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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gary CALDWELL, “Une contre-culture commune est-elle possible en dépit du néolibéralisme ?” In ouvrage sous la direction de Michel Sarra-Bournet, assisté de Pierre Gendron, Le pays de tous les Québécois. Diversité culturelle et souveraineté, pp. 117-130. 2e partie: Langue et culture. Montréal: VLB Éditeur, 1998, 254 pp. Collection “Partis pris actuels”. [Michel Sarra-Bournet nous a accordé, le 20 janvier 2016, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[117]

Le pays de tous les Québécois.
Diversité culturelle et souveraineté
.
Deuxième partie :
LANGUE ET CULTURE

Une contre-culture commune
est-elle possible en dépit
du néolibéralisme ?


Gary CALDWELL

La question de savoir si une culture publique commune est possible dans le cadre du néolibéralisme et l'enjeu qui s'y rattache sont fondamentaux, parce qu'une réponse négative nous placerait tous, en tant que Québécois (ou même Canadiens), en situation de « hors jeu » chez nous. Je veux aborder cette question à travers la mise en contexte de deux événements d'ordre législatif majeurs de notre histoire récente, soit la Charte de la langue française (la « loi 101 ») adoptée en 1977 et la Loi constitutionnelle de 1982 (le Canada Act). L'application de ces deux lois a abouti tout récemment, soit vingt ans après l'entrée en vigueur de la loi 101, au rapport Se souvenir et devenir, produit par le Groupe d'étude sur l'enseignement de l'histoire, et au rapport des États généraux sur l'éducation, tous deux publiés en 1996 [1].

La nature des quatre événements importants que furent l'adoption de la loi 101 et de la Constitution de 1982 ainsi que la publication des deux rapports précités, ajoutée à la perception qu'a eue la population de ces événements et du sort qui leur a été réservé, tout cela est révélateur de la fragilité de notre culture publique commune. On peut [118] d'ailleurs s'interroger sur la capacité de résistance de cette culture publique commune à certains courants idéologiques nouveaux, qui sont eux-mêmes le produit d'une récente convergence culturelle dans un Occident globalisant.

La Charte de la langue française de 1977 et la Constitution canadienne de 1982 dont fait partie la Charte canadienne des droits et libertés ont vu le jour à très peu de temps d'intervalle. La loi 101 a été produite par le parlement québécois en 1977, et la Constitution de 1982, par le Parlement canadien à peine cinq ans plus tard. Cependant, le passage d'un lustre a été déterminant en ce qui a trait à la relation de l'une à l'autre, et à leur confrontation subséquente, qui contient en elle-même les germes de la question que je veux aborder ici.

La loi 101, élaborée dans le but de protéger la langue française au Québec, était parfaitement constitutionnelle selon la culture politique qui avait cours au Québec au moment où elle a reçu l'assentiment légal de la Couronne. Il s'agit ici d'un point extrêmement important. Précisons qu'une version antérieure de la loi, dite « loi 100 », contenait des dispositions non constitutionnelles relativement à l'usage de l'anglais au Parlement et devant les tribunaux, et avait en conséquence été retirée par le gouvernement péquiste d'alors.

La loi 101 était constitutionnelle en ce qui avait trait au partage des compétences parce que conforme à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (AANB) — traité de confédération entre les anciennes colonies de Londres. À l'intérieur de la juridiction québécoise, elle était constitutionnelle selon une culture politique d'inspiration britannique. De fait, lorsque, dans un jugement ultérieur, la Cour suprême du Canada a déclaré que la loi 101 était devenue « illégale » (d'après la Constitution de 1982), elle a pris soin de reconnaître sa constitutionnalité.

Il faut préciser que la source de cette constitutionnalité se trouve essentiellement dans la doctrine de la souveraineté parlementaire d'un Parlement de type britannique. [119] Dans le domaine de sa juridiction, un tel Parlement peut tout faire — à part, bien sûr, « changer un homme en femme » —, mis à part les deux exceptions suivantes : abdiquer ses propres pouvoirs et changer le pacte politique qui est à l'origine même de sa juridiction.

Évidemment, il existait dans la « Constitution » (au sens britannique du terme) certaines conventions cruciales qu'il fallait aussi respecter, des conventions comme celle de ne pas appliquer la loi ex post facto, la nécessité de respecter les droits acquis, etc.

Ainsi la loi, aussi bien par la juridiction dont elle relevait que par ses dispositions transitoires, satisfaisait aux exigences de notre tradition juridique publique d'alors, un fait qui échappe aujourd'hui à plusieurs, qui ont tendance à regarder 1977 à travers la lunette déformante de 1982.

La loi 101 remplissait donc les conditions de notre tradition juridique et de la culture politique du moment. Un aspect important de cette dernière voulait que les individus consentent, par le biais du Parlement, à une restriction de leurs libertés dans l'intérêt de la justice et du bien commun (le common good ou common weal). C'est ce qui a permis, par exemple, au Parlement canadien d'interdire, en 1952 et jusqu'en 1955, l'ouverture de postes privés de télédiffusion, pour empêcher une invasion médiatique à laquelle le Canada n'avait pas eu l'occasion de se préparer. Cela semblait normal à l'époque : c'était dans l’« intérêt public ».

Dans la même ligne de pensée, la loi 101 semblait avoir répondu à une attente de l'ordre du bien commun, soit la préservation de la culture propre à la société québécoise. C'est un but semblable qui animait la Couronne britannique lors de l'adoption en 1774 de l'Acte de Québec [2], et c'est encore ce but qui motivait Londres et ses colonies en Amérique lorsqu'ils ont ressuscité le parlement de Québec en 1867. La même situation s'est produite de nouveau en 1931 avec la promulgation du statut de Westminster, alors [120] que les parties concernées — le parlement de Londres, celui du Canada et ceux des provinces — ont fait en sorte que le gouvernement fédéral n'hérite pas des pouvoirs qu'avait Londres sur ses anciennes colonies [3]. Cette loi avait pour fonction de mieux assurer la préservation de chacune des parties comme « société distincte » (ce qui n'est pas le cas en ce qui concerne l'Australie, par exemple).

Bref, la loi 101 est une loi constitutionnelle dans le plein sens du terme. Et il est vrai qu'elle a fini par revêtir une très grande importance dans l'imaginaire québécois et qu'elle a permis un changement social sans rupture ou heurts : aucune violence, politique ou autre, n'a accompagné la mise en application de cette loi. Il s'est donc agi d'une évolution plutôt que d'une révolution, comme il se doit dans notre culture politique. En outre, la majorité des québécois éprouve désormais un grand respect, pour ne pas dire un grand amour, pour cette loi — qui est devenue la Magna Carta du Québec contemporain. Même ceux qui s'y opposaient ont accepté son existence comme une situation légitime, du moins jusque vers 1985.

*
*     *

À compter de 1982, la loi 101 devient inconstitutionnelle, article par article, à mesure qu'elle est combattue en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés (qui fait partie intégrante de la Constitution de 1982), et, il faut le dire, en vertu de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, entrée en vigueur en 1975. En fait, les premières décisions judiciaires contre la loi 101 ont invoqué la Charte québécoise.

Ainsi la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue une codification de droits et de libertés mis hors de la portée du Parlement (ce qui n'est pas le cas avec la Charte québécoise des droits et libertés de la personne), a pris parmi la population, et à l'instar de la loi 101, une [121] valeur symbolique, ou même mythique. Il existe maintenant, au Canada, une génération convaincue de devoir ses libertés à la Charte : les membres de cette génération (scolarisée après 1982) sont ce qu'il est convenu d'appeler des Charter Canadians, par opposition aux Charter groups que constituent les Canadiens anglais, les Canadiens français et les autres.

Ces Charter Canadians aiment la Charte dans le sens où un Français peut aimer la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ou un Américain la Declaration of Indépendance et le Bill of Rights... Il y a d'ailleurs une filiation idéologique entre ces quatre documents.

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Pour revenir aux deux lois qui nous intéressent ici, soit la loi 101 et la Constitution de 1982, il faut dire qu'elles trouvent leur inspiration dans deux cultures politiques très différentes, bien qu'il s'agisse de lois élaborées dans le même pays et adoptées à seulement cinq ans d'intervalle. Mon intention est donc de mettre en relief les différences qui opposent ces deux cultures politiques, pour ensuite en tirer des conclusions quant à la mise en place éventuelle d'une culture publique commune au Québec.

Premièrement, dans la culture publique actuelle, qui était en gestation depuis au moins vingt ans avant d'être consacrée en 1982, la loi et les tribunaux sont le recours ultime des citoyens et sont, par conséquent, objet de leur foi et de leur amour. On considère même, dans une période où l'éthique est parfois flottante, la Charte des droits et libertés (et, au Québec, les Chartes) comme étant l'expression ultime de l'éthique sociale. C'est exactement ce qui se passe dans le système scolaire actuel ; d'ailleurs, au Québec, les États généraux sur l'éducation ainsi que le rapport Se souvenir pour devenir témoignent de ce réductionnisme.

[122]

Le citoyen se fie aux tribunaux pour se protéger contre ses semblables et contre d'éventuels abus de pouvoir des gouvernements, comme autrefois on s'en remettait au Parlement : le Parlement était effectivement le lieu de recours (par le truchement de son député) et le tribunal de dernière instance (pétition déposée au Parlement). Il avait hérité de la Couronne la fonction de justicier de dernier ressort. Un vestige de cette fonction existe dans la charte québécoise des droits et libertés où il est mentionné que l’on peut adresser une pétition au Parlement. Mais cette disposition n'est pas mise en évidence ; qui la connaît ? D'ailleurs, la clause dérogatoire, l'autre pis-aller inventé pour sauvegarder la souveraineté parlementaire, est vue par plusieurs comme une aberration.

La deuxième grande différence qui sépare les deux cultures politiques dont il est question ici s'énonce comme suit : dans la plus ancienne, les libertés ne sont pas absolues. Elles y sont considérées comme conditionnées par les contraintes de l'histoire et de l'époque. En effet, les exigences du bien commun varient avec le passage de l'histoire. Dans la culture politique issue de 1982, au contraire, les libertés revêtent un caractère universel et absolu : elles doivent être respectées, sans égard à l'histoire des peuples et aux cultures. Ainsi, nous, Québécois, bénéficiaires jusqu'à présent des libertés britanniques, pouvons désormais nous débarrasser de ces « vieilleries » pour nous approprier les droits universels, au même titre que tout l'Occident, et bientôt que le monde entier. Des droits universels qui, entre autres choses, nous protègent de la discrimination selon l'âge, la race, la nationalité, le sexe, l'orientation sexuelle, etc.

La troisième grande différence, c'est la place qu'y tient la notion de bien commun. Dans l'ancienne culture publique d'inspiration britannique (et française, en ce qui a trait au Québec), la notion d'un bien commun qu'il faut protéger et au nom duquel on peut limiter les libertés individuelles est très présente. En revanche, la nouvelle culture [123] accepte mal une telle conception ; on y est plutôt enclin à penser que le Bien découle de la seule réunion du bien de chacun des individus. Est considéré comme suspect un bien commun existant au-delà des individus et dont la préservation et l'amélioration peuvent inspirer un sentiment de devoir et de loyauté.

La quatrième différence peut être formulée comme suit : dans la culture politique d'après 1982, l'État acquiert une importance nouvelle. Étant donné que toute personne est bénéficiaire des mêmes droits universels et absolus, l'État peut traiter directement avec les individus, peu importent leur religion, leur race, etc. L'ancienne culture politique soutenait une relation État-individu toute différente, en raison des deux réalités suivantes : d'abord, il existait une autorité supérieure, transcendante au gouvernement, et c'était la Couronne qui, symbole et personnification de l'allégeance politique, était au-dessus de l'État. Dans la nouvelle culture, État et gouvernement tendent à se confondre ; plus encore, les notions d'État et de pays sont devenues interchangeables. Ensuite, dans l'ancienne culture politique, l'État pouvait reconnaître plusieurs catégories de membres, définies selon des positions sociales et des qualifications historiques, et traiter avec elles. Grâce à cela, des corps intermédiaires représentant divers regroupements — des catholiques et des protestants, des francophones et des anglophones, des ruraux et des urbains, etc. — se posaient comme interlocuteurs entre l'État et les individus.

Cinquième et dernière différence, la nouvelle culture politique nous met en présence d'une société composée d'un agrégat d'acteurs sociaux aptes (selon eux) à faire et refaire des contrats sociaux, comme le voulait Rousseau. L'ancienne culture politique, au contraire de cette vision volontariste, faisait des citoyens les héritiers d'une tradition qu'ils pouvaient certes faire évoluer, mais qu'il était impossible de rejeter du revers de la main. L'ensemble des mœurs, [124] conventions et acquis d'expérience était en effet trop complexe et trop enchevêtré pour qu'on puisse y couper dans le vif simplement parce que telle était notre volonté, même s'il était toujours possible d'obtenir un consensus sur un nouveau « contrat ».

*
*     *

L'émergence et la prédominance de la nouvelle culture politique entraînent des conséquences directes et indirectes. Parmi les conséquences directes, la première, qui est aussi la plus visible, est la codification. Puisque les droits sont en principe universels et absolus, ils se prêtent à une codification dont les chartes sont le résultat. On assiste dès lors à une prolifération de chartes, depuis celle des droits des étudiants jusqu'à celle des usagers des hôpitaux. Deuxième conséquence directe : il est de plus en plus nécessaire de passer par des avocats et de se présenter devant les tribunaux pour obtenir justice. Une autre conséquence est la judicial review de toute loi : les tribunaux doivent se prononcer sur la constitutionnalité des lois des parlements, en les scrutant à la lumière de la loi suprême, la Charte ! Et finalement, parce que les particularités culturelles ou historiques ne sont plus valorisées — les invoquer, c'est presque faire preuve de discrimination — la citoyenneté exclusive n'a plus de sens ; on assiste donc au cumul des citoyennetés.

Les conséquences à plus long terme, à part celles se rapportant à l'existence d'une culture publique commune (que nous aborderons en dernier), sont, à mon avis, au nombre de cinq. Celle qui se fait sentir en premier est la réduction de l’adaptabilité. Comme tout est codifié et qu'il existe une loi suprême enchâssée et déifiée, l'évolution devient difficile. Le cas limite touche au changement constitutionnel ; en effet, au Canada, le changement constitutionnel est beaucoup plus difficile maintenant qu'avant 1982.

[125]

Une deuxième conséquence à long terme, c'est que la collectivité comme ensemble ne peut plus être protégée : puisque l'État existe pour protéger les individus, la mise en œuvre d'outils législatifs de protection de la collectivité est beaucoup plus ardue. En conséquence, l'adoption de la loi 101 serait aujourd'hui extrêmement difficile. L'échec des tentatives du gouvernement canadien pour établir des lois en vue de contrer le tabagisme peut servir à illustrer ce problème de défense des droits collectifs par rapport aux droits individuels.

En troisième lieu, étant donné que l'interprétation et la pratique de la nouvelle culture politique ne dépendent pas de l'acquisition de connaissances historiques, littéraires et culturelles, nous pourrons dorénavant nous passer des élites culturelles et intellectuelles qui avaient pour fonction de diffuser ces connaissances. Puisque nos libertés sont affranchies de notre histoire collective particulière et que le mécanisme d'arbitrage est désormais confié aux tribunaux, nous pourrons passer directement par les avocats. Il nous semblera alors inutile de connaître notre littérature « nationale » et d'avoir une conscience historique « nationale ». En fait, notre société deviendra anhistorique.

La quatrième conséquence à long terme découle de ce que les particularités culturelles, historiques, locales et régionales compteront de moins en moins dans la relation entre l'individu et l'État, ce qui donnera lieu à une délégitimation des structures de la société civile qui sont le produit de ces particularités. D'où ce qui se passe au Québec présentement : la fusion des petites municipalités, la marginalisation des écoles privées d'intérêt public, le caractère confessionnel des écoles et la concentration des caisses populaires s'inscrivent dans cette tendance.

Et finalement, les effets de la codification, de la dévalorisation des particularités historiques et culturelles, de la mise en relation directe de l'individu avec l'État et du dépérissement des institutions de la société civile se traduiront [126] certainement par une centralisation et une technocratisation accrues.

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Nous arrivons donc à l'aspect central de mon propos, c'est-à-dire à l'incidence de la dynamique de confrontation de ces deux cultures politiques sur l'émergence éventuelle d'une culture publique commune québécoise. Il faut d'abord préciser que la possibilité qu'existe une telle culture implique qu'elle soit, en partie du moins, particulière au Québec ; si elle était le fait d'une collectivité plus étendue et sans frontières saisissables, elle ne pourrait être un univers de référence et un moyen d'agir collectif pour les Québécois. Regardons les deux cultures politiques en question ici sous cet angle.

La difficulté pour la nouvelle culture politique d'inspiration néolibérale de valoriser une histoire et des traditions culturelles propres au Québec est bien présentée dans le rapport des États généraux sur l'éducation et dans celui du Groupe de travail sur l'enseignement de l'histoire. Le premier préconise l'enseignement de 1'« héritage culturel de l'humanité, les valeurs qui fondent notre société [4] » ; tandis que le second rend problématique l'enseignement d'une histoire québécoise et canadienne, parce que « l'histoire n'est pas un donné, mais un construit [5] », presque une incitation à l'ethnocentrisme. Bien que les deux documents s'entendent sur la nécessité d'augmenter la part de l'histoire dans l'enseignement, ils insistent sur des priorités différentes : soit relativiser sa propre histoire à la lumière de toutes les cultures du monde, soit faire en sorte que chaque élève puisse construire sa propre histoire (le rapport du Groupe de travail sur l'enseignement de l'histoire est très explicite à cet égard). Une chose est certaine : l'élève issu d'un programme relevant de cette dernière orientation ne connaîtrait jamais suffisamment l'histoire de sa propre société pour [127] pouvoir comprendre, apprécier et critiquer un produit culturel indigène comme la minisérie Marguerite Volant. Autrement dit, les futurs membres de la société québécoise n'auraient plus de conscience historique commune ; ils risquent même de ne plus avoir d'histoire du tout (si construite soit-elle).

Dans de telles conditions, actualiser une culture publique commune en faisant appel à des traditions et à des événements interprétés et transmis par l'enseignement de l'histoire devient certes très problématique. Ainsi, pour reprendre l'exemple de Marguerite Volant, il serait quasi impossible de comprendre le comportement du gouverneur Murray qui, du fait de son appartenance à l'aristocratie écossaise héritière de la « Auld Alliance » (entre l'Écosse et la France), était sympathique à un type de société comme l'était le Québec à ce moment.

En revanche, l'ancienne culture politique inspirée de la tradition de la Nouvelle-France et de celle du régime anglais, au sein de laquelle tous les citoyens possédaient les mêmes connaissances historiques et culturelles — contrairement à la nouvelle culture politique qui ne requiert pas de conscience historique, c'est-à-dire de bagage culturel — favorise l'émergence d'une culture publique commune québécoise. Elle la favorise parce que cette culture dépend d'un processus de réinterprétation et de sélection, processus qui s'accomplit à partir d'un bagage culturel commun.

L'autre solution, dans le contexte de l'idéologie néolibérale, est celle qu'ont effectivement proposée les états généraux. Elle consiste à évacuer les particularités culturelles perçues comme des anachronismes, tels le caractère confessionnel du système scolaire et le réseau d'écoles semi-publiques (les écoles privées d'intérêt public), en vue de la mise en place d'une culture publique commune au moyen de l'instrument collectif qu'est l'école commune... sur fond de relativisme culturel ! Et, remarquez bien, cette argumentation est le plus souvent présentée au nom de la Charte : [128] aussi, la possibilité de recourir à la clause dérogatoire pour mettre les institutions scolaires à l'abri de la Charte est-elle vue comme une aberration qu'aucune société moderne ne saurait tolérer.

De fait, l'enjeu des logiques différentes des deux cultures politiques et leur incidence sur la naissance éventuelle d'une culture publique commune québécoise se cristallisent dans l'idée qu'on se fait de la clause dérogatoire : pour les uns, elle constitue une aberration qui empêche la Charte de protéger des individus contre l'État ; pour les autres, elle est un instrument légitime qui permet au Parlement québécois d'intervenir avec ce qui lui reste de souveraineté dans ses domaines de compétence pour protéger, au nom du bien commun, des particularismes culturels.

La plus grande difficulté à laquelle se heurte la nouvelle culture politique d'inspiration néolibérale est de savoir d'où viendra l'inspiration et le contenu d'une éventuelle culture publique commune québécoise. Sûrement pas de 1'« héritage culturel de l'humanité », ni de la conscience et de la « démarche » historiques des élèves.

Croire que les éléments que je viens d'évoquer puissent fournir le matériel nécessaire à la construction de cette culture publique commune témoigne, à mon sens, d'une grande naïveté, et même d'une certaine forme d'irresponsabilité. Puisqu'il n'existe pas encore d'éthique « québécoise », et puisque le vide culturel n'existe, par définition, dans aucune société, l'espace culturel qu'on délesterait de son contenu historique (nécessairement construit) sera rempli avec enthousiasme par les marchands de jouets guerriers et par les médias électroniques qui ne manquent pas de modèles culturels à proposer. Marguerite Volant et son capitaine Chase n'auront plus qu'à plier bagage, en se demandant pourquoi les Québécois les ont boudés et ont refusé de les intégrer à leur imaginaire collectif. Et alors le peu de souveraineté qui nous resterait serait, une nouvelle fois, remis en cause.

[129]

[130]



[1] Groupe de travail sur l'enseignement de l'histoire, Se souvenir et devenir, Québec, ministère de l'Éducation, 10 mai 1996 ; Gouvernement du Québec, Les États généraux sur l'éducation, 1995-1996. Exposé de la situation, Québec, ministère de l'Éducation, 31 janvier 1996.

[2] Philip Lawson, Imperial Challenge : Quebec, Britain and the American Révolution, Montréal, McGilLQueen's University Press, 1989.

[3] Pierre Patenaude, « De l'inconstitutionnalité du projet de Résolution portant adresse commune à Sa Majesté la Reine concernant la Constitution du Canada », dans The Cambridge Lectures, 1981, Toronto, Butter Worths, 1981, p. 186 et suivantes.

[4] Gouvernement du Québec, ouvr. cité, p. 15.

[5] Groupe de travail sur l'enseignement de l'histoire, ouvr. cité, p. 1.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 6 juillet 2017 9:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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