RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain CAILLÉ, “Idéologie et régimes des idées. Repères pour une théorie de l'idéologie.” Un article publié dans la revue L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 51-54, janvier-décembre 1979, pp. 203-218. [L’auteur nous a accordé le 17 juillet 2015 son autorisation formelle de diffu-ser cet article en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[203]

Alain CAILLÉ

Idéologie et régimes des idées.
Repères pour une théorie de l'idéologie
.”

Un article publié dans la revue L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 51-54, janvier-décembre 1979, pp. 203-218.


La notion d'idéologie n'a pas portée universelle ; elle n'est pas un concept substantiel de l'histoire. Elle n'émerge au contraire que sur le terrain de la pensée moderne ou plutôt elle est ce terrain. On ne peut qualifier d'idéologiques de purs contenus de pensée car la question de l'idéologie ne se pose qu'à l'instant où s'ouvre celle du réel et qu'au moment où l'apparition du réel comme problème se signale dans la forme du discours.

L'idéologie ne se rapporte donc tout d'abord pas tant à ce qui est dit qu'au statut de ce qui est dit. Elle est le corrélat spécifique d'un régime particulier de la pensée et des idées que caractérise au mieux, et doublement, la figure de la dichotomie. Dichotomie instituée d'une part entre les idées et le réel, entre les mots et les choses, entre la langue et ses usages (la « parole »). Dichotomie instituée d'autre part au sein de la langue et des discours entre les éléments de signification qui tendent à n'être réputés pertinents et intelligibles qu'à s'opposer selon une relation dichotomique et non pas simplement binaire.

Le rationalisme est l'articulation et la combinaison de ces deux moments de la dichotomie. En ce sens il est l'idéologie primordiale, l'idéologie-mère dont dérivent, par opposition dichotomique peut être, toutes les autres, à commencer par les idéologies irrationalistes.

Dire que l'idéologie est cœxistensive à la pensée moderne et que le rationalisme en constitue le noyau matriciel revient à désigner une différence radicale entre elle et les régimes de pensée antérieurs ou simplement autres. Mais il ne faudrait pas, sauf à retomber précisément dans la dichotomie, faire de cette différence une altérité absolue. Si l'on a pu, à tort et en inversant les déterminations réelles, assigner les religions au pôle de l'idéologie, c'est parce qu'au contraire l'idéologie est la forme et le substitut modernes de la religion.

Pour l'essentiel, les définitions de l'idéologie se ramènent à deux types. La conception la plus courante entend par idéologie la sphère des idées en [204] opposition avec le réel, généralement supposé matériel ; ou encore l'ensemble des idées et des valeurs défendues par un groupe social, une classe ou une organisation. La seconde conception raffine sur la première en tentant d'opérer une distinction entre les idées idéologiques et les idées non idéologiques. Seraient idéologiques par exemple les idées, discours ou représentations à vocation de dissimulation ou de rationalisation. Ou encore, et plus simplement, seraient idéologiques les idées non scientifiques comme réciproquement seraient scientifiques les concepts non idéologiques.

Il suffit ici de remarquer ce que ces définitions ont en commun. Deux points principalement : dans la mesure même où elles se présentent comme des « définitions » de l'idéologie, elles en font une chose, qui serait consubstantielle à l'Histoire humaine en général à partir de la remarque de bon sens qu'il y a toujours eu des idées et qu'il y en aura toujours. Même les définitions qui se veulent plus spécifiques, celles par exemple qui opposent la science à l'idéologie, affirment au moins implicitement l'éternité de l'idéologie puisqu'il est clair que les sociétés passées n'ont pas connu que des idées scientifiques et puisqu'il parait douteux que même le socialisme parvienne jamais à un état de scientificité généralisée.

Ces définitions enfin, et c'est là l'essentiel, posent comme un fait d'ordre naturel soit la disjonction (la dichotomie) entre les idées et le réel, soit (et), ce qui revient au même, la dichotomie entre le vrai et le faux, entre les idées scientifiques et les idées idéologiques. Toutes laissent échapper la question cruciale par laquelle l'interrogation de l'idéologie est susceptible de se charger de sens, au delà du constat trivial de l'existence des idées, vraies ou fausses. Cette question c'est celle de l'institution sociale d'un régime de la pensée qui laisse apparaître une rupture entre l'ordre de la représentation et celui du réel. Rupture et hiatus qui sont si loin d'être naturels que Marx est certainement le premier et peut être le seul à montrer qu'il fait problème, le problème de l'idéologie.

À suivre l'intuition de Marx, et il faut la suivre et la prolonger au moins un temps, on parviendrait vite à rencontre des définitions usuelles de l'idéologie, à l'hypothèse d'un état originel et en quelque sorte naturel de non scission entre les idées et le réel. L'essence de l'être social véritable, non aliéné, consisterait dans l'adéquation immédiate des mots et des choses. Que le clivage entre le réel et la pensée n'aille pas de soi en effet aux yeux de Marx, cela ressort à l'évidence de plusieurs thèmes classiques dans la littérature marxiste. Le travail selon Marx n'est proprement humain, distinct de celui de l'abeille, que pour autant qu'il s'ordonne selon la représentation de sa finalité et de ses modalités, représentation qui est donc indissociable de la matérialité du travail.

Le réel de la société capitaliste, son économie, ne se constitue comme tel qu'au travers de l'imaginaire économique des sujets que Marx appelle fétichisme de la marchandise et en l'absence duquel le fonctionnement des « lois » économiques serait simplement impensable.

[205]

Plus important enfin, dans la reconstitution des premiers moments de l'Histoire à laquelle se livre Marx dans l’Idéologie Allemande, il fait apparaître un stade qu'on pourrait appeler préidéologique, caractérisé par la congruence de la conscience à la vie pratique. À ce stade « la production des idées, des représentations et de la conscience... est le langage de la vie réelle », « le langage est la conscience réelle, pratique » [1]. Il est vrai toutefois que Marx ne développe pas cette intuition et se prête par ailleurs, y compris et surtout dans le même texte de l'Idéologie allemande, à toutes les interprétations orthodoxes en termes de dichotomie entre la production matérielle et la représentation. Aussi est-ce en dehors du champ marxiste, dans le texte capital de Mauss et Durkheim sur les Formes primitives de classification qu'il faut chercher le prolongement de cette ligne de pensée [2]. Tout en restant largement prisonnier au plan conceptuel d'une problématique de l'antériorité du réel social sur la représentation, Mauss et Durkheim montrent non seulement comment les catégories de pensée « reflètent » les catégories sociales, ce qui se coulerait aisément dans le moule d'une interprétation orthodoxe de l'idéologie, mais bien plus profondément comment elles sont ces catégories sociales et donc comment, réciproquement, le social « réel » n'existe qu'en termes de ces catégories de pensée. Les noms d'animaux ou de végétaux que portent les clans ou groupes totémiques ne leur sont pas externes puisqu'au contraire les groupes totémiques n'existent comme tels que dans le cadre de cette structure d'appellation. Certes le choix des noms particuliers est relativement arbitraire, mais le fait de la désignation totémique lui-même ne relève en aucune manière de l'idéologie ou d'un quelconque fétichisme de la nature puisqu'à ce stade l'être social réel et le système de dénomination sont indissociables.

Malinovski enfin fournirait une autre variante, d'inspiration behavioriste, de ce thème de la non-scission entre la langue et le réel. Pour lui en effet la langue est d'abord langue-pour-la pratique sociale collective, raison d'ailleurs pour laquelle les langues de sociétés différentes, se rapportant à des systèmes de pratiques différents, seraient largement intraduisibles. La seule traduction véritable de la langue d'une société sauvage est la description ethnographique de celle-ci [3].

On ne saurait toutefois en rester là ni présenter à l'inverse l'apparition de représentations démunies de réfèrent immédiat dans la sphère de la pratique comme le résultat d'une rupture d'ordre historique survenue au sein de ce qui aurait été antérieurement une absolue cohérence, close sur elle même, des mots et des choses. Car ce qui est effectivement naturel, inéluctable pour toute société, ce n'est pas à proprement parler le clivage de la représentation et du réel mais, respectivement, l'écart du réel à lui même et des mots à eux mêmes. De même qu'aucune société ne peut se reproduire de la même manière qu'elle produit, de même elle ne peut se penser de la même manière qu'elle pense [4]. Cet écart nécessaire entre la production et la reproduction, entre le langage impliqué dans la pratique et le langage faisant retour sur lui-même et sur son origine, entre l'instituant et l'institué, constitue une division originelle [206] de la société [5]. Cette division peut être conçue comme une division entre le social et le métasocial à condition de préciser que l'extériorité du métasocial est bien sûr pleinement interne au social, en est constitutive, et à condition d'ajouter encore que la forme du métasocial instituant est elle-même instituée si bien qu'aucun type de pratique sociale n'appartient par nature et de plein droit à la sphère du social soit à celle du métasocial. Le lieu du métasocial est simultanément celui du politique et celui de la religion si on entend par ce dernier mot, à la suite de Durkheim, le moyen symbolique par lequel les hommes et les sociétés pensent leur unité et se rapportent à elle [6].

La distinction du social et du métasocial recoupe l'opposition entre le profane et le sacré dans laquelle les auteurs, de Durkheim à Eliade s'accordent à voir le noyau de la religion. Parce qu'il existe du sacré, autrement dit parce que le langage de la vie pratique ne peut pas se penser lui-même ni se fonder pratiquement pas plus qu'il ne peut boucler sa boucle et se clore sur lui-même, le totémisme par exemple ne s'autosuffit pas. Cette insuffisance rend nécessaire l'existence d'un autre type de représentation qui n'est pas tant représentation pratique que représentation des conditions et du cadre de la pratique. Ainsi Cl. Levi Strauss montre-t-il à propos entre autres du totémisme algonquin que « à côté du système des appellations totémiques, qui est régi par un principe d'équivalence... (mais) entièrement distinct de lui, celui des esprits ou « manido » se présente sous forme de panthéon hiérarchisé » et « en un sens les deux systèmes, « totems » et « manidos » sont perpendiculaires l'un approximativement horizontal, l'autre vertical » [7]. Du second système relèvent les représentations « religieuses », les interdits, bref ce qu'on appellerait aujourd'hui les valeurs.

La tentation serait grande alors pour un néomarxisme orthodoxe éclairé de simplement déplacer légèrement" la barre qui sépare l'infra de la superstructure, d'admettre au sein du réel infrastructurel la langue ou cette part de la langue et des représentations qui ont trait à la pratique pour mieux rejeter du côté de l'idéologie les représentations secondes, les représentations de représentations, les métareprésentations. En d'autres termes, dans cette optique le système des appellations totémiques serait de l'ordre de la dénotation et du réel là où le système manido ressortirait à l'idéologie. Pourquoi néomarxisme d'ailleurs ? C'est en fait en ce sens qu'allait déjà Staline en posant que la langue n'appartient pas à la superstructure, « qu'elle ne se distingue pas des instruments de production, par exemple des machines qui, indifférentes à l'égard des classes comme l'est la langue, peuvent aussi bien servir le régime capitaliste que le régime socialiste » [8]. Marx lui même dans l’Idéologie Allemande ne parvient à poser le problème de l'idéologie et à formuler l'hypothèse cruciale d’une absence première de disjonction entre la conscience et le réel que parce qu'il se donne implicitement une représentation purement rationaliste et instrumentale de la langue, assimilée à la conscience pratique. C'est parce que la langue ne fait pas problème, parce qu'elle est naturellement [207] accordée au réel et l'épuisé sans restes comme elle est naturellement accordée à la structure de l'esprit humain en général, que Marx peut se représenter la société primitive et le communisme final comme des sociétés transparentes à elles-mêmes, capables de se reproduire sans le détour du politique ou de l'idéologie. La langue à la limite, l'ensemble des langues humaines, seraient simplement des lexiques, identiques en leur structure et venant habiller une grammaire rationnelle et universelle.

Parce qu'il correspond à l'idéologie rationaliste spontanée il n'est guère surprenant que ce thème trouve en Occident un soutien de poids dans le rationalisme linguistique de Chomsky. Pour celui-ci, les grammaires des diverses langues ne se différencient que par leur structure superficielle, la structure profonde au contraire étant commune à toutes, universelle et innée. De cette grammaire universelle le modèle serait donné par la linguistique cartésienne de Port-Royal. Les règles syntaxiques particulières aux différentes langues ne seraient que des variantes (des transformations) n'affectant en rien le modèle rationnel sous-jacent et immuable [9].

Face à cette surenchère rationaliste et ethnocentriste qui pourrait sembler naïve et désuète n'était la compétence scientifique et l'autorité reconnues à son auteur, le travail, antérieur, de Lee Whorf apparaît particulièrement précieux [10]. Il montre en effet que si l'ensemble des langues indo-européennes présentent en effet une grande unité grammaticale, cette unité ne s'étend pas, au minimum, aux langues amérindiennes. Dans la mesure où les différences grammaticales impliquent un découpage et une perception autres des objets et des notions, ainsi surtout que de leurs relations, on ne saurait soutenir l'idée d'un modèle rationnel et unique de la langue. Ce qui ne signifie pas à l'inverse que les langues, ou certaines langues, soient irrationnelles, mais qu'il n'existe pas de modèle préétabli de la rationalité ce qui d'ailleurs supposerait la possibilité d'une connaissance antérieure au langage des rapports entre la langue et le réel. Toute langue se fonde et se déploie sur le fond d'un arbitraire relatif et irréductible, arbitraire non seulement du signifiant comme le pensait Saussure mais aussi bien de la syntaxe et de la sémantique. L'opération qu'interdit entre autres l'analyse de Lee Whorf est celle qui consisterait à opérer une imputation dichotomique de la langue, supposée rationnelle, dénotative et en son fond universelle parce qu'universellement traduisible au pôle du réel d'une part, et d'autre part des utilisations (de classe) de la langue, de la connotation et du discours au pôle de l'idéologie. Car l'opposition entre langue et discours, entre dénotation et connotation, est elle-même une opposition instituée qui loin d'être un fait général sur lequel on pourrait asseoir l'analyse du langage est ce phénomène particulier dont l'interrogation ouvre la question de l'idéologie [11].

Pourrait dira-t-on, ne serait-il pas possible de se débarrasser du biais rationaliste et de trouver dans l'opposition universelle de la représentation et de la métareprésentation la base d'une définition générale de l'idéologie ? Il suffit pour cela d'écarter l'hypothèse que les représentations en prise immédiate [208] sur la pratique sont rationnelles, neutres et instrumentales et de se borner à observer que du fait même de leur embrayage direct sur la pratique, elles jouissent d'un statut de réalité différent de celui des métareprésentations, dépourvues de réfèrent pratique et apparaissant alors comme des élaborations secondes. L'idéologie serait associée à cette secondante. Dans cet ordre d'idée on pourrait distinguer entre le fétichisme de la marchandise et l'idéologie. Un entrepreneur capitaliste par exemple répartit son activité discursive en deux parts. L'une s'insère dans l'ensemble des actions qui visent à l'obtention du profit, calculs, prévisions, négociations commerciales etc.. L'ensemble des représentations, discours et idées liées à ces pratiques peuvent être jugées absurdes ou condamnables mais ne peuvent être qualifiées d'idéologiques puisqu'elles sont indissociables de la pratique réelle qui n'existerait pas sans elles. Elles relèvent du fétichisme. Par contre si le même entrepreneur écrit un article dans la presse patronale pour expliquer que son action vise à faire le bonheur de l'humanité ou, plus modestement, à rendre service au consommateur, on se trouve manifestement face à un autre type de langage qui sans être étranger à la pratique réelle ne s'y réduit pourtant pas.

Et effectivement l'idéologie ne se conçoit pas sans ce dédoublement entre les représentations cristallisées dans la pratique et les représentations secondes, et il est vrai encore que toute société connaît cette distinction entre représentation et métareprésentation.

Tout ceci n'autorise pas cependant à faire de l'idéologie un phénomène universel ni plus précisément à postuler qu'elle existe hors de la société moderne. À cela il est trois raisons principales : la première tient à l'ambiguïté du mot même de métareprésentation qu'on a utilisé jusqu'ici. Si l'on devait sous-entendre par l'emploi de ce terme qu'il n'y a rien de plus dans la sphère des métareprésentations que la reprise, simplement réaménagée, des représentations pratiques, alors on méconnaîtrait l'existence de nécessités proprement symboliques et on interpréterait du même coup ces métareprésentations comme une simple redondance, superfétatoire et finalement incompréhensible, de la pratique. Ou encore on affirmerait implicitement pouvoir déduire les métareprésentations des présentations primaires, leur déniant ainsi toute existence propre et toute fonction autonomes. À l'encontre de cette tentation déductive, Lévi-Strauss montre qu'il n'existe quasiment aucun terme commun (aucun nom) au système totémique et au système manido et en conclue, contre Durkheim, qu'il est donc impossible de dériver la religion et le système des esprits du totémisme, de même qu'il est impossible d'amalgamer les notions de totem et de mana. Sans doute l'affirmation lévi-straussienne de l'altérité radicale des deux systèmes est-elle excessive car pour n'être pas réductibles l'un à l'autre ils ne peuvent pas non plus être dénués de rapports ni de termes communs ne se distinguant que de fonctionner selon une logique de la double inscription. Reste qu'ils ne sont pas réductibles et qu'aussi loin qu'on poussera l'analyse il demeurera toujours au sein des métareprésentations [209] un « résidu » impossible à détruire et à expliquer parce que ce résidu manifeste à la fois la nécessité proprement symbolique et l'arbitraire relatif sur lequel s'étaye cette nécessité. Mais ceci vaut également pour l'idéologie, considérée comme cœxtensive au régime moderne de la pensée, qui est une mise en œuvre non seulement des représentations primaires impliquées dans la pratique mais également de notions proprement symboliques qui pour n'avoir pas de réfèrent pratique ne peuvent pas pour autant être réduites à l'idéologie.

La seconde raison fondamentale est que si toute société scinde l'univers de son discours en discours pratique et en métadiscours, toutes les sociétés n'opèrent pas la scission de la même manière ou mieux, toutes ne conçoivent pas cette division comme une scission. Pour que la division soit reconnue comme telle, pour qu'elle laisse apparaître le problème de la réalité du discours, il faut que celui-ci ait perdu ses repères institués et qu'ait disparu la figure de son garant. Ou encore, et plus concrètement, il faut que dans la société considérée et dans le cadre du régime des idées selon lequel elle fonctionne, il puisse se trouver un individu susceptible de contester non pas tel ou tel propos particulier mais la légitimité du garant (la tradition, les ancêtres ; Dieu etc.) au nom duquel le propos s'énonce. Une telle possibilité est manifestement exclue dans le cas de la société sauvage où il ne viendrait à l'esprit de personne d'évoquer un autre type de vérité que celui qui est reconnu par le groupe. Les sociétés historiques précapitalistes connaissent à l'évidence des schismes et des conflits de religions mais ces conflits n'aboutissent jamais à remettre en cause l'idée de la préexistence et de l'extériorité du garant au discours. C'est au nom du même Dieu que s'affrontent catholiques romains et luthériens. Et quand bien même il s'agirait d'un Dieu différent, resterait le fait capital qu'aucun des groupes en conflit au nom de la vérité ne peut prétendre lui-même être producteur de cette vérité. Tout au plus est-il l'interprète et le serviteur d'une vérité qui s'origine au lieu de l'Autre. Le réel ne peut pas faire problème tant qu'il est garanti par l'Autre, tant que du même coup la représentation se subordonne à la métareprésentation et s'inscrit dans son cadre. Réciproquement l'idéologie est le régime des idées qui s'instaure en relation avec la perte du garant du discours et qui s'expose de ce fait à l'épreuve de la disjonction entre les mots et le réel [12]. L'idéologie est contemporaine de la mort de Dieu.

La troisième raison enfin pour laquelle on ne peut penser l'idéologie comme une catégorie générale de l'Histoire dérive de la seconde. Dire que l'idéologie a trait au caractère problématique du réel qu'inaugure la perte du garant, c'est dire qu'elle est cœxtensive au régime des idées qui se structure sur la dichotomie du réel et de la représentation. Le garant lie les mots aux choses et les mots aux mots ; sa disparition les délie. En ce sens le marxisme institutionnel est fidèle à la réalité lorsqu'il thématise l'altérité radicale des idées et du réel. Il ne se trompe que de prendre au mot la société bourgeoise, de croire qu'elle parvient effectivement à réaliser son projet de scission absolue et d'en déduire, l'anatomie de l'homme étant la clé supposée de [210] celle du singe, que ce que vise à produire la société bourgeoise est la vérité enfin révélée de l'Histoire humaine. Bien plutôt la dichotomie entre la représentation et le réel d'une part et la dichotomie interne à la sphère de la représentation de l'autre est, elle, la vérité asymptotique de la seule société contemporaine. Aucune autre société ne pense la division entre la représentation et la métareprésentation sur un mode dichotomique et pour la même raison aucune autre société ne disjoint la sphère du réel de celle du symbolique. Durkheim et les théoriciens de la religion se trompent, simplement, lorsqu'ils interprètent l'opposition entre le sacré et le profane comme une opposition dichotomique, voire comme la dichotomie absolue et première [13]. Cette opposition ne devient véritablement telle que dans le sillage de la Réforme. Et si celle-ci n'est pas sans rapport comme on sait avec le capitalisme n'est-ce pas parce qu'en dissociant la sphère du profane de celle du sacré elle ouvre la voie à la sacralisation du profane ? [14].

La pensée et le discours modernes se développent sur la base d'une double dichotomie ; entre les mots et les choses ; entre les mots eux-mêmes. Une telle proposition n'est pas susceptible d'être « prouvée », moins encore qu'aucune autre proposition relative au social puisqu'ici l'administration de la preuve supposerait que le discours qu'on tient sur le discours et sur son rapport au social soit lui-même externe au système institué du discours. On se bornera donc à une illustration plus que rapide. La disjonction du mot et du réel se révèle pleinement dans la définition saussurienne du signe linguistique, sur le modèle de la valeur économique, comme union d'un signifiant et d'un signifié. Le point fort de cette définition est l'expulsion du réfèrent hors du signe et l'affirmation de l'arbitraire du signifiant puis du signe lui même (Benveniste). Notion d'arbitraire qui ne reçoit de sens que de la présupposition de l'altérité radicale du signe et du réel. Les mots dans cette conception n'entretiennent plus de rapports qu'entre eux, au sein d'une sphère close sur elle-même et autonomisée de la langue. Ils ne valent plus que par leurs écarts différentiels et non par leur prise sur et dans le réel. Pour ce qui est par ailleurs des relations entre les signes, la linguistique ne parle que d'oppositions pertinentes. Que ces oppositions soient en fait dichotomiques on ne l'apprendra pas du. propos explicite de la linguistique mais de l'examen du mode d'institution et de structuration des discours constitués. À commencer par celui de la linguistique elle-même qui ne se fonde pas sur la simple opposition du signifiant et du signifié mais bien sur leur dichotomie, sur la barre entre les deux qui permet seule d'installer la langue dans l'efficacité communicatoire, en dehors de la folie. Cette dichotomie du signifiant et du signifié est elle-même calquée explicitement par Saussure sur la dichotomie économique de la valeur d'usage et de la valeur d'échange qui balise le champ des questions autour desquelles gravite l'économie politique. De même on peut montrer que la sociologie s'ordonne à partir de la dichotomie principielle des fins et des moyens identifiés à l'opposition social/naturel [15]. La division du savoir en disciplines autonomisées correspond à une [211] spécialisation de chacune d'entre elles dans le traitement et le développement des dichotomies centrales de l'imaginaire moderne. À quoi il faut ajouter enfin que l'existence de ces deux registres de la dichotomie (idées/réel, idées/ idées) renvoie à un phénomène tout à fait réel, celui de l'extériorité, de plus en plus dichotomique elle même, des intellectuels par rapport au réel. C'est ce fait principalement que désigne Marx lorsqu'il parle d'idéologie, mais celui-ci à son tour n'est pleinement intelligible que rapporté au régime dominant des idées.

Faire de la dichotomie la figure centrale du régime moderne du discours peut paraître gratuit puisque dira-t-on toutes les sociétés et toutes les langues procèdent à des découpages dichotomiques. Le totétisme oppose le faucon à la corneille comme le nord au sud ou l'eau au soleil. La mantique interprète les signes en termes de oui ou de non, la pensée chinoise oppose le yin au yang etc. En un mot, le binarisme peut sembler à bon droit cœxtensif à la structure de l'esprit humain. Aussi bien la question n'est-elle pas là. Quand bien même le binarisme constituerait-il effectivement la base de toutes les opérations mentales il n'en résulterait pas que celles-ci se réduisent à cette base. Rien n'interdit d'imaginer (mais c'est très imaginaire) que par l'application de méthodes structurales au lexique d'une langue quelconque on puisse réduire celui-ci à un ensemble d'oppositions binaires, « jument » par exemple étant ainsi supposé « égal », comme on sait, à « cheval » + « femelle » (Hjelmslev).

Mais la constitution du lexique en un objet susceptible de se plier à une telle méthodologie structuraliste relève de l'abstraction creuse car le lexique d'une langue n'existe véritablement que dans l'ensemble des discours qui le mettent en œuvre. C'est la dichotomie saussurienne de la langue et de la parole (de son usage) qui est ici trompeuse. À s'y tenir, on serait conduit à dire par exemple que le yin et le yang s'opposent en chinois de la même manière que s'opposent en français le féminin au masculin, le froid au chaud ou dans un autre ordre d'idées l'irrationnel au rationnel. Or ils ne s'opposent de la même manière que d'un point de vue structural abstrait sur la langue. L'identité s'évanouit dès qu'on prend en considération les énoncés dans lesquels de telles oppositions apparaissent. Il est clair alors que l'opposition du yin et du yang n'est en rien dichotomique puisque pour la pensée chinoise il ne s'agit pas là de substances, encore moins de substances figées dans leur altérité essentielle, inéchangeables. Toute chose est à la fois yin et yang, quoiqu'en des proportions différentes et variables, de même que tout yin se change en yang et réciproquement.

On parle au contraire ici de dichotomie pour désigner une opposition entre deux termes supposés substantiellement étrangers, susceptibles d'exister l'un sans l'autre, insusceptibles au contraire de se transformer l'un en l'autre. On pourrait formuler cette idée différemment en disant que la pensée dichotomique est la pensée non dialectique, n'était le fait qu'aucune dialectique occidentale, pas plus celle de Marx que celle de Hegel, ne parvient en fin de compte à quitter le terrain de la dichotomie. La dialectique hégélienne de l'être et du néant à travers le devenir s'apparente beaucoup à la dialectique [212] chinoise du yin et du yang trouvant leur unité dans le Tao (la voie, et simultanément le moyen et la fin, comme le yoga hindou), mais si Hegel dissout effectivement les dichotomies de la métaphysique classique, c'est largement sur le mode de la dénégation et pour mieux les restaurer après coup en fait, sur la base de leur « suppression » imaginaire, dans la figure de l'Etat rationnel et du savoir absolu.

La même chose est vraie de Marx qui identifiant opposition, contradiction et dichotomie, n'accordant donc aucun statut à la différence, voit dans le communisme non seulement la fin de la dichotomie mais la liquidation de la division sociale. Comme quoi la pensée dichotomique est indissociable de la représentation de l'Un [16] et donc de l'Etat moderne qui se veut l'Un au dessus du multiple dans sa version démocratique et l'Un sans le multiple dans sa version totalitaire.

La dichotomisation entendue en ce sens n'est nullement une procédure naturelle de l'esprit humain. Sa « pertinence » suppose au contraire un énorme travail de dichotomisation préalable au concommittant du réel. L'opposition du « fou » au « normal » ne peut devenir dichotomique dans le discours que lorsque, comme le montre Foucault, les fous sont rassemblés en une catégorie homogène et renfermés en un heu coupé du reste du social. Les dichotomies plus abstraites elles mêmes supposent une telle mutation du réel. L'opposition des fins et des moyens n'est susceptible d'être interprétée en un sens dichotomique que lorsque le monde du travail et de l'économie se scinde fantasmatiquement du social et vise à se constituer en pseudo-nature, en sphère de la pure instrumentante. La langue pour sa part, si tant est qu'on puisse la considérer isolément, ne reste pas insensible au changement du réel et du discours. C'est dans l'existence de la dichotomie entre temps et espace, entre pure forme et pur contenu ou pure substance que Lee Whork voit la spécificité fondamentale des langues indo-européennes face aux langues amérindiennes et face .semble-t-il plus généralement à l'ensemble des langues non occidentales [17].

Cette affirmation de la spécificité des langues et des discours occidentaux ne relève pas d'un relativisme absolu. Elle ne revient pas à dire que la pensée occidentale, pas plus qu'aucune autre pensée, soit vouée à ne pouvoir pas sortir de son champ, qu'elle y soit tout entière contenue. Bien plutôt la vérité paradoxale semble-t-elle être la suivante. C'est qu'en droit toutes les langues et toutes les pensées sont à la fois parfaitement traduisibles les unes dans les autres et parfaitement intraduisibles. Parfaitement traduisibles parce qu'aucun type d'opération intellectuelle n'est rigoureusement interdit par aucune langue. Il n'existe pas de langue qui soit de ce point de vue là plus évoluée ou plus « intelligente » que d'autres. Mises à part des questions de richesse de vocabulaire, les formulations de n'importe quelle science sont formulables dans n'importe quelle langue, plus ou moins aisément il est vrai. Parfaitement intraduisibles toutefois dans la mesure où le sens et l'intérêt d'une proposition dépendent du régime complexe qui (que) définit l'articulation de la langue, du discours et du réel. N'est traduisible [18] véritablement que la [213] trivialité, ce qui reste, invariablement par delà la diversité des montages sociaux qui délimitent et produisent le sens, la forme creuse [19]. Ce qui varie ainsi d'un type de langue à un autre ce n'est pas seulement, ni même principalement, la structure du champ sémantique. Les linguistiques se plaisent à montrer comment les diverses langues découpent différemment un même champ de réalité, le spectre des couleurs par exemple. Ce qui est sans grand intérêt, encore que vrai, parce que présupposant que c'est la même réalité que les langues appréhendent différemment alors que ce qui change véritablement c'est la définition de ce qui est réel et du même coup du rapport du mot au réel et de la nature du mot. Ce qui importe par exemple ce n'est pas tant que la langue chinoise procède à un découpage sémantique différent du français mais bien plutôt comme le montre Graner [20], entre autres, que le mot y fonctionne non pas comme un signe mais comme un symbole. Il ne désigne pas tant le réel qu'il ne l'évoque et, dans une certaine mesure, il le crée. Symbolique il est toujours spécifique. La langue chinoise n'ignore pas l'abstraction mais la généralité abstraite, l'abstraction en état de dichotomie avec le réel.

À traits grossiers on peut esquisser une typologie hypothétique de trois grands régimes de la pensée. Celui de la société sauvage et de la pensée concrète. Concrète parce que l'écart est minimal, sans jamais cesser d'exister, entre la représentation et la métareprésentation et parce que la pensée y est pensée d'une société unique et restreinte spatialement et démographiquement ; Pensée à la limite de parents, d'alliés et de voisins. Celui des empires précapitalistes et de la pensée qu'on pourrait appeler abstraite-concrète pour désigner le fait que si la pensée se détache du réel immédiat, si elle se constitue par exemple en religions internationales, elle ne cesse jamais pour autant de s'ancrer dans une réalité spécifique et que les notions les plus abstraites ne s'autonomisent jamais complètement par rapport aux notions plus concrètes. En Chine par exemple l'identification des choses en termes de yin et de yang ne remplace pas mais se superpose aux anciennes classifications de type totémique ou aux classifications par orients. La pensée moderne enfin est celle de l'abstraction, celle des catégories générales qui peuvent n'exister que dans leur universalité hypostasiée, coupée de toute spécification. La pensée abstraite s'étaye sur le signe, la pensée abstraite concrète sur le symbole. La pensée concrète sur l'emblème peut être.

On ne méconnait pas ce qu'une telle typologie peut avoir de hasardeux et de discutable. Pour éviter les critiques trop faciles, on répétera qu'aucune pensée ne s'inscrit nécessairement tout entière dans le cadre du régime dominant de la pensée et que divers régimes peuvent fort bien coexister et se superposer. Il serait intéressant de réinterpréter en ce sens les travaux (Bernstein etc.) qui attribuent aux classes dominantes occidentales une capacité d'abstraction supérieure à celle des classes dominées. Cette problématique, qui procède habituellement d'une interrogation sur les échecs scolaires, est généralement totalement viciée dans la mesure même où elle raisonne justement en termes de « capacités ». Ce qui est en cause semble-t-il, c'est en fait un type de socialité et par conséquent un régime de la représentation différents, axés [214] sur la solidarité de type communautaire et le symbolisme concret dans le cas de la « culture du pauvre » (Hoggard), sur une socialité de type contractuel et sur le signe dans le cas de la bourgeoisie.

Le rationalisme est le régime de la pensée moderne, abstraite. En ce sens il est le terreau aussi bien de la science que de l'idéologie qu'on ne peut opposer que parce qu'elles trouvent leur unité dans une même origine, celle que constitue la perte du garant et l'apparition du problème du réel et donc du vrai. Assurément le rationalisme a une histoire, des phases et des variantes. Trois points forts cependant ponctuent ce devenir : L'image de la dichotomie entre le réel et le discours, la perception du discours comme combinaison et mode de résolution des dichotomies, l'érection de la Raison comme garant laïque du discours. La Raison est en effet la figure moderne du mana. Comme le Mana (cf. Levi Strauss) elle n'a aucune signification en propre, elle est un signifiant zéro et, comme le joker dans un jeu de cartes, elle peut prendre toutes les valeurs. Dire d'une proposition quelconque qu'elle est logique, scientifique ou réaliste revêt une signification approximativement décidable. L'affirmation de rationalité n'est pas décidable car la notion de rationalité vise à représenter l'indécidable par excellence, l'image d'un lieu où pourraient trouver leur unité ultime des logiques et des intérêts contradictoires.

Une doctrine pauvre du rationalisme est la théorie économique du consommateur rationnel qui est supposé parvenir à un équilibre entre les logiques hétérogènes de ses moyens d'une part et de ses désirs de l'autre. On sait que le résultat est une tautologie creuse qui pose que, puisque le consommateur est rationnel, tout choix de consommation par lui effectué l'est également. Qu'il meure de faim en dépensant l'intégralité de son salaire au billard électrique ou qu'il donne tout aux pauvres pour se transformer en stylite il ne pourra pas échapper à son destin de consommateur rationnel.

La doctrine centrale du rationalisme est celle qui se résoud dans le fantasme de la politique rationnelle, c'est à dire de la politique qui abolirait la division sociale, l'hétérogénéité des moyens et des intérêts en faisant de tout discours et de toute norme l'expression d'un garant impersonnel et pour cette raison universel. La raison. Aussi bien le conflit politique s'ordonne-t-il selon ce fantasme. C'est au nom de la Raison que se mettent enjeu les oppositions. Le marxisme ne condamne la bourgeoisie que parce qu'il la juge insuffisamment rationnelle et que parce qu'il s'estime en mesure d'édifier un ordre davantage conforme à la Raison. La politique moderne ne vise plus l'édification de la cité de Dieu mais de celle de la Raison, dont il ne faut pas oublier que, comme son illustre ancêtre, elle a connu son culte. C'est qu'à l'origine de l'ère bourgeoise la Raison n'est qu'un attribut de Dieu. Si le monde est intelligible, sur un mode scientifique, c'est parce qu'il obéit aux « lois de la nature » édictées, selon le modèle juridique, par un Dieu rationnel [21]. Puis l'attribut s'est révélé plus précieux que l'essence, car la figure de la Raison autorise cette représentation neuve dans l'Histoire d'une société qui tout à la fois ne se soumet plus à une Loi préexistante, puisque la Raison est immanente [215] à l'Histoire ; et qui en même temps trouve dans la manière même dont elle abolit le sacré traditionnel le fondement d'une nouvelle sacralité. Le paradoxe de la Raison et l'explication de sa fortune historique c'est qu'elle est à la fois totalement profane, « de ce côté-ci » du monde (diesseitigkeit) et totalement sacrée, de l'autre côté (Jensseirigkeit). Elle fonctionne ainsi comme l'or qui est tout à la fois une marchandise comme les autres et une marchandise pareille à aucune autre, équivalent général surplombant l'univers des marchandises profanes. La Raison est l'équivalent général du discours moderne. Avoir raison ; avoir de l'or, avoir Dieu pour soi.

La constitution du rationalisme en régime de la pensée moderne n'est pas plus réductible aux changements « réels » de la société qu'il n'en est séparable. Toute mutation sociale est simultanément mutation de l'imaginaire concret, i.e. des représentations pratiques et des métareprésentations ainsi que du type de relation et d'écart qui les relie. Ou pour le dire autrement aucun changement historique n'est d'abord économique, politique ou symbolique puisque tout phénomène social ne se définit que de s'inscrire à la fois dans ces trois registres, d'être une réponse tridimensionnelle aux questions respectivement de l'avoir, du pouvoir et du savoir. Reste que ces trois registres sont irréductibles et ceci d'autant plus que chacun d'eux, comme l'unité sociale au sein de laquelle ils s'articulent, est clivé selon la logique également irréductible de la production et de la reproduction, de l'institué et de l'instituant.

Le rationalisme n'est donc pas « déductible » du réel bourgeois ; Il en est au contraire condition de structure, interne et externe à la fois, exclusion interne. La spécificité de la société bourgeoise réside dans la scission et la spécialisation des diverses sphères de la pratique sociale. La scission ou dichotomie majeure est celle de l'économique et du symbolique, mais elle n’est elle même que la dichotomie première, la matrice sur le modèle de laquelle tous les champs d'action sociale tendent à se constituer en champs de pratique purement instrumentaux et (ou) se suffisant à eux mêmes. Aucune société ne peut aller jusqu'au terme d'un tel projet dont l'aboutissement signifierait l'éclatement absolu du social. La société bourgeoise ne peut donc se reproduire que si elle parvient à se penser symboliquement et pratiquement à la fois comme société de l'éclatement maximal, de l'autonomie absolue des divers domaines de la pratique, société de la particularité généralisée d'une part et d'autre part comme société qui se rassemble et trouve son unité sur la base même de l'affirmation de l'universalité de la particularité. D'où la nécessité de la dichotomie aussi bien pour penser l'irréductibilité absolue des diverses pratiques et des divers intérêts que leur profonde identité. Il ne peut exister de pensée de l'identité achevée que dans le cadre d'une pensée de la dichotomie absolue. À ne peut être réellement et absolument identique à A que s'il est essentiellement différent de B. Il faut que les fins soient censées s'opposer aux moyens sur un mode dichotomique pour que d'une part les différentes sphères de l'activité sociale puissent être imaginées comme purement instrumentales, indifférentes aux fins dans leur structure même, et [216] que d'autre part tous les individus puissent se reconnaître dans les mêmes fins universelles quelle que soit la sphère des moyens, instrumentale, à laquelle ils se trouvent affectés en vertu des hasards de la division du travail.

Si le rationalisme est le régime de la pensée moderne il n'est pas lui même immédiatement idéologie, quoi qu'en étant à peine distinct, mais plutôt son heu privilégié. Il n'est pas idéologique dans la mesure où la dichotomie est effectivement inscrite dans le réel et pas uniquement dans la (meta) représentation. Il n'est pas idéologique encore dans la mesure où, considéré comme système symbolique, il n'est ni plus ni moins arbitraire que n'importe quel autre système symbolique. Il est une règle du jeu de la pensée parmi d'autres possibles. L'idéologie débute là où s'opère sur le terrain du rationalisme, de manière presque inéluctable, la confusion du symbolique et du réel, là où le réel est supposé s'identifier à la règle du jeu de la pensée. Confusion imaginaire du réel et du symbolique qui peut s'opérer selon deux voies opposées sur la base d'une même problématique à deux termes que sont l'idée de la scission dichotomique au sein du social, l'image de son unité. L'idéologie bourgeoise, démocratique et libérale, privilégie l'image de la scission et de la dichotomie, l'idéologie totalitaire privilégie la figure de l'Un. Le rationalisme bourgeois devient idéologique lorsqu'il postule l'achèvement des dichotomies réelles et la réalité des dichotomies. Idéologique par exemple quand il affecte de croire que la division du travail dans l'usine s'organise selon une logique technique fondée en nature, qu'elle n'est pas un rapport social symbolique mais un pur rapport instrumental aux choses.

Le totalitarisme au contraire s'édifie à partir de la dénégation de la dichotomie et d'abord de la dénégation de l'écart du politique au social, de la société politique à la société civile. Les deux variantes, fasciste et communiste, sont les deux réponses, inverses en théorie même si les effets pratiques se ressemblent, à la même question de l'abolition de la scission par absorption du social dans l'Etat dans le cas du fascisme et par résorption de l'Etat dans le social dans le cas du communisme. Le fascisme se présente comme un antirationalisme refusant de faire l'épreuve des énigmes de la Raison ; le communisme comme un surrationalisme se proposant la résolution de ces énigmes, les deux prétendant faire l'économie des antinomies de la Raison. L'idéologie totalitaire entend ainsi réaliser dans le réel l'Un sans le multiple. Ce qui est aussi impossible que de réaliser le multiple sans l'Un puisque de toutes façons le totalitarisme vient toujours après-coup, après la perte du garant, sur le terrain d'une société qui a déjà fait l'épreuve de son éparpillement en sphères de pratiques autonomisées. Aussi l'idéologie totalitaire est-elle instable, oscillant entre la dénégation de la dichotomie, la revendication de l'Un ou au contraire, dans le cas du communisme à tout le moins, la surenchère sur l'idéologie bourgeoise et l'affirmation de la neutralité instrumentale de la dichotomie. Le premier pôle de l'oscillation renvoie aux thèmes de la physique aryenne ou de la science prolétarienne ; au second, correspond le principe par exemple que la technique décide de tout. Ce second pôle ne représente pas une sortie [217] du totalitarisme, même s'il revêt des formes souvent moins dramatiques que le totalitarisme « classique », mais une tentative de retrouver la totalité fantasmatique du social par une procédure inversée. Là où le premier mouvement du balancier pose que tout est politique y compris la technique, le second énonce que tout est technique y compris le politique. Les deux positions peuvent d'ailleurs parfaitement être défendues en même temps puisque l'identité peut se lire dans les deux sens. À l'inverse l'idéologie bourgeoise ne fait pas l'économie du problème de l'Un puisqu'au contraire le rationalisme a pour fonction d'affirmer le primat de l'Universel sur le particulier, le primat en dernière analyse de la conjonction sur la disjonction, mais il ne peut tenter de produire ce primat et cette unité dans le réel sans faire s'évanouir aussitôt la structure même de la société bourgeoise fondée sur la réalité première de la dichotomie [22].

D'une formulation idéologique à l'autre ce qui reste commun c'est la croyance simultanée en la réalité tendancielle ou achevée (ce qui fait toute la différence) des dichotomies de la Raison et en la réalité de leur annulation possible. Croyance contradictoire mais indispensable que d'une part les différents champs de la pratique sociale sont effectivement indépendants, clivés les uns des autres, croyance d'autre part en la réalité de l'unité du social sous l'égide de l'Universel. Mouvement double de la pensée qui installe l'écart entre la pensée et le réel dans le réel pour mieux l'abolir imaginairement.

Ce n'est pas le heu ici de développer ces points. Pas le moment non plus de rassembler les observations qui précèdent pour tenter une définition de l'idéologie. Définition qui n'aurait guère de sens puisque l'idéologie si elle est, comme on a tenté de le suggérer, cœxtensive au régime de la pensée moderne n'est pas une chose que l'on puisse tenter de circonscrire ni hors de laquelle on puisse prétendre se situer. Ce qui ne signifie pas que toutes les idéologies se valent ni que toute proposition énoncée par la pensée moderne se réduise à l'idéologie. Pas plus par exemple que la physique newtonienne ne se réduit à l'imaginaire des lois de la Nature dont pourtant elle procède. Sans prétendre décider a priori de ce qui est idéologique et de ce qui ne l'est pas reste peut-être simplement à assumer la dispersion des pratiques et des discours que produit tout en la bridant la société bourgeoise. À réaliser ce qu'avait d'authentiquement révolutionnaire le projet rationaliste de se débarrasser de la figure du garant du discours. À aller au terme de ce projet donc en liquidant le dernier garant imaginaire qui fait que la pensée moderne n'ose penser qu'au nom de la Raison comme la chrétienté n'osait penser que sous l'égide de Dieu. Quitter le terrain de l'idéologie cela signifie peut-être seulement prendre le risque de parler en son nom propre s'il est vrai que l'idéologie cela consiste à parler à la place des autres au nom de l'Autre. C'est une définition finalement.



[1] Idéologie allemande. Ed. Sociales, 1ère partie. 1966. pp. 35 et 43.

[2] E. Durkheim et M. Mauss, « De quelques formes primitives de classification » in « Oeuvres » de M. Mauss, tome II, Ed. de Minuit.

[3] Cf. Théorie ethnographique du langage in « Les jardins de Corail » Maspero 74. On pourrait parachever cette description hypothétique d'un être social compact et dépourvu d'idéologie en utilisant les concepts produits par C. Castoriadis, in L'institution imaginaire de la société (Le Seuil 1975) et en disant que dans un tel état non idéologique il existerait une identité totale entre le legain et le teukhein.

[4] « Il faut que la société se fabrique et se dise pour pouvoir fabriquer et dire ». C. Castoriadis, op. cit., p. 365.

[5] Sur ce thème de la division cf. M. Gauchet et Cl. Lefort, « Sur la démocratie et l'institution du social » in Textures 71/2-3 et l'article fondamental de Cl. Lefort, Esquisse d'une genèse de l'idéologie dans les sociétés modernes, article auquel la présente réflexion doit beaucoup, si bien qu'on ne saurait toujours signaler la dette.

[6] « La religion... est avant tout un système de notions au moyen desquelles les individus se représentent la société dont ils sont membres » in Les formes élémentaires de la religion, PUF 5ème éd. 1968, p. 322.

[7] Cl. Levi Strauss, Le totémisme aujourd'hui, PUF 1965, pp. 30-31.

[8] J. Staline, Le marxisme et les problèmes de la linguistique, Tirana 1968, p. 7.

[9] Encore que Chomsky semble commencer à avoir des doutes sur la possibilité de définir la structure profonde indépendamment de la structure superficielle. Cf. Questions de sémantique, Le Seuil.

[10] B. Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, coll. Médiations, Denoël.

[11] Dans le champ marxiste seul à notre connaissance A. Schaff (cf. Langage et connaissance, coll. Points) expose très honnêtement l'importance de Lee Whorf et reconnaît les problèmes qu'il pose au marxisme, mais il s'arrête en chemin quant aux conséquences à en tirer. L'universalisme chomskyen se heurte à l'objection que même si une grammaire universelle existait (de quel statut d'existence) on ne pourrait en prendre connaissance que par le détour d'une langue et d'une grammaire particulière.

[12] Toutes ces lignes s'inspirent directement du propos de C. Lefort, op. cit.

[13] Durkheim aurait pourtant dû se méfier puisqu'il remarquait fort justement que le bouddhisme par exemple ne connaît pas la figure de Dieu. Le Bouddha est un homme à l'origine. Plus généralement, toutes les religions externes à la tradition occidentale (et moyen-orientale) ménagent une série de gradations infinies entre l'humain et le divin.

[14] L'hérésie cathare était fondée, de manière plus nette encore sur la même dichotomie et accompagnait la première poussée capitaliste italienne et occitane. Mais cette poussée trop précoce pour faire basculer l'ancienne société fut écrasée de la manière qu'on connaît.

[15] « Jede denkende Besinnung auf die letzten Elemente sinnvollen menschlichen Kandelns ist zunächst gebunden an die Kategorien « Zweck » und « Mittel » (« Toute connaissance véritable des éléments premiers de l'action humaine significative dépend étroitement des catégories de « fin » (but ou objectif) et de « moyen ») ; Max Weber, cité par Talcott Parsons en exergue de The structure of social action. Pour plus de détail sur ces points, sur la forme dichotomique des discours de la linguistique, de la sociologie et de l'économie politique, on nous excusera de renvoyer à notre thèse : Essai sur l'idéologie de la rationalité économique et le concept de capitalisme, Thèse de doctorat es Sciences Économiques, Paris I, Tolbiac, 1974.

[16] Comme quoi aussi ce qu'on qualifie de dichotomique semble correspondre d'assez près à ce que Castoriadis désigne sous le nom de pensée identitaire (op. cit.,) à cette différence près toutefois que Castoriadis ne nous paraît pas mettre suffisamment l'accent sur la spécificité, à cet égard, de la pensée moderne.

[17] Dans la mesure où Lee Whorf fait de cette spécificité une caractéristique des langues indoeuropéennes il introduit implicitement à une question considérable, celle de savoir jusqu'à quel point la singularité de l'Histoire occidentale ne trouve pas, sinon son origine, au moins certains de ses germes et de ses potentialités dans la langue elle-même ?

[18] Intraduisible ne signifie pas incompréhensible ou incommunicable mais le fait qu'il n'y a pas équivalence immédiate d'une langue à l'autre. La compréhension passe par la connaissance du contexte institutionnel de la langue.

[19] Cf. ce chinois disant à J. Herbert (Introduction à l'Asie, Ed. Albin Michel) « Nous savons bien que 2 et 2 font 4, mais cela ne nous intéresse pas ».

[20] Marcel Granet, La pensée chinoise, Albin Michel.

[21] Cf. J. Needham, La science chinoise et l'Occident, Le Seuil.

[22] Sur l'idéologie démocratique et l'idéologie totalitaire, cf. C. Lefort, op. cit., et plus spécifiquement sur l'idéologie totalitaire, Un homme en trop. Le Seuil.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 août 2015 5:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref