 1860, occasionna une diminution rapide du rendement de chacun d'entre eux [20]. Pendant les années 1860, les rendements tombèrent à presque rien, et la plupart des habitants connurent la misère et durent être secourus en 1868 par le gouvernement. Heureusement, les nouvelles législations établies à partir de 1854 pour assurer la protection des pêcheries et limiter le nombre des détenteurs de pêches à saumon et à loup-marin, commencèrent à avoir leurs effets après 1870 et les rendements redevinrent plus intéressants. Concurremment, une amélioration dans la technique elle-même de la capture du loup-marin contribua aussi à en augmenter le rendement. Un peu plus tard, poussés par l'exemple des Terre-Neuviens et des compagnies jerseyaises, ceux qui ne purent hériter d'un emplacement de pêche à loup-marin ou à saumon se tournèrent vers la pêche à la morue.

Pendant les deux guerres et la crise économique, la pêche du saumon, du loup-marin et de la morue avec le filet-trappe jointe au piégeage des animaux à fourrure demeurèrent les principales activités économiques des habitants de la Basse-Côte-Nord. Avec le temps le secteur des activités tertiaires - principalement à l'emploi des gouvernements fédéral et provincial - se développa et fournit de plus en plus d'emplois à des personnes de la Basse-Côte. Après 1950, le « boom » industriel de Sept-Îles et des villes minières de l'arrière-pays attira plusieurs pêcheurs. Sur place, une usine de transformation du loup-marin, puis de la morue, s'installa à la fin de la seconde Grande Guerre à La Tabatière. Un peu plus tard le programme fédéral-provincial des travaux d'hiver vint occuper les hivers des pêcheurs de 1964 à 1969. Comme résultat de tous ces changements, seulement un tiers de la population active de la Basse-Côte se consacre encore à la pêche qui est demeurée cependant la principale activité économique liée à l'exploitation du milieu. Selon l'économiste Marcel DANEAU, plus de la moitié du revenu des habitants de la Basse-Côte provient de paiements de transferts directs ou déguisés. Un quart seulement du revenu est tiré de la pêche, l'autre quart provenant d'emplois salariés divers [21]. Ce sont donc des subventions gouvernementales qui maintiennent sur place, de façon assez artificielle, la population de la Basse-Côte qui, avec ses 5,000 habitants a nettement [53] dépassé le seuil d'équilibre avec le milieu environnant étant donné le faible développement de la technologie de la pêche depuis près de 100 ans. Ce seuil optimum de population avait été atteint une première fois vers 1840-1850, avec 500 personnes d'origine blanche pour une distribution de trois ou quatre personnes au mille linéaire, dans le contexte d'une économie presque exclusivement basée sur l'exploitation commerciale du saumon et du loup-marin. Un nouveau seuil de 1,000 à 1,500 personnes fut obtenu à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle en ajoutant aux deux activités traditionnelles la pêche à la morue avec le filet-trappe et le piégeage des animaux à fourrure. Depuis, seuls des emplois salariés sur place ou à l'extérieur et l'aide gouvernementale directe ou indirecte ont permis à la population de croître de façon si importante.

[51]

Tableau no 1

Évolution de la population sur la Basse-Côte-Nord (1820-1968)

Année

Sources

Population permanente

Indiens

Blancs

Densité m. Linéaire

Pêcheurs nomades

Population totale

vers 1825

Reconstitution

env. 500

env. 100

2.4

env. 2,000

env. 2,600

vers 1840

Robertson, (a) Fortin, (b)

env. 500

env. 250

3.0

env. 2,000

env. 2,750

1852

Fortin, 1853, (b)

env. 500

364 h.

4.6

env. 2,000

env. 3,150

62 f.

222 enf.

1868

Gregory, (c)

env. 400

env. 500

4.0

env. 2,000

env. 2,900

1879

Annales de la Propagation de la Foi, (d)

env. 400

450 cath.

4.8

env. 2,000

env. 3,000

350 prot.

1896

Huard, (e)

env. 300

env. 500 cath,

5.0

env. 1,000

env. 2,250

env. 450 prot.

1926

Rochette, (f)

env. 300

1,280 hab

6.4

-----

env. 1,600

1933

Junek, (g)

env. 200

env. 1,400

6.4

-----

env. 1,600

1956

Bureau fédéral de la Statistique

env. 350

3,168

14.0

-----

env. 3,500

1968

Recensement du projet Côte-Nord

env. 460

4,505

20.0

-----

env. 5,000


Notes : Voir page annexée


a) ROBERTSON, Samuel, « Notes on the Coast of Labrador », in TRANSACTIONS OF THE LITTERARY AND HISTORICAL SOCIETY OF QUEBEC, Vol. IV, part 1, Feb. 1855, pp. 27-53.

b) FORTIN, Pierre Étienne, 1823-1888, Annual Report of Pierre Fortin, Esquire Commanding the Expedition for the Protection of the Fisheries in the Gulf of St-Lawrence, During the Season of 1858, Toronto, John Lovell Printer, 1859, id, pour 1859 à 1867.

c) GREGORY, M.J.U., En racontant : Récits de voyages en Floride, au Labrador et sur le fleuve Saint-Laurent, Québec, C. Darveau, 1886, 244 p.

d) ANNALES DE LA PROPAGATION DE LA FOI (Les), Québec, années 1877 à 1897.

e) HUARD, Abbé V.A., Labrador et Anticosti, Beauchemin et Fils, Montréal, 1897, 505 p.

f) ROCHETTE, Edgar, Notes sur la Côte-Nord du Bas-St-Laurent et le Labrador Canadien, Québec, Imprimerie LE SOLEIL, 1926, 131 p.

g) JUNEK, O.W., Isolated Communities : a Study of a Labrador Fishing Village, American Sociological Series, American Book Co., 1937, 130 p.


[53] De son côté, le nombre de pêcheurs nomades connut une évolution inverse à celui des pêcheurs sédentaires et au début de ce siècle ils semblent avoir abandonné définitivement la Côte. Trois raisons majeures peuvent expliquer ce retrait. En premier lieu, vient le contrôle étroit de leurs activités par les officiers chargés de la protection des pêcheries dans le golfe Saint-Laurent. En second lieu, un certain nombre de pêcheurs nomades ont trouvé plus avantageux de s'établir en permanence sur la Côte plutôt que d'effectuer des voyages annuels entre Terre-Neuve et le littoral de la Basse-Côte. Finalement, il faut voir comme raison majeure de cet abandon, l'introduction des chalutiers et des navires à vapeur permettant d'effectuer de courts voyages de pêche sur les grands bancs, pour ramener directement le poisson frais aux endroits de transformation.

3-4-2. Sur la Moyenne-Côte

Protégeant son monopole de traite des fourrures et de pêche du saumon, la Cie DE LA BAIE D'HUDSON empêcha toute tentative par les pêcheurs nomades de s'installer, même de façon temporaire, sur le littoral de la Moyenne-Côte. Ceci défavorisa l'exploitation de la pêche à la morue par les Québécois mal équipés, mais ne semblait pas rebuter les Américains qui menaient toutes leurs opérations de pêche à bord de leurs goélettes, les meilleures à l'époque selon le capitaine FORTIN. Cédant aux pressions, le gouvernement de l'Union passa en 1854 une loi forçant la Compagnie à laisser les pêcheurs s'établir sur le littoral de sa concession. Le début du peuplement permanent de la Moyenne-Côte doit donc être fixé à cette date. Les postes de pêche se multiplièrent rapidement et pendant les vingt années qui suivirent des dizaines et des dizaines de familles originaires des Îles-de-la-Madeleine et de la baie des Chaleurs vinrent s'installer à demeure. Plusieurs y furent attirées par les grandes firmes de pêche jerseyaises des ROBIN, LE BOUTHILLIER et DE LA PAREILLE qui, à partir de 1 860, eurent le quasi-monopole du commerce du poisson sur cette côte.

Ainsi furent fondés les postes de Magpie, Rivière-au-Tonnerre, rivière Saint-Jean, Sheldrake, Pigou, Chaloupe, Rivière-aux-Graines, Mingan, et quelques autres moins importants dans la partie la plus occidentale de la Moyenne-Côte où se trouvaient les meilleurs bancs de pêche et où se concentrèrent les établissements jerseyais. Les villages de Natashquan et de Pointe-aux-Esquimaux (devenu Havre-Saint-Pierre en 1925) fondés en 1855 et 1857 respectivement par des familles acadiennes présentent des cas quelque peu différents. En effet, dotés de goélettes et d'un certain capital, ces Acadiens pratiquaient la chasse du loup-marin sur les glaces ainsi que la pêche de la morue et du hareng dans le [54] détroit de Belle-Isle. Ils étaient des producteurs indépendants de même que les pêcheurs qui s'établirent après 1860 dans les environs de Piashti Bay et de la rivière Aguanish.

Après 1875, il y eut peu d'immigration importante sur la Moyenne-Côte mais on enregistra en revanche une forte émigration en 1885-86 consécutive à plusieurs années de faillite presque totale de la chasse du loup-marin et de la pêche à la morue et au hareng. Environ 80 familles quittèrent Natashquan, Pointe-aux-Esquimaux et Betchewan pour Québec et la Beauce. Le village de Betchewan fut complètement abandonné alors que Natashquan perdit 30 familles, soit la moitié de sa population. La situation se rétablit quelque peu par la suite, mais les villages de Natashquan et de Pointe-aux-Esquimaux ne connurent jamais plus les beaux succès des premières années d'installation. Au tournant du siècle, ils abandonnèrent même complètement la chasse du loup-marin en goélettes pour se consacrer presque exclusivement à la pêche à la morue en barge sur les bancs de Natashquan. En même temps, plusieurs chefs de famille commencèrent à aller chercher un complément à leurs maigres revenus dans les chantiers de Clarke City qui venaient d'ouvrir près de Sept-Îles. Les salaires intéressants qu'on y payait alors en poussèrent plus d'un à abandonner définitivement la pêche.

La crise des années 1930 vit la disparition définitive et complète sur la Moyenne-Côte des compagnies de pêche jerseyaises et l'abandon à toute fin pratique de la pêche à la morue par ses habitants. On se tourna plutôt vers la pêche du flétan commercialisée par les Pêcheurs-Unis qui s'implantèrent à Rivière-au-Tonnerre et à Havre-Saint-Pierre. L'implantation de la QUEBEC IRON & TITANIUM à ce dernier endroit en 1948 amena pratiquement l'abandon de la pêche côtière sur cette partie de la Côte. Seul le village de Rivière-au-Tonnerre est demeuré un village de pêche grâce à l'installation d'une usine de transformation de la morue aménagée par la suite en usine de traitement du crabe. La majorité des habitants de la Moyenne-Côte tirent leurs revenus d'emplois salariés dans l'exploitation minière ou d'emplois gouvernementaux temporaires ou permanents.

Le tableau 2, fournit une idée assez juste de l'évolution des populations sédentaires et nomades sur la Moyenne-Côte depuis les premiers établissements permanents. Il en ressort que l'évolution de la courbe démographique est liée à l'évolution économique de ce littoral. À l'accroissement rapide de la population pendant les vingt premières années sur un territoire auparavant presque inoccupé et à un moment où les conditions de pêche étaient excellentes, a succédé une période d'accroissement beaucoup plus lent dans la seconde partie du siècle dernier. L'accroissement démographique continua à être lent après 1900, les rendements de la pêche ne s'étant guère améliorés sauf pendant la Première Guerre mondiale et les pêcheurs étant obligés de compléter leurs revenus par du travail de bûcheron dans les chantiers de la Haute-Côte-Nord. La population connut un accroissement important dans les trente dernières années grâce à la multiplication des emplois dans le secteur tertiaire, à l'ouverture de la mine et à l'implantation de l'usine de poisson.

L'évolution de la population de pêcheurs nomades sur la Moyenne-Côte fut sensiblement la même que sur la Basse-Côte, sauf qu'un certain nombre d'engagés continuèrent à y venir pêcher après 1900 jusqu'à la disparition des dernières stations jerseyaises dans les années 30.

[55]

Tableau no 2

Évolution de la population de la Moyenne-Côte-Nord (1850 - 1970)

Année

Sources

Population permanente

Indiens

Blancs

Densité m. Linéaire

Pêcheurs nomades

Population totale

1852

Fortin, 1853, (a)

env. 500

env. 120

3.0

env. 3,000

env. 3,500

1857

Fortin, 1858, (a)

env. 500

env. 420

4.5

env. 2,000

env. 3,000

1861

Fortin, 1862, (a)

env. 500

env. 1,000

7.0

env. 2,000

env. 3,500

1871

Rapports sur les Missions du diocèse de Québec (b)

env. 400

env. 1,200

8.5

env. 1,500

env. 3,200

1895

Huard, (c)

env. 350

env. 1,700

11.0

env. 1,000

env. 3,200

1908

Rouillard, (d)

env. 300

env. 2,500

15.0

env. 500

env. 3,500

1926

Rochette, (e)

env. 300

env. 3,500

20.0

env. 3,800

1970

env. 600

env. 6,000

33.0

env. 6,600


a) FORTIN, P.E., op. cit.

b) Rapports sur les Missions du diocèse de Québec, publiés à Québec de 1839 à 1875.

c) Op. cit.

d) ROUILLARD, E., La Côte-Nord du Saint-Laurent et le Labrador Canadien, Québec, Laflamme, 1908.

e) Op. cit.

 [56]

Cette analyse démographique suggère les deux conclusions suivantes. Dans les conditions traditionnelles basées principalement sur la chasse du loup-marin et ta pêche de la morue, la population maximale pouvant vivre des ressources du milieu étant donné un certain niveau de technologie peut être estimée à 2 000 personnes environ. Dépassé ce seuil, on dut avoir recours au travail salarié à l'extérieur et à l'aide gouvernementale directe ou indirecte. La découverte et l'exploitation de nouvelles ressources du milieu (minerai de fer-titane) et la multiplication des emplois dans le secteur tertiaire ont permis à la population d'augmenter de façon considérable depuis deux décennies. La pêche est devenue une occupation bien secondaire étant limitées à quelques pêcheurs de saumon et à la transformation du poisson à l'usine de Rivière-au-Tonnerre. La pêche est d'ailleurs une occupation dévalorisée ce qui constitue un indice important du changement de la relation HOMME-MILIEU sur la Moyenne-Côte, les habitants préférant tourner le dos à la mer pour se consacrer davantage à l'exploitation des ressources terrestres.


4. Activités économiques et technologie [22]

4-1. Technologie et économie

La technologie, de même que les connaissances techniques et scientifiques, étant dans la culture des Nord-Côtiers, comme dans celles des autres sociétés, le plus directement liée aux activités d'exploitation et de transformation des ressources naturelles, il convient donc de les traiter ensemble. Le domaine de la technologie est le lieu par excellence de l'innovation, de la diffusion et de l'emprunt. Les changements culturels y sont beaucoup plus facilement acceptés et intégrés qu'à n'importe quel autre niveau de la réalité sociale qui est moins dépendants de la technologie. Aussi nombre d'études sur le changement culturel sont-elles centrées sur les changements technologiques. Le progrès technologique répond au besoin de tous les hommes de toutes les sociétés d'augmenter leur bien-être en minimisant leurs efforts tout en augmentant au maximum leur rendement. Dans cette recherche de la maximisation, les changements technologiques sont rapidement acceptés à condition que les avantages en soient apparents et que l'on dispose de capitaux suffisants. Si ces deux conditions se sont trouvées réunies jusqu'au milieu du siècle dernier et chez certains exploitants seulement sur la Basse et Moyenne-Côte, ce n'est pas le cas de la très grande majorité des Nord-Côtiers depuis un siècle, comme on pourra le constater en passant en revue les principales activités économiques de la Moyenne et de la Basse-Côte.

[57]

4-2. La pêche du loup-marin

Au Québec, la pêche du loup-marin avec des filets a toujours constitué une activité économique exclusive à la Basse-Côte. La conformation du littoral ainsi que les routes de migrations des phoques expliquent cette exclusivité. Lors de son introduction, elle représentait uniquement une opération commerciale très lucrative, car la vente des peaux et de l'huile rapportait à cette époque des profits considérables [23]. Du temps du régime français comme de celui du régime anglais plusieurs concessionnaires et commerçants se sont constitué des fortunes rondelettes dans l'exploitation des pêcheries de loup-marin de la Côte. De même les premiers pêcheurs sédentaires qui leur succédèrent après 1820 vécurent richement des rapports de cette pêche pendant une vingtaine d'années. Les ROBERTSON de La Tabatière et les JONES de Bradore qui avaient acheté les deux meilleurs postes menaient alors une vie de seigneurs selon des voyageurs de l'époque [24]. En plus de l'argent obtenu par la vente de l'huile et des peaux de loups-marins, les sédentaires utilisaient la viande de ce mammifère pour nourrir leurs chiens qui leur étaient d'une importance vitale pour le transport en hiver, Ainsi s'était développé une symbiose entre loups-marins, hommes et chiens [25].

La multiplication des postes de pêche et la sur-exploitation du loup-marin chassé à outrance sur les glaces du golfe [26] causèrent 'un rapide déclin du rendement de cette pêche après 1850. Aux postes de La Tabatière et de Bradore où on prenait autrefois plus de 3,000 loups-marins certaines années, le rendement était tombé à quelques dizaines ou tout au plus à quelques centaines de prises. En conséquence, le nombre de pêches à loups-marins d'automne et de printemps qui était d'environ 40 au début des années 1860 était retombé à 15 dix ans plus tard [27]. La plupart des pêches, sauf les plus importantes, ne rapportaient même plus assez pour assurer le renouvellement de l'équipement. En effet, la grande pêche à loup-marin requiérait un investissement monétaire et une main-d'oeuvre assez considérables pour l'époque. La valeur totale de l'équipement de la pêche de La Tabatière était estimée à plusieurs milliers de dollars par son propriétaire Samuel ROBERTSON et le nombre d'engagés de cette pêche était alors de 12 [28].

[58] Les premiers pêcheurs sédentaires avaient hérité de la technologie de pêche du loup-marin mise au point par les concessionnaires et leurs engagés au XVIIIe siècle c'est-à-dire la pêche à cabestan [29]. La mise en place et l'exploitation de cet engin requéraient des centaines de brasses de filets à maille de 8 pouces et la collaboration de plusieurs hommes. Tant que les profits furent considérables, les pêcheurs sédentaires ne lésinèrent pas à consentir cet investissement important et ne cherchèrent pas à améliorer le rendement de leur pêche. Ils furent contraints à le faire cependant après 1860. Ils repensèrent alors la disposition des filets en vue de diminuer le nombre de brasses et le nombre d'engagés et ils mirent au point la pêche en V telle qu'elle est encore utilisée aujourd'hui. Les résultats de cette invention technologique jointe à la diminution du nombre de pêches ne tardèrent pas à se faire sentir dans des rendements accrus.

Le nombre de captures dans les pêches à loup-marin de la Basse-Côte varie énormément selon les années, s'échelonnant entre un minimum de 914 prises en 1920 et un maximum de 15,666 en 1945. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les captures ont augmenté de façon très considérable depuis 1940 sans que des explications valables puissent être fournies. On continue à tuer des centaines de milliers de loups-marins sur les glaces du golfe au printemps. La production des années '40, '45 et '50 fut même supérieure à la production moyenne de l'ensemble des postes vers 1760. Le nombre de pêches et de filets à loup-marin est évidemment beaucoup plus considérable aujourd'hui qu'à cette époque et même si la production par poste est moindre qu'alors, la production totale n'en est pas moins supérieure. Ce que n'admettent pas cependant les pêcheurs de loup-marin qui se réfèrent avec nostalgie aux années d'or des débuts du siècle dernier où, bon an mal an, disent-ils, il se prenait 3,000 loups-marins à La Tabatière. Le rapport de la pêche à loup-marin reste cependant plus aléatoire qu'auparavant alors que les prises annuelles semblaient plus régulières, compte tenu des différents facteurs climatiques affectant leur capture.

Les pêcheurs de loup-marin transforment eux-mêmes partiellement le produit de leur pêche. C'est au printemps qu'ils fondent dans de grands chaudrons de fer la graisse des loups-marins pour en obtenir l'huile qu'ils mettent en fûts, avant de la vendre aux commerçants. Ils vendent généralement les peaux « vertes » et légèrement salées pour en assurer la conservation. De 1944 à 1955 les « graisses » de loups-marins, c'est-à-dire la peau et le lard tels que « levés » de la carcasse du loup-marin, étaient achetées et transformées par l'usine de la SAINT LAWRENCE SEA PRODUCTS. Depuis quelques années des marchands de Montréal achètent aussi les « graisses » qui sont traitées à Harrington Harbour, évitant ainsi aux pêcheurs le fastidieux travail de la fonderie.

[59] La pêche du loup-marin est une activité économique qui se maintient encore sur la Basse-Côte-Nord, principalement dans la région de La Tabatière, Tête-à-la-Baleine et Harrington Harbour. L'intérêt qu'y apportent les pêcheurs est directement lié aux prix des peaux et à la possibilité d'obtenir ou non, d'autres emplois salariés moins aléatoires. Ainsi, lorsque les prix des peaux sont montés au-delà de $20.00 en 1964, contrebalançant ainsi le bas prix relatif de l'huile, les pêcheurs ont maintenu cette activité malgré la Possibilité de travailler aux programmes des travaux d'hiver dès les débuts de janvier.

4-3. La chasse du loup-marin

Entre 1855 et 1900, la chasse du loup-marin en goélettes fut à la Moyenne-Côte ce qu'est la pêche du loup-marin à la Basse-Côte, c'est-à-dire une caractéristique culturelle de base. Les pêcheurs acadiens qui s'étaient installés à Pointe-aux-Esquimaux et à Natashquan avaient emporté avec eux l'expérience de cette activité qu'eux-mêmes et leurs pères avaient coutume d'exercer dans les eaux du golfe depuis les débuts du siècle dernier. D'ailleurs, le fait de se rapprocher des endroits habituels de chasse du loup-marin avait joué un rôle important dans leur décision de s'installer en permanence sur la Moyenne-Côte.

Le complexe de la goélette à voile représentait pour eux un atout majeur dans l'exercice de cette activité. De construction domestique et jaugeant en moyenne 40 tonneaux, les goélettes étaient généralement montées par un équipage de 10 hommes. Leur coût moyen à l'époque représentait un capital investi de quelques milliers de dollars. Les pêcheurs acadiens, dans le but d'utiliser au maximum ce capital, effectuaient aussi à bord de leurs bâtiments un voyage de pêche à la morue sur la Basse-Côte-Nord pendant les mois de juin et juillet et un voyage de pêche au hareng sur les côtes ouest de Terre-Neuve, à la fin d'août et au début de septembre. Au mois d'octobre, plusieurs montaient à Québec pour vendre une partie des produits de leur pêche et en rapporter des provisions pour l'hiver et de l'équipement pour la saison de pêche suivante.

La façon de chasser le loup-marin en goélette était fort simple. Il s'agissait tout d'abord pour un équipage de s'approcher d'un champ de glace où les loups-marins abondaient, d'y descendre et de tuer les loups-marins à l'aide de gourdins. La tuerie terminée, ils s'empressaient de « lever » la peau et la graisse des victimes et de charger les goélettes. Àcette époque de l'année, la plupart des prises étaient des jeunes phoques ou « capots blancs » encore incapables de nager. Leur rendement en huile était donc inférieur aux loups-marins capturés l'automne. Par contre, les risques encourus étaient considérables. L'entreprise était aussi aléatoire que la pêche du loup-marin. La navigation à voile à travers les champs de glace rendait souvent très difficile l'accès aux grands troupeaux de phoques. Souvent, les goélettes acadiennes sont revenues au port à peu près vides ou avec une moitié de cargaison seulement. Le rendement de cette activité qui avait atteint son apogée avec 27,000 captures en 1870 déclina tellement après 1880 qu'on finit par l'abandonner complètement au tournant du siècle.

Pendant les premières années de leur installation, des revenus intéressants étaient venus récompenser les investissements et les nombreux efforts des pêcheurs acadiens, mais il n'en [60] fut plus de même après 1880. Selon Placide VIGNEAU, le meilleur revenu global des pêcheurs de la Pointe-aux-Esquimaux fut enregistré en 1870 avec $72,279.00 [30]. Par la suite, certaines années n'attinrent même pas la moitié de ce total. Les revenus par pêcheur diminuèrent graduellement de telle façon qu'il leur devint impossible de renouveler leur équipement et en 1902, disparut la dernière goélette de la Pointe-aux-Esquimaux qui en avait compté jusqu'à 27 vers 1880. D'ailleurs, les goélettes étaient devenues inadaptées à des activités de pêche instables. Pour la chasse du loup-marin il aurait fallu que les Acadiens s'équipent de bateaux de fer pour concurrencer les chasseurs terre-neuviens qui eux n'étaient pas à la merci des glaces comme l'étaient les premiers. D'autre part, la pêche à la morue pouvait être pratiquée de façon plus rentable avec de simples barques sur les bancs de Natashquan. Les Acadiens changèrent donc leur méthode de pêche à la morue à mesure qu'ils abandonnèrent leurs goélettes et ils allèrent de plus en plus nombreux concurrencer en « barges » les pêcheurs étrangers sur les bancs de Natashquan. Finalement, le hareng était devenu si rare dans le détroit de Belle-Isle qu'il ne valait plus la peine d'aller l'y pêcher, Seule l'acquisition de chalutier à moteur aurait pu permettre aux Acadiens d'obtenir une mobilité accrue et de diminuer leur dépendance des éléments naturels, pour pouvoir aller chercher le poisson et les loups-marins où ils se trouvaient. La disparition de leur faible capital de départ et l'absence d'aide gouvernementale en ce domaine à cette époque les obligèrent à se replier sur la pêche côtière.

4-4. La pêche du saumon

La pêche du saumon à l'intérieur et à l'embouchure des nombreuses rivières de la Moyenne et de la Basse-Côte constitue une des activités les plus anciennes jamais pratiquées sur ces territoires. Depuis des temps immémoriaux les Indiens le capturaient avec leur « nigog ». L'utilisation du filet pour pêcher le saumon date sans doute de la venue des premiers Européens car cet appareil était alors connu en Europe. Après les produits du loup-marin et les fourrures, le saumon constituait la principale denrée d'exportation des postes de pêche sédentaires de la Moyenne et de la Basse-Côte du temps des régimes de concessions. Par exemple, en 1680, plus de 70,000 livres de saumon capturé dans les rivières de la seigneurie de Mingan étaient expédiées sur les marchés de la colonie [31] » Plus tard, pour la Cie DE LA BAIE D'HUDSON, comme pour les pêcheurs sédentaires, la pêche du saumon représentait un revenu très appréciable venant en second lieu après la traite des fourrures d'une part et la pêche du loup-marin d'autre part. Quelques pêcheurs vivaient exclusivement des revenus de cette pêche.

[61] Cependant, les populations de saumon diminuèrent de façon si alarmante après 1850 que le gouvernement dut intervenir pour assurer leur survie. La Cie DE LA BAIE D'HUDSON semble avoir une large part de responsabilité dans cette affaire puisque ses pêcheurs barraient complètement le cours des rivières avec leurs filets et pêchaient même la nuit au « nigog » à l'aide de flambeaux. Seuls quelques rares saumons parvenaient à traverser toutes ces embûches pour parvenir à leurs lieux de fraye. Aussi le monopole de la pêche du saumon dans les rivières situées entre Moisie et La Romaine fut-il retiré à la Compagnie en 1858. Par la suite, des pécheurs indépendants et quelques firmes telle celle des frères HOLLIDAY, pour les rivières Natashquan et Moisie, purent obtenir des permis annuels de pêche du saumon moyennant une certaine contribution monétaire calculée d'après le nombre et la longueur des filets utilisés. Le nombre des permis de pêche à saumon a quand même augmenté de façon graduelle depuis ce temps et aujourd'hui, on peut estimer à quelques centaines le nombre de filets à saumon sur la Moyenne et la Basse-Côte. Dans le seul estuaire de la rivière Saint-Augustin, on comptait en 1965 environ 100 filets à saumon. Cette surexploitation s'est traduite par des diminutions alarmantes dans les rendements de cette pêche depuis une vingtaine d'années.

4-5. La pêche de la morue [32]

La pêche de la morue fut pendant longtemps la principale activité économique des Européens dans la partie septentrionale de l'Amérique. Les techniques de capture et de transformation du poisson utilisées au moment de la découverte étaient encore, à peu de changements près, celles employées par les goélettes et les compagnies jerseyaises au milieu du siècle dernier. L'appareil le plus courant était la ligne à main dotée à son extrémité d'un hameçon appâté avec du hareng, du lançon ou de l'éperlan. L'acquisition du poisson servant de « bouette » était donc une étape capitale dans ce genre de pêche. Par bonheur, ce poisson-bouette a toujours abondé dans le détroit de Belle-Isle. Les pêcheurs qui utilisent la ligne à main sont généralement deux par embarcation et manient chacun deux ou trois lignes à la fois. Lorsque le poisson abonde et qu'il daigne mordre à l'hameçon, ils sont constamment occupés à remonter leurs lignes, à en décrocher la morue et à les appâter. Quand les pêcheurs reviennent à bord de leur navires ou sur la grève avec leur barque remplie, la morue passe dans les mains de spécialistes qui sont le piqueur, le décolleur, le trancheur et le saleur et qui s'occupent de transformer le poisson et de le mettre dans le sel pour en assurer la conservation.

Le fait que la morue soit gavée de capelan en juin et au début de juillet, et refuse de mordre à l'hameçon posait un problème sérieux aux pêcheurs qui opéraient dans le détroit de Belle-Isle. Une solution y fut apportée au milieu du siècle dernier par l'utilisation de la seine a morue pour capturer les immenses bancs qui s'approchaient très près des rivages à la poursuite du capelan. L'utilisation de la seine était particulièrement à l'honneur chez les engagés des compagnies jerseyaises et des goélettes américaines dont les propriétaires pouvaient se permettre cet investissement de quelques centaines de dollars. La diffusion de la seine et son rapport très intéressant malgré la courte durée de son utilisation ont conduit [63] à l'invention d'un engin de pêche encore plus efficace et moins coûteux à manier : le filet-trappe à morue ou « cod trap ». Après 1885, son usage se répandit parmi les pêcheurs de la Basse-Côte à la fin du siècle déjà plus de 100 filets-trappes étaient utilisés dont la majorité dans la région située entre Bonne-Espérance et Blanc-Sablon [33]. Étant donné le prix assez élevé de l'engin, soit de $300.00 à $500.00 à l'époque, son acceptation rapide est un indice du désir des pêcheurs d'améliorer le rendement de leurs activités économiques. Plusieurs saisons successives de succès exceptionnels au début des années 1890 permirent à un bon nombre de pêcheurs d'accumuler le capital nécessaire à l'achat d'un filet-trappe, achat que seuls les plus gros entrepreneurs avaient pu se permettre au début.

Le filet-trappe utilisé sur la Basse-Côte est constitué d'une sorte de boîte carrée faite de filets contigus de quelques dizaines de brasses de longueur, reliée à la terre ferme par un très long filet appelé « guideau » donnant sur une ouverture d'environ un mètre de large pratiquée dans la cage de filets. La morue en longeant le rivage frappe le « guideau », le suit jusqu'à l'ouverture, pénètre dans la cage et peut difficilement en trouver la sortie ayant suffisamment d'espace pour évoluer. Les pêcheurs n'ont plus qu'à lever le filet-trappe en commençant par l'ouverture et à recueillir à l'épuisette la morue prisonnière. On peut ainsi capturer des dizaines et parfois même des centaines de quintaux de morue en une seule journée.

La trappe a le désavantage d'être un engin fixe qui peut difficilement être changé de place fréquemment ou être ancré à quelque distance de la terre ferme sans risquer qu'il se perde. Les pêcheurs qui l'utilisent ne peuvent donc pas suivre les déplacements de la morue bien que dans le passé, pêcheurs sédentaires et pêcheurs nomades aient eu l'habitude de changer leurs filets-trappes de place avant qu'un règlement ne l'interdise. C'est pourquoi le filet-maillant fait de plus en plus d'adeptes depuis une dizaine d'années et tend à détrôner le filet-trappe comme principal engin de pêche sur la Basse-Côte. L'usage du filet-maillant, diffusé par les Terre-Neuviens, consiste à mettre bout-à-bout plusieurs filets à maille de 4 pouces et de 20 brasses de longueur et à les descendre au fond de la mer, où se tient la morue. La morue s'y maille la nuit et les pêcheurs n'ont plus qu'à remonter les filets le lendemain et à démailler le poisson avant de les remettre à la mer. Les filets-maillants nécessitent un investissement beaucoup moindre que le filet-trappe qui coûte jusqu'à $2,000.00 aujourd'hui.

Sur la Moyenne-Côte, l'usage du filet-trappe ne se répandit jamais, bien que certaines compagnies jerseyaises en firent l'essai à la fin du siècle dernier. Les conditions du littoral n'y sont guère favorables et la simple ligne à main s'est avérée d'un meilleur rendement. Cette technique simple était utilisée uniformément par les engagés des grandes firmes et par les entrepreneurs indépendants à bord de petites embarcations, de même que par les Acadiens lors de leurs voyages sur la Basse-Côte ou à bord de leurs « barges » sur les bancs de Natashquan.

[63] On utilise aussi sur la Côte, mais Moins fréquemment, la palangre et la « faux » ou « jigger » pour pêcher la morue. La palangre consiste en une très longue ligne de plusieurs centaines de brasses, munie à des intervalles réguliers d'hameçons attachés par des « avançons » à la ligne-maîtresse. Une fois les hameçons appâtés avec du hareng, du lançon ou de l'encornet, l'appareil est descendu au fond de la mer et après une heure d'attente pour laisser à la morue le temps de mordre, il est remonté pour en décrocher les prises. La palangre est utilisée surtout pour la pêche du mois d'août et d'automne alors que la morue s'est retirée sur les bancs du large. Elle était aussi utilisée sur la Moyenne-Côte pour la pêche du flétan. La « faux » ou « jigger » n'est qu'une variante de la ligne à main puisqu'elle consiste en un hameçon lesté d'un poisson-leurre en plomb. En tirant régulièrement la ligne, le pêcheur attire la morue et l'accroche au hasard lorsqu'elle abonde sur les bancs et qu'elle ne veut pas mordre.

Les techniques et les instruments de pêche utilisés par les pêcheurs de la Côte-Nord ont toujours été fonction de la pêche côtière. L'introduction du moteur marin après 1910 facilita les déplacements des pêcheurs et diminua le temps perdu à voyager en mer, mais ne leur permit pas de s'aventurer plus loin qu'auparavant vers de nouvelles régions de pêche. L'introduction des « gaspésiennes » en 1955, puis des chalutiers qui aurait pu changer considérablement le mode de pêche sur la Basse-Côte n'eut pas les effets désirés. Huit « gaspésiennes » furent acquises par des pêcheurs de Tête-à-la-Baleine mais pour des raisons d'ordre divers, tels que le manque de connaissances techniques, la mauvaise qualité des embarcations, les difficultés d'écouler le produit à l'usine de La Tabatière, la plupart les abandonnèrent après quelques années. L'introduction des chalutiers est attribuable à l'initiative de la SAINT-LAWRENCE SEA PRODUCTS de La Tabatière qui, après avoir utilisé deux petits chalutiers de bois pendant quelques années, a acquis par la suite trois gros chalutiers de fer d'une capacité combinée de 700,000 livres au débarquement. Leurs équipages sont composés presque uniquement de Terre-Neuviens, les Nord-Côtiers ne s'habituant pas, semble-t-il, à pêcher en haute mer. Ils se contentent donc d'occuper les emplois les moins rémunérateurs à l'usine de transformation. De toute façon, l'achat de chalutiers, même compte tenu d'une aide directe et indirecte des gouvernements fédéral et provincial allant jusqu'à 80% de leurs coûts, apparaît pour le moment impensable pour le pêcheur de la Côte-Nord dénué de capital et des connaissances techniques élémentaires impliqués dans l'achat, l'administration, l'opération et l'entretien d'un tel engin de pêche.

La production de morue salée, séchée et saumurée sur la Moyenne et la Basse-Côte de 1865 à 1965 appelle quelques commentaires. On y voit d'abord que la production fut généralement supérieure sur la Moyenne-Côte jusqu'en 1920, alors que s'accentua le déclin de cette pêche sur ce littoral qui aboutit dans le départ des dernières compagnies en 1935. La production de cette Côte connut deux sommets importants autour de 70,000 quintaux en 1880 une première fois, puis en 1915 une seconde fois, grâce à la forte demande sur les marchés à ce moment. Depuis quarante ans, la production de morue salée et séchée sur la Moyenne-Côte est négligeable. Pour sa part, la production totale de la Basse-Côte a connu des sommets moins spectaculaires dans les 40,000 quintaux en 1900 et 1925 respectivement. On constate aussi que la vulgarisation du filet-trappe permit à la Basse-Côte de dépasser la production de la Moyenne-Côte entre 1890 et 1910. Comme sur ce dernier territoire la production a connu un creux sans précédent dans les années 30, attribuable aussi en bonne partie au départ des compagnies installées à Blanc-Sablon et à [64] Bonne-Espérance, pour remonter au niveau des 28,000 quintaux pendant la Seconde Guerre mondiale. Depuis, la production est demeurée stable autour de 15,000 à 20,000 quintaux par année. En supposant un nombre de filets-trappes en utilisation pendant cette période deux fois supérieur à celui des années 1900, le rendement des filets-trappes des 20 dernières années apparaît comme étant de quatre fois inférieur à ce qu'il était à cette époque. Nous ne pouvons qu'en conclure qu'il est grand temps pour les pêcheurs de la Basse-Côte d'abandonner cette technique de pêche inadéquate et trop onéreuse, si on songe que le filet-trappe coûte aujourd'hui au moins trois fois plus cher qu'au début du siècle.

4-6. Capture des poissons-bouette

Comme nous l'avons vu, le succès de la pêche à la morue à la ligne à main et à la palangre était lié à l'utilisation comme appât de poissons-bouette. Sur la Moyenne et la Basse-Côte, on utilise à cet effet surtout le hareng, le lançon et l'encornet ou calmar. Le capelan n'est pas employé puisque lorsqu'il est abondant la morue ne mord pas à l'hameçon et que lorsqu'elle commence à mordre le capelan a disparu du littoral. Les « coques » étaient aussi utilisées dans le passé par les pêcheurs de la Moyenne-Côte qui avaient de la difficulté à se procurer d'autres espèces de bouette. La capture de la bouette suppose l'utilisation d'un équipement spécial composé de filets flottants et de seines. Les seines à hareng et à lançon représentent un investissement coûteux et encore une fois seuls les gros entrepreneurs pouvaient se les procurer sans trop grever leurs budgets. Cependant, les petits pêcheurs indépendants pouvaient les louer moyennant un prix de location versé la plupart du temps en poisson. Le hareng peut aussi être capturé avec des filets-maillants flottants coûtant beaucoup moins cher et à la portée des bourses de la plupart des pêcheurs, mais le lançon ne peut être capturé qu'à l'aide de la seine. Pour la capture de l'encornet on utilise tout simplement le « jigger ». Aux aléas de la température et des migrations des bancs de morue, il faut donc ajouter la capture de la bouette comme élément impondérable, et il arrivait quelquefois que le petit pêcheur renonce à sortir en mer faute de bouette alors que la température et l'abondance de la morue auraient pu lui assurer une fructueuse journée de pêche.

La pêche du hareng à l'aide de seine était aussi pratiquée sur une base commerciale par les Acadiens de la Moyenne-Côte et par quelques pêcheurs des environs de Bradore. Le hareng du Labrador, gros et gras, avait une grande réputation sur les marchés de Québec et d'Halifax. Malheureusement, une diminution considérable de ce poisson dans le détroit de Belle-Isle vint mettre fin, à la fin du siècle dernier, à une activité très lucrative lorsque le hareng abondait, car on pouvait capturer plusieurs centaines de barils de hareng d'un seul coup de seine. Cette activité est encore pratiquée dans les environs de Bradore, mais la production annuelle est tout à fait imprévisible.

[65]

4-7. Le piégeage des animaux à fourrure [34]

Le piégeage ou « trappe » des animaux à fourrure est une activité économique empruntée par les pêcheurs blancs aux Indiens-Montagnais. Dès les premiers contacts avec les Basques, les Indiens virent les avantages qu'ils pouvaient tirer de la traite des fourrures et de chasseurs-cueilleurs qu'ils étaient ; ils devinrent principalement des trappeurs souvent même au détriment de leurs activités de chasse. lis s'engagèrent alors dans le circuit bien connu de leurs allées et venues entre leurs territoires de « trappe » loin à l'intérieur des terres et les postes de traite des fourrures installés sur le littoral. C'est au milieu du siècle dernier que les pêcheurs sédentaires de la Basse-Côte, puis de la Moyenne, virent les avantages qu'ils pouvaient retirer de la pratique du piégeage comme activité complémentaire à leurs activités de pêche. Ils commencèrent à tendre leurs pièges le long des cours inférieurs des rivières inexploités par les Indiens qui se contentaient des meilleurs territoires de l'arrière-pays. Le piégeage devint surtout une activité lucrative à la fin du siècle dernier et pendant les trois premières décennies de ce siècle jusqu'à ce que la crise économique amène une chute considérable des prix des fourrures. Il y eut un regain d'activité pendant et après la Seconde Guerre mondiale, mais depuis 1960 les prix médiocres ne contrebalancent pas les efforts et les longues semaines passées en forêt. Seuls les Montagnais et quelques Blancs des archipels Saint-Augustin et Saint-Paul s'y consacrent encore.

Les Indiens eux-mêmes ont abandonné en bonne partie leurs techniques traditionnelles de piégeage pour utiliser les pièges d'acier obtenus des traiteurs. Les trappeurs blancs utilisent donc surtout les pièges d'acier de différentes dimensions selon la grosseur de l'animal, pour la capture du castor, des renards, du vison, de la loutre, de l'hermine et du rat musqué. Mais ils font appel à des techniques de piégeage apprises des Indiens, telle l'utilisation de cabanes et de trébuchets pour la capture de certains autres animaux comme le lynx et le renard. La pose des pièges d'acier, qui est relativement simple en soi, requiert une bonne connaissance des habitudes des animaux pour le choix des emplacements et des appâts. Les techniques indiennes demandent plus de travail pour un rapport souvent moindre.

Les prix des fourrures ont énormément varié selon les périodes et même selon les années. C'est entre 1900 et 1920 que l'on enregistra le plus grand nombre de trappeurs et une extension maximale des territoires de « trappe ». À cette époque les peaux de renards noirs et argentés valaient plusieurs centaines de dollars, les peaux de castor $50.00, les peaux de vison de $30.00 à $50.00 et celles des autres animaux variaient en proportion. Cette époque vit aussi entrer en compétition la maison RÉVILLON ET FRÈRES, de Paris, la Compagnie de la BAIE D'HUDSON ainsi que plusieurs traiteurs itinérants qui tentaient de faire fortune avec les fourrures de la Côte, réputées parmi les meilleures. La crise économique mit fin à cet âge d'or pour les trappeurs.

[66] L'élevage du renard au Québec fut lancé par le Belge Johan BEETZ, qui s'établit à Piashti Ba en 1897 et y pratiqua cette activité sur une très grande échelle pendant 25 ans, avant de passer au Service Vulpicole de la province de Québec. Dans d'immenses parcs clôturés respectant d'aussi près que possible les conditions naturelles de l'habitat de ces animaux, il éleva jusqu'à 2000 renards à la fois et se livra à des expériences de croisements qui aboutirent à l'obtention de pures races de renards noirs et argentés. Les meilleures années Johan BEETZ mettait en marché pour $25,000.00 de fourrures. Il agissait en plus comme acheteur de la Compagnie RÉVILLON ET FRÈRES auprès des trappeurs et éleveurs des environs. En effet, son initiative fut imitée par plusieurs habitants des villages voisins de Havre-Saint-Pierre à Natashquan. Mais personne n'approcha jamais du succès que connut Johan BEETZ grand expert en la matière et intraitable lorsqu'il s'agissait des soins à apporter aux bêtes, et les fermes d'élevage disparurent une à une avec la crise économique et la multiplication des fermes un peu partout dans la province. L'élevage du renard fut une activité propre à la Moyenne-Côte-Nord et à notre connaissance il n'y eut sur la Basse-Côte qu'une seule tentative d'élevage du vison, d'ailleurs infructueuse, par un Jones de Bradore.

Cependant, le piégeage a toujours été en majeure partie l'apanage des pêcheurs de la Basse-Côte qui comprend avec les bassins de drainage des rivières Saint-Augustin et Saint-Paul les deux meilleures zones de piégeage accessibles aux trappeurs blancs. Pour leur part, les trappeurs indiens de Mingan, Natashquan, La Romaine et Saint-Augustin bénéficiant des meilleurs territoires de l'intérieur échangeaient pour quelques $200,000.00 de fourrures au siècle dernier. Aujourd'hui, ils commercialisent moins de la moitié de ce montant.

4-8. Les techniques de transport

Avant l'introduction du transport aérien, les saisons ont toujours démarqué sur la Côte deux modes de transport différents : maritime de mai à novembre, terrestre de novembre à la fin d'avril. Dans le passé, les barques à voile et à rames et les goélettes à voile sillonnaient la Côte pendant les mois d'été et faisaient place en novembre au cométique ou traîneau à chiens, seul moyen de transport efficace en hiver. Après 1910 la barque à moteur à deux temps remplaça graduellement la barque à rames et à voile et favorisa la concentration de la population en communautés ou villages en diminuant considérablement le temps nécessaire pour aller des lieux de résidence aux endroits de pêche. De son côté, le cométique conserva sa place jusque vers 1960, après quoi il fut rapidement destitué par la moto-neige ou « skidoo » qui est aujourd'hui utilisée partout sur la Basse-Côte qui ne possède encore qu'une vingtaine de milles de route reliant Middle Bay àBlanc-Sablon et à quelques villages du Labrador.

La situation est quelque peu différente sur la Moyenne-Côte où les habitants peuvent bénéficier depuis une dizaine d'années de deux tronçons de route, l'un d'environ 80 milles reliant Sheldrake à Havre-Saint-Pierre, l'autre de vingt-cinq milles entre Aguanish et Natashquant-Pointe-Parent. Ces deux tronçons ne débouchent pas encore sur le reste du réseau routier du Québec, mais seul Baie-Johan-Beetz est coupé de toutes communications par terre avec d'autres villages.

[67] Les contacts avec l'extérieur étaient assurés au siècle dernier par les goélettes des Acadiens et des traiteurs puis, à partir de 1870, par des vapeurs assurant le transport du courrier entre Québec, Gaspé, et Havre-Saint-Pierre. Avec le temps des lignes maritimes s'organisèrent et pendant trois quarts de siècle la compagnie CLARKE STEAMSHIP, remplacée aujourd'hui par les AGENCES MARITIMES DE QUÉBEC, assura jusqu'en 1969 le transport des passagers et des marchandises entre la Côte et l'extérieur. La fréquence de passage des navires de mensuelle et bi-mensuelle, qu'elle était dans le passé, est actuellement de plusieurs fois par semaine entre les mois de mai et de septembre.

Une compagnie aérienne assure des liaisons quotidiennes entre Sept-Îles, Rivière-au-Tonnerre, Mingan, Havre-Saint-Pierre, Natashquan, Saint-Augustin et Blanc-Sablon qui sont dotés de pistes d'atterrissage alors que des avions sur flotteurs relient entre eux les autres postes de la Basse-Côte et assurent le raccordement avec les pistes. Les communications aériennes sont régulières sur la Moyenne-Côte mais demeurent soumises aux caprices du temps sur la Basse-Côte.

Au chapitre des communications, il faut ajouter le télégraphe installé sur la Moyenne-Côte vers 1890 et sur la Basse-Côte après 1897 ainsi que le téléphone dont profitent les habitants de la Moyenne-Côte depuis 1963 et les villages les plus populeux de la Basse-Côte depuis 1967.

4-9. La commercialisation des produits

La commercialisation des produits de la pêche et de la chasse représente une étape vitale dans le circuit économique des Nord-Côtiers. Même s'ils produisent et fabriquent une partie de leurs biens de consommation et d'équipement ils ont toujours 'dépendu, et encore beaucoup plus aujourd'hui qu'autrefois, de l'extérieur pour l'acquisition d'une grande partie de leur nourriture, de leurs vêtements, de leur ameublement, et de leur équipement de pêche et autres. Dans le passé les traiteurs en goélettes, les compagnies jerseyaises et la Cie DE LA BAIE D'HUDSON ont joué ce rôle d'intermédiaire. Seule la Cie DE LA BAIE D'HUDSON a continué ses activités alors que des commerçants locaux ou originaires de l'extérieur ont pris la relève des compagnies jerseyaises et des traiteurs.

À l'époque des concessions les propriétaires assuraient, le plus souvent par leurs propres goélettes, l'approvisionnement de leurs postes de pêche, de même que le transport des engagés et des produits. Après 1820, des traiteurs de Halifax et de Québec visitaient à bord de leurs goélettes les stations de pêche de la Côte pour échanger leurs marchandises contre du poisson, de l'huile et des fourrures. Le système du troc tel que pratiqué alors en association avec le crédit aux pêcheurs, ruina plus d'un traiteur incapable de supporter pendant quelques années successives de mauvaises pêches la trop forte marge de crédit accordé aux pêcheurs.

Tant qu'elles furent présentes sur la Côte, les compagnies jerseyaises opérèrent des comptoirs à chacune de leurs stations de pêche. Elles faisaient ainsi des avances de nourriture et d'équipement à leurs engagés et aux pêcheurs indépendants qui leur vendaient leur poisson. Elles se remboursaient avec les gages de leurs employés ou au [68] moment de la vente du poisson par les pêcheurs indépendants. Les pêcheurs ne touchaient que le montant de leurs gages ou du prix de vente du poisson. Les compagnies avaient donc tout intérêt à favoriser l'endettement des pêcheurs car en plus de réaliser des bénéfices sur le poisson, elles en réalisaient aussi sur la vente des marchandises. Comme seules les compagnies avaient le pouvoir d'agir sur les prix du poisson et des marchandises elles les manipulaient de façon que, quels que soient les rendements de la pêche, les pêcheurs se trouvent continuellement endettés envers elles pour s'assurer la continuité de leurs services, ainsi les pêcheurs dénués de capital louaient leur force de travail aux compagnies tandis que la plupart des entrepreneurs individuels parvenaient tout juste à assurer le renouvellement de leur équipement dans ce système de troc et crédit sans issue.

Le même système fut utilisé par la Cie DE LA BAIE D'HUDSON lorsqu'elle commença au début du siècle à faire des transactions avec les pêcheurs. Aujourd'hui la majorité de ses opérations dans ses magasins de Mingan, Havre-Saint-Pierre, Pointe-Parent, La Romaine, La Tabatière, Saint-Augustin, Rivière-Saint-Paul et Blanc-Sablon se font contre de l'argent comptant, mais la compagnie consent toujours une substantielle marge de crédit à ses clients réguliers.

Quelques petits commerçants locaux opérant principalement dans les villages où la Compagnie n'est pas présente, dirigent de petits commerces souvent mal approvisionnés. À moins d'être soutenus par la SAINT-LAWRENCE SEA PRODUCTS, la plupart peuvent difficilement supporter une grosse marge de crédit et ne font des affaires que sur une faible échelle.

Quant à la commercialisation du poisson, elle est assurée par des compagnies terre-neuviennes pour la morue salée, par la SAINT-LAWRENCE SEA PRODUCTS pour la morue fraîche et congelée, par cette même compagnie et les PÊCHEURS UNIS pour le saumon frais, Certains pêcheurs de la Moyenne-Côte assurent l'expédition de leur poisson et le mettent en marché par l'intermédiaire de commerçants de Québec et de Montréal.

4-10. Conclusion

Pour compléter le tour d'horizon des activités économiques et de la technologie, il faudrait aussi décrire le fonctionnement de la mine de Havre-Saint-Pierre, des usines de transformation de poisson de Rivière-au-Tonnerre et de La Tabatière et du séchoir de Blanc-Sablon. Comme d'une part leurs opérations sont très complexes et que d'autre part leurs implantations sont attribuables à des initiatives extérieures, il est préférable de nous en tenir aux effets de leur introduction dans les économies de la Moyenne et de la Basse-Côte.

Le début des opérations de la compagnie QUÉBEC IRON & TITANIUM à Havre-Saint-Pierre a eu un impact considérable sur l'économie de ce village et a sonné le glas de la pêche comme activité commerciale à cet endroit en faisant de la plupart de ses habitants des salariés dans les opérations minières. Les activités de la Compagnie se limitent à l'extraction du minerai d'ilménite à la mine du lac Allard située à 40 milles de Havre-Saint-Pierre, à son transport au quai du village d'où il est expédié à bord de gros [69] minéraliers à ,usine de transformation située à Sorel. En assurant la sécurité du revenu la mine a favorisé l'émergence de nouveaux comportements de consommation calqués sur les comportements urbains. Pour leur part, les activités traditionnelles liées à l'exploitation des ressources du milieu sont devenues des activités de loisir.

Par contre, les conditions de travail des employés des usines de poisson de Rivière-au-Tonnerre et de La Tabatière se rapprochent davantage des conditions traditionnelles en ce qu'elles suivent en partie le rythme des saisons et des arrivages de poisson. Les deux usines ferment leurs portes pendant les plus rudes mois de l'hiver et lorsque le poisson fait défaut pour alimenter les chaînes de transformation. Les salaires payés y sont bien inférieurs à ceux de la mine et en conséquence les comportements de consommation y sont moins accentués dans ces deux villages dont on peut dire qu'ils sont demeurés des villages de pêcheurs.

Le séchoir de morue installé en 1960 dans le village de Blanc-Sablon par la coopérative des PÊCHEURS-UNIS DU QUÉBEC n'a jamais très bien fonctionné. La raison principale réside dans le fait que la coopérative n'a jamais pu concurrencer les compagnies terre-neuviennes pour l'achat de la morue, les pêcheurs estimant faire plus d'argent en vendant leur poisson salé même si cela leur demande plus de travail qu'en le vendant frais au séchoir.

Ces nouvelles industries, employant soit de nouvelles ressources ou transformant des ressources traditionnelles d'une nouvelle façon, marquent les débuts de l'industrialisation de la Moyenne et de la Basse-Côte. Si la première est prospère, les trois autres industries sont relativement fragiles et dépendent, comme par le passé, des variations des prix du poisson sur les marchés internationaux. De toute façon, leur exploitation échappe totalement aux Nord-Côtiers, même si dans deux cas il s'agit de coopératives des PÊCHEURS-UNIS.

Ainsi le contrôle et la mise en marché de ses produits ont toujours échappé au pêcheur-trappeur de la Côte-Nord, les meilleurs profits des bonnes années allant aux intermédiaires, le pêcheur supportant le premier les contrecoups des années de disette. Les périodes d'abondance des premières années du peuplement permanent une fois passées, les pêcheurs ne purent jamais cumuler un capital suffisant pour suivre le développement technologique considérable que connaît leur sphère d'activités depuis le début du siècle. Au lieu des quelques centaines ou milliers de dollars qu'il fallait autrefois pour S'équiper convenablement pour la pêche il en faut aujourd'hui des dizaines sinon des centaines de milliers. Surpeuplée par rapport à ses ressources actuellement exploitées et exploitables et négligée pendant longtemps par les autorités politiques, la Côte n'a pu produire ou obtenir le capital pour permettre à ses habitants de vivre convenablement des produits de leur pêche. Le fruit de leurs durs labeurs a servi pour une part à enrichir les compagnies étrangères ou encore à combler les déficits des mauvaises années. Par rapport aux critères modernes d'efficacité technologique, les pêcheurs de la Basse-Côte ont un retard considérable à rattraper. Quant aux habitants de la Moyenne-Côte, ils semblent pour la plupart avoir tourné définitivement le dos aux activités traditionnelles et ce qu'ils souhaitent le plus pour leur région c'est l'ouverture de nouvelles mines.

[70]

5. Les groupements socio-économiques


Cette catégorie englobe plusieurs variables en rapport avec l'organisation territoriale, l'organisation familiale, l'organisation politique qui nécessitent dans les sociétés complexes des traitements indépendants. Dans les sociétés moins différenciées, en revanche, il est souvent fort difficile de démarquer les types de groupements qui relèvent plutôt de l'un ou de l'autre mode d'organisation car plusieurs groupes comme la famille, par exemple, constituent à la fois et également des groupes territoriaux, sociaux et économiques. il en était ainsi dans le passé pour l'ensemble de la Moyenne et de la Basse-Côte avant qu'elles ne connaissent dans une période récente des regroupements de populations à des endroits stratégiques et des transformations importantes dans les modes traditionnels d'organisation socio-économique.

L'existence de communautés importantes démographiquement ne représente pas cependant un phénomène nouveau puisqu'il existait de façon parallèle à la dispersion des postes de pêche. D'un autre côté, le mode de peuplement ancien se retrouve encore pendant les mois d'été alors que des centaines de familles de la Basse-Côte et quelques familles de la Moyenne-Côte déménagent vers les stations de pêche à la morue, au saumon et au homard.

5-1. La station de pêche

Le terme « station de pêche » tel qu'il apparaît dans les statistiques sur les pêcheries [35], s'il sert à localiser des regroupements de pêcheurs à un endroit donné, recoupe toutefois des réalités démographiques fort hétérogènes allant du plus petit poste occupé par une seule famille au village de plusieurs dizaines de familles tels ceux de Havre-Saint-Pierre et Natashquan. Éliminons donc au départ les groupements villageois ou communautaires dont il sera question plus loin pour accorder l'attention à la station de pêche groupant un nombre limité de familles le plus souvent apparentées et éloignées des autres postes de pêche de quelques milles. Cette unité territoriale peut être considérée comme représentative du mode de peuplement typique de la Basse-Côte dans le passé.

Le nombre maximal de stations de pêche sur l'ensemble de la Moyenne et de la Basse-Côte fut sans doute atteint vers 1875-1880 avec un total d'environ 90 postes dont 60 sur la Basse-Côte et 30 sur la Moyenne-Côte. Comparativement à la population totale de chacun des territoires à cette époque, les populations moyennes respectives pour chaque station de pêche - y compris les villages - étaient d'environ 13 personnes pour la Basse-Côte et d'environ 47 personnes pour la Moyenne-Côte. La distance moyenne entre les stations de pêche était de quatre milles pour la Basse-Côte et de sept milles pour la Moyenne-Côte. Ceci confirme les impressions des voyageurs de l'époque : même s'il était moins dense, le peuplement de la Basse-Côte était réparti plus également le long du littoral que celui de la Moyenne-Côte.

[71] La dynamique du peuplement des stations de pêche fut en gros la suivante. Une ou quelques familles, alors le plus souvent apparentées, s'installaient en un endroit non occupé pour y faire la pêche. Les premières stations choisies étant les meilleures, celles occupées par la suite furent généralement d'un rapport allant sans cesse en diminuant. Les fils et les petits-fils des premiers occupants accrurent par la fondation de nouveaux foyers la population des postes de pêche de sorte que l'on retrouve aujourd'hui une concentration de patronymes en nombre très limité dans chacune des stations de pêche encore occupées en été.

Étant donné sa faible dimension et les réseaux de parenté existants, la station de pêche représentait en quelque sorte un lieu privilégié de coopération et d'inter-échange entre ses habitants, compte tenu aussi de la distance souvent assez considérable qui la séparait des postes voisins. Cependant, c'est la famille nucléaire qui, de préférence à tout autre groupement spatial ou social, fournissait l'unité socio-économique de base sur la Moyenne et Basse-Côte.

5-2. Les groupes familiaux

La famille nucléaire constituait dans le passé le groupe territorial minimal et le premier cadre de référence pour le choix des partenaires dans la composition des équipes de pêche et de piégeage chez les petits entrepreneurs. La famille étendue constituait une étape passagère dans l'organisation des groupes économiques à base familiale. Ainsi, le père faisait de préférence équipe avec ses fils non mariés. Après le mariage de ceux-ci la collaboration pouvait se poursuivre pendant quelques années mais, presque inévitablement, les fils à mesure qu'ils avançaient en âge, formaient eux-mêmes leurs propres équipes soit avec leurs frères soit avec leurs propres fils. Des cousins, des parents plus éloignés en ligne paternelle ou maternelle et même des engagés sans aucun lien de parenté pouvaient compléter les cadres de l'équipe. Ce mode de recrutement des co-équipiers œuvrant ensemble sous la direction d'un parent plus âgé était en vigueur pour les équipes de pêche à la morue composées de deux pêcheurs pour la pêche avec le filet-trappe, pour les équipes de piégeage comportant le plus souvent deux partenaires, et pour les petites pêches à loup-marin ou « charnette » demandant la coopération de deux ou trois partenaires. La grande pêche du loup-marin requérant une main-d'oeuvre plus considérable a amené, comme nous le verrons plus loin, le développement d'un mode différent d'organisation du travail et la formation de groupes lignagers corporatifs.

Il faut probablement mettre en relation - du moins comme explication partielle - la grandeur remarquable des familles des Nord-Côtiers et la recherche d'une solution pratique et peu onéreuse à leur problème de main-d'oeuvre. L'emploi des fils de façon à la fois concommitante et successive apparaissait comme un idéal. La natalité continue d'être très forte sur la Côte tout au moins sur la Basse-Côte car les données font défaut pour la Moyenne-Côte et les familles nombreuses ne sont pas rares. En 1967, on en comptait 105 de dix enfants et plus sur la Basse-Côte. La grandeur moyenne des familles pour ce territoire est de 5,3 personnes avec un sommet 7,1 pour Old Fort. Blanc-Sablon, Lourdes-de-Blanc-Sablon, Middle Bay, Rivière-Saint-Paul et Saint-Augustin ont tous des moyennes supérieures a six personnes par famille. Fait à remarquer, la grandeur des [72] familles est plus considérable dans la partie orientale, qui est aussi la partie où on pratique le plus la pêche, avec une moyenne de six membres comparativement à quatre seulement pour la partie occidentale où la pêche est moins importante [36].

De nos jours, te recrutement des partenaires pour les différentes équipes de travail s'effectue encore majoritairement sur la base de relations de parenté à l'intérieur de la famille nucléaire et étendue ainsi que du cercle de parenté bilatérale. Par exemple, à Rivière-Saint-Paul, pour 35 équipes pêchant à la morue avec le filet-trappe et comportant 35 patrons et 68 équipiers, 48 de ces derniers étaient les fils et 7 les frères du « patron » 9 étant des parents bilatéraux ou des alliés et 4 n'ayant pas de liens de parenté retraçables [37].

Quant à la transmission des biens à l'intérieur de la famille nucléaire elle avait tendance, lorsque le père mourrait assez âgé, à favoriser le ou les fils cadets demeurés avec lui alors que les fils aînés avaient déjà formé leurs propres équipes et possédaient leur propre équipement. Les filles mariées ou célibataires n'avaient pas de part dans l'héritage, sauf s'il y avait de l'argent liquide à partager.

Après te mariage la résidence était généralement viri-patri-locate mais pouvait être à l'occasion uxori- ou même néo-locale selon les possibilités de construction des équipes de pêche et d'héritage des biens. Ainsi, cette organisation de parenté suffisamment souple pour favoriser de multiples combinaisons dans la composition des groupes de coopération économique et de résidence peut être qualifiée de bilatérale avec dominante patrilinéaire.

5-3. Les groupes corporatifs

Règle générale ; la lignée ne constitue pas un groupe de coopération économique tant sur la Moyenne que sur la Basse-Côte. Il n'existe pas non plus d'autorité supérieure reconnue sur l'ensemble des membres de la lignée, à part le respect et l'attention démontrés à l'égard des membres les plus âgés et de ceux qui ont le mieux réussi dans leurs activités économiques. La lignée ne forme même pas un groupe de descendance exogame, puisque plusieurs mariages consanguins ont eu lieu à l'intérieur de certaines lignées particulièrement importantes par le nombre de leurs membres et la profondeur de leurs générations. Tout au plus, existe-t-il un réseau privilégié de relations sociales et de certaines collaborations épisodiques entre les membres des lignées dont les liens de parenté ne sont pas de type primaire.

Deux cas font toutefois exception à cette règle : il s'agit des ROBERTSON et des GALLICHON de La Tabatière. Chez eux l'organisation du travail et de la transmission des [73] biens en relation avec la pêche du loup-marin qu'ils perpétuent depuis respectivement 155 et 125 ans a favorisé la constitution de lignages corporatifs. Si au départ le nombre limité de leurs groupes familiaux a forcé les premiers propriétaires à prendre des engagés à leur solde pour les aider dans les opérations de la grande pêche, ces engagés ont graduellement perdu leurs places au profit de membres de la parenté à mesure que ses cadres s'élargissaient. Par la suite, les places d'engagés ont continué à se transmettre à l'intérieur du nouveau lignage ainsi constitué de même que les parts de l'équipement auxquelles est relié le partage des investissements et des profits [38].

Les membres de ces deux groupes lignagers ont eux-mêmes conscience de faire partie d'entités socio-économiques différentes de celles que l'on retrouve généralement sur la Côte. Spatialement leurs familles sont regroupées d'une part à l'Anse Tabatière pour les ROBERTSON, d'autre part au Vieux Poste (Old Post) pour les GALLICHON. De plus ces deux groupes lignagers composés uniquement de protestants se marient de préférence entre eux et refusent le mariage avec les catholiques du poste voisin de Baie-Rouge. Ils sont aussi les derniers à poursuivre des activités économiques traditionnelles dans une agglomération où la très grande majorité des habitants occupent des emplois salariés à l'usine de la SAINT-LAWRENCE SEA PRODUCTS.

Leurs concitoyens ont aussi conscience de ce mode différent d'organisation qui est le leur et le définissent comme étant très « clanique » [39]. Ce mode de coopération lignagère ne se manifeste pas dans tes autres activités économiques tels la pêche à la morue et le piégeage des animaux à fourrure requérant des investissements et une main-d'oeuvre moins considérables. Les ROBERTSON, toutefois, ont recours à la coopération lignagère pour la formation d'équipes de six hommes pour le déchargement des chalutiers de la poissonnerie et le partage des profits de leur travail.

5-4. Organisation villageoise et regroupement

Du point de vue de l'organisation communautaire villageoise, la Moyenne-Côte possède une avance d'un siècle sur la Basse-Côte. En effet, sur la première, des organisations municipales, scolaires et paroissiales furent mises sur pied à Havre-Saint-Pierre et à Natashquan dès 1860 alors que la municipalité de la Basse-Côte-Nord du golfe Saint-Laurent ne vit le jour qu'en 1963. La venue, dès les premières années de fondation, de prêtres dans l'un et l'autre de ces deux villages acadiens favorisa très certainement leur organisation scolaire, religieuse et politique. L'homogénéité de l'origine des résidents ainsi que le nombre rapidement croissant des familles furent deux autres facteurs favorables à leur organisation.

[74] Avec l'érection en 1882 du vicariat apostolique de la Côte-Nord, Havre-Saint-Pierre devint la capitale religieuse et administrative de toute la Côte de Tadoussac à Blanc-Sablon. Outre le préfet apostolique, on y comptait aussi un juge et un médecin. On y érigea par la suite un couvent dirigé par des Soeurs, une école normale, un hôpital et un hospice pour vieillards. En 1948 le siège du diocèse nouvellement créé fut transporté à Hauterive à proximité de Baie-Comeau sur la Haute-Côte-Nord. La limite est de ce diocèse fut établie à Natashquan et toute la Basse-Côte passa à une nouvelle préfecture apostolique, celle du Labrador, confiée à Mgr Lionel SCHEFFER qui choisit de s'installer d'abord à Lourdes-de-Blanc-Sablon avant de déménager le siège de sa préfecture dans le nouveau centre minier baptisé en son honneur Schefferville.

Les taxes fournies par la QUEBEC IRON & TITANIUM à la municipalité du Havre-Saint-Pierre depuis son installation ont contribué à son développement matériel et organisationnel copié sur le modèle des organisations municipales du reste du Québec. Par ailleurs, la municipalité a continué à développer sa vocation de centre de services pour la Moyenne et Basse-Côte dans le domaine de l'éducation, de la santé, des transports et de la fonction publique en général.

Les autres postes de la Moyenne-Côte qui étaient moins densément peuplés et plus hétérogènes ne bénéficièrent que beaucoup plus tard de l'organisation paroissiale et de la présence d'un prêtre. La concentration progressive des services publics et religieux à certains endroits amena les familles les plus éloignées à venir s'y installer pendant l'hiver, puis en permanence.

Un processus semblable de concentration de population s'amorça après 1930 sur la Basse-Côte dans les endroits où la population était le plus dispersée, nommément dans les archipels de Tête-à-la-Baleine, de Saint-Augustin et de la Rivière-Saint-Paul. La présence des services publics et la vulgarisation du moteur marin pour propulser les barques de pêche apparaissent comme les principaux facteurs responsables de ces mouvements de population. Cette concentration n'est que saisonnière, car dans ces mêmes archipels, près de 75%, des familles pratiquent encore la « transhumance », c'est-à-dire qu'elles vont s'établir temporairement dans leur « maisons du large » au début de juin pour y passer la saison de pêche et en revenir à temps pour l'école à la fin du mois d'août.

Même si elle se concentrait pendant la majeure partie de l'année, la population de la Basse-Côte n'était pas pour autant politiquement organisée et l'individualisme des groupes familiaux continuait à être le mode organisationnel dominant. Dans certains villages les premières bases d'une organisation communautaire avaient été jetées par les missionnaires protestants et catholiques installés d'abord à Mutton Bay et à Harrington Harbour, ainsi qu'à Lourdes-de-Blanc-Sablon et àBaie-Rouge. Après 1950, des missionnaires catholiques de la Congrégation des Oblats de Marie-immaculée prirent la relève de leurs prédécesseurs Eudistes et ouvrirent de nouvelles missions à la Romaine, à Tête-à-la-Baleine et à Saint-Augustin. Là, comme sur la Moyenne-Côte, le premier souci des missionnaires fut d'assurer l'instruction scolaire et religieuse de leurs ouailles sur des bases solides en organisant ou en réorganisant les écoles.

[75] De par l'initiative de la province de Québec, toute la Basse-Côte-Nord fut érigée en municipalité en 1963. Un administrateur chargé de veiller aux destinées de la nouvelle municipalité fut alors nommé d'office par le ministère des Affaires municipales dont il est un fonctionnaire. Sa résidence ordinaire est à Québec et il effectue à l'occasion des visites dans la municipalité pour entrer plus directement en contact avec ses administrés. Chacune des 15 communautés existant alors, eut à élire un Comité local composé d'un membre par 100 personnes de population et d'un minimum de trois membres pour les villages de moins de 300 habitants. Un représentant de chaque Comité local fut ensuite choisi pour siéger au conseil d'administration de la municipalité présidé par l'administrateur. L'apprentissage de ces nouvelles formes d'organisation et de coopération se fait de façon lente sur la Basse-Côte. Au crédit de la municipalité, toutefois, il faut compter l'introduction des travaux d'hiver, la relocalisation de certaines familles autrefois isolées même en hiver, certains travaux d'intérêt public tels des pians inclinés pour les barques de pêche, une meilleure distribution de l'assistance sociale et de l'aide gouvernementale aux pêcheurs, ainsi que l'amélioration de la scolarisation.


6. Contrôle des moyens de production


« Moyens de production » prend ici un sens élargi et inclut le capital et la main-d'oeuvre. Pour les fins de cet essai, les moyens de production incluent donc les ressources naturelles, le capital et la main-d'oeuvre. Voyons pour la période récente comment le contrôle des entrepreneurs sur l'un ou l'autre ou sur plusieurs de ces facteurs a influencé le mode d'occupation des territoires nord-côtiers, les types d'activités économiques, ainsi que la répartition des profits obtenus et la formation du capital.

6-1. Période de peuplement permanent:
les compagnies jerseyaises
et les petits entrepreneurs

À la période de monopole basée principalement sur le contrôle de l'accès aux ressources succéda sur la Moyenne-Côte une période d'exploitation de la pêche basée principalement sur le contrôle du capital et, en conséquence, de la main-d'oeuvre. Après l'ouverture en 1854 du territoire aux pêcheurs de morue, les compagnies jerseyaises ne turent pas les premières à s'y installer et n'eurent jamais le droit exclusif de la pêche à la morue. Les premiers à s'implanter furent de petits entrepreneurs indépendants avec, à leur emploi, tout au plus 10 à 20 hommes originaires de la Côte-Sud et de Gaspé et qui multiplièrent les établissements durant les dix ou quinze premières années. Lorsque les compagnies jerseyaises vinrent s'établir après 1861 et surtout autour de 1870, toutes ces petites entreprises disparurent rapidement.

[76] Le contrôle des compagnies jerseyaises sur la production de morue salée et séchée était fondé sur les éléments suivants : capital de départ important, production considérable, flotte marchande, réseaux de comptoirs et système de crédit aux pêcheurs. Le capital, soit acquis, soit emprunté, dont disposait les entrepreneurs jerseyais leur permettait de construire et d'équiper leurs postes avec le meilleur matériel à l'époque. En second lieu, grâce à l'importance de leur production qui se chiffrait dans les dizaines, voire dans les centaines de milliers de quintaux, les compagnies étaient en mesure d'influencer les prix du marché et les prix offerts aux pêcheurs de façon à équilibrer les prix en fonction de la production annuelle en maximisant leur profit et en minimisant la part des pêcheurs. Les entrepreneurs jerseyais possédaient aussi des flottes de navires, allant de quelques unités à quelques dizaines d'unités pour la COMPAGNIE ROBIN par exemple, pour transporter leur poisson directement sur les marchés du Brésil, de l'Italie et de l'Espagne en évitant les intermédiaires. Au retour les vaisseaux rapportaient des produits de consommation et de l'équipement qui étaient vendus dans les comptoirs que les compagnies possédaient à chacune de leurs stations. Par ces comptoirs, elles incitaient les pêcheurs en difficultés financières à s'engager à pêcher pour elles en leur fournissant des avances sur la nourriture nécessaire à la subsistance de leur famille. Le mode d'engagement était différent selon que le pêcheur possédait ou non son propre équipement de pêche. Dans le premier cas, le pêcheur s'engageait à livrer sa production d'été à la compagnie pour éteindre sa dette. Par contre, il faisait à son propre compte la pêche d'automne dont il commercialisait le plus souvent lui-même le produit en le vendant au traiteur de passage. Le pêcheur était donc relativement indépendant et pouvait changer de compagnie ou de commerçant pour écouler son poisson s'il n'était pas trop endetté. Dans le second cas, le pêcheur louait sa force de travail à la compagnie pour une période de deux mois s'étendant du 15 juin au 20 août. La compagnie lui assurait alors son transport au poste de pêche, ainsi que son logement dans ses « cookrooms », mais il devait y préparer sa nourriture lui-même. Le mode de rémunération des pêcheurs variait en fonction de la spécialisation des tâches. Les « drafiers » qui capturaient la morue étaient payés au nombre de « drafts » [40] qu'ils rapportaient au quai de débarquement. Les piqueurs, décolleurs, trancheurs, saleurs, graviers, étaient payés à salaire fixe et recevaient en sus une prime sur la quantité de morue traitée pendant l'été, selon l'importance de leurs responsabilités dans la chaîne de préparation de la morue. Les hommes de métier tels les forgerons, les charpentiersmenuisiers, les tailleurs de voile, bénéficiaient de meilleurs salaires que les simples pêcheurs.

Les pêcheurs étaient liés par contrat à la compagnie qui n'hésitait pas à les poursuivre et à les faire jeter en prison s'ils venaient à le briser au cours de l'été. D'un autre côté, les compagnies favorisaient l'endettement des pêcheurs engagés et des pêcheurs indépendants pour ainsi s'assurer une main-d'oeuvre et un approvisionnement en poisson relativement stables. Il faut certainement accorder à ce système d'exploitation des ressources et de la main-d'oeuvre une bonne part des responsabilités dans le sous-développement actuel de la Gaspésie et de la Côte-Nord, car il a empêché la formation d'un capital chez les pêcheurs locaux, et a développé leur dépendance envers les agents extérieurs.

[77] La situation fut assez différente sur la partie de la Basse-Côte entre La Romaine et Bradore qui ne fut pas soumise au contrôle de ta Cie DE LA BAIE D'HUDSON et des compagnies jerseyaises. Les premiers pêcheurs qui assurèrent la continuité d'exploitation après 1820 achetèrent les meilleurs postes de pêche du loup-marin et du saumon et acquirent ainsi un accès privilégié à des ressources rares. Il semble que les pêcheurs qui arrivèrent par la suite se soient établis en « squatter » où bon leur semblait, c'est-à-dire sans titres légaux de propriété. Comme ils s'installèrent bien souvent à proximité des meilleurs emplacements en opération et qu'ils nuisirent à ces derniers, de nombreuses chicanes s'élevèrent entre voisins au sujet des emplacements des pêches à ioup-marin.

Le nombre des bons emplacements de pêche du loup-marin et du saumon étant limité, te point de saturation fut atteint vers 1850 et ceux qui arrivèrent subséquemment de même que ceux qui n'héritèrent pas d'une place de pêche ou d'une place dans une équipe durent s'orienter vers d'autres sphères d'activité. La pêche de la morue popularisée par les Terre-Neuviens leur fournit cette alternative. Mais avec l'apparition des filets-trappes se développa le même processus d'appropriation des emplacements que pour les deux activités précédentes, cette fois sur l'endroit du littoral où sont fixés les filets-trappes. Ces emplacements n'étaient pas fixés au début et les pêcheurs pouvaient déplacer leur engin a la poursuite de la morue, mais la multiplication des filets-trappes, source de discordes entre pêcheurs sédentaires et pêcheurs nomades, amena la réglementation de son usage et de sa fixation à un endroit précis du rivage.

Le nombre de bons emplacements pour le filet-trappe est aussi limité et, passé un certain seuil, l'installation de nouveaux engins ne s'avère pas rentable. Par exemple, dans l'archipel de la rivière Saint-Paul, le nombre de 25 trappes environ semble être optimum. On y a déjà compté jusqu'à 30 filets-trappes en opération, mais les derniers emplacements occupés durent être abandonnés n'étant pas rentables [41]. Dans ces cas donc, l'augmentation de la production n'était pas liée au manque de capital disponible mais aux conditions du milieu et aux limites de l'utilisation d'une technique de pêche.

Comme pour les emplacements de pêche à loup-marin et au saumon les emplacements de pêche à la morue avec le filet-trappe furent incorporés aux biens transmis en héritage.

Un processus semblable a régi l'appropriation des territoires de piégeage, les premiers arrivés accaparèrent les territoires des cours inférieurs des rivières, les autres étant obligés de pénétrer de plus en plus loin pour se tailler un territoire. Dans ce cas, ce ne fut pas nécessairement au désavantage de ces derniers, car les territoires les plus éloignés sont généralement les meilleurs. Les territoires originaux furent transmis intégralement aux héritiers ou, dans certains cas, subdivisés entre eux mais jamais plus d'une fois car des territoires trop petits seraient devenus non rentables.

[78] Si le capital fait aujourd'hui grand défaut aux Nord-Côtiers, il n'en a pas toujours été ainsi et nous avons vu que les pêcheurs de loup-marin de la première partie du siècle dernier et les Acadiens de Havre-Saint-Pierre possédaient un capital relativement important investi dans leurs équipements de pêche et leurs goélettes. Cependant, des mauvaises années de pêche trop fréquentes l'ont rogné graduellement ou n'ont pas permis de le développer suffisamment pour améliorer les techniques de pêche dont les équipements ont vu leurs coûts aller sans cesse en augmentant. L'avoir total des pêcheurs de la Basse-Côte-Nord peut être évalué à quelques milliers de dollars et la valeur moyenne de leur équipement de pêche à moins de $2,000.00 [42]. Ce manque de capital disponible fut en partie responsable de l'absence d'innovations technologiques importantes depuis l'adoption du filet-trappe. Les deux seules innovations remarquables, l'usine de La Tabatière et le séchoir de Blanc-Sablon, sont attribuables à l'initiative d'étrangers et à des capitaux extérieurs. Les gouvernements fédéral et provincial ont plusieurs programmes d'aide et de prêt aux pêcheurs, mais il est bien connu que ce sont les pêcheurs les plus riches et tes mieux instruits qui en profitent le plus. Si la plupart des pêcheurs de la Côte bénéficient des subsides sur l'équipement, le sel et l'essence, rares sont ceux qui profitent de prêts. Le manque de connaissances plutôt que la méfiance semble en être la cause. En l'absence de capital local on attend le salut d'investissements massifs de la part des gouvernements, dans le domaine des travaux publics par exemple, ou d'entrepreneurs privés dans les secteurs miniers et forestiers, car le nord-côtier sait qu'il n'a pas les ressources financières pour développer adéquatement son milieu.

Le problème de la main-d'oeuvre qui se posa au départ au petit entrepreneur nord-côtier obligé de recruter des engagés à l'extérieur et souvent de les nourrir et de les loger en plus de leur accorder une part suffisamment intéressante des profits pour les garder, fut solutionné par la suite en ayant recours pour la composition des équipes de travail au réseau de parenté bilatérale ou aux membres du lignage. Cela avait comme avantage de faciliter le recrutement et de diminuer les parts payées aux équipiers de même que les frais encourus, mais comme désavantage de diminuer le rendement, les liens de parenté étant plus souples et plus accommodants que les stricts liens contractuels. En conséquence, le contrôle de l'entrepreneur sur ses employés est plutôt d'ordre affectif et moral que d'ordre légat. Ce même type d'organisation du travail a été reproduit lors de l'introduction des travaux d'hiver : les contremaîtres étaient apparentés aux membres des équipes qu'ils dirigeaient et l'absence de contraintes formelles faisait que le rendement du travail était très bas.

Le mode de recrutement des ouvriers de la mine de Havre-Saint-Pierre est à l'opposé du précédent puisqu'il doit être basé en principe sur la compétence des individus et non pas sur les rapports de parenté. Il est à mi-chemin entre les deux à l'usine de La Tabatière qui combine des critères traditionnels de parenté aux critères modernes d'efficacité dans l'engagement de ses employés. Le contrôle non négligeable que peuvent exercer ces compagnies sur leur main-d'oeuvre se situe au niveau de la rareté des emplois et des conditions salariales offertes, ces conditions étant nettement inférieures à La Tabatière où la possibilité d'obtenir d'autres emplois est quasi inexistante.

[79]

6-2. Traiteurs et commerçants

Les traiteurs influençaient la formation du capital chez les pêcheurs surtout par le contrôle qu'ils détenaient sur l'entrée et sur les prix des marchandises fabriquées à l'extérieur de la Côte. Pendant longtemps le troc fut dominant et les transactions monétaires réduites au minimum. Le traiteur contrôlait aussi le volume des échanges en augmentant les prix les bonnes années et en les diminuant les mauvaises. Les traiteurs favorisaient le système de crédit qui avait l'avantage de leur assurer une clientèle relativement stable. Mais le système de crédit est une arme à double tranchant et certains traiteurs au coeur trop tendre ou manquant de prévoyance coururent à leur ruine en faisant trop d'avances aux pêcheurs incapables de rembourser.

Étant donné la masse monétaire beaucoup plus grande en circulation de nos jours, les marchands locaux n'ont pas beaucoup d'influence sur la formation du capital. Toutefois, la Cie DE LA BAIE D'HUDSON, la SAINT-LAWRENCE SEA PRODUCTS et les acheteurs de poisson de Terre-Neuve continuent à faire des opérations dans les deux sens, achetant certains produits de la Côte et vendant des produits de consommation et de l'équipement. Les opérations ont encore partiellement le caractère d'échanges surtout en ce qui regarde l'achat de fourrures par la Cie DE LA BAIE D'HUDSON, mais dans la majorité des cas les transactions se font en argent. Leur contrôle de l'économie de la Côte n'est que partiel car le prix des produits de la pêche, des denrées et de l'équipement dépend beaucoup plus du marché international que de leur volonté propre.


7. CONCLUSION


7-1. Les relations existant entre les groupes de variables

Après l'exposé, assez descriptif qui a précédé, quelles généralisations pouvons-nous tirer sur les relations entre les variables ou groupes de variables ? Existe-t-il des variables causales ? Même si le jeu des relations entre variables n'est pas tout à fait le même dans les deux écosystèmes, il semble bien que toutes les variables soient interdépendantes et s'inter-influencent dans les deux sens. Toutefois, le jeu de trois variables qu'on peut appeler majeures, c'est-à-dire, le milieu, la démographie et la technologie apparaît comme prépondérant. Les activités économiques, les groupements socio-économiques ainsi que la réglementation des activités d'exploitation apparaissent plutôt comme des conséquences des premières. Essayons d'analyser pour l'un et l'autre écosystème le sens que prennent ces relations.

[80] Le milieu (M) est la donnée de base qui reçoit une population (P) qui y exerce des activités économiques (E) par l'intermédiaire d'une technologie (T) ce qui amène un certain type d'organisation socio-économique (O) et un contrôle des activités d'exploitation (C). La relation entre M et P se fait d'abord dans le sens M ---> P, mais P s'accroissant, la relation commence aussi à se faire à rebours (P  ---> M) pour devenir ambivalente (M < ---> P). La technologie appliquée par une population au milieu est d'abord fonction des ressources du milieu (M  ---> T) mais la technologie, si elle est trop efficace, peut changer l'équilibre des ressources (T  ---> M). La technologie et le milieu influencent directement les types d'activités économiques (T  ---> E, M  ---> E) mais l'influence inverse est faible. De même, la distribution des ressources et la technologie influencent la composition et l'organisation des groupes socio-économiques (M  ---> O, T  ---> O) mais cette fois la relation en sens contraire est plus forte. Finalement, le contrôle des moyens de production (C) agit sur les activités économiques (C  ---> E) et sur la technologie (C  ---> T) et a pour effet de protéger le milieu (C  ---> M). L'ensemble de ces interrelations peut se schématiser de la façon suivante :



7-2. Un modèle de décision et ses applications

Le modèle élaboré dans le présent essai peut être appelé modèle de décision pour deux raisons. D'abord il permet de voir le sens des interactions entre les différentes variables lorsque l'une d'entre elles subit des changements. Par exemple, nous savons qu'une amélioration technologique agit sur le milieu en augmentant la quantité de [81] ressources exploitées, sur l'économie en augmentant les revenus des pêcheurs et sur la population en favorisant son accroissement. En second lieu, cette connaissance des mécanismes en jeu dans les relations entre variables permet, dans une mesure limitée il est vrai, de prévoir les conséquences sur l'ensemble de la culture, de changements introduits dans tel ou tel groupe de variables.

Cette capacité de prévision a des implications directes pour le développement. Comme nous savons que les variables clés dans les deux écosystèmes sont le milieu, la technologie et la population, et qu'une action sur une ou l'autre des variables aura des répercussions sur l'ensemble, les actions possibles dans le but d'assurer la planification du développement de la Moyenne et de la Basse-Côte peuvent se résumer dans les propositions suivantes.


1˚ Découvrir à l'aide des connaissances scientifiques et technologiques modernes de nouvelles ressources qui deviendraient significatives et qui permettraient à toute la population des deux territoires de vivre du milieu en plus d'absorber l'accroissement régulier de population attribuable à la natalité. Un exemple de début de solution en ce sens est l'ouverture de la mine de Havre-Saint-Pierre et la concession en 1971 de presque tout le domaine forestier des deux territoires à la QUEBEC RAYONIER LTD., filiale de la INTERNATIONAL TELEPHONE & TELEGRAPH.

2˚ Améliorer par des investissements massifs la technologie de la pêche de façon à la rendre plus rentable et à attirer les jeunes vers cette activité. De façon parallèle, il faudrait relever très rapidement le niveau d'instruction de toute la population pour fournir aux pêcheurs les connaissances techniques nécessaires à l'opération d'équipement de pêche et de transformation de produits plus complexes.

3˚ Agir directement sur la population en la faisant évacuer partiellement ou totalement le territoire. Il faudrait, encore là, que les émigrants soient suffisamment instruits pour pouvoir trouver des emplois à l'extérieur, ce qui est loin d'être le cas actuellement.


Il n'y a pas de solution miracle et la meilleure devra probablement combiner ces trois modalités. De toute façon, le relèvement rapide du niveau de connaissances techniques des Nord-Côtiers est au centre et il est déjà amorcé. Quant à l'émigration de la population elle se pratique de façon plus ou moins volontaire depuis fort longtemps. Il y aurait lieu de prévoir des mécanismes pour la favoriser et pour assurer aux émigrants une préparation adéquate pour les marchés du travail. L'amélioration des techniques de pêche est un besoin urgent sur la Basse-Côte et l'intervention des gouvernements y est nécessaire de même que l'augmentation du bagage technique et scientifique des pêcheurs. Finalement, comme les ressources de la mer sont relativement bien connues, il ne faut pas espérer beaucoup de la découverte de nouvelles espèces commerciales qui relanceraient à elles seules l'économie du territoire. La pêche du crabe dans la région de Rivière-au-Tonnerre et des crevettes à l'île d'Anticosti ne constitue qu'un complément à l'économie nord-côtière. C'est donc vers les richesses du sous-sol de la forêt que les autorités politiques se tournent. Les territoires bordant le littoral ont été explorés en tous sens depuis nombre [82] d'années par des prospecteurs et des géologues et, à moins de secrets biens gardés, ils ne semblent pas receler de richesses minérales valant la peine d'être exploitées, du moins pour le moment. L'exploitation de la forêt pourrait aider partiellement à relever l'économie de la Moyenne-Côte mais le projet d'installation de la QUEBEC RAYONIER à Port-Cartier profitera très peu aux habitants de la Côte et encore moins à ceux de sa partie orientale. S'il se matérialise, ce projet aura au moins comme conséquence heureuse la construction de la route reliant Sept-Îles à la Moyenne-Côte, ce qui aurait pour effet de rendre significatif une élément du milieu jusqu'alors peu exploité : la beauté du paysage liée au développement du tourisme, une des industries « de pointe » de notre civilisation des loisirs.



[1] Professeur-adjoint au département d'Anthropologie de l'université Laval et co-directeur du projet Ethnographie de la Côte-Nord du Saint-Laurent.

[2] Étant limité dans le nombre de pages par les éditeurs, cet essai sera plutôt schématique. S'appuyant sur des milliers de pages de données ethnographiques et de rapports de recherche rédigés par une vingtaine de chercheurs qui ont participé aux travaux du projet « Ethnographie de la Côte-Nord du Saint-Laurent » subventionné en majeure partie par le Conseil des Arts du Canada et dirigé par le professeur Marc-Adélard TREMBLAY, il représente un premier essai de synthèse des travaux effectués jusqu'à maintenant. La connaissance scientifique étant un processus cumulatif, l'auteur reconnaît sa dette envers tous les collaborateurs du projet dont il a utilisé les données et particulièrement envers André LEPAGE, Yvan BRETON et Pierre BEAUCAGE dont les travaux et les remarques l'ont beaucoup aidé dans son cheminement théorique.

[3] Cf. ODUM, E.P., Fundamentals of Ecology, Philadelphia, W.B. Saunders & Co., 1959.

[4] Cf. COHEN, Y.A., Culture as Adaptation, in Yehudi A. COHEN, Man in Adaptation, The Cultural Present, Chicago, Aldine, 1969, vol. II, pp. 40-60.

[5] Adapté de ODUM, E.P., Ecology, Holt, Rinehart and Winston, New York, 1963, pp. 4 et 7.

[6] Cf. EVANS, F., Ecosystem as the basic unit in Ecology, in SCIENCE, vol. 123, no 2, 1961, pp. 140-149.

[7] Cf. FORDE, Darryll, Habitat, Economy and Society, London, Methuen & Co., 1934.

[8] Cf. NETTING, Robert Mc C., A Trial Model for Cultural Ecology, in ANTHROPOLOGICAL QUARTERLY, Vol. 38, 1965, pp. 81-96 ; et Hill Farmers of Nigeria. The Cultural Ecology of the Kofyar of the Jos Plateau, Seattle, University of Washington Press, 1968.

[9] Cf. Réjean BEAULIEU et Pierre JOUBERT, Fonctions économiques et sociales de Havre Saint-Pierre, Québec, Université Laval, Laboratoire d'ethnographie, 1968, 127 p. dactylographiées.

[10] Cf. HUNTSMAN, A.G., BAILEY, W.B., et HACHEY, H.B., The General Oceanography of the Strait of Belle-Isle, in THE JOURNAL OF THE FISHERIES BOARD OF CANADA, Vol. XI, no 3, 1954, pp. 198-260.

[11] Cf. BUSSIÈRES, Paul, Aspects de géographie de la Côte-Nord et de son arrière-pays, Québec, Université Laval, Thèse de D.E.S. 1962, pp. 104-138.

[12] Les recherches archéologiques effectuées dans la région de Bradore par l'équipe Cie René LÉVESQUE fourniront sans doute des données très intéressantes à ce sujet de même que sur les premiers établissements européens. Des datations préliminaires situent à 4,000 ou 5,000 ans l'origine de certains objets lithiques qui y furent retrouvés.

[13] « Nigog » : sorte de fouenne ou de harpon à trois branches.

[14] Cf. BÉLANGER, René, Les Basques dans l'estuaire du Saint-Laurent, Montréal, Presses de l'université du Québec, 1971, 162 p.

[15] Située un peu en amont de Sept-Îles.

[16] Cf. GREAT BRITAIN, PRIVY COUNCIL, ln the Matter of the Boundary between the Dominion of Canada and the Colony of Newfoundland in the Labrador Peninsula, London, William Cloves and Sons, 1927, vol. VII, p. 3716.

[17] Cf. « Papiers La Pause », in RAPPORT DE L'ARCHIVISTE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC,  1933-1934, Québec, imprimeur du Roi, 1934, p. 218.

[18] Cf. INNIS, H.A., The Cod Fisheries, Toronto, University of Toronto Press, 1954, p. 169.

[19] Cf. CHAREST, Paul, Le peuplement permanent de la Basse-Côte-Nord du Saint-Laurent : 1820-1900, in RECHERCHES SOCIOGRAPHIQUES, Vol. XI, nos 1-2, 1970, pp. 59-90.

[20] Cf. ROBERTSON, Samuel, Notes on the Coast of Labrador, in TRANSACTIONS OF LITTERARY AND HISTORICAL SOCIETY OF QUEBEC, Vol. 4, part 1, 1855, pp. 27-53.

[21] Cf. DANEAU, Marcel, Le développement socio-économique des pêcheries de la Côte-Nord du Saint-Laurent, Ottawa, ministère des Pêcheries, 1968.

[22] Cf. LEPAGE, André, L'organisation économique de la Basse-Côte-Nord, manuscrit, Laboratoire d'ethnographie, Université Laval, 1971.

[23] Cf. FAUTEUX, J.N., Essai sur l'industrie au Canada sous le régime français, Québec, Ls. A. PROULX, Imprimeur du Roi, 1927, Vol. Il.

[24] Cf. AUDUBON, Maria R., Audubon and his Journal, New York, Dover Publications, 1960, 2 vol., Vol. II, p. 415.

[25] Cette interrelation est illustrée dans le très beau film de Pierre PERRAULT, L'Anse Tabatière.

[26] Environ 700,000 à 800,000 phoques étaient tués chaque année par les goélettes et navires à vapeur dans le golfe Saint-Laurent au milieu du siècle dernier.

[27] Voir les rapports annuels des officiers chargés de la Protection des Pêcheries, des années 1860 à 1875.

[28] Cf. ROBERTSON, Samuel, Notes on the Coast of Labrador, pp. 35-36.

[29] Pour une description détaillée de la technologie de la pêche du loup-marin et de son évolution sur la Basse-Côte, voir l'article de Pierre BEAUCAGE, Technologie de la pêche au loup-marin sur la Côte-Nord du Saint-Laurent, in L'HOMME, Vol. VIII, no 3, 1968, pp. 96-125.

[30] Cf. VIGNEAU, Placide, Journal de Placide Vigneau, in RAPPORTS DE L'ARCHIVISTE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC, Tome 46, Roch Lefebvre, Éditeur officiel du Québec, 1969, p. 53.

[31] Cf. MARCOUX, Fernand, Étude de l'établissement sur la Moyenne-Côte-Nord et la Seigneurie de Mingan, Québec, Université Laval, 1971, manuscrit.

[32] Cf. INNIS, H.A., The Cod Fisheries, op. cit.

[33] Voir les rapports annuels des pêcheries de 1885 à 1900.

[34] Cf. BRETON, Yvan, Saint Paul River : étude monographique, Québec, Université Laval, Laboratoire d'ethnographie, 1969.

[35] Cf. Rapports annuels du ministère de la Marine et des Pêcheries, in ANNEXES AUX DOCUMENTS DE L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE, Ottawa.

[36] Cf. BRETON, Yvan, Étude démographique de la Basse-Côte-Nord, de 1900 à 1968, Québec, Université Laval, laboratoire d'ethnographie, 1968, p. 89.

[37] Cf. BRETON, Yvan, St. Paul's River, A Study of the Organization of Labor in Fishing Activities, p. 12.

[38] Cf. BEAUCAGE, Pierre, Organisation économique et parenté à La Tabatière, in RECHERCHES SOCIOGRAPHIQUES, Vol. XI, nos 1-2, 1970, pp. 91-116.

[39] Cf. PONCELET, Léo, Le phénomène de l'industrialisation dans la région de La Tabatière, Québec, Université Laval, Laboratoire d'ethnographie, 1969.

[40] Une « draft » : 336 livres de morue fraîche au débarquement.

[41] Cf. BRETON, Yvan, St. Paul's River : étude monographique, Québec, Université Laval, Laboratoire d'ethnographie, 1969.

[42] Cf. DANEAU, Marcel, Le développement socio-économique des pêcheries de la Côte-Nord du Saint-Laurent, Ottawa, ministère des Pêcheries, 1968.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 octobre 2010 12:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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