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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

PSYCHO-SOCIOLOGIE DE L’APPARTENANCE RELIGIEUSE. (1966)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Hervé Carrier, PSYCHO-SOCIOLOGIE DE L’APPARTENANCE RELIGIEUSE. Rome: Les Presses de l’Université grégorienne, 1966, 3e édition, 314 pp. Collection: Studia Socialia, no 4. Une édition numérique réalisée par ma grande amie Gemma Paquet, bénévole, professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 novembre 2009 de diffuser la totalité de son oeuvre dans Les Classiques des sciences sociales.]


[13]

Introduction


Dès l'origine de son histoire, la Sociologie s'est trouvée orientée vers l'étude des phénomènes religieux et la tendance n'a fait que se confirmer à mesure que progressait la nouvelle discipline et que s'affinaient les méthodes de recherche. La tradition française est très nette à cet égard. Auguste Comte, qui devait donner à la jeune science son nom définitif, publiait en 1854 le premier Traité de Sociologie ; or celui-ci portait en son titre même le mot de « Religion ». Son optique, il est vrai, débouchait sur une philosophie de l'histoire assez arbitraire et qui devait par la suite être abandonnée par les sociologues, mais le point intéressant à noter, c'est que la sociologie naissante s'était d'emblée montrée attentive au rôle et à la fonction de la religion dans le dynamisme des sociétés.

Parmi les chercheurs qui ont illustré par la suite la sociologie française, il suffit de mentionner quelques noms pour évoquer du coup de vastes recherches consacrées, en tout ou en partie, à l'observation des faits religieux ; pensons, par exemple, à Durkheim, à Hubert, à Mauss, à Lévy-Bruhl. Rappelons que le premier numéro de l'« Année Sociologique », paru en 1896, inaugurera dans ses pages une « Chronique de sociologie religieuse » qui subsistera jusqu'à nos jours. D'étonnantes découvertes s'offriraient sans doute au chercheur qui entreprendrait le dépouillement méthodique de ces chroniques. Un inventaire non moins riche serait à entreprendre dans une autre collection française, celle de la « Science Sociale », revue où les disciples de Le Play et de H. de Tourville ont publié, de 1886 à 1924, des centaines de monographies, contenant presque toutes de stimulantes observations de sociologie religieuse.

[14]

Aux alentours de 1930, une nouvelle orientation devait se faire jour en France avec la publication des premiers travaux de Gabriel Le Bras, dont les recherches allaient connaître dans les cercles sociologiques le crédit que l'on sait. Pour couronner le tout, la France verra après la guerre un remarquable développement de la sociologie religieuse, tant dans le domaine de l'enseignement que dans celui de la recherche appliquée ; effort dont le Groupe de Sociologie des Religions dresse le bilan périodique dans les « Archives de Sociologie des Religions ». Des appréciations critiques ont commencé à paraître qui permettent de juger les tendances actuelles de ce mouvement et de le situer par rapport à l'ensemble des recherches sociologiques. [1]

Les autres écoles de sociologie européenne, celles d'Angleterre et d'Allemagne surtout, nous permettraient les mêmes observations. Les chercheurs de ces deux pays manifesteront sans cesse un intérêt marqué pour la sociologie religieuse. En Allemagne, depuis Troeltsch, Weber, Sombart jusqu'à Mensching et Wach, une solide tradition a pu s'établir. L'Angleterre peut citer dans le même sens une longue série de travaux allant des recherches de Tylor , Spencer, Frazer à celles de Malinowski, Tawney, Thouless, Grensted.

Un rapprochement identique serait à constater dans l'histoire de la sociologie américaine. On verrait, par exemple, comment les origines de l'« American Journal of Sociology », à la fin du siècle dernier, ont stimulé à la fois les recherches profanes et l'étude des problèmes éthico-religieux. Un fait remarquable à signaler dans cette tradition, ce furent les recherches complémentaires et parfois parallèles des premiers sociologues et des psychologues. Mentionnons les travaux de Leuba et de Starbuck, annonçant ceux de William James, et contribuant les uns et les autres à l'élaboration d'une première psycho-sociologie religieuse. Ajoutons les noms de Kidd, Ellwood, Ross, sociologues qui préciseront peu à peu l'interprétation fonctionnaliste [15] sans cesse reprise et nuancée jusqu'à nos jours. [2] Ces diverses tendances annonçaient déjà les travaux de G. W. Allport, Yinger, Fichter.

Une histoire méthodique des avancées de la sociologie religieuse serait à écrire. Une branche spécialisée de la sociologie a fini par se constituer et qui compte aujourd'hui un nombre croissant de sociologues professionnels. Des centres de recherches socio-religieuses se créent, des revues spécialisées se fondent en plusieurs pays. Prenant conscience des développements particulièrement rapides de la discipline, surtout depuis la guerre, on est amené à se demander où en est la recherche et comment se situent les nouvelles études. À première vue, le tableau d'ensemble reste quelque peu confus ; on distingue mal la direction du mouvement. Si Joachim Wach [3] a pu revendiquer pour la sociologie religieuse une « existence autonome » au sein des disciplines traditionnelles, il faut reconnaître par ailleurs que la méthodologie, les concepts de base et les objectifs de la sociologie religieuse demeurent assez imprécis. [4] Notons cependant qu'une conscience nouvelle de ces problèmes semble vouloir s'imposer.

Le terme même de « sociologie religieuse » risque de prêter à confusion car il est indistinctement attribué à des démarches scientifiques d'orientations très différentes. Une vue d'ensemble des travaux que l'on range habituellement sous le nom de sociologie religieuse justifierait sans doute un classement assez complexe. Nous distinguerions pour notre part trois types principaux de sociologie religieuse. Un premier genre de recherches pourrait être [16] désigné sous le nom de sociologie religieuse formelle. Cette approche, représentée par un Wach ou un Mensching, se fonde sur l'histoire des religions, la méthode comparative, l'ethnologie classique, et elle prétend accéder à l'explication générale. Ces auteurs, et ceux qui les ont suivis, restent somme toute assez étrangers aux méthodes de la sociologie positive et, si d'aventure ils font appel aux recherches parallèles des sociologues, leur démarche manquera de sens critique. Mensching, par exemple, se référera encore, en 1947 et en 1951, à la psychologie de Gustave Le Bon comme à une théorie courante. Wach, il est vrai, connaîtra un peu mieux à Chicago ses collègues de la sociologie et, de tous les auteurs qui se rattachent au courant « formaliste », il est le plus ouvert aux travaux des sociologues professionnels.

Un second type de recherches, que nous grouperions sous le nom de morphologie religieuse, s'abstient, à l'inverse des travaux précédents, de proposer encore des conclusions généralisées. Par la voie des méthodes descriptives, des dénombrements de la pratique, de l'analyse et de l'histoire des institutions, cette approche vise surtout à comprendre les situations concrètes et à orienter l'action religieuse. Loin de se refuser à embrasser les problèmes que pose à la sociologie la pluralité religieuse, cette approche n'abordera que progressivement et par étapes le passage « de la morphologie à la typologie ». Nous mentionnerions ici les noms de Gabriel Le Bras, de Boulard, comme représentatifs de cette tendance. [5]

Une troisième voie semble se dessiner, qu'il est difficile de caractériser d'un mot, mais qu'on pourrait, par commodité, appeler une psycho-sociologie religieuse. Il s'agit moins d'un secteur spécifique de la recherche que d'une orientation générale des études ; mais la tendance apparaît de plus en plus nette à mesure qu'on examine les travaux publiés depuis une quinzaine d'années dans les principales revues de sociologie et de psychologie sociale. En marge [17] parfois d'une sociologie religieuse explicite, des études de plus en plus nombreuses abordent le phénomène religieux sous l'angle sociologique. Avouons cependant que, si les psycho-sociologues ont multiplié les monographies, les enquêtes et les études religieuses, il est encore difficile de parler d'un domaine unifié de la recherche. La psychologie sociale n'a pas encore élaboré de synthèse sur le comportement religieux et cette lacune est regrettée de plusieurs chercheurs. [6] On sent de plus en plus le besoin de déterminer et de préciser, à propos du comportement religieux, un secteur spécial de la recherche ; ce secteur serait l'analogue de ceux qui existent déjà pour d'autres phénomènes comme l'opinion publique, les communications, le comportement électoral, etc. Quand on consulte les traités généraux de psychologie sociale ou les grands ouvrages collectifs comme ceux de Lindzey ou de Murchison, on ne trouve que des références occasionnelles aux travaux de psycho-sociologie religieuse. Il nous semble pourtant que l'ampleur des recherches de détail justifierait une synthèse au moins provisoire des travaux. Peut-être qu'en multipliant ces tentatives on pourrait éventuellement fournir à la psychologie sociale le chapitre qui lui manque sur le comportement religieux.

Reconnaissons cependant, à la décharge des psychosociologues, que l'entreprise comporte des difficultés particulières. Elle pose de délicats problèmes de méthodologie, et elle requiert en outre une attention constante aux postulats et aux présupposés de la recherche. Deux écueils semblent particulièrement sérieux ; celui d'abord de vouloir chercher une explication globale du phénomène religieux sur le seul terrain de la psychologie sociale, démarche inconsciemment métaphysique et qui équivaut à dissoudre le  phénomène  qu'on a voulu étudier dans sa spécificité. Notons que ce genre de sociologisme religieux, qui a longtemps alimenté  les discussions du passé, semble avoir fait place aujourd'hui  à une approche plus consciemment objective. [7] [18] Une deuxième déviation méthodologique peut menacer de façon plus subtile l'objectivité des recherches. L'erreur consiste à assimiler ou confondre, a priori, ce qu'une observation plus attentive demanderait qu'on distingue ; confusion, par exemple, dans l'interprétation des comportements ou des croyances religieuses. Le Bras y reconnaissait même une des raisons les plus graves des « embouteillages de la sociologie religieuse ». [8] Nous pourrions citer de nombreuses recherches qui ont souffert de ce vice initial. Par exemple, pour évaluer dans une population mixte le sens de la « liberté religieuse », ou de la « tolérance », ou de « l'orthodoxie doctrinale », on formulera des questions qui ont des acceptions nettement différentes selon les croyances religieuses des sujets. Le fait de poser indistinctement à une population composée de Protestants, de Catholiques et de Juifs les mêmes questions doctrinales ou morales ne permet nullement de conclure à l'orthodoxie, au conservatisme ou au progressisme des groupes étudiés. La réponse négative d'un Juif à une question sur la divinité du Christ n'a guère de signification pour l'évaluation de son orthodoxie de Juif. Un Catholique qui répond à un questionnaire en ne revendiquant pas le droit de choisir personnellement une autre dénomination que la sienne ne saurait être range, de ce seul fait, parmi les « intolérants ». Si une dénomination religieuse prohibe les mariages mixtes, ou  le divorce, un fidèle ne fait pas nécessairement preuve de « conservatisme » en optant pour l'attitude familière à ses coreligionnaires. [9]

Ce genre de difficultés nous ramènent à la question de la collaboration entre les disciplines. En effet, on n'entrevoit [19] guère de solution adéquate à ces difficiles problèmes en dehors d'un échange entre sociologues et théologiens bien informés des exigences de la recherche. On mesure tout le chemin parcouru sur cette voie en comparant, par exemple, la première grande enquête religieuse de l'Institut Français d'Opinion Publique en 1952 avec celle que le même organisme mena six ans plus tard sur l'attitude religieuse des jeunes Français. La première, reçue avec bienveillance, n'en suscita pas moins certaines réserves et critiques de la part des théologiens ; la seconde sera demandée par une revue catholique et entraînera même la collaboration directe des théologiens.

Il est heureux par contre de constater que les instruments d'analyse de la psychologie sociale permettent aujourd'hui d'observer avec plus de précision les divers aspects du comportement religieux. La distinction maintenant classique entre « attitude verbale » et « attitude réelle », la détermination plus exacte des facteurs perceptifs, motivationnels et émotionnels du comportement, ainsi que la découverte des rapports entre les croyances et les attitudes, offrent aux psycho-sociologues la possibilité de cerner de plus près les conduites morales ou religieuses. Jusqu'à ces dernières années, la sociologie religieuse n'avait guère pu utiliser les méthodes de recherche de la psychologie sociale et elle s'était concentrée sur l'analyse des groupes (dimension, structure, évolution), beaucoup plus que sur les phénomènes de comportements proprement dits. Il est encore trop tôt pour demander à la psycho-sociologie de vastes généralisations sur le comportement religieux. Dans l'état actuel des recherches, des synthèses partielles ne semblent cependant pas impossibles.

Profitant, pour notre part, des multiples analyses qui ont été publiées jusqu'ici, nous aimerions tenter un essai de synthèse autour d'un phénomène qui nous a semblé fondamental, celui de l'appartenance religieuse. Quelle est la signification sociologique de l'appartenance religieuse ? On parle de « sentiment d'appartenance », d« identifi­cation » à un groupe religieux ; quel phénomène recouvrent ces concepts ? On réserve fréquemment, dans les enquêtes, une question sur l'« appartenance religieuse » des sujets et l'on [20] se contente la plupart du temps de réponses globales comme « Catholique », « Protestant », etc. De telles réponses justifient-elles les généralisations qu'on en tire habituellement ? Ne présuppose-t-on pas, dans ce cas, que l'appartenance religieuse, une fois étiquetée, nous révèle un facteur invariable et toujours identique à lui-même ?

La réponse à ces questions intéresse aussi bien le sociologue praticien que le théoricien. Pour l'un et pour l'autre il ne saurait être indifférent de mieux connaître quelles sont les composantes psycho-sociologiques et les facteurs de différenciation de l'appartenance religieuse. Mais avant d'aborder l'analyse différentielle du phénomène, il paraît indispensable de préciser d'abord le schéma conceptuel de notre recherche et de définir le sens opérationnel des concepts fondamentaux que nous aurons à employer.



[1] J. STOETZEL, « Sociology in France : an empiricist view », in H. BECKER et A. BOSKOFF (Ed.), Modern sociological theory. New York, Dryden Press, 1957, pp. 623-657 ; voir aussi J. MAITRE, « Les sociologies du catholicisme en France », Cahiers Intern. Sociol., 1958, 24, 104-124.

[2] Voir W. L. KOLB, « Values, positivism, and the functional theory of religion : the growth of a moral dilemma », Social Forces 1953, 31, 305-311 ; cf. P. TUFARI, S. J., « Functional analysis in the sociology of religion », Social Compass, 1960, 1, 9-20 ; 2, 121-137 ; et A. W. EISTER, « Religious institutions in complex societies : difficulties in the theoretic specification of functions », Amer. Sociol. Rev., 1957, 22, 387-391.

[3] Voir J. WACH, « La sociologie de la religion », in G. GURVITCH et W. E. MOORE (Ed.), La sociologie au XXe siècle. Paris, Presses Universitaires de France, 1947, 1, pp. 417-447.

[4] Relire à ce sujet les remarques de T. PARSONS, « The theoretical development of the sociology of religion », Journal of the History of Ideas, 1944, 5, 176-190 ; et celles de J.M. YINGER, « Areas of Research in the Sociology of Religion », Sociology and Social Research, 1958, 42, 466-472 ; cf. R.R. DYNES, « Toward the sociology of religion », Sociology arid Social Research, 1954, 38, 227-232.

[5] Sur l'oeuvre de Gabriel Le Bras, consulter H. DESROCHE, « Domaines et méthodes de la sociologie religieuse dans l'oeuvre de Gabriel Le Bras », Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses, 1954, 34, 128-158 ; et F.A. ISAMBERT,  « Développement et dépassement de l'étude de la pratique chez Gabriel Le Bras », Cahiers Intern. Sociol., 1956, 20, 149-169.

[6] Voir W. E. GREGORY, « The psychology of religion : some suggested areas of research of significance to psychology », Journ. Abn. Soc. Psychol., 1952, 47, 256-258.

[7] Consulter à ce propos les articles des auteurs suivants, H. BECKER, « Supreme values and the sociologist », Amer. Sociol. Rev., 1941, 6, 155-172 ; C.C. BOWMAN, « Must the social sciences foster moral skepticism ? » Amer. Sociol. Rev., 1945, 10, 709-715 ; W. L. KOLB, « Values, positivism, and the functional theory of religion : the growth of a moral dilemma », Social Forces, 1953, 31, 305-311.

[8] G. LE BRAS, Études de sociologie religieuse. Paris, Presses Universitaires de France, 1956, 11, p. 790.

[9] À titre d'exemples, citons respectivement les trois études suivantes d'où nous avons extrait les trois dernières questions rapportées ci-dessus : D.C. BROWN et W.L. LOWE, « Religious beliefs and personality characteristics of college students », Journ. Soc. Psychol., 1951, 33, 10-M ; H. WOOLSTON, « Religious Consistency », Amer. Sociol. Rev., 1937, 2, 380-388 ; L.W. FERGUSON, « The stability of the primary social attitudes : I. Religionism and humanitarianism », Journal of Psychology, 1941, 12, 283-288.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 8 janvier 2012 16:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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