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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Hervé Carrier, “Modèles culturels de l'Université”. Rome, Université Grégorienne, bulletin Éducation SJ, no 2, 1995, pp. 7-16. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 novembre 2009 de diffuser la totalité de son oeuvre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Hervé CARRIER, s.j.

Modèles culturels de l’Université”.

Rome : Université Grégorienne,
Bulletin
Éducation SJ, no 2, 1995, pp. 7-16.

1. Le modèle classique
2. Le modèle pragmatique
3. Le modèle du développement
4. Le modèle révolutionnaire
5. Le modèle contre-culturel
6. Le modèle de la correction politique
7. Vers un modèle à venir ?

Rôle de la communauté académique
Redéfinir les humanités
Par-delà le débat entre deux cultures
Promouvoir la culture et la justice
Démocratiser l’enseignement supérieur
La liberté académique
Faire face à la culture des médias
Fonction de synthèse
Réflexion critique

8. Situation des Universités Catholiques
Unité et diversité ?


Le Père Hervé Carrier, s.j., jouit l'une longue expérience de la vie universitaire. Très spécialement, il a été professeur et recteur de l'Université Grégorienne, président de la Fédération Internationale des Universités Catholiques, et plus récemment, sous-secrétaire du Conseil pontifical pour la culture. Son article est tiré d'une allocution qu'on lut avait demandé de donner récemment au Congrès international sur "Les universités de la veille du troisième millénaire", tenu à l'université de Moscou.

Il semble paradoxal de parler des "problèmes d'unité et de diversité" quand on regarde la situation des universités d'aujourd'hui. Pour certains analystes, une telle dimension ne mène nulle part. Le concept d'université, affirment-ils, ne serait rien de plus qu'une analogie, voulant dire par là que les traits communs entre les institutions académiques sont bien moins importants que les différences. Aussi discutable que soit cette assertion, elle nous invite du moins à réfléchir sur l'étonnante diversité qui existe parmi les universités. Je voudrais examiner dans cet exposé la pluralité des modèles culturels qui sont au coeur des universités d'aujourd'hui.

Modèle culturel veut dire système de valeurs qui donne le profil intellectuel d'une université, ses buts essentiels, sa manière personnelle de concevoir le service des hommes et de la société. Tel qu'il est employé ici, le mot "modèle" ne renvoie pas à un idéal abstrait, mais est utilisé comme instrument de comparaison. il décrit la manière typique dont une université se perçoit elle-même ainsi que son orientation de base, en tant que différente de l'esprit d'autres universités. Le modèle exprime la philosophie de l'université, ses valeurs de choix, son identité intellectuelle et spirituelle. Par exemple, l'Université de Bologne au Moyen Age et l'Université de Berlin au siècle dernier correspondent à des modèles culturels très différents. Dans cet exposé, je m'attacherai à une analyse culturelle et décrirai les universités dans le contexte de mentalités tout à fait différentes. La description sera donc plus sociologique qu'historique.

Après avoir rappelé le modèle traditionnel de l'université, j'essaierai d'observer les variations typiques qui sont en lien avec les tendances culturelles observées dans le monde académique contemporain. Six modèles seront examinés, parmi d'autres types possibles ; puis j'essaierai de faire te tableau d'un modèle à venir en voie de formation pour un avenir prévisible. Une dernière section sera consacrée à la situation des Universités catholiques.

1. Le modèle classique

Nous connaissons tous la tradition culturelle qui a donné naissance aux premières universités. Le modèle classique s'est formé au sein de l'Église, dans une synthèse des valeurs grecques, latines et judéo-chrétiennes, qui s'est exprimée dans un humanisme typique et qui s'est progressivement enrichi de l'apport arabe et des traditions germaniques, slaves, celtiques et nordiques. L'Universitas a pris forme en même temps que la maturation de l'esprit européen, diffusant une culture basée sur la rationalité et la loi (ratio et lex), comme cela fut solennellement rappelé en 1988, lors du neuvième centenaire de l'Université de Bologne qui, avec l'Université de Paris, fut la mère des universités. Le modèle classique de l'Université était centré sur des valeurs de base telles que la dignité de la personne humaine crée à l'image de Dieu, l'idéal de la famille, la responsabilité de tous devant travailler pour le bien commun, la vision propre à chaque pays, la mise en ordre de la vie politique et économique, la liberté d'explorer la vérité à propos de l'homme, de la création et du Créateur. C'est dans ce contexte que se dégagent peu à peu les notions de droits de l'homme, de démocratie, de science moderne et de technique, d'exploration et d'exploitation du monde, de solidarité internationale. Progressivement, les Européens répandent ces valeurs dans tous les pays et toutes les régions qu'ils atteignent par la conquête, la colonisation, la propagation de connaissances et de convictions religieuses.

Ce modèle classique est-il encore avec nous ? La réponse est : oui et non, comme nous allons le voir. A coup sûr, des adaptations significatives furent apportées à ce modèle en fonction des besoins culturels des divers pays, mais on peut voir que la plupart des universités dans le monde gardent encore une nette référence à ce type original européen de l'université, avec ses variations anglaises, françaises et allemandes. Les similitudes sont tout à fait apparentes dans leurs programmes, leur formation des maîtres, leurs bibliothèques, leurs recherches, leurs publications et leurs laboratoires. En reconnaissant ce fait on découvre vite que ce modèle classique de l'université est en conflit avec d'autres modèles culturels.

2. Le modèle pragmatique

Un type d'université contrastant vivement avec celui qui vient d'être décrit est le modèle pragmatique ; celui-ci met volontairement de côté "toute recherche de la vérité" comme fonction de l'université, limitant le rôle de celle-ci à la dispensation de cours pour répondre aux requêtes du publie. L'université est regardée comme une agence 'pragmatique' qui organise et propose des cours, sans se préoccuper de la notion traditionnelle d'éducation ou d'humanisme, comme le faisaient les anciennes universités. Cette tendance pragmatique est due à plusieurs facteurs, l'un d'eux étant un excès de bureaucratie et de contrôles gouvernementaux pesant sur les universités. Tout est épluché d'en haut : programmes, projets, finances, manières de faire. Lorsque prédomine un contrôle extérieur, l'autorité de la communauté universitaire est alors réduite à un rôle nominal et marginal ; les professeurs doivent se contenter de remplir leurs obligations contractuelles sans aucune participation significative à la vie de la faculté. Pour des raisons idéologiques ou politiques, l'université devient une extension de la bureaucratie, les professeurs plus jeunes se sentent obligés de s'adapter d'une manière pragmatique à la situation.

Un autre exemple de pragmatisme académique est celui des universités privées établies comme des entreprises rentables et au service de familles riches désireuses de voir leurs fils et leurs filles obtenir des diplômes en dehors des grandes universités. La mentalité de telles universités n'est pas différente de l'esprit animant une affaire. Ces universités à la recherche du profit souvent en compétition entre elles, prolifèrent dans des régions où les principales universités sont totalement incapables de répondre à la demande, étant elles-mêmes en crise en raison des conditions économiques du pays. Nombre de pays en voie de développement ont connu une telle situation et ont dû la supporter jusqu'à ce que se soit amélioré l'accès à l'enseignement supérieur et que puisse être proposé un nouveau type d'université adaptée au développement.

3. Le modèle du développement

Le modèle du développement concerne une situation tout à fait générale dans le Tiers-Monde où les pays ont à se battre avec des buts apparemment opposés quand il s'agit de définir la politique de leurs universités. Ils essaient de donner la priorité à des formations techniques et professionnelles, indispensables pour le développement des économies nationales ; mais elles ont peine à concilier un type moderne d'éducation avec les exigences de leurs cultures traditionnelles. Les universités sont souvent accusées d'être la cause d'une aliénation culturelle, parce qu'elles sont dites favoriser une petite élite d'étudiants, qui s'enrichissent en collaborant avec des groupes étrangers d'intérêts exploitant leur pays. Quand cette opinion prévaut, les gouvernements trouvent alors très difficile de légitimer la part des finances publiques à allouer à l'enseignement supérieur et donnent alors la préférence au primaire et aux secteurs informels de l'éducation. Les organisations internationales assurant le financement tendent alors à suivre la même politique, parce qu'elles ne sont pas convaincues de la participation efficace des universités au progrès économique de la nation.

Dans un effort pour faire face à une telle difficulté, ces universités travaillent en lien étroit avec des organismes internationaux comme l'UNESCO, l’Association Internationale des Universités, la Fédération Internationale des Universités Catholiques, afin de mettre au point des programmes d'études prenant en compte non seulement les aspects techniques du développement, mais aussi sa dimension culturelle ; il est en effet maintenant devenu clair que les projets économiques échouent simplement s'ils entrent en conflit avec l'identité, les traditions et les valeurs religieuses qui sont à la base des attentes culturelles des peuples. Il y a là un enjeu important pour les réformes que l'on propose des universités du Tiers-Monde. Un échec signifierait que leur pays continuera à manquer de ses propres experts, perpétuant ainsi leur dépendance de spécialistes étrangers. D'un autre côté, leur succès démontrera, comme de nombreux exemples l'ont montré, que ces universités peuvent à la fois faire face au défi de promouvoir la modernité et à l'avancement culturel de leur pays.

4. Le modèle révolutionnaire

Le modèle révolutionnaire est le fruit des régimes révolutionnaires du 20ème siècle, qui ont tous essayé d'organiser un système éducatif pour propager leur idéologie. Tout proche de nous est l'exemple qui est donné par la révolution culturelle de l'Iran née après la chute du Shah. La nouvelle politique éducative a été conçue pour lutter contre l'occidentalisation des universités nationales et remplacer la culture occidentale par une "culture islamique, autonome et auto-suffisante". Le Conseil Supérieur de la Révolution a un mandat très clair : "l'université islamique, insérée dans une authentique société islamique, doit former des savants islamiques en vue d'islamiser la connaissance".

Les pays de l'Europe communiste, comme aussi la Chine, ont connu des expériences semblables. Les premières vues de Lénine étaient claires : la révolution culturelle devait suivre et compléter la révolution prolétarienne, dix à quinze ans après la prise de pouvoir dans un pays, Le système éducatif devait donner la priorité aux enfants des ouvriers et des paysans ; il devait promouvoir la formation d'intellectuels, d'écrivains et d'artistes socialistes. Dans les années '20, professeurs, intellectuels et étudiants étaient envoyés dans les régions rurales pour combattre l'analphabétisme. Ils étaient appelés les "soldats de la culture". Le principe premier de l'éducation était l'avènement du nouvel Homme Communiste. Ces premières théories et leur mise en oeuvre ont partout échoué ; et il a fallu admettre, en pratique sinon officiellement, que l'idéologie révolutionnaire a apporté plus de confusion que des orientations claires dans le domaine de l'éducation. Les universités ne pouvaient pas être régies par l'idéologie ; elles devaient être établies sur la base de disciplines universellement reconnues. L'échec fut encore plus dramatique en Chine pendant la Révolution Culturelle des années '60 et '70, laquelle se termina par un écroulement complet et une fermeture totale des universités et des centres de recherches. Ces événements ont dégrisé tous les gouvernements autoritaires du monde qui avaient été tentés d'imposer une idéologie officielle dans la vie universitaire. Les faits eux-mêmes ont démontré que des contraintes dogmatiques ainsi imposées contredisaient l'une des exigences essentielles de toute université, à savoir : une liberté académique, sans laquelle aucune activité intellectuelle ne peut survivre. [1]

Pendant les décennies qui ont précédé la chute du mur de Berlin, il devint évident - et je l'ai moi-même remarqué personnellement lors de plusieurs rencontres internationales que les universitaires et les spécialistes des pays socialistes étaient beaucoup plus libres qu'on ne pouvait le supposer. Plus d'une fois, j'ai trouvé que des professeurs d'université venant de pays socialistes (URSS, Hongrie, Pologne, Yougoslavie, Allemagne de l'Est) avaient parfaitement conscience des grands problèmes auxquels étaient confrontées les universités dans leur système aussi bien que les universités du monde dit libre. lis sont souvent apparus comme étant plus intéressés à discuter du modèle traditionnel de l'université que certains de mes collègues occidentaux. C'était un signe clair que, alors que les universités des régimes communistes continuaient officiellement à suivre la ligne du parti, en réalité leur idéologie était déjà devenue sans effet et fut rapidement enlevée des programmes académiques lorsque les régimes s'effondrèrent. La vie intérieure des institutions universitaires retrouva son dynamisme propre, enraciné dans une vieille civilisation confrontée, une nouvelle fois, à la tâche de reconstruire l'Europe dans une nouvelle époque.

5. Le modèle contre-culturel

Le modèle contre-culturel est associé au mouvement de protestation étudiante du milieu des années '60. Les événements ont pris un tour vraiment dramatique pour les universités ; et, trente ans après, il n'est pas facile de rappeler ce qui est exactement arrivé. L'explosion se produisit à Berkeley en 1968, puis s'étendit à Berlin, à Paris et à Londres. La révolte étudiante perturba la vie normale de la plupart des universités des sociétés industrielles, gagna nombre d'institutions du Tiers-Monde et se glissa jusque dans les pays socialistes. La force animant ce mouvement peut être décrite comme étant une nouvelle "culture de la jeunesse", s'opposant ouvertement à la culture au pouvoir dans les sociétés modernes, dont les États-Unis étaient le type. La culture dominante fut accusée de manipuler les esprits, d'imposer un système de production, d'information, d'éducation et de travail, visant à la répression de la liberté individuelle et à la suppression de valeurs alternatives. Herbert Marcuse fut l'un des chefs de file les plus influents de cette période. Son livre L'homme unidimensionnel (1964), fut largement cité et traduit dans un grand nombre de langues. Au nom de Marx et de Freud, il dénonçait "scientifiquement" la société de masse comme étant un système aliénant qu'il fallait rejeter complètement.

Le trait le plus frappant de la révolte étudiante fut sa vision utopique d'un changement social et culturel. Assez étrangement, les étudiants en vinrent à penser que tout rêve était à leur portée, que par une pure justification de groupe ils pourraient obtenir une transformation radicale de l'administration et des programmes de l'université. Ils proclamèrent que les universités étaient coupables de compromis politiques, par exemple, par leurs contrats passés en vue de la recherche militaire. Les campus devinrent des forums de la révolution politique et culturelle. C'était une période de radicalisme : durcissement des idéologies de la guerre froide, révolte contre la guerre du Vietnam, espérance de succès faciles dans les années dorées 1960, permissivité envahissante et destruction de la morale traditionnelle. Beaucoup pensèrent, et pas seulement les étudiants, que ces jours étaient ceux d'une nouvelle révolution, pas moins prometteuse que les révolutions de 1789 et de 1917. La révolte est vite devenue violente, protestations de masse et ‘sit-ins' furent suivis d'occupations des locaux, de destruction d'équipements coûteux, d'insultes et d'attaques contre les individus. Police et même militaires s'affrontèrent avec les étudiants. Et pourtant la plupart des universités firent preuve d'une immense patience, gardant comme ligne de conduite un dialogue et des discussions interminables avec les étudiants qui exigeaient une pleine participation à la conduite de la vie universitaire. Ils obtinrent beaucoup de choses, tout particulièrement une révision des statuts des universités leur donnant voix d'une manière significative dans les conseils universitaires. Cependant ils ne réussirent pas à se rallier le soutien des travailleurs, comme ils essayèrent de le faire en France, en Allemagne et en Italie. Leur pouvoir révolutionnaire fit naître la peur en haut-lieu ; c'est ainsi que Nixon et de Gaulle durent intervenir personnellement au coeur de la crise aux États-Unis et en France.

La pression des étudiants hâta la réforme des politiques des universités et, en beaucoup de pays, joua le rôle de catalyseur révélant le dangereux fossé qui se creusait entre les générations et obligeant les éducateurs à tous les niveaux à mettre en place un nouveau type de dialogue pour sauver les structures de la société. Au milieu des années '70 l'élan du mouvement était pratiquement mort, en partie parce que les tendances anarchistes de ses leaders avaient discrédité ceux-ci, et aussi parce qu'une nouvelle période voyait arriver d'autres mouvements : celui des écologistes, des pacifistes, du pouvoir Noir, des hippies, des homosexuels et de nombreux groupes plus ou moins clandestins. Les organisations étudiantes ont finalement disparu, laissant bien des diplômés confrontés à une dépression naissante et à une terrible crise du chômage causée par le système économique ordinaire.

La génération des étudiants d'aujourd'hui peut difficilement imaginer cette période, même s'ils bénéficient de nombreuses réformes qui ont pour origine la génération des années '60 et '70. Une plus grande participation aux affaires de l'université est aujourd'hui un droit pratiquement acquis, mais il est paradoxal que l'exercice de ce droit se soit dévalué ; il est aujourd'hui difficile de trouver des étudiants qui prennent part aux conseils parce que les problèmes de l'enseignement supérieur ne sont plus regardés seulement comme une affaire de la communauté universitaire. Les universités sont en train de redéfinir leur rôle propre dans une nouvelle culture du monde, dans laquelle le changement dépend en grande partie de facteurs mondiaux.

6. Le modèle de la correction politique

Le modèle de la correction politique est un développement plus récent typique de ce qui se passe dans certaines universités des États-Unis et d'ailleurs. Le climat de ces universités, spécialement dans certains de leurs départements, est devenu extrêmement politisé. Au nom du "pluriculturalisme" et de la "diversité culturelle", on a donné aux minorités ethniques, aux groupes de femmes et à d'autres catégories qui se considèrent comme des "outsiders" une totale liberté de parole pour remettre en question les convictions traditionnelles concernant les sexes, la race, la sexualité, les classes sociales. Le but d'une université, proclame-t-on, n'est pas, comme dans le passé, la recherche de la vérité, ni parvenir à une compétence intellectuelle et à la probité ; tout ceci est maintenant interprété comme une hypocrisie et un moyen de dominer les autres. Dans certaines universités où le mot "vérité" -veritas- s'étalait fièrement sur leur blason, des professeurs affirment maintenant que la visée de la nouvelle éducation est "la transformation politique" des étudiants et de la société. On ne peut plus dire avec John Dewey que "la fonction de l'université est une fonction-vérité" ; sa fonction est maintenant un pouvoir idéologique. Les étudiants sont manipulés et même intimidés ; on leur dit que les grands auteurs classiques doivent être jugés comme le produit d'une culture 'eurocentrique', auteurs "blancs, mâles, morts" qui doivent être rejetés et remplacés par la pensée de minorités éclairées et par l'étude politisée des races, des classes et des sexes.

Ce mouvement n'est pas seulement la révolte d'une génération, comme dans les années '60 et '70 ; il reflète la protestation de minorités culturelles prêtes à renverser les notions traditionnellement admises de tolérance et de pluralisme telles qu'elles ont été jusqu'ici comprises par les démocraties occidentales, accusées qu'elles sont d'avoir marginalisé les groupes ethniques, les femmes, les Noirs, les homosexuels, toutes minorités évidentes. Lorsque ce discours est introduit dans l'université, il oblige chacun à reconsidérer la valeur universelle de l'humanisme occidental et à ouvrir les programmes à de nouvelles cultures, sans pourtant contraindre à des choix manichéens. Les analystes soulignent le danger que comporte ce mouvement quand, au nom de la liberté, il menace l'esprit de dialogue, la tolérance intellectuelle, et compromet finalement la liberté académique. [2]

7. Vers un modèle à venir ?

La vue d'ensemble qui précède ne nous conduit à aucune conclusion précise, mais confirme l'extraordinaire capacité d'adaptation de l'institution universitaire aux divers contextes historiques et culturels. Cette description fait ressortir les nova et vetera, les éléments nouveaux et anciens qui caractérisent les institutions durables, l'université étant l'une des plus anciennes créations de la civilisation européenne. À quoi ressemblera l'université de demain ? Personne ne peut aujourd'hui en tracer le profil, mais, à partir d'une approche à la fois rétrospective et prospective, nous pouvons imaginer effectivement quelques éléments du tableau. Je pense qu'il y a des traits qui correspondent à des convictions déjà acquises et aux attentes prévisibles dans le milieu universitaire. Sans en faire une règle, à partir de notre revue des modèles exprimes par chaque type de modèle d'université, même si c'est parfois sous des formes déviantes, nous pouvons regrouper les espérances qui ont une valeur durable au sein de la tradition universitaire.

Rôle de la communauté académique. Avant tout, une persuasion est là, encore vivante parmi la plupart des professeurs : la vie d'une université repose fondamentalement sur une communauté académique, consciente de sa mission spécifique dans le monde, en vue d'une tâche intellectuelle et éducative qu'aucune autre institution sociale ne peut remplir.

Redéfinir les humanités. Quelle que soit la spécialisation des actuels programmes d'enseignement ou la professionnalisation de l'université, il est largement reconnu que les programmes d'arts libéraux devraient garder leur valeur éducative, à condition que les programmes traditionnels d'humanités évitent le vieux piège d'un élitisme individualiste et conduisent à une attitude d'engagement social. Dans un monde d'interdépendance croissante, la fonction sociale de l'éducation est aujourd'hui impérative.

Par-delà le débat entre deux cultures. Pour de nombreux observateurs aujourd'hui, la vieille opposition entre deux cultures, la science et la littérature, est devenue sans objet, parce que notre monde si complexe requiert une nouvelle sorte de créativité intellectuelle. Dans les secteurs de pointe des sociétés modernes, on ressent le besoin d'hommes qualifiés, formés professionnellement et ayant une culture humaniste, capables d'une approche pluridisciplinaire intégrant des connaissances scientifiques, littéraires et philosophiques, des hommes hautement estimés pour des tâches de décision, de travail en groupe, capables d'une évaluation d'ensemble des problèmes. et de créativité.

Promouvoir la culture et la justice. Les universités ont déjà commencé un effort conjoint pour stimuler une sorte de conscience universelle, basée sur les requêtes de la justice et d'une compréhension interculturelle, orientée vers le développement de tous les hommes et de tous les peuples. Les étudiants doivent réaliser qu'ils constituent une portion privilégiée de la jeunesse dans le monde ; ceci comporte une responsabilité sociale et internationale. Dans un monde où sont immenses les besoins et les attentes, répondre à l'appel à la justice et à la solidarité est une avenue ouverte pour le progrès de la vie de l'université et la légitimation de l'enseignement supérieur.

Démocratiser l'enseignement supérieur. Il faut faire face à deux buts apparemment opposés : comment est-il possible de répondre à ce qu'exige une éducation de masse et sauvegarder encore l'excellence dans les universités ? De nos jours, peu de critiques peuvent accuser les universités d'être encore des tours d'ivoire ; nombre d'institutions ont ouvert leurs portes à toutes les classes de la société, elles ont répondu positivement aux exigences d'une éducation de masse qui, en de nombreux pays, a pour résultat inévitable un abaissement des niveaux, comme l'ont montré de récentes enquêtes. Les universités ont ainsi à faire face à un problème dramatique dans les années à venir, si elles veulent être au service d'étudiants moins avantages. Comment peuvent-elles participer effectivement à la démocratisation de l'enseignement supérieur et continuer à rechercher une excellence intellectuelle dans l'enseignement et dans la recherche ? Comment peuvent-elles mettre l'accent sur une recherche de la qualité et de hauts niveaux sans être accusées d'élitisme ? Les associations d'universités dans le monde comparent ordinairement les projets et les solutions concrètes visant à faire face à cette question complexe.

La liberté académique est la pierre de base de la vie académique, mais elle doit être redéfinie dans le contexte d'une intégration plus étroite de l'université avec les forces économiques, le marché du travail et les programmes de développement de tous les pays. Les universités elles-mêmes doivent convaincre l'opinion publique, et ceux qui décident la politique, qu'elles proposent une contribution significative à la croissance économique et à l'amélioration sociale. Cependant tout en s'adaptant aux programmes de gouvernement, tout en répondant aux exigences des économies modernes, l'université doit toujours s'efforcer de préserver sa liberté académique, laquelle est absolument essentielle pour jouer son rôle irremplaçable dans la poursuite d'une recherche désintéressée, d'une critique sociale, du développement des esprits et des cultures, service spécifique de l'être humain en tant que tel. Elle est dans la société la seule institution habilitée à et capable de remplir cette mission.

Faire face à la culture des médias. L'université a toujours dû s'acculturer aux sociétés naissantes, apportant dans ce processus sa propre créativité intellectuelle. Aujourd'hui, la culture des médias pose aux universités des problèmes immenses. En même temps, l'université doit rivaliser avec les mass médias et apprendre à collaborer avec eux. Les médias modernes génèrent une nouvelle culture qui déprécie souvent l'héritage culturel que représente l'enseignement supérieur. C'est là l'un des défis les plus qu'affrontent les universités ; elles doivent s'adapter rapidement à la société de l'information et intégrer toutes les ressources d'une culture électronique. D'un autre côté, elles ont beaucoup à apporter à la culture naissant des médias, dans le domaine de la science, de l'alphabétisation, de la créativité intellectuelle et de la qualité d'une formation continue s'adressant à un large public. Grâce aux médias, de nouveaux horizons s'ouvrent pour l'enseignement supérieur : large choix et souplesse de programmes sont proposés non seulement aux jeunes étudiants, mais aussi à des hommes mûrs et expérimentés. On peut déjà voir la création d'universités sans murs et sans frontières ; mais, même dans ce cas, le fait demeure que l'université d'un lieu précis avec ses inappréciables relations interpersonnelles sera toujours un milieu éducatif de la plus haute valeur.

Fonction de synthèse. Aujourd'hui les universités sont confrontées au besoin vital d'une nouvelle fonction de synthèse. Le pluralisme culturel et l'explosion scientifique ont profondément modifié les conditions d'une accumulation et d'une transmission de la connaissance. Les étudiants d'aujourd'hui auront à faire face à une mondialisation de l'information, à une spécialisation des sciences et à une fragmentation des orientations politiques. Il leur faut développer une capacité personnelle de synthèse pour pouvoir exercer leur profession et préciser leur rôle dans une société changeant rapidement. Une nouvelle capacité d'intégrer et d'interpréter l'information devient une nécessité vitale dans notre culture. Les nouvelles générations doivent être formées. [3]

Réflexion critique. Par nature, l'université est contre-culturelle ; si elle doit s'identifier à une culture déterminée, elle doit néanmoins garder son rôle de critique sociale et être à même de continuer une analyse en profondeur des attitudes ordinaires qui vont à l'encontre de la dignité, humaine. Critiquer sa propre culture requiert parfois une grande perspicacité et un grand courage. C'est le prix que doivent payer les universités, qu'elles agissent individuellement ou régionalement, pour remplir leur rôle créateur dans les cultures d'aujourd'hui.

Les questions soulevées dans cet expose semblent dépasser la capacité que nous avons d'y répondre. Nous ne devons pas être trop surpris par cela, si nous considérons que les questions concernant l'université demeurent toujours ouvertes et demandent de nouvelles recherches. Aussi longtemps que les universités continuent à soulever des questions, leur avenir est assuré.

8. Situation des Universités Catholiques

Permettez-moi d'achever cet exposé en me tournant vers les Universités Catholiques et en posant une question : Y a-t-il un modèle d'université catholique ? La notion d'analogie revient ici, puisque, aujourd'hui, les différences entre les universités catholiques sont très frappantes. Il y a plus de 900 universités catholiques en activité dans environ 50 pays, et elles ont pris des formes institutionnelles d'une surprenante diversité. On peut se demander si elles représentent un modèle unique, étant intégrées dans des cultures et des pays si différents. Elles sont directement impliquées dans la plupart des problèmes majeurs de la vie académique que nous avons décrit plus haut. Qu'est alors l'esprit commun qui les fait différentes ? Comment se définissent-elles elles-mêmes dans le monde pluraliste d'aujourd'hui ? Ces questions ont été très sérieusement étudiées dans la Fédération Internationale des Universités Catholiques.

Au long des années, j'ai été témoin de la crois l'identité de l'université catholique. Une conscience internationale s'est formée, résultat d'efforts étendus et intenses en vue d'une auto-identification, efforts entrepris par des catholiques engagés dans l'enseignement supérieur dans le monde entier. Je pense qu'il est peu d'autres ensembles universitaires qui se soient si profondément engages dans une telle opération d'évaluation personnelle. Probablement parce que leur survie en tant qu'institutions distinctes était en jeu.

L'esprit d'une université catholique est lié à une vue chrétienne de l'humanisme, qui se reflète dans la direction institutionnelle ainsi que dans la solidarité dans l'enseignement, la recherche et le service. Une conception chrétienne de l'université doit être opérationnelle sans imposer sa foi à tous ceux qui travaillent enseignent ou étudient dans des universités catholiques. En réalité, il y a plusieurs universités où la majorité des étudiants et des professeurs ne sont pas catholiques.

Au terme de nombreuses consultations et discussions, un document officiel a été publié qui prend en compte les recherches des universités catholiques et esquisse leur orientation future. Ce document, portant le titre symbolique Du coeur de l'Église (Ex corde Ecclesiae), a été publié en 1990 par Jean Paul Il. Une université catholique est décrite comme étant une communauté académique qui jouit de l'autonomie indispensable pour s'acquitter comme il convient de ses fonctions et garantir à ses membres la liberté académique, en sauvegardant les droits des individus et de la communauté au service de la vérité et du bien commun. Le document formule les quatre caractéristiques essentielles de toute université catholique :

(1) Une inspiration chrétienne de la part non seulement des individus, mais aussi de la communauté universitaire en tant que telle. (2) Une réflexion continuelle, à la lumière de la foi catholique, sur le trésor croissant de la connaissance humaine, auquel elle cherche à offrir une contribution par ses propres recherches. (3) La fidélité au message chrétien tel qu'il est présenté par l'Église. (4) L'engagement institutionnel au service du peuple de Dieu et de la famille humaine dans leur itinéraire vers cet objectif transcendant qui donne son sens à la vie"[4]

Unité et diversité ?

Revenant au problème de l'unité et de la diversité, je m'aventurerais à dire que, dans un monde de complexités et de tensions croissantes, les universités ont à unir leurs forces pour faire face à un avenir plein de risques pour la culture humaine. Les changements spectaculaires des temps récents semblent stimuler les universités à redéfinir leur tâche essentielle et universelle, qui est toujours de promouvoir la connaissance et une libre poursuite de la vérité, en tant que service qu'elle seule rend aux humains en tant que telle.

L'ampleur des difficultés qu'elles rencontrent, aux plans économiques, politiques et culturels, suscitent de nouvelles énergies chez ceux qui sont capables de résister à la tentation de l'apathie ou de l'indifférence. Il y a, me semble-t-il, une conviction croissante, parmi les universitaires, que l'enseignement supérieur est plus nécessaire que jamais, aussi bien dans chaque pays que dans une culture mondiale en train de prendre forme. Cet engagement convergent des universités aidera celles-ci à faire face à l'un des tâches les plus stimulantes qu'elles aient jamais eues dans leur longue histoire.

En bref, nous voyons à nouveau que leur diversité est liée à la notion même d'Universitas, mais qu'il faut aussi considérer une diversification accrue comme un mouvement dialectique demandant que soit inventée une nouvelle sorte d'unité, parce que l’unité fait aussi partie de la nature même de l'Universitas[5]



[1] Cf. l'article "Révolution culturelle", dans Hervé Carrier, Lexique de la Culture. Paris, Desclée, 1992.

[2] Voir sur ce sujet le rapport de Lynne V. Cheney, Telling the Truth : a Report on the State of the Humanities in Higher Education. National Endowment for the Humanities, Washington, D.C., 1992.

[3] Cf. CRE-Action, juillet 1994.

[4] Jean Paul II, Constitution apostolique Ex Corde Ecclesiae, sur les universités catholiques, 15 août 1990. Paris, Éditions du Centurion, 1990.

[5] Se reporter aux articles "Université", "Éducation", "Modernité", dans mon Lexique de la Culture ; voir aussi H. Carrier, Higher Education Facing New Cultures. Rome, Université Grégorienne, 1982 (trad. en espagnol et en italien) ; Clark Kerr, "A Critical Age in the University World : accumulated heritage versus modern imperatives", dans European Journal of Education, 22 (1987), pp. 183-193.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 25 avril 2010 9:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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