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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Josée Legault et Gary Caldwell, “L’exode de la communauté anglo-québécoise: la nécessaire responsabilisation.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon François Rocher, Réplique aux détracteurs de la souveraineté du Québec, pp. 291-311. Montréal: VLB Éditeur, 1992, 507 pp. Collection: Études québécoises. [Autorisation accordée par Alain-G. Gagnon, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser tous ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[291]

Deuxième partie.

LES IMPLICATIONS SOCIALES
ET CULTURELLES

Texte 16

L'exode de la communauté
anglo-québécoise :
la nécessaire responsabilisation
.”
 *

Josée LEGAULT et Gary CALDWELL


Les habitudes migratoires des Anglo-Québécois : l’art de la mobilité
Les véritables causes du départ des Anglo-Québécois
Les principales conséquences du départ des Anglo-Québécois, avec ou sans souveraineté
Comment un Québec souverain pourra faire face à ces départs

En octobre 1991, l’ancien Premier ministre Pierre Elliott Trudeau revenait à la charge contre le concept de « société distincte », en affirmant craindre que le gouvernement québécois, par souci de préserver la majorité francophone de la province, puisse éventuellement procéder à la déportation des anglophones minoritaires en se disant :

Tiens, déportons donc quelques milliers de Québécois non francophones... Nous avons le droit d'expulser des gens et, chose certaine, de les faire taire s'ils croient qu'ils peuvent parler anglais en public[1].

Monsieur Trudeau ne semble donc pas avoir remarqué que les Anglo-Québécois risquent plutôt de devenir, d'ici quelques décennies, la première minorité au monde à s'être autodéportée. En effet, nul besoin de déporter un groupe dont une partie importante des effectifs quitte le Québec depuis déjà plus d'un siècle !

L’argument de Trudeau brille tout de même par son originalité car habituellement, c'est le spectre de l’exode [292] « massif » des anglophones que certains fédéralistes brandissent dans l'éventualité de l'accession du Québec à l'indépendance. Tous connaissent le refrain : les Anglo-Québécois, effrayés par le fait de ne plus jouir de la « protection » d'Ottawa, vont quitter « massivement » le Québec, leurs éléments les plus « dynamiques » (lire bilingues et éduqués) quitteront les premiers, cette saignée humaine amènera le déclin définitif de l'économie montréalaise tandis que cette ancienne métropole ne vaudra guère plus que la ville de Québec (dixit Alain Dubuc, de La Presse), etc. Il va sans dire que cet exode « massif » punira les francophones, l'économie et le gouvernement québécois.

Cliché énorme dans le sac de plus en plus vide de certains habitués des campagnes de peur (à preuve, l'argument pitoyable de la guerre civile), l’on dit donc cet exode inévitablement « massif ». Mais en fait, la menace de l'exode est de plus en plus brandie indépendamment de la question de la souveraineté du Québec. En effet, les principaux porte-parole de la minorité anglophone s'en servent de plus en plus pour soutirer des concessions sur le front linguistique et ce, quel que soit le statut constitutionnel du Québec.

Bref, quoiqu'un exode majeur soit inévitable - nous expliquerons plus loin pourquoi -, il est grand temps de démystifier les habitudes migratoires des Anglo-Québécois, leurs VÉRITABLES causes, et surtout, les conséquences néfastes que ces habitudes ont eu et continuent d'avoir pour les anglophones eux-mêmes, qu'elles dégénèrent ou non en un exode « massif ». Ce faisant, nous verrons ce problème sous un angle fort différent de celui que nous présentent habituellement certains fédéralistes.

Les habitudes migratoires
des Anglo-Québécois : l’art de la mobilité


Depuis les débuts de la Confédération jusqu'à 1976, la population anglophone du Québec a vécu dans un état de [293] roulement démographique considérable, marqué par un nombre élevé d'arrivées et de départs. Avant la Confédération, il y avait toutefois moins de départs, et après 1976 (date de l'élection du Parti québécois), il y a eu moins d'arrivées. Mais entre les deux, le roulement est demeuré important avec plus de départs que d'arrivées.

Le déclin relatif de la population anglaise du Québec, proportionnellement à la population totale de la province - déclin qui a commencé à l'époque de la Confédération -, est attribuable en partie à un solde migratoire négatif, c'est-à-dire à un nombre plus élevé de départs que d’arrivées [2]. À la fin du XIXe siècle, Robert Sellar, dans Tragedy of English Québec : The Expulsion of Its Protestant Farmers, documentait déjà ce phénomène en ce qui concernait les Cantons de l’Est.

Par la suite, l'ouverture de l'Ouest canadien, à la toute fin du siècle dernier, allait provoquer une nouvelle saignée chez les Anglo-Québécois. Marcel Bellavance a démontré que le canton anglais de Compton a, par exemple, perdu jusqu'à la moitié de sa population dans la seule décennie de 1891 à 1901 [3] ! La Première Grande Guerre a également infligé un nombre élevé de pertes et de non-retours aux anglophones du Québec [4].

La Deuxième Guerre mondiale a été, en termes de déracinement de la population anglophone, tout aussi désastreuse. En plus des pertes en vies humaines, plusieurs ont profité de leur démobilisation pour s'établir ailleurs au Canada. Pendant ce temps, plusieurs cantons, comme ceux de Barnston et Hatley, connaissaient d'importants déclins de leurs populations anglophones entre 1931 et 1951 [5].

Depuis 1945, le Québec anglais continue d'essuyer des pertes migratoires importantes. Effectivement, les Anglo-Québécois ont été au moins dix fois plus enclins à quitter le Québec que les francophones [6]. De 1966 à 1976, le taux de migration hors du Québec des Québécois de langue maternelle anglaise était de 13 à 14 fois supérieur à celui des francophones. Pendant la période plutôt exceptionnelle de 1976 à 1981, ce taux était de 19 fois supérieur à [294] celui des francophones, dépassant les 130 000 départs [7], lesquels n'étaient compensés que par 25 000 arrivées.

Cependant ce mouvement de population vers l'extérieur d'une région est loin d'être exceptionnel dans le contexte nord-américain où l'on compte, pour soutenir la prospérité économique, sur la libre circulation des facteurs de production que sont le capital et la main-d'œuvre. Ainsi, à la fin du siècle dernier, il y avait déjà des années où l'on retrouvait plus de départs du Canada (pour les États-Unis) que d'arrivées. Les deux régions les plus durement touchées étaient d'ailleurs l'Ouest canadien, où des immigrants fraîchement naturalisés profitaient de leur nouveau statut pour entrer aux États-Unis ; et le Québec où, entre 1870 et 1910, près de trois quarts de million de francophones sont partis pour la Nouvelle-Angleterre, les Franco-Québécois ayant vécu, eux aussi, leur « exode ».

Donc, ce que le Québec anglophone est en train d'expérimenter n'est ni nouveau ni exceptionnel dans le contexte canadien. En fait si l'on prend l’exemple présent des milieux ruraux de la Saskatchewan, force est de constater que leur situation est tout aussi dramatique, sinon plus, que celle des Anglo-Québécois. Toutefois, ce qui est dramatique pour ces derniers est le départ d'un nombre croissant de leurs jeunes et de leurs diplômés. Entre 1976 et 1981, plus du quart des Anglo-Québécois ayant un diplôme universitaire ont quitté le Québec, tout comme plus du tiers des anglophones âgés entre 25 et 34 ans et détenant un diplôme [8]. En avril 1991, un sondage CROP-La Presse révélait que 29% des anglophones entendaient quitter le Québec au cours des cinq années suivantes, dont 48% pour des raisons « politico-linguistiques », tandis que 44% disaient vouloir quitter dans l'éventualité de la souveraineté. Le « réflexe » collectif de départ est donc encore très fortement ancré chez les Anglo-Québécois. Mais pourquoi ?

[295]

Les véritables causes du départ
des Anglo-Québécois


Plusieurs facteurs expliquent les habitudes migratoires des Anglo-Québécois. Les principaux sont un niveau de mobilité linguistique pancontinental extrêmement élevé, des perspectives d'emplois de plus en plus limitées pour tous les Québécois, l'incertitude liée à la situation politique, un sentiment d'appartenance peu développé, la restructuration de l'économie canadienne par le déplacement de l’activité économique vers l’intérieur du continent depuis la fin du XIXe siècle, la tertiarisation de l'économie québécoise faisant en sorte qu'un nombre croissant d'emplois exige le bilinguisme (46% des Anglo-Québécois sont encore unilingues), un système d'éducation dont le personnel vient en grande partie de l'extérieur du Québec et qui prépare fort mal les jeunes anglophones à fonctionner dans un Québec de plus en plus français, une certaine difficulté à accepter la francisation croissante de leur environnement, un « sentiment » de rejet savamment entretenu par le leadership de la communauté anglophone et la crainte profonde des conséquences d'une souveraineté qui mènerait à leur minorisation politique définitive.

Le degré d'interdépendance de ces facteurs est indéniable, ce qui aide à mieux comprendre pourquoi les Anglo-Québécois sont extrêmement « mobiles », c'est-à-dire qu'ils ont tendance à quitter le Québec beaucoup plus que les francophones, et ce, depuis le XIXe siècle. Dans la section ci-haut, nous avons toutefois vu que certains facteurs jouent plus que d'autres à des périodes déterminées.

À cause d'une mobilité linguistique particulièrement élevée dans le cadre nord-américain, mais également à cause d'un sentiment d'appartenance relativement faible, le « réflexe » collectif qu'a ressenti - et ressent encore souvent - plus d'un anglophone est de quitter le Québec lorsque les choses ne vont pas bien, ou lorsqu'il a l'« impression » qu'elles vont moins bien qu'il le désirerait, soit économiquement ou politiquement.

[296]

Comment expliquer autrement la hausse considérable du nombre de départs d’Anglo-Québécois entre 1976 et 1981 (période de l'élection du Parti québécois, de la loi 101 et du référendum) ? D’ailleurs, une fois la menace de la souveraineté écartée, le nombre de départs a diminué (totalisant 71 000 de 1981 à 1986), mais il tend à remonter depuis l'échec de Meech, c'est-à-dire depuis le retour de l'option souverainiste.

L’émergence de ce que nous nommerons le « discours dominant anglo-québécois », un discours qui se construits depuis vingt ans en opposition à la francisation du Québec et qui se base en grande partie sur l’argument du « rejet », alimente également le réflexe de départ. La façon dont est construit cet argument (sentiment projeté comme étant une réalité), débouche sur une autovictimisation / déresponsabilisation des anglophones (ex : nous sommes victimes du rejet des francophones, nous avons tout fait en notre pouvoir pour les « accommoder », nous ne pouvons plus rien faire, etc.), et en une culpabilisation/responsabilisation des francophones et du gouvernement québécois qu'il considère comme un représentant « étranger » aux intérêts des anglophones (ex : ils nous rejettent c'est donc à eux de faire les « premiers pas », sinon nous partirons).

Voyant les anglophones comme des victimes totales, donc impuissantes, ce discours attend que le gouvernement et l'intelligentsia francophones fassent ce fameux premier pas. Michael Goldbloom, ancien président d'Alliance Québec, va même jusqu'à parler ici d'une communauté anglophone qui aurait été « trahie » :

Tout compte fait au milieu de la présente décennie (1980), la communauté anglophone du Québec s'était engagée, en paroles et en actes, à établir un nouveau contrat social avec ses concitoyens francophones. Elle a payé le gros prix au cours des années 1970 et au début des années 1980 [9].

Monsieur Goldbloom ne précise pas quand, où, comment, et à quelles fins ce « contrat social » aurait été signé, [297] tout comme il ne fait pas mention des manifestations et des contestations juridiques contre la loi 101... Ce qui compte ici, c'est de souligner la trahison des francophones, qui n'ont pas su reconnaître la bonne volonté exprimée par la minorité anglophone.

À l'instar de l'argument du rejet, l'autovictimisation des anglophones n'est pas nouvelle. En 1907, Robert Sellar écrivait que les anglophones « have never been welcome in Québec » (n'ont jamais été les bienvenus au Québec), et que dès l'arrivée des premiers Anglais, les Français avaient tenté de séparer les deux communautés [10]. Évidemment, toute la problématique de la Conquête était ici évacuée, tout comme l'étaient deux siècles d'histoire.

Dans son mémoire présenté à la Commission Bélanger-Campeau, Alliance Québec illustrait parfaitement bien le cheminement de l'argument du rejet, ainsi que la déresponsabilisation des anglophones qui en découle :

Nous ne sommes pas ici aujourd'hui pour dire si ces perceptions de rejet sont fondées ou non. [...]  Nous sommes ici pour dire que notre perception, notre vision doit être reconnue et prise en considération par les membres de la Commission, et par toute la société québécoise. [...] Notre sentiment de vulnérabilité découle de notre conviction que le gouvernement n'agit pas avec toute la vigueur et l'engagement requis afin d'inspirer la confiance [11].

Ainsi, quelques mois plus tôt, le même organisme commentait les résultats d'un sondage Sorecom effectué pour son compte, en faisant porter le poids de l'avenir de la communauté anglophone, non sur ses propres épaules mais sur celles de la société québécoise :

Le défi qui se pose à la société québécoise est de répondre aux préoccupations de la communauté d'expression anglaise et d'éviter un nouvel exode des personnes d'expression anglaise [12].

[298]

Il semble donc n'y avoir aucune possibilité pour les anglophones de colmater eux-mêmes leur propre exode - du moins, d'après Alliance Québec - et c'est ici que la déresponsabilisation de l’argument du rejet joue son rôle le plus autodestructeur pour les anglophones.

Illustrant fort bien cette déresponsabilisation implicite dans le discours du rejet, Donald M. Taylor relevait, dans une étude publiée en 1986, que les Anglo-Québécois identifiaient, en ordre décroissant, trois responsables de la loi 101 (qu'ils disent grande responsable d'une partie importante de l'exode) : le gouvernement péquiste, les francophones séparatistes et les francophones en général, « tandis que les anglophones ne se perçoivent pas beaucoup comme responsables de cette situation [13] ». Le PQ aurait donc adopté cette législation par pure « lubie », « névrose collective » ou, pis encore, par anglophobie latente...

Fait encore plus intéressant, lorsque Donald M. Taylor a demandé aux personnes interrogées de nommer quel groupe vivait selon eux dans une situation meilleure que la leur, ils ont placé en première position les anglophones des autres provinces ainsi que les anglophones du Québec dans le passé. M. Taylor constatait également dans son étude que les anglophones s'identifiaient, en tant que groupe, aux francophones hors Québec et aux groupes minoritaires opprimés hors du Canada comme les juifs ou les Noirs...

Cette identification avec des groupes opprimés reflète le sentiment d'une partie importante des Anglo-Québécois d'être « humiliés », « maltraités » ou « menacés » par les lois 101 et 178, lesquelles auraient suspendu leurs droits humains « fondamentaux » en bannissant l'anglais du visage du Québec, ce qui expliquerait le nombre élevé de départs. Cet argument va beaucoup plus loin que la simple question des droits. Il est révélateur d'un sentiment de victime et de persécution très puissant et intériorisé. Par exemple, à l'été 1989, 10 000 Anglo-Québécois ont signe une pétition adressée à [299] l'Organisation des Nations Unies affirmant que la loi 178 « violait la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de l'ONU [14] ».

Autre exemple de ce sentiment de persécution et de cette identification à des groupes opprimés, le Parti égalité, désirant bien souligner cette humiliation que les anglophones du Québec subiraient ainsi que le courage qui leur est nécessaire pour combattre cette injustice, citait Robert F. Kennedy en première page de son mémoire soumis à la Commission Bélanger-Campeau :

L'histoire de l'humanité est modelée par un nombre infini d'actes individuels de courage et de foi. Chaque fois qu'un homme se dresse pour la défense d'un idéal, s'emploie à l'amélioration du sort de ses congénères ou fait barrage à l'injustice, il met en mouvement une minuscule vague d'espérance : la rencontre de millions de ces toutes petites vagues créera une marée capable de balayer les plus puissants remparts de l'oppression et de la résistance au progrès [15].

Lorsque M. D’Iberville Fortier, alors Commissaire aux langues officielles, déplora, dans son rapport annuel de 1987, « la tendance à promouvoir le français non pas en misant sur sa vigueur culturelle mais en humiliant l'adversaire [16] », il trouva un auditoire anglo-québécois particulièrement réceptif et heureux de voir un non-anglophone faire montre d'autant d'empathie. Royal Orr se réjouit de « voir que ce rapport reflète une sensibilité accrue à la situation que vit notre communauté [17] ». L’humiliation était donc présentée ici non comme un « sentiment », mais comme une réalité (« la situation que vit notre communauté »). Selon Shawn McEvenue, vice-recteur de l'université Concordia, « c'est une évidence que les anglophones sont humiliés », et que Robert Bourassa devrait avoir le courage politique de dire aux nationalistes qu'ils sont « fous » et que les anglophones sont du « bon monde [18] ».

Humiliés, plusieurs Anglo-Québécois se sentent également « menacés » par les législations linguistiques et le [300] pouvoir grandissant de la majorité francophone, d'où le départ de plusieurs qui n'est en fait qu'une forme de réaction sociale à une situation que certains anglophones considèrent comme « injuste » ou intenable, pendant que d'autres préféraient les contestations juridiques. Dans une étude portant sur les réactions des francophones et des anglophones à la loi 101, Donald M. Taylor et Lise Simard constataient que ceux-ci, contrairement à ceux-là, se sentaient « personnellement » et « collectivement » menacés par cette loi, et que ce sentiment transcendait les générations, le niveau d'instruction ainsi que le fait que les sujets soient bilingues ou non [19]. En fait comme le note Kenneth Price, depuis la loi 22 :

Un sentiment se développe [chez les anglophones] selon lequel il y aurait au Québec un projet de strangulation des anglophones - et même que le « génocide culturel » était bel et bien l'intention de la politique gouvernementale depuis 1974. [..] L’impression que la tradition anglaise était éliminée de force au Québec [20].

L'on retrouve une argumentation semblable chez les minorités trop longtemps habituées à dominer dans une société donnée, et qui sont confrontées à l'affirmation grandissante d'une majorité autrefois dominée. C'est ainsi que le discours anglo-québécois repose maintenant presque entièrement sur la prémisse voulant que ce ne soit pas l'avenir de la majorité francophone qui soit menacé, mais bien le leur. Il fait maintenant appel à quelque chose que les francophones comprennent bien : la menace du déclin démographique. L'on peut dire que ce discours s'est en quelque sorte approprié celui des francophones sur l'insécurité démographique et linguistique...

Mais, lorsque Alliance Québec affirme que les données démographiques montrent déjà que l'avenir des Anglo-Québécois est mis en doute [21], elle joue habilement avec les chiffres. Alliance Québec soulève ainsi le danger du déclin malgré le fait qu'elle utilise elle-même des statistiques référant à la langue parlée et non à la langue maternelle, [301] lesquelles font pourtant passer la communauté anglo-québécoise de 675 000 à 800 000 membres, pour un gain net de 17%. Le fait est que grâce à un pouvoir d'attraction encore supérieur à celui de la langue française, l'anglais continue à profiter de la majorité des transferts linguistiques effectués par les immigrants.

D'après les « signes vitaux » des minorités linguistiques, tels qu'enregistrés par Statistique Canada, la communauté anglo-québécoise n'est non seulement menacée d'aucune façon - du moins, tant et aussi longtemps que la loi 101 n'aura pas atteint son véritable objectif qui est de s'assurer que la forte majorité des transferts linguistiques au Québec se fasse vers le français -, mais elle demeure encore aujourd'hui la seule minorité linguistique faisant des gains démographiques appréciables au Canada, et ce, incluant la communauté franco-québécoise [22] : « à vrai dire, il n'y a que l'anglais qui soit vraiment vigoureux partout au Canada [23] ». Selon le démographe Jacques Henripin, « l’anglais gagne relativement plus au Québec que dans le reste du Canada parce que [...] les effectifs des groupes linguistiques où il puise sont beaucoup plus nombreux ». Henripin ajoute que pour ce qui est des Anglo-Montréalais, qui absorbent encore les trois quarts des allophones, « ils ne sont à vrai dire menacés que par leur propre émigration et celle-ci s'est, semble-t-il, fortement réduite récemment [24] ». Bref, seul l'exode pose une véritable menace à la pérennité de la population anglo-québécoise !

Pour celle-ci, le discours de « rejet-victime » aura toutefois eu des conséquences extrêmement néfastes en ce qu'il aura sans aucun doute contribué à l'exode d'une partie importante de ses effectifs, dont plusieurs ont quitté le Québec persuadés qu'ils y étaient « rejetés » et « humiliés ». Et ceux qui les en ont persuadés se retrouvent surtout dans leurs propres rangs :

l'exode des anglophones a été en grande partie provoqué et alimenté par les prédictions funestes des manchettes [302] et des éditoriaux de leurs journaux. [...] The Gazette est devenu le journal d'une minorité en exil [25].

Le phénomène de l'exode des anglophones face à des mesures qu'ils perçoivent comme menaçantes pour eux n'est pas nouveau. En 1906, The Montréal Witness publiait une série d'articles sur le « English Exodus », qu'il attribuait à l’impossibilité pour les parents anglophones d'accepter d'envoyer leurs enfants dans des écoles catholiques romaines, et également au « fait » que les enfants anglophones commençaient même à oublier leur langue [26]...

Pour sa part, constatant que ce sont surtout les plus jeunes, les plus instruits et les plus bilingues parmi les anglophones qui ont quitté le Québec à la suite de l'adoption des lois 22 et 101, Uli Locher concluait que celles-ci auraient eu somme toute un impact « négligeable » sur cet exode. Locher attribue ces départs au désir d'ascension sociale plutôt qu'à un sentiment quelconque de répression culturelle [27].

Force est toutefois de constater que 131500 anglophones ont quitté le Québec entre 1976 et 1981, contre 94 000 de 1971 à 1976. Et ce, sans compter les compagnies anglophones qui ont déménagé leurs sièges sociaux, dont certaines avec fracas : qui ne se souvient de l'inoubliable Sun Life ?...

Selon une étude portant sur des Anglo-Québécois ayant choisi de rester au Québec malgré la loi 101, et à qui Gary Caldwell a demandé ce qui devrait être fait pour parer à cet exode, ils ont répondu, en ordre décroissant : se débarrasser du PQ, éliminer les formulaires gouvernementaux unilingues français, retourner au libre choix de la langue d'enseignement, et améliorer le climat économique [28]. On voit bien ici le souhait d'un retour au statu quo ante à la loi 22, c'est-à-dire à la possibilité d'avoir à « fonctionner » en français le moins possible. Plus important encore, les répondants n’identifient pas les anglophones eux-mêmes comme capables de parer à leur propre exode.

En fait, l'exode, réel ou amplifié, autrefois menace économique, fait maintenant partie de l’arsenal argumentaire [303] des anglophones sur le rejet et la victimisation. À un colloque organisé par le Parti québécois en septembre 1990, Robert Keaton ramenait de nouveau la menace d'un exode anglophone dans l'éventualité de la souveraineté du Québec et ce, en établissant clairement le lien entre départ et sentiment de rejet : ils quitteront « à moins qu'on les persuade qu'ils sont les bienvenus et qu'ils ne perdront pas d'argent [29] ».

Lorsque, en novembre 1990, Charles Bronfman a réitéré sa menace de quitter le Québec dans l'éventualité de la souveraineté - menace qu'il avait déjà proférée en 1976 - il ne s'est attiré cette fois-ci que des réactions amusées. Notons toutefois que les résultats du sondage CROP- La Presse d'avril 1991 mentionnés ci-haut auront profité d'une couverture importante et plutôt sympathique dans les médias francophones. En fait, ce discours gagne de plus en plus en efficacité, dans la mesure où il réussit à soutirer des déclarations rassurantes, et ce pendant que personne, ou presque, ne s'interroge sur la responsabilité des anglophones dans leur exode :

J'espère que plusieurs francophones, surtout du camp souverainiste, comme moi-même, diront aux anglophones que leur présence est désirée et utile ici. Comme l'a dit Jacques Parizeau : « Ils sont nous ». Tout mouvement d'exode, même limité, serait hautement déplorable [30].

L’utilisation conjointe de l'argument du rejet et de la menace de l'exode peut donc jouer un rôle politique important. On peut d'ailleurs constater à quel point le lien établi entre le sentiment de rejet et le départ des anglophones ressemble à celui qu'avait fait Daniel Johnson lorsqu'il avait brandi à la face du Canada anglais la menace du départ du Québec dans l'éventualité où celui-ci n'obtenait pas l'« égalité ». En d'autres mots, ou les Anglo-Québécois sont considérés et traités par la majorité francophone comme des égaux (entendre ici linguistiquement), ou ils [304] continueront à se sentir rejetés et plusieurs d'entre eux partiront.

Mais il y a aussi une perception que le leadership anglo-montréalais alimente de plus en plus chez les jeunes anglophones, selon laquelle il existerait au Québec une discrimination contre les gens qui ont « des noms anglais » et ce, tout autant dans le secteur privé que public. Cette nouvelle version du « sentiment de rejet », Alliance Québec s'en sert pour presser le gouvernement québécois de prendre des mesures aptes à assurer l'embauche de fonctionnaires anglophones, ce que le président du Conseil du trésor, Daniel Johnson, a accepté de faire en 1991. Quant au secteur privé, Alliance Québec annonçait à la fin de la même année la mise sur pied d'un comité de travail chargé de trouver aux jeunes des « opportunités » de travailler au Québec en anglais, question de colmater leur exode. Alliance Québec effectue donc ici un lien direct entre la possibilité pour ces jeunes de rester et celle de ne pas avoir à travailler en français. Tout comme si d'avoir à travailler en français constituait une entrave au « bonheur » ou à l'avenir des jeunes anglophones au Québec !

Ce genre de « message » est extrêmement néfaste, en ce qu'il ne prend absolument pas en compte la réalité d'un marché du travail qui se francise de plus en plus, et dans lequel les jeunes anglophones bilingues sont appelés à prendre leur place tout autant que n'importe quel francophone. De plus, ce message dit clairement que les jeunes anglophones n'ont pas à travailler en français, ce qui ne contribue en rien à l'émergence d'un sentiment d'appartenance beaucoup plus apte à réduire l'exode...

En fait, les jeunes Anglo-Québécois sont parmi les plus « employables » de tous les groupes de la province : ils sont deux fois plus diplômés que les francophones (28% contre 14%) et ils ont un taux de bilinguisme frôlant les 70% tandis qu'un peu moins de 40% des jeunes francophones se disent bilingues [31]. Il n'y a donc aucune raison valable à ce que les jeunes anglophones soient moins capables de se trouver des emplois (dans la mesure où ils existent [305] pour qui que ce soit) et se retrouvent dans l'obligation de quitter le Québec (quant aux accusations de discrimination anti-anglophone que profère Alliance Québec, il lui reste encore à les prouver). Mais encore là, pourquoi considère-t-on qu'un jeune anglophone ayant de la difficulté à se trouver un emploi doive nécessairement s’exiler ? Pourquoi ne fait-on pas la même équation dans le cas des jeunes francophones bilingues, tout aussi mobiles « linguistiquement » que les premiers ? Serait-ce que depuis le grand exode des Canadiens français du début de ce siècle, le « réflexe » collectif général chez ceux-ci soit de rester ? Serait-ce que le sentiment d'appartenance, et la difficulté corollaire de tout quitter, soit plus puissants chez les francophones que chez les anglophones dont certaines familles ont pourtant des racines québécoises longues de trois siècles ?

Également, ces jeunes anglophones reçoivent depuis les deux dernières décennies des messages hautement conflictuels ou contradictoires. D’un côté, ils vivent dans un environnement culturel la plupart du temps privilégié. Par exemple, s'ils vivent à Montréal, ils n'ont aucune difficulté à vaquer à leurs activités quotidiennes en anglais, et s'ils vivent en régions, les relations avec les francophones sont habituellement peu tendues. Mais ide l'autre côté, ils se font constamment répéter par leurs leaders qu'ils font partie d'une minorité « réprimée », « maltraitée » et « rejetée ». Face à une situation aussi paradoxale, nul ne doit donc s'étonner qu'un nombre grandissant d'entre eux choisissent la fuite.

Les principales conséquences
du départ des Anglo-Québécois,
avec ou sans souveraineté


Au cœur des habitudes migratoires des Anglo-Québécois, on retrouve depuis déjà plus d'un siècle un « réflexe » collectif tendant vers l'exode, lequel s'explique en grande partie par les facteurs mentionnés dans la [306] section précédente. Si l'on considère que la plupart de ces derniers jouent encore un rôle majeur dans le cas des anglophones, il est aisé d'admettre qu'il y aura certes un exode important de ceux-ci si le Québec se sépare du Canada. Pour les Anglo-Québécois, cette séparation mènerait sans aucun doute à la minorisation politique définitive - enclenchée par les lois 22, 101 et 178 - et marquerait la fin du rêve trudeauiste partagé par la grande majorité d'entre eux, soit celui de la dualité ou de l'égalité linguistique. Et c'est principalement pour cette raison fondamentale que le nombre de départs des anglophones augmenterait substantiellement, du moins au début de la période d'accession à la souveraineté.

S'il est impossible d'en prédire le nombre exact, il est néanmoins difficile d'envisager un exode de moins de 300 000 Anglo-Québécois, soit trois fois plus que dans les cinq années subséquentes à la première élection du PQ. Ces départs compteraient pour plus du tiers des Québécois dont l'anglais est la principale langue d'usage. Parmi ceux qui resteraient, on retrouverait sans doute une majorité prête à accepter la nouvelle situation, mais également une petite minorité entendant combattre la naissance du nouvel État. Nous n'avons qu'à songer au Parti égalité qui a pris position pour la partition du territoire québécois dans l'éventualité de la souveraineté, à Reed Scowen qui prône la création de districts anglophones non soumis aux législations linguistiques québécoises, ou au constitutionnaliste Stephen Scott qui entend probablement faire appel personnellement à l'armée canadienne pour priver le Québec d'hydro-électricité [32]...

Le départ d'une partie importante des anglophones risque avant tout de les punir eux-mêmes.

En faisant perdre la base démographique nécessaire au soutien d'un réseau exceptionnel d'institutions et de municipalités, un exode majeur d'anglophones mettrait en péril l'existence d'une véritable communauté anglo-québécoise. Privés d'un tel réseau, victimes de lois leur interdisant l'instruction dans leur langue et coupés du [307] Québec, les francophones des autres provinces n'ont jamais cru pouvoir obtenir ce que les Anglo-Québécois ont aujourd'hui, ceux-là mêmes dont les droits sont reconnus dans l'« infâme » loi 101 qu'ils combattent si ardemment depuis son adoption...

Mais depuis les vingt dernières années, le leadership anglophone a préféré investir ses énergies et son argent à contester la loi 101 devant les tribunaux, à faire croire aux Anglo-Québécois qu'ils étaient « rejetés » et à condamner le Québec devant l'opinion publique nord-américaine. Tout cela fut fait plutôt que de développer ce qui était déjà à leur disposition et d'en profiter en travaillant à la mise sur pied de stratégies culturelles aptes à favoriser l'apparition d'un véritable sentiment de communauté et d'appartenance au Québec. Le discours de la victime a grandement contribué à rendre les anglophones impuissants face à leur propre destin, et il risque de leur assener un coup fatal au lendemain de la souveraineté. Maintenant réduits à tout attendre de l’État québécois - que ce soit en ce qui concerne les emplois dans les secteurs public et privé ou le bilinguisme officiel que leur leadership les encourage à attendre -, les anglophones semblent avoir perdu le sens de l'initiative et de l'entrepreneurship qui les caractérisait pourtant jusque dans les années 1970. Empêchée également de faire preuve d'allégeance ou de loyauté envers le Québec (voir l'exemple du député Richard Holden à qui le Parti égalité n'a jamais pardonné son appui au lac Meech ou à Grande-Baleine), une partie importante des anglophones ne pourra jamais accepter d'être livrée « en pâture » à une majorité francophone qu'on lui dit depuis longtemps intolérante et anglophobe.

Piégés par un discours qui a perverti leur culture politique traditionnelle, les Anglo-Québécois, du moins un nombre élevé d'entre eux, quitteront le Québec aux lendemains de l'accession à la souveraineté. Mais avec moins de 500 000 membres et avec l'intégration croissante des immigrants à la majorité francophone, les anglophones se retrouveront alors sur une pente descendante dont ils ne se [308] remettront peut-être jamais. Dans l'espace de quelques décennies seulement, il pourrait bien n'y avoir que les francophones pour parler encore la langue de Shakespeare au Québec...

Comment un Québec souverain
pourra faire face à ces départs


En fait, il n'y pas grand-chose qu'un Québec souverain ou non souverain puisse faire pour prévenir ces départs. Le prix demandé par Alliance Québec ou le Parti égalité, qui est ni plus ni moins l'instauration d'un bilinguisme de facto, est tout simplement trop élevé. La précarité démolinguistique dans laquelle se trouveront toujours les Franco-Québécois dans un continent anglo-saxon fait pour eux du bilinguisme de facto ou officiel une solution collectivement suicidaire.

Du côté des anglophones, c'est avant tout l'attitude irresponsable de leur leadership qui risque de sonner l'heure du suicide collectif. Si on ne peut agir sur la plupart des facteurs expliquant les habitudes migratoires séculaires des anglophones, leurs leaders et porte-parole peuvent se responsabiliser eux-mêmes et leurs membres pour ce qui est de la survie d'une communauté qui ne saurait rester et se développer sans se débarrasser du syndrome de la « victime » et sans se doter d'un sens aigu d'appartenance au Québec : un Québec dont la principale langue de communication ne serait pas la leur, mais qui continuerait de son côté à prendre ses responsabilités en subventionnant généreusement le réseau institutionnel de la minorité.

Le leadership anglophone devra donc abandonner l'illusion trudeauiste de l'égalité linguistique comme seule capable de remédier au sentiment de rejet et, par conséquent, à l'exode « massif » que l'on anticipe, tandis que le gouvernement du Québec devra discuter avec les anglophones - avec franchise et lucidité - de ce à quoi ils peuvent s'attendre au Québec, qu'il soit souverain ou non ! [309] Mais plus que tout les anglophones eux-mêmes devront accepter le fait qu'ils vivent dans le seul État francophone d'Amérique, et que certaines mesures devront inévitablement être prises pour encadrer la langue anglaise : la langue nettement majoritaire du continent.

La clé demeure donc l'autoresponsabilisation et la participation des anglophones à la société québécoise. Ils devront comprendre que la participation des membres dans une société donnée n'est pas un « droit » que l'État accorde à ses citoyens, mais une « responsabilité » que ces derniers doivent prendre en acceptant certaines règles du jeu fondamentales. Et au Québec, une de ces règles est sa francité, phénomène unique en Amérique du Nord. Mais la résistance à cette règle est encore forte au sein du leadership anglophone. William Tetley, professeur à l'université McGill, faisait récemment le constat suivant :

Malheureusement en tant que Québécois de langue anglaise, nous sommes toujours divisés. D’une part, Robert Libman, chef du Parti égalité, Peter Blaikie, ancien directeur d'Alliance Québec, et Reed Scowen, auteur du livre A Différent Vision, peuvent être qualifiés comme des « indomptables », tandis que Richard Holden (un autre député du Parti égalité) et Robert Keaton, actuellement président d'Alliance Québec, se trouvent probablement du côté des « accommodants » [33].

Il écrivait toutefois ces lignes avant l'arrivée à Alliance Québec de Scowen, cet « indomptable ». Depuis la nomination de ce dernier, Alliance Québec a pris les moyens nécessaires pour faire entériner peu à peu la ligne dure. D'ailleurs, il a proposé d'amender la constitution d'Alliance Québec et de considérer comme objectif principal de l'organisme : « l'encouragement de l'extension au Québec de l'utilisation de la langue anglaise et des institutions qui utilisent cette langue [34] ». Selon Scowen, grâce à cet amendement :

[310]

Alliance Québec devient une société pour la promotion de la langue anglaise au Québec. [...]  L'Alliance a toujours encouragé le bilinguisme pour les Anglo-Québécois. Quoique j'y croie moi-même [...]  je ne pense pas qu~i1 est nécessaire d'en faire une de nos préoccupations majeures dans le contexte présent. Les anglophones ont déjà répondu à cette évidence, et aujourd'hui plus de la moitié d'entre nous est bilingue [35].

Après avoir reproché aux francophones leur « fixation » sur la langue, voilà qu'il réduit l'anglophonie à une somme d'individus parlant anglais, effaçant du revers de la main deux siècles et demi d'histoire. Chez Scowen, ce refus de la communauté et de la québécitude chez les anglophones, c'est également - c'est même surtout - un refus de se détacher de l'anglophonie nord-américaine, voire mondiale, sans quoi il ne saurait pourtant y avoir construction d'une identité anglo-québécoise, donc nécessairement minoritaire. La stratégie pan-continentale ou mondiale de Scowen, nous le répétons, fera du tort surtout aux anglophones. Car sans la construction d'une identité anglo-québécoise, l'exode se poursuivra inexorablement...

Bref, l'effet le plus pervers du discours tenu par leurs leaders aura été de convaincre une partie importante des anglophones qu'il n’y a aucune nécessité de développer un quelconque sentiment d'appartenance à la société québécoise. Scowen a décidé de combattre l’apathie et la morosité des anglophones non en les incluant dans le projet québécois, mais en les excluant. Le « rejet » ou l’aliénation que disent ressentir les anglophones prend donc maintenant une nouvelle forme auto-administrée. La marginalité est la promesse que porte le projet de Scowen, et cela augure fort mal pour une communauté qui sera peut-être obligée d'ici peu à choisir si elle veut rester et se développer dans un Québec indépendant. Si nos doutes sont fondés, le discours de « victime », une fois intériorisé par un grand nombre d'anglophones, continuera d'avoir l'effet dévastateur d'inhiber toute action positive ou constructive [311] et d'encourager l'exode de ces jeunes Anglo-Québécois à qui leurs leaders répètent depuis vingt ans qu'ils n'ont aucune place dans leur propre société.

[311-313] [Les notes en fin de chapitre ont été converties en notes de bas de page. JMT.]



* Certains passages de ce texte s'inspirent de l'ouvrage de Josée Legault, L'invention d'une minorité : les Anglo-Québécois, Montréal, Boréal, 1992.

[1] « Un Québec distinct pourrait en théorie, déporter des non francophones, croit Trudeau », la Presse, 6 octobre 1991.

[2] Cette tendance est fort différente de ce que l'on a observé chez les francophones hors Québec, lesquels ont vu leurs effectifs diminués par assimilation (et non par exode) sous l'effet conjoint de lois provinciales anti-françaises et de la non-intervention d'Ottawa. Ce faisant non seulement ces francophones n'ont pas quitté leurs provinces respectives, mais ils ont contribué à renforcer la base démographique des majorités anglo-saxonnes.

[3] Voir Marcel Bellavance, A Village in Transition : Compton, Québec 1880-1920, Ottawa, Parcs Canada, 1982.

[4] Voir Margaret W. Westley, Grandeur et déclin de l'élite anglo-protestante de Montréal, Montréal, Libre Expression, 1990.

[5] Gary Caldwell, Small Schools in Protestant Québec, étude préparée pour le Comité protestant supérieur de l'éducation, 1976.

[6] Marc Termote et Danielle Gauvreau, La situation démolinguistique du Québec, Québec, Conseil de la langue française, 1988.

[7] Ibid.

[8] Hervé Gauthier, Les migrations au Québec : aspects régionaux, Québec, Les publications du Québec, 1988, p. 224.

[9] Michael Goldbloom, « Quelques réflexions sur la communauté anglophone du Québec », Langue et société, été 1989, p. D-38.

[10] Cité dans Kenneth Price, The Social Construction of Ethnicity ; The Case of English Montrealers, Thèse de doctorat, Université York, 1980, p. 9.

[11] « We are not here today to discuss whether these perceptions [de rejet] are founded or unfounded. [...] We are here to underline that our perceptions, our vision must be recognized and addressed by the members of this Commission, and by all of Québec society. [...]  our sense of vulnerability stems from a belief that the government does not act with the vigor and commitment required to inspire confidence and trust. » (Traduction libre.) Alliance Québec, « Brief Presented to the Commission on the Political and Constitutional Future of Québec », décembre 1990, p. 5, et p. 7-8. (Traduction libre).

[12] Résultats publiés par Alliance Québec, Montréal, juin 1990.

[13] Donald M. Taylor, Les réactions des anglophones face à la Charte de la langue française, Québec, Office de la langue française, 1986, p. 20.

[14] L'organisateur de cette pétition était le Châteauguay English-Speaking Peoples' Association. Voir The Gazette, 5 février 1990.

[15] Comité exécutif du Parti égalité, Mémoire soumis à la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec, octobre 1990, p. 1.

[16] Cité dans Michel Vastel, « Le Commissaire aux langues accuse le Québec d'humilier les anglophones », Le Devoir, 23 mars 1988. L'Assemblée nationale vota une motion condamnant les propos du Commissaire.

[17] Ibid.

[18] « Droit de parole », Radio-Québec, 2 mars 1990.

[19] D. M. Taylor et L. Simard, Les relations intergroupes au Québec et la loi 101 : les réactions des francophones et des anglophones, Québec, Office de la langue française, 1981, p. 136.

[20] « A sense was developing [...] that there was a design for the strangulation of the English in Québec - indeed that « cultural genocide » was the intent of Québec government policy since 1974. [..] The sense that English tradition was being forcibly eradicated in Québec. » (Traduction libre.) Kenneth A. Price, op. cit., p. 365 et 366.

[21] Alliance Québec, Brief Presented to the Commission on the Political and Constitutional Future of Québec, Montréal, décembre 1990, p. 6.

[22] Voir Jean-Pierre Proulx, « Les Anglo-Québécois : la minorité la plus favorisée », Le Devoir, 5 mars 1990.

[23] Voir Jacques Henripin, « Certaines tendances séculaires s'atténuent », Langue et société, automne 1988, p. 7-8.

[24] Ibid.

[25] Sur les rôle des médias anglophones dans cet exode, voir David Thomas, « La presse anglophone des années 1970 : coupable de complot ou d'incompétence ? », dans Cary Caldwell et Éric Waddell (dir.), Les anglophones du Québec de majoritaires à minoritaires, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1982, p. 365-366.

[26] Cité dans Kenneth A. Price, op. cit., p. 10.

[27] Voir Uli Locher, Les anglophones de Montréal : émigration et évolution des attitudes, 1978-1983, Québec, 1988, p. 117-145. Pour une excellente étude sur les habitudes migratoires des Anglo-Québécois, voir Robert Maheu, La loi 101 et l'émigration vers les autres provinces canadiennes, 51e congrès de l'ACFAS, 1983, 12 pages. Voir aussi Ronald Rudin, Histoire du Québec anglophone, 1759-1980, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1985, p. 220-221, qui précise que la migration des anglophones est un phénomène constant depuis 1850, et qui connaît des sommets lors d'événements politiques particulièrement « déplaisants » pour ceux-ci.

[28] Gary Caldwell, Those who stayed : How They Managed : Interviews with 110 of the AQEM Out-Migration Study Sample Who Stayed in Quebec, Lennoxville, Anglo-Québec en mutation, 1981, p. 26.

[29] « Unless they are made to feel welcome and are reassured that they will not lose money.» (Traduction libre.) « PQ hard-liners losing patience », The Gazette, 9 septembre 1990.

[30] « I hope that many francophones, especially from the sovereignist perspective, such as myself, will tell anglophones that their presence is desired and needed here. As Jacques Parizeau says : « They are us ». Any movement of departures, even limited, would be highly deplorable.» (Traduction fibre.) Bernard Landry, « Anglos are desired and needed here », The Gazette, 19 novembre 1990.

[31] Marc Termote et Danielle Gauvreau, op. cit., p. 68.

[32] Cela est une des possibilités que Stephen Scott soulevait à l'émission L'envers de la médaille, Radio-Canada, décembre 1991.

[33] William Tetley, « Les accommodants et les indomptables », La Presse, 13 avril 1991.

[34] Traduction libre. « Board calls for orientation debate », The Quebecer, octobre 1991, p. 1.

[35] Ibid.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 23 octobre 2014 11:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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