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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Wayana eitoponpë. (Une) histoire (orale) des Indiens Wayana. (2003)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Chapuis, Wayana eitoponpë. (Une) histoire (orale) des Indiens Wayana. Recueillie, coordonnée, présentée et annotée par Jean Chapuis, suivi de KALAU, recueilli et coordonné par Hervé Rivière []. Guyane, Guadeloupe, Martinique, Paris: Éditions Ibis rouge, 2003, 1067 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 6 mai 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Introduction générale

« Le but final qu’un ethnographe ne devrait jamais perdre de vue… est, en bref, de saisir le point de vue de l’indigène, ses rapports avec la vie, de comprendre sa vision de son monde »
(B. Malinowski [1922] 1989 : 82-83).


Les Wayana

L’ethnonyme « Wayana » désigne un groupe Carib d’environ 1400 personnes réparti entre le Haut Maroni - principalement sa rive française -, le Tapanahony au Surinam et le Parou de l’Est au Brésil. Issue de la fusion de nombreux clans, dont la plupart sont installés depuis plusieurs siècles aux alentours des Tumuc Humac, il s’agit d’une société dynamique qui tente de s’adapter aux importants changements survenus dans ses zones d’implantation. Je ne connais pour ma part que le gros ensemble de la Guyane française (un peu plus de 800 personnes [1]) qui, après presque un siècle de relatif isolement et d’absence de pression réelle de la part des Occidentaux [2], est soumis depuis une vingtaine d’années à plusieurs contraintes qui constituent par ailleurs des enjeux pour le développement de la région dans son ensemble. J’en soulignerai les points principaux en conclusion de cet ouvrage. Quant aux Wayana du Brésil, visités naguère par des garimpeiros, des balateiros et des castanheiros, ils vivent mélangés aux Apalai sous l’égide de la FUNAI et de missionnaires évangélistes dans la réserve du Parque indígena Tumucumaque, tandis que ceux du Surinam sont soumis aux exigences d’autres missionnaires protestants américains qui interdisent notamment le chamanisme, prohibent les danses, la polygamie, les boissons alcoolisées… et ont fabriqué une version de la Bible qui, n’ayant qu’un vague rapport avec le texte sacré, est censée « tout expliquer ».

[12]

Les Wayana [3] ressemblent pour l’essentiel aux autres groupes Carib amazoniens. Pour les caractériser un peu mieux, disons qu’ils comptent la parenté sur les deux lignes et sont traditionnellement uxorilocaux, l’homme allant vivre avec son épouse dans le groupe de celle-ci. Ils cultivent l’abatis, produisant du manioc amer, différentes variétés de patates douces, et bien d’autres végétaux comme les bananes, les ananas, les melons d’eau, les piments, le tabac… Leurs principaux moyens de subsistance, en-dehors de l’abatis, sont la pêche et la chasse : ils n’utilisent plus l’arc mais le fusil, le filet, les hameçons... La cueillette (fruits, oeufs d’iguanes, larves…) est devenue un simple appoint. Leur artisanat, qui obéit à une stricte répartition sexuelle des tâches, est très développé : poteries, vanneries, objets divers ; une part en est réservée à la vente. Autour de la case collective (tukusipan) utilisée pour les réunions, les fêtes, ou l’accueil des visiteurs, sont disposées les maisons individuelles, aujourd’hui sur pilotis pour la plupart, hébergeant chacune une famille nucléaire : cette dernière est l’unité de base de production. Les villages sont disposés légèrement en hauteur le long des cours d’eau importants et sont placés sous l’autorité d’un ancien : ils regroupent sa famille et ses obligés (peito). Le village traditionnel de vingt à trente personnes, qui se déplaçait tous les sept ans environ, est devenu fixe depuis quelques décennies notamment à cause de l’installation d’écoles, de postes de santé et de l’existence d’autres petits avantages non négligeables : points d’eau, jobs temporaires rémunérés, accès aisé aux fournitures occidentales… Conséquence de cette sédentarisation, certains villages sont maintenant plurifamiliaux, comptant jusqu’à 200 habitants. La vie sociale wayana est rythmée par un certain nombre de fêtes plus ou moins ritualisées ; le fameux « maraké », la cérémonie d’initiation en passe d’être abandonnée, en faisait partie. Les Wayana n’ont pas de chefs au sens occidental du terme, et ceux que l’on appelle ainsi par habitude ne sont que les représentants des villages pour les affaires de la tradition [4]. Les autorités françaises les ont nommés « capitaines », sur le modèle de ce qui se faisait pour les Noirs marrons Aluku, leurs voisins d’aval chez qui cela correspondait à une organisation hiérarchique traditionnelle poussée, et, pour le principal d’entre eux, « gran man » (kalaman). Ils sont également les intermédiaires supposés – car en fait ils ne jouent pas leur rôle comme je le dirai en conclusion – entre la population et l’administration (G. Collomb, 1999). On trouvera toutes les références souhaitables dans la bibliographie et quelques notes sur la modernité en conclusion de ce travail. Mais, surtout, les textes qui suivent sont censés, par leur entrecroisement, faire pénétrer le lecteur au coeur de la culture wayana « classique » ou « traditionnelle ».

[13]

Carte 1


Palumë

[14]

Le projet

En fait, le projet initial était vague, mené en parallèle à d’autres travaux qui ont notamment formé la matière d’une thèse (J. Chapuis, 1998). C’est la masse des matériaux recueillis au long de trente mois de terrain répartis de 1992 à 1998 et la découverte d’un véritable discours historique indigène qui m’ont incité à persévérer dans cette direction : produit du terrain guidant l’anthropologue, donc, et non désir de fabriquer un ordre qui n’existe pas. Que recouvre le titre « histoire (orale) » ? La perspective qui a présidé à l’élaboration du corpus ici réuni repose sur un double choix initial : prendre l’axe du temps comme fil conducteur, c’est-à-dire suivre l’historicité et la chronologie indigènes, quand cette dernière est manifeste, d’une part ; respecter l’oralité et restituer le texte wayana, autant que faire se peut, d’autre part.

Le premier parti pris s’appuie sur le constat que la plupart des approches de la tradition orale en ethnologie ont pour effet de confisquer trop tôt la voix et l’idéologie indigènes : celles-ci ne sont souvent utilisées, émiettées, que pour valider une construction savante qui leur est étrangère. Si l’on s’intéresse à elles, c’est comme pièces d’un mécanisme qu’elles ignorent. Le plus généralement, soit les chercheurs se contentent de citer de courts extraits de la tradition orale sortis de leur contexte global, quand il n’y font pas simplement référence (stratégie visant à renforcer la crédibilité de leurs interprétations sans en permettre la critique), soit ils intègrent les récits dans la catégorie « mythe » : dans les deux cas, outre le déni d’une conscience historique indigène, le procédé interdit l’émergence d’une théorie autochtone indépendante de l’interprétation qui en sera faite [5].

Il est bien établi que « l’insistance à dénier aux sociétés qu’elle étudie toute forme d’historicité est un des paradigmes les plus lancinants de l’ethnologie » (A. Bensa, 1997 : 8), et, en Amazonie, cela a été vrai plus longtemps qu’ailleurs [6]. Cette assertion doit se comprendre à un double niveau : au-delà [15] de l’idée fausse d’un éternel présent, qui renvoie à des sociétés immobiles factices, elle implique, et c’est cet aspect surtout qui nous concerne ici, que cette discipline occulte souvent le fait que ces sociétés produisent leur propre discours sur l’histoire. Dans cet ouvrage, au contraire, l’ethnologue choisit délibérément d’interroger le récit indigène à propos de la restitution du passé sur la longue durée, mettant à profit le fait que les Wayana sont plutôt friands de narration historique. On sait qu’une des difficultés, quand on aborde le domaine de l’histoire, est la polysémie du terme, à la fois discours sur la temporalité, objet en soi (succession d’évènements) et forme de savoir (dite aussi « histoire-science ») propre à l’Occident. Les textes qui composent ce livre présentent un intérêt pour chacune de ces acceptions : comme faits de culture, ils véhiculent un ensemble spécifique de valeurs propres à la société dont ils émanent ; comme agencements ordonnés dans le temps de périodes distinctes, ils nous renseignent sur l’historicité et la chronologie wayana ; comme documents, ils fournissent un ensemble d’« archives orales » utilisables dans le cadre d’un projet de savoir du type de celui de l’histoire-science (dans un ouvrage en préparation, j’essaie de lier archives orales et traces écrites, dûment identifiées et placées sur un même niveau informatif, en une synthèse qui les dépasse chacune - puisque leurs mémoires, ayant opéré des choix différents, se complètent et se soutiennent - dans le but de donner une idée plus complète et complexe du passé du groupe wayana).

Parmi les différentes définitions qui permettent d’approcher l’ethno-histoire, le présent travail se situe dans la mouvance de celle qui considère qu’« est ethno-histoire l’ensemble des procédures de mise en relation du présent au passé à l’intérieur d’une société ou d’un groupe, dans son langage et en référence à ses valeurs et à ses enjeux propres ; l’ethno-histoire devient une histoire sui generis que la société ou le groupe constitue pour son seul usage, l’historicité s’exprimant à travers un souci - universellement partagé - d’avoir une histoire, indépendamment de toute préoccupation d’objectivité dans l’établissement et la sélection des événements » (Izard et Wachtel, 1991 : 337). Il s’agit donc avant tout d’apprendre des Wayana eux-mêmes leur propre temporalité et leur propre historicité, leurs choix et leurs façons de mettre en relation les évènements, la manière dont ils sélectionnent ou fabriquent ces derniers. Et ce n’est qu’à la condition de recueillir et d’analyser systématiquement l’auto-histoire wayana sur la longue durée que l’on peut dégager toutes ses implications. En effet, n’en sélectionner que des morceaux trop épars revient à lui retirer son historicité : il n’y a plus d’ordre, et donc plus de succession porteuse de sens comme le remarquait Bachelard ([1950] 1993 : 50).

Que le repérage dans le temps ne soit pas la préoccupation principale des Wayana ne signifie pas que ce souci est absent de leurs représentations, nous allons le constater à la lecture du corpus. Le conteur donne assez d’indications au sujet de la chronologie (succession définie des évènements dans le temps) pour qu’on ne reproche pas à l’ethnologue d’avoir introduit (chaque fois que cela était permis par le contenu du discours) un ordre qui n’existe pas dans la [16] conscience indigène, même si, dans la réalité narrative, ce corpus n’est jamais conté d’un bout à l’autre, de façon ordonnée, mais inculqué par bribes au gré des désirs du narrateur (terme utilisé ici comme synonyme de « conteur ») ou de ses auditeurs.

Le second choix fondamental de cet ouvrage, ai-je dit, est de restituer la parole indigène concomitamment dans sa langue et traduite au plus près de son énonciation. Les visées d’un tel parti pris sont nombreuses. Tout d’abord, il s’agit pour moi de produire dans sa matière originelle une part du savoir que j’ai pu recueillir lors des riches et longs séjours passés en compagnie des Wayana. C’est à partir de cette matière, notamment, que l’ethnologue forge ensuite ses outils et construit une version plus théorique des choses, obéissant à une approche définie, ou plus adaptée au public occidental auquel il essaie de faire connaître la société qu’il étudie. Cette tâche d’inscription/traduction (opérée par tout ethnologue), qui représente en elle-même un travail considérable de mise en forme sur le plan linguistique comme sur le plan narratif, comporte bien sûr des risques et des difficultés. En soumettant l’ensemble de ces éléments à la lecture, me conformant à « la règle d’or de toute publication scientifique [qui] est que le lecteur doit être en mesure de contrôler l’auteur » (J. Vansina, 1961 : 168), je les soumets par là-même à la vérification, à la critique et à la contradiction (venant d’autochtones ou de scientifiques).

Une autre implication de ce parti pris de travail (livrer une traduction aussi littérale que possible - ce qui ne signifie pas « aussi exacte que possible », mais cela indique le type de trahison que je m’apprête à commettre - en regard du texte wayana) est de donner à observer le fonctionnement de la langue mise à nu autant que possible en tant que rapport de l’homme au langage et de la langue au monde. Un exemple patent de cela est fourni par l’abondance des pronoms : elle révèle la répugnance des Wayana, comme de beaucoup de sociétés amazoniennes, à nommer les individus. Quand, pour des raisons de lisibilité, je me suis cru obligé d’indiquer le nom, c’est en signalant mon intervention. Par ailleurs, ce sont les mêmes pronoms qui sont utilisés pour désigner les hommes et les animaux, témoignant de représentations différentes des nôtres…

En livrant la parole wayana dans l’immédiateté de son énonciation, mon propos est également de montrer comment, à travers le récit (à la fois acte de narration et histoire produite) se constitue la représentation wayana de l’univers spatio-temporel. Le déroulement du texte nous introduit effectivement au coeur même du rapport au temps. Ainsi, le passé est conté pratiquement sans exception au présent de narration, ce qui prouve la capacité des Amérindiens à se plonger dans l’histoire ; ou bien encore un personnage préhistorique ressurgit au milieu d’un récit de guerre… Un ensemble de spécificités ténues mais pertinentes de la pensée et des comportements wayana peut être appréhendé de cette façon.

Enfin, une autre visée - et non la moindre pour moi - de mon entreprise, est de donner connaissance de la parole d’un homme avec qui j’ai eu le bonheur [17] de travailler, Kuliyaman, sans doute le dernier à posséder une connaissance aussi vaste de l’histoire wayana prise dans son sens le plus large. Kuliyaman représente d’une certaine façon à lui seul la fin d’un monde wayana, celui où un seul homme pouvait maîtriser l’essentiel du savoir traditionnel d’un peuple, un savoir contenu, circonscrit mais non pas figé. La restitution (certes partielle) de sa parole constitue une reconnaissance de ce statut et peut être considérée comme une stèle érigée à ce passé révolu. Au-delà, cette restitution prend d’autant plus de valeur qu’elle n’a été rendue possible que par la collaboration soutenue et intelligente de jeunes Wayana, notamment Aimawale et Kupi. En requérant leur concours pour effectuer ce travail, j’ai éveillé ou renforcé en eux le désir de connaître et de comprendre le passé de leur société. Il faut dire qu’il existe une véritable attente, plus marquée chez les jeunes et les anciens – on pourrait presque parler d’une « commande » parfois implicite et souvent explicite de leur part –, concernant la valorisation de ce corpus. Aussi, répondant aux voeux d’une large part de la population, n’ai-je pas eu de problème éthique pour publier cet ensemble textuel : on ne rencontre pas chez les Wayana le même secret qui pèse sur les « Premiers temps » des Noirs Marrons Saramaka en particulier (R. Price, 1994).

L’aspect systématique, étendu et résolument tourné vers la retranscription la plus fidèle possible de cet ensemble documentaire se veut aussi une façon éthique en même temps qu’heuristique d’envisager l’anthropologie. Ethique, car en effet « le moment est venu de ne plus considérer les paroles et les réponses des autres comme une simple source d’informations mais comme une participation à l’élaboration de la connaissance commune » (M. Augé, 1994 : 78) : il y va non seulement du respect que nous devons aux populations étudiées, des rapports que nous entretenons et élaborons avec elles (en particulier avec nos collaborateurs les plus actifs), mais aussi peut-être du devenir de la discipline. Heuristique parce que, livrant d’emblée une importante source de données très diverses, je permets à d’autres chercheurs non seulement d’y puiser des éléments pour des travaux variés, mais également de critiquer objectivement certaines interprétations déjà produites ou à venir, possibilités qui font défaut aux élaborations présentées isolément de tout matériau original organisé. L’étendue et la variété du registre abordé, ainsi que la manière holiste dont le savant Amérindien le traite, peuvent aussi être considérés comme des moyens d’abolir la séparation artificielle et européocentrique de l’approche anthropologique en champs : politique, économique, religieux… Au total, si j’ai persévéré dans ce projet, c’est avec ces objectifs-là : fournir non seulement aux chercheurs et aux ethnologues une ample matière à exploiter, mais aussi et tout autant fournir aux Wayana eux-mêmes, aux enseignants et à leurs élèves, une collection de récits en version bilingue à l’aube de ce troisième millénaire. Conçu comme une marque de gratitude envers les Wayana pour leur accueil et leur compréhension, l’ensemble de ce travail veut [18] être une sorte de carrière à ciel ouvert que chacun, Amérindien, chercheur ou simple curieux, exploitera à sa guise.

Quelques remarques à propos du temps long wayana

Il n’est pas d’histoire qui n’implique non seulement des choix, mais aussi une ou des conceptions du temps [7]. La conception wayana du temps long se décompose, à partir d’une origine, akïma pistële, en trois parties : un passé (uhpak eitop), un présent (hemalë eitop) et un avenir (wantë eitop). C’est l’origine et le passé que j’ai tenté de restituer à travers les récits de Kuliyaman. Il ne s’agit pas d’une histoire continue, sans faille, mais d’une série de récits distincts qui relatent des séquences précises d’évènements, récits eux-mêmes enchâssés dans des périodes plus vastes qui, quant à elles, se juxtaposent sans hiatus. L’ethnologue a respecté l’ordre indigène des périodes (genèse, période des guerres, geste de Kailawa), ordre qui ne s’applique pas aux récits eux-mêmes, lesquels sont souvent dépourvus d’indications permettant d’ordonner les séquences dans le temps. La quatrième période est une création de l’ethnologue, bien qu’elle respecte la chronologie explicite du conteur puisqu’elle n’inclut que des évènements postérieurs à la paix et nous mène à l’époque contemporaine. Les données dont je dispose laissent à penser que la formalisation des derniers textes est moins importante que celle des précédents, lesquels peuvent être considérés comme « canoniques » [8] (avec toute la relativité qui sied à ce terme).

L’ordonnancement des périodes manifeste une rationalité claire dont voici les grandes lignes :

1 - La genèse, phase « sur-humaine » (mais non pas pré-humaine : d’emblée, par exemple, le démiurge est marié), qui débute avec la création du monde, correspond à la période des métamorphoses (anuktatop aptau) : tout pouvait se transformer en tout. Le monde n’était pas figé dans des formes. C’est à cette époque que furent conçus tous les éléments (plantes, animaux, montagnes, mer, fleuves…) qui composent notre univers. Elle s’achève avec l’arrêt des transformations, conséquence de l’humiliation du démiurge par les humains. L’univers terrestre, devenu lourd, conserva son aspect, celui que nous connaissons, tandis que perdurait dans sa fluidité celui des origines, le « vrai » monde. Le temps de la genèse en effet n’est pas seulement celui des débuts. Il est doté d’une qualité particulière qui le rend perpétuel : il constitue une dimension qui englobe la nôtre. De cette dichotomie – qui n’a rien d’absolue – vont découler bien des conséquences.

[19]
2 - La période historique « primitive » ou « clanique », où l’univers est moulé dans des formes, même si des passerelles restent ouvertes (le chamane…) avec les temps primordiaux. Il ne s’agit plus de gloser sur les infinis changements d’apparence des êtres et du monde, mais de décrire les rapports entre catégories sociales constituées par le démiurge sur des bases linguistiques et géographiques avant tout. C’est la période des guerres de clans [9] (ulinumtop eitoponpë), celle où l’on vivait sous le couvert forestier dans des villages reliés par d’étroits layons. Les hommes de ce temps, êtres bornés et sauvages, étaient animés d’une fureur vengeresse destructrice en même temps que rongés par la peur et les frustrations. Cette époque s’achève (au début du XIXe siècle d’après nos recoupements) après l’intervention terrifiante du héros culturel Kailawa, par la paix, le métissage interclanique, la sortie de la forêt, l’abandon des plantes à pouvoir meurtrier (hemït), l’avènement du plaisir et de la paix, et les prémices de l’ethnie. Cela se passe dans la partie sud des Tumuc Humac principalement. Le nombre des groupes a beaucoup diminué : il y a eu dépopulation et concentration, la tradition en rend compte.

3 - L’ère « moderne » (hemalë eitoponpë) ou « ethnique », celle de l’état de paix. Les groupes qui sont « sortis de la forêt » vivent dans des villages au bord des fleuves : ils se sont dispersés et métissés au sein de quelques grands ensembles (Apalai, Upului, Vrais Wayana, Tïlïyo…). Les communications par pirogue commencent à supplanter celles, pédestres, qui empruntaient les layons forestiers. Les conflits se règlent essentiellement par voie chamanique ou par la sorcellerie non chamanique (empoisonnements). C’est une période de troc interethnique, de recherche active des produits occidentaux dont les principaux intermédiaires sont les Aluku. Période aussi des épidémies, dont l’histoire a gardé le souvenir, elle est marquée par le contact de plus en plus régulier avec des non-Indiens, Blancs et Aluku. Déplacement vers le nord, installation et concentration du gros de la population sur le Marouini et le Litany et, dans une moindre mesure, le Tapanahony, concluent ce temps et donnent à l’ethnie son aspect actuel.

4 - La période contemporaine enfin, qui se caractérise, depuis 1970 environ, par une occidentalisation active, nettement accélérée depuis le début des années 1990 : écoles, dispensaires, rapprochement de [20] Maripasoula, accroissement du nombre de salariés… Elle ne fait pas encore l’objet de récits ni de représentations partagées : nous en dirons quelques mots en conclusion.


Mémoire des phases logiques, donc, construction culturelle saisissant le monde en mouvement et lui donnant un sens, et non obsession du détail chronologique dans lequel s’est, un temps, perdue l’histoire-science. Je montre ailleurs (2003) le sentiment de progrès social que ressentent les Wayana contemporains quand ils se tournent vers leur passé, témoignant par là d’une conception linéaire et orientée du processus temporel. On notera que l’historiographie wayana ne se formule pas comme la nôtre. Elle procède par tableaux, lesquels sont censés exposer l’essentiel de ce qu’il y a à savoir sur tel ou tel événement ou épisode : elle offre une explication en se basant sur des séquences exemplaires. C’est aussi une histoire de personnages importants : démiurge, kuyuli divers, chefs de lignages de clans bien identifiés...

Les Wayana n’ont pas l’impression, en racontant les récits qui composent cet ouvrage, de parler d’autres choses que de ce qui s’est réellement passé dans les temps anciens. Si le document peut être défini comme un type de preuve, culturellement variable, qui fait foi, ici se pose le problème du type de preuve exigée, dans la culture wayana, pour qu’elle puisse considérer que c’est bien un morceau d’histoire qui est raconté. Comme dans la plupart des sociétés orales, c’est la parole des anciens relatant les idées, faits et gestes des ancêtres. La grand-mère Pelipïn exprime cela de façon exemplaire : elle dit raconter « ce que son grand-père avait relaté (à son père) de ce qu’il avait retenu de ce que son grand-père (lui) avait raconté » (cf p. 283).

Je dois, avant d’aller plus loin, rendre compte du choix d’inclure ce qu’il est convenu d’appeler la « mythologie » dans une « histoire ». De fait, de mon point de vue méthodologique, qui est de restituer directement les représentations wayana en suivant le vecteur temps, le mythe, défini par Lévi-Strauss comme « une histoire où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts » (in Eribon, 1988 : 193), est une part de l’histoire : c’est le temps de la genèse. Divers auteurs, dont V. Hirtzel a dressé un inventaire complet (1997 : 32-37), se sont intéressés à la « mythologie » wayana. Trop focalisés sur la catégorie « mythe » en tant qu’univers hors du temps (il est amusant de constater au passage que c’est cette auto-réclusion conceptuelle des anthropologues eux-mêmes qui les a conduit à enfermer les « primitifs » dans un éternel présent absurde et fictif), aucun n’a choisi l’orientation « histoire » qui nécessitait de prolonger le recueil des récits après la période des fondements. Or, en ce qui les concerne, les Wayana sont bien conscients qu’il ne s’agit là que d’un début dont la suite fait l’objet d’autres textes menant au temps présent : ce sont eux-mêmes qui m’ont incité à collecter ces derniers, me mettant sur la piste d’un pan important et négligé de leur tradition. Ils ne comprenaient pas pourquoi je me bornais à recueillir les traces des origines et négligeais la suite de l’histoire : ils m’ont donc parlé des guerres, de Kailawa et [21] d’autres épisodes saillants, et je les ai suivis. Quelques remarques s’imposent ici.

D’une part, nous devons prendre garde que notre temps ne détruise ou ne nie celui des Autres : on sait bien que tout rapport au temps implique un rapport au pouvoir. D’autre part, il convient de noter qu’il n’y a pas chez les Wayana d’origine sans humains : ces derniers apparaissent avec le démiurge. Mais il n’auront une existence réellement indépendante et spécifique qu’après l’arrêt des transformations : leur statut change. L’histoire au sens occidental commence, dans les récits wayana, quand les hommes, devenus les principaux agents des évènements, sont nommés collectivement (ethnonymes) et individuellement (anthroponymes). Enfin, la distinction entre mythe et histoire, si elle peut être analytiquement retenue du point de vue de certains paradigmes (psychanalyse, structuralisme…), chez les Wayana comme ailleurs, n’implique pas de leur part une moindre croyance en l’un ou l’autre : « Pour les Indiens, la mythologie n’est pas une croyance : c’est la vérité toute vraie, la seule, l’absolue… [elle est], avec les rituels qui lui correspondent, la représentation indienne du réel le plus achevé » (P. Y. Jacopin, 1976 : 222-223). Une fois qu’avec mon ami Mata, fils de Kuliyaman, nous étions sur un rocher, dans le haut du fleuve, j’entrepris - avec quelque présomption, il faut bien le reconnaître - de lui raconter la naissance du monde à partir de la théorie du « big bang », puis la création de la vie et de la diversité des espèces. Après m’avoir longuement écouté sans m’interrompre, Mata prit la parole pour m’assurer que les Wayana ne voient pas les choses comme cela : et il se mit à son tour à me synthétiser l’histoire de Kuyuli, puis la façon dont les humains d’autres couleurs que les Indiens naquirent des mouches à vers du cadavre d’Anaconda… Je l’eus sans doute surpris en lui disant que ce qu’il me racontait était moins vrai, ne portait pas le même nom, que ce que je venais de lui conter, qu’il « croyait » alors que moi je « savais ».

Temps du mythe (genèse) et temps de l’histoire ne sont pas séparés pour les Wayana : le premier fonde et accompagne le second. Tout au plus peut-on dire qu’entre le cycle Kuyuli et la période qui lui a succédée, des choses sont possibles dans le premier qui ne le sont plus dans la seconde [10]. Par ailleurs, le règne des transformations, qui caractérise la période de la genèse, après avoir connu un paroxysme, se poursuit toujours sur un mode larvé : un villageois a vu encore récemment un singe hurleur avec un corps de chenille ; tel jeune père a observé, à l’abatis, un oiseau-mouche tukui encore à moitié chenille accroché à une tige de manioc ; les poissons d’étang proviennent de différentes chenilles... (à propos de la transformabilité, cf p. 221-225 et Chapuis, 1998 : 103-113 ; Hirtzel, 1997). On n’exclut pas non plus l’intervention d’un héros céleste dans le présent terrestre, comme cela s’est produit pendant les [22] guerres avec Sikëpuli et au début des années soixante (cf Dingoya, J. Chapuis, 1998 : 949-959 et dans cet ouvrage, p. 919).

Le(s) texte(s)

L’ensemble documentaire qui suit constitue une partie de la tradition orale wayana. Il rapporte le discours profane des veillées, dans la langue commune, retrace l’histoire de la création du monde, puis celle des clans proto-Wayana, jusqu’à la période actuelle, ethnique, et cela quasi-exclusivement au travers des récits d’un orateur considéré à l’époque du recueil des textes comme le plus savant de son groupe.

La segmentation de l’historiographie indigène ne recoupe pas précisément les phases chronologiques précédemment envisagées puisque deux ensembles distincts (les guerres et la geste de Kailawa) constituent ensemble l’époque clanique. Voici comment elle se présente :

- la période des origines ou des transformations (genèse)
- la période des guerres
- le cycle du héros culturel Kailawa
- la période moderne

Que le corpus repose pour l’essentiel sur le discours d’un seul individu importe peu : au contraire, il constitue une des histoires wayana possibles, une des façons indigènes de rendre compte du passé du monde (ce qui justifie la mise entre parenthèses du premier mot du titre), et non une reconstruction artificielle à partir de fragments éclatés provenant d’informateurs divers. On doit toutefois noter que si Kuliyaman est un érudit au savoir encyclopédique, la plupart des anciens sont capables de fournir des données similaires, mais plus partielles, qui recoupent ce savoir. Son discours n’est donc pas isolé, spécialisé : il est simplement le plus complet et le plus construit concernant la « tradition » pour les gens de sa génération. Quant à moi, je me suis réservé les espaces marginaux, à savoir les notes de bas de page ainsi que de brèves introductions de chapitre pour effectuer les indispensables coutures en quoi consiste, dans ce genre d’entreprise, la tâche de l’anthropologue comme traducteur culturel : le lecteur, de cette façon, est toujours accompagné.

L’ouvrage comprend en fait quatre textes : celui du conteur, en wayana, qui est le document de référence ; la traduction, fruit d’une tâche collective ; et les péritextes produits par l’ethnologue, qui sont de deux types : si les notes de bas de page servent plutôt à préciser un détail, à établir des liens, les présentations, aussi concises que possible, ont quant à elles pour but de contextualiser le récit qui suit, de l’éclairer en donnant des renseignements complémentaires qui peuvent déborder du cadre dans lequel il s’inscrit ; elles en proposent souvent une lecture, laquelle peut être controversée (par l’autochtone curieux ou le savant exégète) à partir des matériaux produits. Au total, trois niveaux de lecture sont possibles : le texte wayana ou français seul, en tant [23] que récit ; le texte et les contextualisations, si l’on veut aller plus loin ; avec les notes de bas de page pour s’intéresser aux détails. La parole autochtone est toujours très clairement délimitée par rapport à celle de l’ethnologue, laquelle tente de se réduire au minimum : ce faisant, j’ai cherché à respecter un des principes de ce travail, celui de rester au plus près du texte de référence en évitant autant que possible - mais pas totalement, ce qui n’aurait pas de sens - de lui imposer les aménagements d’une pensée étrangère, laquelle reste en marge. Un déficit de fluidité et de lisibilité sont parfois les conséquences à assumer pour la réalisation de cette gageure.

Au-delà de l’histoire indigène elle-même, ce travail se veut, grâce à son architecture, une façon efficace d’écrire l’ethnographie. De nombreux aspects de la culture wayana se dévoilent progressivement, à la fois dans et en marge du texte de référence. Rappelons que l’opération anthropologique qui donne à connaître une culture, en même temps qu’elle contribue à la fabriquer, relève en partie de la fiction. Elle est singulière, c’est-à-dire qu’elle dépend d’un chercheur soumis à différentes tensions (le terrain est réactif) au sein d’un contexte personnel et social particulier. Elle est dynamique, en ce sens qu’elle se bâtit dans l’interaction. Par ailleurs, elle est limitée par les potentialités de la langue (orale, puis écrite). Il n’empêche que cette démarche tente d’apporter une certaine vraisemblance (Kilani, 1999 : 104), de combler, sans jamais l’abolir, la distance qui nous sépare de l’Autre. Dans ce livre, l’autochtone est placé au premier plan pour la réalisation de ce projet ; l’ethnologue, même s’il en demeure le promoteur et l’organisateur, a voulu se réserver le rôle d’un commentateur éclairé.

Nous espérons qu’au fil des pages le lecteur découvre, comme en se promenant, les multiples facettes de l’univers wayana, que ce dernier prenne progressivement pour lui de la consistance et de la profondeur. Mais prévenons-le : le texte oral est conçu pour être répété, ressassé, instillé par fragments, modifié… Des liens s’établissent, des éclairages se dessinent au fur et à mesure des redites et des versions. Le but n’est pas de « gagner » du temps mais d’en profiter, de le faire fructifier, de comprendre et d’expliquer. La matière orale d’un groupe est comme une pâte : elle est conçue pour être travaillée, modelée de diverses façons, mais elle reste identifiable par sa texture. Le passage à l’écriture, malgré les efforts entrepris, est source de difficultés et exige du lecteur une certaine ténacité : plusieurs lectures sont souvent nécessaires pour saisir les reflets, les passerelles, les raccourcis… et finalement pour se sentir un peu capable d’être Wayana et conteur à son tour.

Je livre à la suite un document capital, fruit du travail de mon regretté ami et collègue l’ethnomusicologue Hervé Rivière. Le Kalau [11], sorte de psalmodie composée de douze parties (treize selon Hurault), constitue le versant oral rituel exclusif de l’initiation des adolescents mâles : sa langue est spécifique, [24] souvent considérée comme du « vieux wayana », en tout cas une « vieille langue ». À dire vrai, c’est lorsque je lui ai fait part de l’avancement de mon projet qu’Hervé a souhaité s’y rallier : cela tombait d’autant mieux que les deux textes ont des points communs à commencer par notre vieux maître Kuliyaman. Le Kalau utilise de nombreuses références de l’histoire orale. La maladie et la disparition prématurée d’Hervé Rivière ne lui ont malheureusement pas permis de produire un travail achevé. Néanmoins, ce qu’il nous offre - la version originale de ce texte mystérieux que son épouse, Florence, a aimablement accepté de me confier pour publication - présente d’autant plus d’intérêt que Kuliyaman, dernier détenteur du Kalau (au moins sur le Litany), est décédé la même année que lui.

Organisation du travail et intervenants

Le conteur à qui nous avons donné la parole est Kuliyaman, bien qu’en ce qui concerne la genèse d’autres voix se mêlent à la sienne. Une des principales raisons qui a motivé ce choix est le fait qu’il soit un des derniers ëlemi [12] d’envergure et le dernier récitant du Kalau. Or les ëlemi (ou ëlemi katën) passent, aux yeux des Wayana, pour être dotés d’un pouvoir particulier vis-à-vis de la parole : mieux que les autres ils savent l’entendre et la restituer. Une histoire raconte que le pouvoir que le démiurge a placé dans les yeux des chamanes, il l’a mis dans les oreilles des ëlemi. La parole de la tradition les fascine, ainsi qu’il apparaît au long des textes dits par Kuliyaman : « j’étais jeune mais déjà comme les vieux… ». Ils en font le moyen de leur pouvoir ; ils s’entraînent à la conserver, comme nous l’apprit le conteur qui passait des heures, des nuits entières, à se répéter silencieusement, pour lui-même, son propre savoir, afin de le maintenir intact bien que son usage soit caduc. Donc on peut dire que, plus que d’autres - ce qui ne disqualifie personne car tous les anciens et adultes détiennent une version, parfois très simplifiée, de la plupart des textes ici présentés - il convenait de saisir les récits de Kuliyaman, sans doute le dernier grand conteur wayana : c’est d’ailleurs lui qui, il y a cinquante ans, avait déjà transmis divers contes et une version du Kalau à J. Hurault (1968 : 123-128). Encore n’est-ce qu’une infime partie de son immense savoir qui est offerte ici.

La réalisation de cet ouvrage repose sur un long travail d’équipe éparpillé sur plusieurs années [13]. Le plus souvent, avec mon ami Aimawale, nous allions [25] solliciter, entre autres, Kuliyaman, aussi bien pour des problèmes relatifs aux incantations ëlemi [14] que pour qu’il raconte des récits traditionnels. Il était généralement occupé, lors de la narration, à une autre tâche, principalement de vannerie. La gestuelle est riche, l’intonation aussi… mais elles échappent à l’écrit ! Les récits ont été enregistrés en dehors du contexte d’énonciation traditionnel [15], lequel a pour ainsi dire disparu dans le Haut Maroni depuis les années 1990 : il n’y a plus de veillées, comme l’indiquent les regrets réitérés du (des) conteur(s). Kuliyaman était un excellent narrateur, qui ne se faisait jamais prier. Si l’ethnologue était heureux de jouer le rôle de l’auditeur, le conteur n’en était pas moins satisfait de trouver un public attentif et enthousiaste tout en espérant assurer à son savoir une postérité. Aimawale, ou quelques jeunes qui participaient aux enregistrements, posaient parfois des questions. Voilà pour l’étape initiale.

En général, je demandais ensuite à un jeune scolarisé de transcrire le texte oral, travail long et fastidieux, dévoreur de piles et de magnétophones. Puis je confiais cette matière, soit manuscrite, soit, plus fréquemment, sous forme de tapuscrit (quand j’avais pu retourner en métropole), à un premier « traducteur » pour qu’il en propose une version, tandis que je poursuivais mes autres travaux. Kupi et Aimawale, les deux meilleurs locuteurs du français (à cette époque : depuis, ces locuteurs se sont multipliés), ceux-là même qui manifestaient le plus d’intérêt pour mon travail, furent naturellement les plus sollicités pour cette tâche. Après cela, je réalisais de l’ensemble un inventaire critique approfondi. Comme il n’existe pas de dictionnaire wayana/ français/wayana, je m’aidais du lexique que j’avais entrepris de constituer dès mon début de terrain, en 1992, et le complétais de tous les termes nouveaux que je rencontrais (non publié, il possède actuellement plusieurs milliers d’entrées) : c’est en grande partie grâce à ce travail que je pus acquérir une meilleure connaissance de la langue en même temps que je ré-interrogeais cette primo-traduction. Le sens des phrases était alors soumis à une relecture complète en binôme (l’ethnologue + un « traducteur » ), et le résultat était à nouveau saisi sous forme de tapuscrit (au gré de mes allers et retours en métropole). Puis, m’appuyant sur un lexique de plus en plus important et précis, je relisais de mon côté le nouveau document, soulignant tous les passages douteux. Nous en reparlions alors et le texte était amélioré. J’oublie de dire qu’entre-temps je profitais de nouveaux enregistrements pour demander au conteur, et à d’autres anciens, des éclaircissements sur certains passages obscurs ou au sujet de détails divers (anthroponymes, toponymes…), détails qui constituent une partie des notes de bas de page. Enfin, une fois atteint ce stade et une version élaborée ayant été mise au point, Aimawale accepta d’effectuer [26] une ultime relecture/vérification de l’ensemble, et je l’interrogeais encore à propos de nombreux éléments : cela se passait entre 2000 et 2003, à Cayenne, où j’ai élu domicile, durant plusieurs semaines studieuses et de multiples séjours plus courts qu’Aima y effectua.

L’ouvrage n’était pas pour autant achevé. Il me restait à donner plus de lisibilité au texte français (tout en améliorant encore la traduction) qui n’est malgré cela pas toujours d’un abord simple. Chaque segment de phrase wayana correspond à celui, en français, qui est en regard (des repères (>) rendent aisée la mise en rapport), ce qui devrait faciliter le travail des linguistes et, éventuellement, des enseignants, mais a quelque peu compliqué la tâche. Le passage du wayana oral au français écrit n’a pu se faire sans préciser, toujours entre parenthèses, à qui ou quoi correspondaient de nombreux pronoms personnels et démonstratifs : les successions de « il », « elle », « celui-ci », « lui »… rendent le texte brut incompréhensible, même pour un Wayana privé du contexte d’énonciation et n’ayant pas déjà une bonne connaissance du récit. Le nom du principal protagoniste n’est parfois cité qu’une ou deux fois, et relayé dans le reste du récit par des pronoms (de toutes les classes) qui, juxtaposés à ceux liés à d’autres personnages ou entités (le ciel, la terre, un objet sont souvent aussi désignés par des pronoms), composent un puzzle inextricable. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à les remplacer, lorsque la compréhension me semblait compromise, par le nom lui-même. De même, l’oralité permet de faire l’économie d’un certain nombre de segments de phrases, le contexte (et la connaissance préalable des récits) aidant à la compréhension. Mais au moment du passage à l’écrit, il est nécessaire de rappeler le contexte. Par exemple, « il est parti » peut se suffire à lui-même lorsque l’auditeur connaît déjà l’histoire, alors que dans l’écrit on restituera, lorsque cela est utile : « (Kuyuli) est parti (rejoindre son épouse) ». Par ailleurs, certains termes se prêtent à de nombreuses traductions : ainsi, le verbe tïkai, « dire » (et aussi « faire »), est employé de façon répétitive, par économie, dans des sens que le français exige plus précis selon le cas : « il dit » , « il se demande » , « il répond »... Autre point important concernant la traduction : les conteurs utilisent presque sans exception le présent de narration ; or, pour certains passages, j’ai jugé bon d’employer le passé pour rendre la compréhension plus aisée, le lecteur français n’étant pas accoutumé à se projeter ainsi dans le passé au présent.

Enfin, il m’a fallu établir des présentations, progresser dans la compréhension du cadre global et des détails particuliers pour lier entre eux deux univers, l’Amérindien et le Français, que beaucoup de choses séparent [16]. Là encore, Aimawale fut d’un précieux secours. Plus de deux mille notes, autant de passerelles entre deux mondes, témoignent de cet effort ; les redondances [27] qu’elles présentent sont, dans l’ensemble, voulues par l’ethnologue et ont une fonction didactique. L’appareil critique tente ainsi de rendre compte de ce que j’ai compris de ce que mes amis wayana ont essayé de me communiquer en fonction de la façon dont ils percevaient mes questions et situaient mon intérêt : il représente l’expression d’un « compromis cognitif » (B. Borutti, 1999 : 40).

Le texte proposé est le fruit de cet énorme et long travail collectif. La composition de l’ensemble permettra que, bientôt, des linguistes, des ethnologues ou, ce qui serait mieux, des Wayana, en relèvent les imperfections et en améliorent le résultat. Je crois cependant que cette version est acceptable et permet de se faire une juste idée de ce que voulait nous transmettre Kuliyaman : il n’eût pas été heuristiquement justifié, à mon sens, d’attendre que l’état des travaux sur le groupe wayana et sa langue soit plus développé. Je suis certain, par ailleurs, que les Wayana apprécieront cette publication que je leur promets depuis si longtemps.

Hervé Rivière a pour sa part beaucoup travaillé [17] avec Mataliwa, fils de Kuliyaman, et aussi avec Kupi. Son travail de traduction était double : il devait d’abord, grâce à ses collaborateurs wayana, obtenir du conteur la signification en wayana des chants qui sont en langue ésotérique ; puis, dans un second temps, en effectuer la traduction en français : pour cette partie du travail, il s’est fait aider de la linguiste brésilienne Eliane Camargo.

Il me reste à présenter brièvement nos principaux collaborateurs et amis.

Kuliyaman : modèle de la tradition, cet infatigable artisan et conteur est venu dans les années 50, depuis le bassin du Jari, du côté brésilien des Tumuc Humac, vers la Guyane française. Après avoir vécu quelques années au village du chef Masili sur le Marouini, il a passé le reste de sa vie au village Antécume où il s’est éteint à la fin de l’année 2001, vers sa quatre-ving tième année. Déjà informateur de Hurault il y a cinquante ans, c’était sans conteste la plus importante « bibliothèque » wayana. D’une certaine façon, ce livre peut-être considéré comme son legs. En tout cas, il est le souvenir des centaines d’heures passionnantes et passionnées vécues en sa compagnie.

Aimawale (Aima) : nous avons vécu tellement de temps ensemble (en fait, davantage que je n’en ai passé avec la plupart de mes autres amis), soit seuls, soit au sein de sa famille, qu’il m’est difficile de présenter succinctement [28] ce presque frère. Ayant été le premier Wayana scolarisé jusqu’en seconde, il a maintenant presque trente ans, est marié et a quatre beaux enfants ; il vit parmi les siens au village Taluwen (son oncle) / Opoya (son défunt grandpère). Du côté de son père, c’est le descendant d’une lignée de chamanes réputés. Relais à mi-temps à la Mission pour le projet de parc depuis quatre ans, il perçoit un salaire. Doué, bon pêcheur, il fait beaucoup d’artisanat et s’intéresse aussi bien à la tradition, qui le fascine, qu’à la modernité, pour les avantages qu’elle offre, avec l’ambition avouée de concilier les deux. Sans lui, son amitié et sa persévérance, mes travaux n’auraient jamais pu prendre une véritable ampleur.

Kupi : grâce à des soutiens extérieurs, il a étudié au lycée de Kourou mais n’a pu décrocher un diplôme malgré de réelles capacités intellectuelles. C’est à son retour au village que nous avons commencé à collaborer, et ce jusqu’à ce jour, très intensivement, tout en devenant amis. De quelques années plus jeune qu’Aima, il occupe les mêmes fonctions à la Mission pour le projet de parc. Durant sa scolarité, il a davantage qu’Aima fréquenté le monde des Blancs, qu’il a eu du mal à quitter. Moins familier avec la tradition, déçu par l’univers occidental (duquel il espérait beaucoup), il vit en famille, pratiquant les activités de subsistance. C’est une vive intelligence qui se trouve pour l’heure sans emploi ou responsabilité à sa hauteur.

Mataliwa (Mata) : fils cadet de Kuliyaman, il vivait avec son père jusqu’à son récent mariage. C’est un garçon secret et curieux d’une trentaine d’années, une sorte de poète. Il fut mon premier ami et collaborateur, avant de travailler avec H. Rivière : entre-temps, il a étudié au collège de Maripasoula. Il a beaucoup écouté son père, par intérêt personnel, et recueilli un certain nombre d’informations précieuses qui seront utiles pour des recherches futures. Installé au village Antecume, Mata mène l’existence ordinaire de tous les Wayana non salariés.

Sante : ce grand-père du village Twenke (De Goeje rencontra un de ses aïeux et homonyme dans la forêt surinamienne lors de l’expédition de 1903), le seul des informateurs cités dans cet ouvrage à avoir vécu adulte au Surinam (notamment dans un village de l’Oulémali, à l’époque où il y avait là-bas une piste d’atterrissage liée à la recherche d’or), avait toujours beaucoup de plaisir à conter. Je lui suis notamment redevable de la plupart des récits (non intégrés à cet ouvrage) consacrés à la faune. A l’écart des rumeurs de la modernité, il menait au moment des entretiens une vie paisible « à l’ancienne ».

Pelipïn : apparentée à ma famille d’accueil (elle est la belle-soeur de la grand-mère maternelle d’Aima) dont elle est la voisine, cette vieille dame austère, veuve, vit assez misérablement au milieu de ses jeunes filles. Elle [29] connaît beaucoup de récits, principalement au sujet de la genèse, et s’est toujours fait un plaisir de les partager. Pas plus que les autres anciens qui ont participé à notre entreprise elle ne parle d’autre langue que la sienne.

Que tous nos amis, nos partenaires à l’occasion de cette oeuvre collective : conteuses, conteurs, transcripteurs, traducteurs, « informateurs »… - leurs noms apparaîtront au fil des pages - soient ici remerciés. Une mention particulière pour Aimawale, pour Kupi, du groupe Aloike, et pour Mataliwa, qui ont été des acteurs prépondérants : sans eux, ce travail n’aurait pu voir le jour. Au-delà, merci à tous les Wayana, et une pensée affectueuse à la famille Opoya, mon cocon wayana.

Merci à Lise Chapuis pour ses conseils toujours avisés et précieux de traductrice. A Jacqueline Chapuis pour sa relecture attentive, ainsi qu’à Déborah, pour sa compréhension. Leur affection m’a aidé à persévérer dans ma tâche durant ces longues années. A tous mes « soutiens » guyanais durant ces longues années, et particulièrement à Michel Joubert, Caty Venturin, Claire et Pierre Grenier, Guillaume, Virginie et Muriel, Suzanne… et bien d’autres qu’il ne m’est pas possible de citer ici.

Je suis amicalement reconnaissant à Florence Rivière d’avoir accepté de me confier le travail d’Hervé. Je suis redevable à Christian Taverne de la réalisation informatique des dessins et cartes ; qu’il trouve ici la marque de ma gratitude pour sa patience et sa disponibilité.

Merci également à M.F. Prévost, botaniste à l’IRD Cayenne, qui a bien voulu actualiser les noms scientifiques des plantes citées, ainsi qu’à Jean Hurault qui m’a autorisé à utiliser quelques illustrations issues de son ouvrage sur les Wayana.

Ayant débuté mes travaux en tant qu’allocataire de recherche du Laboratoire d’Anthropologie de l’Université Aix-Marseille (Pr J. Benoist), j’ai pu les poursuivre grâce au financement du projet européen « Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT) » (1995-2000), dont a également bénéficié Hervé Rivière. P. Grenand, qui était responsable du volet Amérique de ce projet, ne m’a jamais ménagé ses encouragements et ses conseils et mérite amplement ma gratitude.

Quant au professeur Jean Benoist, pour m’avoir donné les moyens de « faire du terrain » et pour son soutien, à travers une amicale confiance, qu’il trouve ici l’expression de ma reconnaissance.

Enfin, grâce à la compréhension et au labeur de l’éditeur, J.L. Malherbe, j’ai pu amender mon texte jusqu’au dernier moment. Merci à lui.



[1] La carte des villages français actuels se trouve p. 920. Ils font partie de la commune de Maripasoula, située dans le Haut Maroni.

[2] Après la seconde guerre mondiale, plus personne ne connaissait, officiellement, l’emplacement des villages wayana du Litany (Sausse, 1951 : 100). Ce fut l’époque de l’étiage démographique du groupe, puisque l’on estime que les Wayana étaient alors environ 500. Depuis, grâce notamment à une politique de vaccination bien conduite sur le Maroni, ils ont effectué un bond numérique.

[3] Le choix de cet ethnonyme ainsi que les grandes étapes du processus de constitution du groupe qu’il désigne sont analysés ailleurs (Chapuis, essai d’ethnogenèse, en préparation).

[4] En fait, les derniers « chefs » véritables ont été les ultimes chefs de guerre (cf p. 429 et note 1005).

[5] Que la vérité ethnologique ne soit pas dans la bouche de l’indigène est une chose, mais cela ne signifie pas que l’on doive occulter « sa » vérité. Cela n’implique nullement l’abandon de toute perspective anthropologique généralisante. Si, ainsi que le dit P. Veyne, « les hommes ne trouvent pas la vérité ; ils la font, comme ils font leur histoire » (1983 : 12), le projet (un projet parmi d’autres) d’une anthropologie de l’histoire ne pourrait-il consister en l’analyse et la comparaison des différentes façons de construire l’histoire ? Cela impose alors une première étape de recueil des données, comme nous le faisons ici pour les Wayana, afin d’accéder aux « régimes de vérité » historiques connus.

[6] Cf. notamment A.C. Taylor, 1984. Il convient toutefois de signaler qu’une efflorescence de travaux récents, pour la région des Guyanes, vient inverser cette tendance : citons en particulier ceux de Collomb (2000) et Collomb et Tiouka (2000) sur les Kali’na, de Whitehead (2002, 2003) concernant les Patamona, ceux de Passes à propos des Palikur (2002)… Appuyant en partie ses travaux sur leurs traditions orales, P. Grenand avait consacré aux Wayãpi des travaux historiques bien plus tôt (1972 ; [Suite de la note manquante. JMT.]

[7] À propos de la conception du temps chez les Wayana, cf. Chapuis (1998 : 480-492).

[8] Ce qui ne signifie pas que le savoir historique wayana se limite à ces récits ; il existe un important savoir diffus que je me suis attaché à recueillir dans la perspective de l’ouvrage à paraître portant sur l’ethnogenèse Wayana.

[9] Par convention, j’appellerai « clans » les groupes sociaux indigènes présents dès la conquête, et considérés par les Wayana comme originels, qui donnèrent naissance par la suite, au terme d’un long et complexe processus qui sera détaillé au fil des pages, aux configurations sociales modernes que nous appellerons « ethnies ». Il s’agit de simples étiquettes sans référence au contenu problématique de ces termes qui réfèrent au même processus de délimitation entre Eux et Nous, processus appelé « ethnicisation ». On sait qu’il s’agit d’un jeu dialectique de l’identité et de l’altérité par création de catégories artificielles et fluctuantes à partir de signes arbitraires.

[10] Le temps du mythe est présent, mais il se développe pleinement dans une autre dimension que nous ne pouvons pas percevoir : seuls les chamanes y ont accès.

[11] Je différencierai le Kalau, qui accompagne l’initiation et sera écrit avec une majuscule, des chants de guerre kalau qui seront transcrits avec une minuscule.

[12] En tant que générique, le terme ëlemi peut être traduit par « chant » et il s’applique aussi, comme dans la phrase concernée, au chanteur lui-même. Dans la pratique, il s’agit principalement de récitatifs à vocation thérapeutique ou protectrice ou, à l’occasion, meurtrière. Les kalau constituent un sous-ensemble de la catégorie générique ëlemi.

[13] J’ai passé 30 mois chez les Wayana du Litany entre 1992 et 1998, en tant qu’allocataire de recherches au laboratoire du Pr J. Benoist (Aix-Marseille) d’abord, puis comme membre du projet européen APFT ; j’ai ensuite poursuivi les travaux en métropole, puis depuis 2000 à Cayenne. Bien que maîtrisant un important lexique, je ne [le reste du texte de la note est manquant. JMT.]

[14] Je travaillais à l’époque à une anthropologie de la personne wayana (Chapuis, 1998), et je m’intéressais aussi à tout ce qui touche à la maladie et aux soins (travaux non encore publiés).

[15] En ce qui concerne ce contexte, on pourra se référer à D. Schoepf (1995-96 ; 1993-94 : 69-70).

[16] C’est alors que j’entrepris parallèlement un important travail de reconstruction historique, où archives orales et traces écrites se complètent, se confrontent, travail dont les résultats sont à paraître et viendront compléter le présent ouvrage.

[17] Pour différentes raisons, Hervé Rivière et moi avons oeuvré de façon totalement indépendante, ce qui ne nous empêchait pas de nous consulter pour des détails, des avis, pour nous tenir au courant de nos avancées respectives et, à l’occasion, pour profiter du retour de l’un sur le terrain pour lui confier un questionnaire.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 10 mai 2011 12:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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