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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre CABROL et Joseane SILVA, “À la source de la notion de droits culturels... (Sources, contenus et évolution des droits culturels I)” Texte inédit. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, février 2023. [Les auteurs de cet article nous a accordé conjointement le 25 février 2023 leur autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Pierre CABROL et Joseane SILVA

Respectivement Docteur en droit privé,
enseignant à l’IUT Michel de Montaigne Bordeaux 3 (France), d’une part,
et Docteur en histoire de l’art, enseignante en Histoire et Géographie, d’autre part.

À la source de la notion
de droits culturels
.
(Sources, contenus et évolution
des droits culturels
I).”

Texte inédit. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, février 2023, 37 pages. Collection : “Esthétique, arts et droit”.

Comme toutes les productions de l’activité humaine, la culture n’échappe pas aux effets de mode et aux fluctuations du goût du temps. Marivaux en constitue, en littérature, un parfait exemple [1]. S’il est aujourd’hui apprécié comme auteur de théâtre et comme romancier, ses contemporains affichaient ordinairement une préférence plus que marquée pour ses romans, notamment pour La vie de Marianne et pour Le paysan parvenu. Pourtant, si les contemporains de Marivaux boudèrent, quand ils ne les dénigrèrent pas, ses pièces sentimentales [2], ainsi que ses comédies sociales [3], celles-ci connurent par la suite un engouement tel qu’elles lui valurent d’être considéré comme un auteur classique à succès, ce dont témoigne le fait qu’il soit aujourd’hui le cinquième auteur le plus joué par la Comédie française [4].

Marivaux figure au nombre de ces auteurs dont la notoriété subit le flux et le reflux des goûts et des dégoûts du temps. Qu’est-ce donc que ce goût du jour qui fait et défait les réputations ? Plus de deux siècles et demi après le décès de Marivaux, sa formation demeure un mystère. En ce premier quart finissant du vingt-et-unième siècle, Il est indéniablement, en France, source de demandes en tous genres, dont relève, et c’est là le point qui nous intéresse ici, les revendications relatives à l’existence ou au respect, de droits culturels. La multiplication de discours militants visant à fonder sur ces droits les exigences les plus diverses peut agacer nombre de professionnels du droit par l’irréalisme apparent de la plupart de ces demandes [5]. Rien d’étonnant à ce que ces juristes aient, en retour, la tentation de se désintéresser de la notion.

Mais, compte tenu de la rapidité de la montée en puissance de celle-ci dans l’opinion publique, tout au moins en France, il est de plus en plus vraisemblable que cette posture de rejet ex abrupto ne pourra pas être longtemps maintenue. À trop attendre, les juristes sceptiques pourraient bien devenir les prochaines victimes de l’adage populaire « Fontaine, je ne boirais pas de ton eau [6] ». Plutôt que de nier en bloc l’existence de ces droits, ne serait-il pas plus avisé de chercher à comprendre ce qui explique à la fois la montée en puissance des revendications les concernant et les difficultés que celles-ci éprouvent pour aboutir en France ? Règle de vie en société, le droit est nécessairement sensible aux évolutions sociales. Quelle peut bien être celle qui se manifeste ici ? Pour le découvrir, il convient de remonter à la source d’où naissent les droits culturels.

À lire la plupart des auteurs français qui se sont intéressés à la question, ou à écouter nombre des militants, trois grandes étapes paraissent pouvoir être dégagés dans le processus d’émergence de la notion : la Révolution française avec la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; la fin de la seconde guerre mondiale avec la Charte des Nations unies de 1945, puis, en France à nouveau, la constitution de 1946 et surtout son préambule, ainsi que la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; sans oublier le début du vingt-et-unième siècle avec la Déclaration de Fribourg de 2007. Ajoutons que deux notions prétendues de l’ordre des valeurs juridiques universelles, soit la dignité humaine et les droits de l’homme [7], sont également convoqués au soutien de cet accouchement pour le moins délicat. Indiquons enfin que les juristes placent en sus dans la corbeille du nouveau-né un débat sur la distinction entre les droits-libertés et les droits-créances, déjà tellement fourni qu’il donne lieu à la rédaction de thèses de doctorat, et l’on comprendra que la question est d’une grande complexité, ce qui explique qu’il soit difficile de s’y retrouver [8].

L’examen des faits permet, en fait, de distinguer, non pas trois étapes fondées sur l’adoption de textes particuliers, mais trois périodes marquées par des évolutions législatives et jurisprudentielles : une période initiale de tâtonnements des législateurs nationaux et internationaux à la lecture brouillée par des confusions entre les sources, période allant jusqu’à la publication de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; puis, durant la seconde moitié du vingtième siècle, une période d’émergence et de montée en puissance de la notion d’identité culturelle, marquée en France par une tentative infructueuse de la jurisprudence pour faire reconnaitre, au sein des droits de la personnalité, l’existence d’un droit à l’identité culturelle ;  et, enfin, une période toujours en cours, innervée par la publication de la déclaration de Fribourg de 2007 [9] et par une volonté de faire reconnaître par les législateurs nationaux l’existence de droits culturels entendus comme des droits-créance bénéficiant à tous les citoyens [10].

Mais, n’anticipons pas. Revenons dans un premier temps aux aspects historiques de l’émergence de la notion, qui semblent bien être la source de confusions qui obscurcissent la question. Les auteurs et militants français qui entendent faire remonter la filiation des droits culturels à la Révolution française invoquent généralement au soutien de leur thèse l’élaboration de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ils hissent généralement, ce faisant, les droits de l’homme sur le piédestal des valeurs fondamentales universelles. Cette qualification n’ayant fait l’objet de débats conséquents qu’à partir de la seconde moitié du vingtième siècle, il convient de se demander s’il ne s’agit pas là d’une construction artificielle. Tâchons d’éclaircir la question en étudiant en premier lieu ce que les législateurs révolutionnaires ont voulu dire en parlant de droits de l’homme, puis, en second lieu, en nous intéressant à la genèse du concept de valeurs fondamentales universelles et à ses différentes expressions.

Pour les auteurs de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, les droits subjectifs et les libertés procèdent d’une catégorie plus générale, faisant appel à la Nature et au Sacré, les « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme [11] ». Le préambule du texte précise que le but de celui-ci est de les « exposer », ce qui implique de préciser leur articulation.  L’article 1 de la déclaration indique que les libertés sont acquises à l’homme du seul fait de sa naissance et que tous les hommes ont les mêmes droits [12]. L’article 2 du même texte est délicat à saisir dans la mesure où une lecture inattentive pourrait laisser croire qu’il entend faire de la liberté un droit [13]. En réalité, penser cela reviendrait à confondre droits naturels et sacrés de l’homme et droits subjectifs de celui-ci. Ce que nous dit, en fait, l’article 2 de la déclaration est que les droits naturels et sacrés de l’homme englobent à la fois les libertés individuelles et collectives [14] et les droits subjectifs, ou tout au moins les principaux [15] d’entre eux [16].

La notion de droits de l’homme pourrait-elle avoir une autre nature, susceptible de servir de base à la reconnaissance des droits culturels ? L’émergence d’un droit [17] suppose l’existence d’une étincelle créatrice qui trouve sa source dans la volonté humaine. Au niveau international, celle-ci peut consister dans une aspiration à un idéal, au sens de souhait d’une vie meilleure [18] partagé par l’ensemble de la fratrie humaine, ou, tout au moins, faisant consensus au sein de la communauté des dirigeants du monde [19]. C’est ce que Paul Ricœur désigne, en empruntant l’expression à Aristote, par « souhait de la vie bonne [20] »  et ce qui explique que les valeurs universelles fondamentales soient « créatrices », ou « révélatrices », de droits. Les droits de l’homme pourraient-il être une valeur fondamentale universelle ? Pour le savoir, il faut s’interroger sur ce qu’il faut entendre par valeurs. Les auteurs s’accordent généralement pour considérer qu’il s’agit d’un idéal vers lequel tendre tout en étant conscient du fait qu’il demeure impossible à atteindre. Si cette définition fait consensus, il y a discussion sur l’étendue des valeurs, ce qui est de nature à hiérarchiser celles-ci [21].

Sans entrer dans ces débats, nombre d’auteurs se contentent aujourd’hui de dresser une liste – pas toujours la même – des valeurs qu’ils considèrent être des valeurs fondamentales universelles. Ce faisant, ils passent généralement sous silence le fait que cette liste n’est pas apparue d’emblée, mais s’est étoffée progressivement au fil du temps, ce en grande partie relativement récemment. La première et la plus anciennement reconnu des valeurs fondamentales universelles est le respect de la vie humaine [22]. Au cours du dix-neuvième siècle et de la première moitié du vingtième siècle, l’unanimité s’est ensuite faite autour du choix d’un mode de gouvernement démocratique [23]. Sous le choc causé par la découverte par l’opinion publique de la Shoah, une autre valeur fondamentale universelle s’est imposée à tous dès la fin de la seconde guerre mondiale : la protection de la dignité humaine [24]. La seconde moitié du vingtième siècle et le début du siècle actuel ont vu croître l’idée de faire du respect des droits de l’homme une nouvelle valeur fondamentale universelle.

C’est sur ce point que peut s’opérer une confusion. Le risque d’errements découle du fait que cette proposition ne peut s’appliquer aux droits de l’homme tels que les concevaient les révolutionnaires français de 1789. En déclarant vouloir en faire une méta-catégorie englobant à la fois les libertés et les principaux droits subjectifs, les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne proposaient rien d’autre que d’y voir une expression du réel traduisant leur conviction qu’aussi bien les libertés que les droits subjectifs trouvaient leur origine, soit dans la volonté divine, soit dans une manifestation de la nature. Ils n’en faisaient pas pour autant un idéal vers lequel tendre sans pouvoir l’atteindre. La source des droits culturels ne peut donc se trouver dans la notion de droits de l’homme utilisée par les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Le fait que le débat sur l’accession des droits de l’homme au statut de valeur universelle fondamentale ait débuté dans l’immédiate-après-guerre laisse à penser que l’origine de cette qualification pourrait se trouver dans l’un des textes internationaux consécutifs à la fin du conflit. Cela n’apparait toutefois pas clairement au premier examen, ce qui s’explique par la reconnaissance clairement affichée de l’existence d’une autre valeur fondamentale universelle, soit la dignité humaine [25]. Comment cette reconnaissance s’est-elle effectuée, sachant que, jusque-là, la dignité humaine n’était perçue que comme un état de conscience, soit celle d’appartenir à l’espèce humaine ? La perception que l’humanité a de la dignité humaine a changée à l’issue de la seconde guerre mondiale sous l’impact d’un crime dont nul n’avait jusque-là imaginé la possibilité, soit le génocide commis par les nazis. Dans l’enfer des camps d’extermination, des millions d’êtres humains se sont vus déniés, non seulement leur appartenance à l’espèce humaine, mais aussi leur existence en tant qu’individu unique [26]. Altérité et appartenance se sont alors fondus en un état de conscience élargi, chaque être humain ayant désormais vocation à se percevoir simultanément comme unique et comme partie d’un tout, l’humanité [27].

Craignant de se voir reprocher par leurs citoyens respectifs d’avoir trop tardé à intervenir pour mettre fin à ce génocide [28], les dirigeants alliés ont décidé de s’accorder sur l’adoption de textes internationaux destinés à empêcher que cela ne puisse se reproduire. Pour ce faire, il leur fallait disposer d’une base juridique de nature à justifier l’emploi de la contrainte. C’est pour cela qu’ils ont choisi, par un changement de regard politique [29], de faire de la dignité humaine une valeur fondamentale universelle [30]. De par le fait qu’elle repose sur la conscience simultanée du fait d’être unique et d’appartenir à la communauté humaine, la dignité humaine se matérialise sur le plan des valeurs par la fixation d’un double objectif juridique : protéger en même temps l’individu et l’espèce humaine. C’est ce que le droit français a traduit par l’emploi des notions de respect et de décence, ce qu’exprime très clairement, par exemple, le second alinéa de l’article 16-1-1 du Code civil [31] à propos des restes humains [32] lorsqu’il dispose que ceux-ci « doivent être traités avec respect, dignité et décence ».

Le respect protège l’altérité de l’être humain contre toutes sortes d’agressions. La décence lui interdit de se laisser aller à un comportement incompatible avec la qualité d’être humain. La mention de la dignité dans l’article indique que ces deux conséquences juridiques du fait que la dignité humaine soit reconnue en tant que valeur fondamentale universelle ne doivent pas être dissociées l’une de l’autre. Le respect ne se comprendrait pas sans la décence et vice et versa, de même que la conscience de l’altérité ne peut être séparée de celle de l’appartenance. Concrètement le respect protège l’être humain tout au long de sa vie, ce que le législateur français a cru bon d’inscrire en sus dans la loi, de la naissance [33] à la mort et au-delà [34], en passant par la minorité [35] et l’âge adulte [36]. Il a même étendu ce cocon protecteur aux étrangers se trouvant sur le territoire national [37]. Quant à la décence, les juges français l’utilisent [38] pour défendre l’humanité contre des agissements de certains de ses membres jugés avilissants pour la communauté humaine [39], voire pour justifier l’intervention de représentants de la collectivité pour protéger certains de ses membres contre eux-mêmes [40].

Ni le respect, ni la décence, ne peuvent justifier la création de droits culturels. Ces deux notions protègent l’altérité de chaque être humain et l’essence de la communauté humaine. La reconnaissance de l’existence de droits culturels ne peut donc pas plus se fonder sur la consécration de la dignité humaine en tant que valeur fondamentale universelle que sur l’idée que les rédacteurs de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789 se faisaient des droits de l’homme. Qu’en est-il de la publication, en 1945, de la Charte des Nations unies, de celle, l’année suivante, de la Constitution de la quatrième république française, et, enfin, de celle de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948 ?

L’étude des textes internationaux de l’immédiate-après-guerre ne peut être dissociée de leur contexte et notamment du fait que la découverte de l’horreur de la Shoah ait profondément ébranlée la confiance en l’humanité des législateurs occidentaux. Ces textes sont, sans surprise, marqués au sceau d’affirmations usant de termes mystiques [41] ou affectifs, passant d’une profession de foi dans les droits fondamentaux de l’homme pour la Charte des Nations unies de 1945 [42] à une évocation de la « famille humaine » pour la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 [43]. Compte tenu de l’ampleur du choc causé par la révélation de la Shoah, le caractère moral de ces réponses ne peut surprendre malgré leur inanité [44]. Le préambule de la charte des Nations Unies de 1945 s’inscrit dans le droit fil de cette affirmation de valeurs en exprimant on ne peut plus clairement l’aspiration des nations signataires à permettre aux « générations futures » de vivre dans un monde meilleur [45], soit un monde sans guerre [46], juste [47], plus libre [48] et en progrès sur le plan social [49].

Ce souhait généreux ne peut qu’être partagé par toute personne souhaitant le bonheur de l’humanité, mais la question est de savoir comment faire pour qu’il ne demeure pas un vœu pieux. Le préambule enchaîne par l’affirmation d’une croyance partagée des Etats signataires en « l’égalité de droit des hommes et des femmes [50], ainsi que des nations grandes et petites [51] », ainsi que « dans la dignité et la valeur de la personne humaine [52] » et « dans les droits fondamentaux de l’homme [53] ». Il est bel et bien ici question d’un souhait partagé de vie meilleure fondé sur l’égalité de droits entre les sexes, la dignité humaine et les droits de l’homme, soit, si l’on réserve le cas de la première de ces notions [54], des valeurs universelles fondamentales. La notion de « droits fondamentaux de l’homme » à laquelle il est fait ici référence ne peut donc être réduite à celle utilisée par les rédacteurs de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Elle n’est pas une simple catégorie juridique. Sous-tendue par une aspiration à l’idéal, elle porte en elle l’étincelle créatrice apte à fonder la reconnaissance de l’existence de droits.

Pourrait-elle être à la source des droits culturels ? Pour le savoir, il faudrait connaitre la teneur des droits auxquels songeaient les rédacteurs de la Charte en parlant de « droits fondamentaux de l’homme ». L’ajout du terme « fondamental » constitue une première indication. Il montre que les rédacteurs du texte ont entendu placer sur l’horizon des valeurs, non pas l’intégralité des droits dont les hommes peuvent être amenés à se prévaloir, mais une partie de ceux-ci, jugés par eux essentiels. L’alinéa 3 du premier article de la charte [55] les distingue des « libertés fondamentales », ce qui est une autre indication. Le texte n’apporte pas d’autre précision. Il faut en déduire que les rédacteurs de la Charte des Nations Unies de 1945 entendaient vraisemblablement placer au rang des valeurs fondamentales universelles, des droits fondamentaux faisant partie des droits de l’homme et se distinguant des libertés fondamentales, mais ce sans avoir identifié précisément les droits en question [56].

Le préambule de la constitution de la Quatrième république française, en date du 27 octobre 1946, renvoie pour sa part, dans son alinéa 1, à la conception des droits de l’homme qui était celle de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, conception qui ne peut fonder l’existence de droits culturels [57]. Il n’en sera plus ici question. La source première des droits culturels est, en fait, à chercher dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Les rédacteurs de celle-ci se placent sur le terrain de la définition des droits de l’homme en tant que valeur universelle fondamentale. Ils proclament, on ne peut plus clairement, vouloir faire de ladite déclaration « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations [58] ».

Témoignant ainsi de l’importance accordée aux droits de l’homme par ses rédacteurs, le même texte affirme que leur respect est indispensable à la création d’un monde libre, juste et en paix [59], soit, moins le progrès social sauf à le considérer comme sous-entendu par l’aspiration à la justice, l’ambition même affichée par les nations signataires de la Charte des Nations-Unies, dans le préambule de celle-ci. La déclaration consacre ensuite 22 de ses 30 articles à l’énumération de différents types de droits de l’homme. Une grande partie de cet exposé de droits vise à affirmer, ou à réaffirmer, l’existence de droits bafoués à grande échelle par les nazis [60]. D’autres relèvent d’une approche généraliste plus classique [61]. Il s’y rajoute des droits économiques et professionnels [62], ainsi que des droits sociaux [63] et des droits culturels, ces derniers étant ceux qui nous intéressent plus particulièrement ici.

Il résulte de l’analyse de l’ensemble des textes précités que ceux-ci ne s’accordent pas sur la définition des droits de l’homme qui pourraient être le fondement de la notion de droits culturels. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution de la quatrième république française, de 1946, renvoient tous deux à une conception des droits de l’homme en tant que méta-catégorie juridique englobant à la fois les droits subjectifs [64] et les libertés, ce qui ne peut suffire à justifier la reconnaissance de droits jusque-là non identifiés. La Charte des Nations-Unies de 1945 est le premier texte qui évoque, sans aller toutefois jusqu’à la nommer, la possibilité qu’existe une valeur juridique universelle fondamentale susceptible de servir de fondement aux droits culturels. Elle fait plus précisément référence à des « droits fondamentaux de l’homme », ce qui sous-entend qu’une partie seulement des droits de l’homme pourraient avoir ce statut. Elle ne les identifie toutefois pas avec précision et se contente de les distinguer des « libertés fondamentales ».

La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 déclare se placer sur le terrain d’un « idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations », ce qui témoigne d’un positionnement sans équivoque dans le champ des valeurs universelles fondamentales. Montrant ainsi que la cohérence n’était pas en la matière totale ou, plus vraisemblablement, que la notion ne s’est que progressivement précisée, elle renvoie aux « droits de l’homme » et non plus aux « droits fondamentaux de l’homme », avant d’énumérer un grand nombre de ces droits, parmi lesquels figurent, pour la première fois expressément, les droits culturels. Le texte va même jusqu’à viser à la fois des droits destinés à permettre à tout un chacun de « prendre part librement à la vie culturelle de la communauté » et de « jouir des arts [65] », ainsi que des droits destinés à protéger les auteurs d’une « production scientifique, littéraire et artistique [66] », ce qui constitue une précision des plus intéressantes quant à la nécessité de distinguer entre les droits culturels liés à la création et ceux découlant du simple fait d’être une personne [67].

Si ce texte nous indique que les droits de l’homme doivent être comptés au rang des valeurs fondamentales universelles, il ne nous explique pas expressément ce qui a bien pu motiver ce changement de regard politique. Il découle du contexte et de l’exposé des motifs du préambule que cette évolution est à mettre en lien avec la survenance de la shoah, ainsi qu’avec la volonté de faire en sorte qu’une telle horreur ne puisse plus jamais se reproduire. Dans le cas voisin de la dignité humaine, l’agent déclencheur a été le fait que les nazis s’en soient pris à la fois à ce qui permettait à leurs victimes d’être conscientes de leur appartenance à l’espèce humaine, mais aussi à ce qui leur permettait de se penser en tant qu’être unique, soit en tant que personne à nulle autre semblable.

C’est cette notion de particularisme de la personne, mais ce au sens non pas d’accent mis sur son unicité comme dans le cas de la dignité humaine, mais d’attention apportée à l’ensemble de ses caractéristiques [68], qui est ici en jeu, à la fois comme faisant lien entre la dignité humaine et les droits de l’homme et comme justifiant le choix politique visant à élever ces derniers droits au rang de valeur universelle fondamentale. En d’autres termes, ce sont les atteintes à la personnalité de leurs victimes commises par les nazis, ou plus directement la volonté d’empêcher que de telles exactions ne puissent un jour se reproduire, qui sont à la source du changement de regard politique ayant entraîné l’élévation des droits de l’homme au rang de valeur universelle fondamentale.

C’est ce qui explique que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 mentionne expressément à deux reprises la personnalité, soit à travers son article 22 qui parle de « satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité [69] », ainsi qu’au sein du second alinéa de son article 26 qui souligne le caractère essentiel de l’éducation dans l’effort à accomplir pour parvenir « au plein épanouissement de la personnalité humaine [70] ». L’origine des droits culturels est donc à rechercher dans la reconnaissance par le droit international du statut de valeur fondamentale universelle des droits de l’homme, ce sur la base d’une attention nouvelle accordée à la personnalité humaine. Le texte fondateur de ces droits est la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Une difficulté précitée se fait jour ici. Elle tient dans le fait que, si le statut de valeur universelle fondamentale a bel et bien été reconnu aux droits de l’homme dès 1948, les conséquences juridiques de cette reconnaissance tardent encore à se mettre en place, à la différence de ce qui s’est produit pour la dignité humaine. Comment expliquer cette différence ? Par des choix méthodologiques différents au niveau international.

Dans le cas de la dignité humaine, les législateurs internationaux ont mis au jour une source potentielle de droits protecteurs de la dignité humaine, mais ce sans mettre en place de mécanismes internationaux censés garantir le respect de cette nouvelle valeur fondamentale universelle. Ils ont ainsi laissé le champ libre aux juges et aux législateurs nationaux pour inventer, au sens premier de découvrir, les éléments d’un droit au respect de la dignité humaine.

Dans le cas des droits de l’homme, les vainqueurs de la seconde guerre mondiale ont tenté de mettre en place un mécanisme international d’incitation au respect des droits de l’homme en faisant le pari que le développement de l’éducation permettrait de parvenir « au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme [71] ». Au lendemain d’une guerre terrible, alors que les populations étaient encore sous l’emprise du choc causé par l’horreur de la Shoah, cette décision était assurément un geste d’espoir témoignant d’une confiance réconfortante dans la capacité de l’humanité à surmonter son traumatisme et à devenir meilleure.

Ce choix humaniste était toutefois porteur du risque de pousser les législateurs nationaux à l’attentisme, c’est-à-dire à l’inaction, ce qui s’est malheureusement produit. Il manquait par ailleurs de pragmatisme. La vision à long terme dont il témoignait était assurément constructive, l’éducation étant certainement le meilleur moyen de faire advenir un jour un monde respectueux des droits de l’homme. Elle ne permettait malheureusement pas de prévenir à court terme les violations des droits de l’homme, alors que celles-ci, le temps passant, ne pouvaient que devenir de plus en plus insupportables aux citoyens.

Comment s’est concrétisé ce pari aux allures de crédo sur la valeur salvatrice de l’éducation ? Dès 1942, les ministres de l’éducation des gouvernements alliés s’étaient réunis au sein d’une conférence [72] pour débattre de ce que deviendraient après-guerre leurs systèmes éducatifs respectifs, l’ambition affichée étant de renforcer l’efficacité de ceux-ci par des actions communes. La guerre gagnée, s’imposa l’idée de la création d’une organisation éducative et culturelle commune. Pour asseoir cette foi revigorée des vainqueurs de la seconde guerre mondiale en l’éducation, il fallait des tables de la loi. A cette fin fut réunie [73] une Conférence des Nations Unies qui déboucha sur l’adoption, par les quarante-quatre pays présents, de la Convention du 16 novembre 1945 créant une Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture, plus connue en France sous son acronyme d’UNESCO.

Dès son premier paragraphe, l’acte constitutif de cet organisme aux allures d’église au service d’une religion universelle de paix énonce le postulat censé justifier la primauté donnée à l’éducation. Pour les rédacteurs du texte, il faut, à toute force, empêcher que n’éclate une nouvelle guerre mondiale et, pour y parvenir, il est nécessaire de dresser des « défenses de la paix », barrières qui doivent être élevées dans l’esprit même des hommes, car c’est là que naissent les guerres [74]. Les auteurs du texte ajoutent que les guerres prennent fréquemment racine dans « l’incompréhension mutuelle des peuples » et que « la grande et terrible guerre qui vient de finir a été rendue possible par le reniement de l’idéal démocratique de dignité, d’égalité [75] et de respect de la personne humaine et par la volonté de lui substituer, en exploitant l’ignorance et le préjugé, le dogme de l’inégalité des races et des hommes [76] ».

Ce faisant, le texte escamote les droits de l’homme, substitués par une curieuse alliance entre l’égalité et le respect de la personne humaine, tout en amalgamant la dignité humaine avec le choix d’un mode de gouvernement démocratique, soit une valeur universelle fondamentale reconnue en tant que telle depuis le dix-neuvième siècle. Pourquoi ce retour en arrière ? Pour mettre en avant le fait que « l’ignorance et le préjugé » auraient facilité la propagation des idées nauséabondes des nazis, affirmation censée justifier le choix de la voie de l’éducation comme constituant le seul moyen d’empêcher qu’une nouvelle guerre ne survienne un jour. Ce n’est pas médire de l’œuvre de l’UNESCO en matière d’éducation et de préservation du patrimoine, ni douter de l’importance de ce travail, que de faire observer qu’une telle affirmation peut paraître surprenante [77].

Si l’éducation est assurément un garant d’une paix durable, elle nécessite du temps pour produire son plein effet. Il n’aurait donc pas été déraisonnable, au moins dans une perspective d’efficience à court terme, de compléter les mesures éducatives proposées par un renvoi clair à la valeur fondamentale universelle que constitue la protection des droits de l’homme, référence de nature à pousser les Etats membres à prendre des mesures juridiques nationales dissuasives, car coercitives. Le préambule du texte ajoute bien que « la dignité de l’homme exige la diffusion de la culture et de l’éducation de tous en vue de la justice, de la liberté et de la paix [78] », mais c’est là une affirmation vide de sens. La dignité humaine n’est pas plus garante « de la justice, de la liberté et de la paix », qu’elle n’exige « la diffusion de la culture et de l’éducation de tous ». Ses objectifs sont de protéger l’altérité de chaque être humain tout en préservant l’essence même de l’humanité. C’est le respect des droits de l’homme qui pose ici problème.

Il faut attendre l’article premier du document, consacré aux « buts et fonctions » de l’Unesco, pour voir mentionner enfin les droits de l’homme. Le texte ne le fait toutefois qu’en les associant aux libertés fondamentales, ce qui n’est pas inhabituel, mais aussi, ce qui est plus que surprenant s’agissant d’une valeur universelle fondamentale, en affirmant vouloir faire passer leur respect après celui de la justice et de la loi [79], le primat allant, dans le droit fil du préambule, à « l’éducation, la science et la culture [80] ». L’article premier de l’Acte constitutif de l’UNESCO n’ouvre donc pas de possibilité de se référer aux droits de l’homme pour justifier le respect des droits culturels.

L’excellence du travail mené par l’UNESCO en matière d’éducation n’est plus à démontrer. Quelle que soit sa qualité, il ne pouvait pas suffire à empêcher la commission de nouveaux génocides [81]. Il s’y est ajouté de multiples autres violations des droits de l’homme, y compris dans des pays membres de l’Organisation des Nations Unies. De ce constat est née une réflexion sur l’intérêt qu’il y aurait, tout en tentant d’éradiquer les possibilités d’atteintes futures aux droits de l’homme par l’éducation, à pouvoir mettre un terme aux violations actuelles de ceux-ci.

Optant pour une voie originale non coercitive, l’UNESCO a choisi d’œuvrer en ce sens par une approche extra-judiciaire fondée sur le dialogue et la confidentialité de la procédure. En 1978, à l’occasion du trentenaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Comité exécutif de l’organisation, a mis en place une procédure d’examen de réclamations individuelles relatives à des allégations de violation des droits de l’homme par des Etats membres, dans ses domaines de compétence : la « procédure 104 [82] ». Celle-ci vise à établir un dialogue avec l’Etat membre concerné, dans la plus stricte confidentialité, ce afin d’aider à l’émergence d’une solution amiable au conflit [83].

Parallèlement, soit au cours des années soixante-dix, une réflexion plus générale s’est amorcée autour de la prise de conscience du fait que la prospérité des « Trente glorieuses » dans les pays occidentaux, ainsi que le matérialisme ambiant induit par l’expansion incontrôlée du capitalisme, ne pouvaient que conduire l’humanité à sa perte,  à la fois par un développement non soutenable de la consommation des ressources de la planète et par une perte de sens, le souci de l’humain s’effaçant devant un désir frénétique de possession de toujours plus de choses [84]. Cette vision critique nouvelle a amené l’UNESCO à reconsidérer les actions menées par ses soins pour préserver le patrimoine.

À une protection initialement centrée sur le patrimoine culturel matériel, soit en grande partie en France sur des immeubles protégés par la législation sur les monuments historiques, a succédée une vision de plus en plus large [85] s’intéressant de manière croissante à la protection du patrimoine culturel immatériel et reposant sur un intérêt grandissant pour la prise en considération de l'identité culturelle des individus. Le sous-directeur de l’institution, Makaminan Makagiansar [86], avait noté, dès 1983, cette montée en puissance de la notion d’identité culturelle : « La notion d’identité culturelle qui commençait à peine à se faire jour il y a dix ans s’est progressivement hissée au rang de principe fondamental des relations culturelles internationales [87] ».

L’intérêt pour l’identité culturelle n’a fait depuis lors que croître au sein de l’UNESCO. C’est ce qu’a reconnu, en novembre 1995, dans un entretien accordé à la revue Connaissance des Arts pour le cinquantième anniversaire de l'institution, le directeur général de celle-ci, Federico Mayor : « Je pense qu’il y a eu un changement substantiel à l’Unesco en ce qui concerne la communication, la liberté d’expression, en ce qui concerne notre vision du patrimoine. Ce n’est pas la pierre qui nous intéresse, c'est la culture, l’identité culturelle, c’est le profil de chaque citoyen et c’est le quotidien qui représente de façon suprême la culture [88] ». Cette focalisation sur l’identité culturelle est aujourd’hui telle qu’elle pousse désormais les dirigeants de l’UNESCO à considérer que la culture serait au cœur de l’identité. C’est ce qu’a écrit, en 2017, à propos des objectifs de développement durable, Jyoti Hosagrahar, directeur de la division de la créativité du secteur de la culture de l’institution : « La culture, c’est ce que nous sommes, l’élément constitutif de notre identité [89] ».

Là se trouve sans doute tout à la fois la marque d’une évolution positive considérable au plan international et le principal obstacle à la reconnaissance en France de droits culturels procurant à leurs titulaires des avantages concrets. Le fait qu’il soit nécessaire de reconnaître l’importance des identités culturelles individuelles pour y parvenir se heurte en effet frontalement à la peur de ce que nombre de médias et d’hommes politiques nomment les « communautarismes ».

En quoi, le concept de « communautarisme » pose-t-il problème ? Il faut, sur ce point, s’entendre sur le sens à donner au mot « communautarisme ». Si le terme était uniquement utilisé de manière descriptive pour caractériser le fait qu’une communauté puisse se replier sur elle-même, voire devenir agressive à l’égard du monde extérieur, son emploi ne serait en rien problématique. La difficulté tient au fait qu’il est généralement instrumentalisé [90] : soit en prétendant, grossièrement, que toutes les communautés, ou la plupart d’entre elles, seraient dans une logique de repliement et d’agressivité ; soit en affirmant, plus adroitement, que le simple fait que quelques communautés puissent adopter un tel comportement ferait courir à la société un risque d’éclatement tel que la constitution de communautés constituerait un danger inacceptable.

Ordinairement, le « communautarisme » postule que toutes les communautés, ou du moins la plus grande partie d’entre elles, sont, par nature, des entités agressives vis-à-vis des autres communautés. Or, si le risque d’être confronté à un tel comportement est réel, celui-ci n’est pas, loin s’en faut, systémique. Penser autrement revient à faire preuve d’un schématisme réducteur. Quant à affirmer que le fait que quelques communautés puissent faire preuve d’agressivité soit en mesure de faire courir un risque insupportable d’implosion aux démocraties occidentales, il s’agit d’une exagération grossière.

Il est, bien évidemment, nécessaire pour l’Etat de réprimer les agressions quelles qu’elles soient et de lutter contre les atteintes communautaires aux libertés, car il faut protéger les citoyens et garantir le respect des valeurs par tous et pour tous. Dès lors qu’il est mis en œuvre avec toute la fermeté nécessaire, ce garde-fou est suffisant pour protéger la démocratie et garantir le respect des libertés et des valeurs, compte tenu du fait que, sur le long terme, les communautés ouvertes sur le monde prennent naturellement le pas sur les communautés repliées sur elles-mêmes, condamnées par leur comportement à s’étioler, puis à disparaître [91]. Prétendre que les communautés seraient par nature agressives, ou que la simple existence de communautés mettrait en péril de mort l’existence des sociétés démocratiques, revient à raisonner sur la base d’axiomes faux. C’est le recours à ces postulats erronés qui est condamnable dans le concept connoté de « communautarisme ».

Etymologiquement parlant [92], une communauté est un ensemble de personnes qui s’épaulent mutuellement pour faire face aux problèmes qu’elles rencontrent dans leur vie. De longue date, s’y est ajouté l’idée de partager, non pas seulement les difficultés de l’existence, mais aussi ses joies. L’idée de communauté est donc une notion extrêmement positive, évoquant à la fois la solidarité et le partage [93]. Elle est en même temps source de paix intérieure et havre ou s’abriter de l’étrangeté du monde. Mais cet avers extrêmement positif à un revers négatif. L’adhésion à une communauté est intrinsèquement porteuse du risque de se refuser à la confrontation avec l’étranger, repliement sur le groupe tout à la fois illusoire, car l’étrangeté peut toujours faire irruption dans un monde que l’on croyait clos, et mortifère, car le refus de se confronter à la différence est nécessairement sclérosant par l’immobilisme qu’il génère.

Pour échapper à cet écueil, il importe que les membres d’une communauté s’ouvrent au monde qui les entoure et usent des apports extérieurs qui résultent de ces échanges pour faire évoluer le groupe. S’agissant de la communauté humaine, ce besoin d’ouverture se traduit par une interrogation sur l’existence d’une vie extra-terrestre, qui soulève de nombreuses questions d’un point de vue philosophique [94], ainsi que par un questionnement sur l’attitude ethno-centrée et irrationnelle d’une part de l’humanité, comportement conduisant à user sans discernement de son environnement, ravalé au rang de simple stock de ressources [95], fut-ce au prix de la disparition de tout ou partie du reste du vivant, voire de la destruction à venir de toute civilisation humaine.

L’humanité est aujourd’hui sur ce point à un tournant de son existence. Sa survie même est menacée par les comportements de prédation immodérés des ressources naturelles qui sont la norme dans les nations qui se prétendent les plus développées. L’urgence est aujourd’hui telle que l’usage de la raison par l’humanité impliquerait que celle-ci se focalise, toutes affaires cessantes, sur le péril que l’existence massive de ces comportements humains inappropriés fait aujourd’hui peser de manière de plus en plus pressante sur son avenir. Mais ce n’est pas [96] ce que font ceux qui aspirent aujourd’hui à éclairer, voire à orienter, les opinions publiques, ou à diriger les nations.

Nombre de journalistes et d’hommes politiques préfèrent en effet s’en prendre à des moulins à vent. L’une de ces fantasmagories, le « communautarisme », découle d’un double constat. Le premier de ces constats est que l’homme borne souvent ses affections à sa famille ou à son cercle de relations proches et qu’il tend, lorsqu’il se sent en situation d’insécurité [97], à se réfugier au sein de groupes de personnes avec lesquelles il a quelque chose en commun. Il en découle qu’il existe, en sus de la communauté humaine, une multitude de communautés de taille diverses et qu’une même personne peut appartenir à de nombreuses communautés, inter-agissantes ou non : famille, cercle amical, club sportif, syndicat professionnel, groupe folklorique, association culturelle, association cultuelle, confrérie religieuse, parti politique, communauté linguistique, etc.

Le second constat est que, si certaines de ces communautés peuvent s’ouvrir au monde extérieur et s’en enrichir par l’échange, d’autres peuvent choisir de se replier sur elles-mêmes, voire refuser tout dialogue, et même susciter des conflits. La raison conduit à penser que, à terme, les communautés ouvertes prendront le pas sur le sectarisme des communautés repliées sur elle-même, l’échange entre communautés étant seul à même d’assurer le bon développement d’un groupe humain et de permettre à ses membres de s’inscrire dans une perspective de « vie bonne » au sens de la formule de Paul Ricœur. L’appartenance d’une personne à de multiples communautés devrait donc être vue comme une source de richesse et comme une manifestation de curiosité envers l’autre, c’est-à-dire comme le moteur d’un développement harmonieux de la personnalité [98].

Mais le problème est que, au lieu de prôner la concorde, il est plus facile de prêcher la discorde et de flatter les bas-instincts des êtres humains en faisant la part belle à la peur, soit, en l’occurrence, celle de la multiplication des conflits entre communautés et celle de la mise en danger des sociétés occidentales. La paresse intellectuelle, ou plus exactement la facilité à mettre ses pas dans les ornières tracées par nos devanciers, peut également jouer un rôle en la matière, dans la mesure ou une telle attitude conduit à penser que le conflit serait le mode naturel d’accomplissement de l’être humain et la clef du développement des sociétés humaines. C’est ce que prône le capitalisme en faisant de la compétition la clef du succès dans l’entreprise, en présentant la concurrence comme le moteur de la croissance, et en sous-entendant que la marque la plus éclatante de réussite serait de se trouver en position de situation dominante dans la société. C’est également l’héritage du marxisme lorsque celui-ci prétend décrire le monde comme l’expression d’un conflit entre classes sociales défendant des intérêts qui s’opposent, soit la lutte des classes.

C’est là oublier que, sans l’entraide, nos lointains ancêtres, qui luttaient dans un environnement qu’ils ne pouvaient modeler comme nous le faisons, n’auraient probablement jamais survécus. C’est la leçon que nous enseigne, par exemple, la découverte de squelettes d’hommes du paléolithique ayant vécu jusqu’à un âge avancé pour l’époque [99]. Si la manifestation de solidarité qu’implique le fait de prendre soin des aînés peut être l’une des causes matérielles de la forte augmentation du nombre de personnes dépassant l’âge de trente ans que l’on constate à cette époque, la cause profonde de cette évolution est sans doute à chercher, au-delà de l’existence d’un hypothétique « instinct de soigner [100] », ou du développement de croyances magiques [101], dans une évolution culturelle faisant de l’entraide, voire de l’altruisme, des valeurs clefs. L’idée selon laquelle le conflit serait le mode de développement le plus efficace de l’humanité est également mise à mal par les travaux sur l’altruisme réciproque [102] et la théorie évolutives des jeux [103], qui montrent que la coopération entre êtres humains peut constituer la stratégie optimale pour maximiser le bénéfice commun.

Appliqué sans discernement à l’existence de communautés, l’idée plus que discutable selon laquelle le conflit serait le mode naturel de développement humain débouche sur le fait de minimiser, voire de passer sous silence, toute possibilité pour les communautés de s’enrichir en échangeant, pour ne plus en faire que des groupes aux intérêts divergents s’affrontant, au risque de détruire les sociétés dans lesquels ils évoluent. C’est ce que certains nomment « communautarisme » en projetant sur cet arrière-plan réducteur leurs fantasmes et leurs peurs, y compris en laissant libre cours à leur détestation éventuelle de telle ou telle religion, de telle ou telle orientation sexuelle, de telle ou telle couleur de peau, voire du fait d’être une femme ou un homme, ou de n’être ni l’un, ni l’autre, etc.

Ce tableau apocalyptique d’une société hantée par des bandes s’entredéchirant pour un oui ou pour un non a pris figure d’épouvantail dans l’imaginaire médiatique et politique français. Sa simple évocation vaut condamnation. L’identité en devient suspecte. Là où la prise de conscience de l’existence de la différence tisse des ponts source d’enrichissement mutuel, le censeur médiatique ou politique ne voit que ravins infranchissables. Enclos dans ses peurs, il pense l’humanité en une multitude tour à tour forteresse assiégée et armée assaillante, toujours hostile à l’autre.

L’outrance des uns entraînant des réponses tout autant excessives des autres, des partisans sans nuance de la reconnaissance des communautés se sont fait jour. Regroupés sous l’étendard de la diversité, ils affirment, au nom de celle-ci, que tous les positionnements et tous les choix de société sont égaux. Ce faisant, ils s’inscrivent en faux contre l’universalisme des Lumières, en s’interdisant tout jugement de valeur porté sur les particularismes et en tentant d’imposer ce point de vue aux autres par n’importe quels moyens [104]. De longue date, des intellectuels se sont alarmés de ce reniement des valeurs [105] perçu comme une régression vers la barbarie. Ce fut le cas, dès 1926, de Julien Benda dans La trahison des clercs [106] et, plus près de nous, en 1987, d’Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée [107].

Le constat est simple : ce positionnement ne peut que se traduire par une perte de sens de la notion de culture en tant que produit de la pensée concourant à l’élévation de l’homme : « Le terme de culture a aujourd’hui deux significations. La première affirme l’éminence de la vie avec la pensée ; la seconde le récuse : des gestes élémentaires aux grandes créations de l’esprit, tout n’est-il pas culturel [108] ? ». Ce relativisme culturel puise ses racines dans une vision occidentale néo-colonialiste du monde.

Ses tenants ambitionnent de protéger les immigrés extra-occidentaux en leur garantissant un respect total de leur culture d’origine. Ils n’hésitent pas, en conséquence, à les exposer à des violations des droits de l’homme dès lors que ces dernières se drapent dans les oripeaux de la tradition [109]. C’est là ne pas les traiter d’égal à égal, alors que rien ne justifie une telle différence de traitement, si ce n’est le préjugé raciste qui consistait déjà, au temps du colonialisme dans un sentiment irrationnel de supériorité. Pourquoi considérer ainsi que ces immigrés, à la différence des occidentaux, seraient incapables de progresser ? Vouloir forcer les habitants des pays conquis à renoncer à leur culture pour adopter celle des colons revenait à dénier toute valeur à leur personnalité existante. Leur refuser toute possibilité de progresser dans la voie d’une amélioration de leurs conditions d’existence en s’en lavant les mains nie leur aptitude à s’élever en faisant évoluer positivement leur personnalité. L’attitude change, mais le mépris pour l’autre, caractéristique du colonialisme, demeure.

Les thuriféraires du relativisme culturel essaient de justifier celui-ci en affirmant que, sans lui, les immigrés seraient obligés de renier leur culture d’origine. Mais, cela est faux. La nécessité de faire en sorte que tout être humain respecte les valeurs fondamentales universelles n’implique pas de demander à n’importe quel immigrant de renoncer à l’intégralité des éléments de sa culture d’origine, soit ce que la politique coloniale de la troisième République française nommait assimilation et qu’une partie de la classe politique française de droite et de gauche tente, depuis le début des années deux mille, de remettre à l’ordre du jour sous couvert de débats sur « l’identité nationale » ou de lutte contre « l’islamisme [110] ». Ce choix manichéen entre renoncer à ses racines ou subir le poids de traditions rétrogrades violant les droits humains relève d’une vision fantasmée de la construction des identités culturelles collective.

Comment ne pas voir, pour s’en tenir, par exemple, au cas de l’identité culturelle française, que celle-ci est le produit millénaire d’un brassage de traditions de multiples origines et d’une lutte de la pensée pour guider l’humanité vers un avenir meilleur ? En prendre conscience ne peut que conduire à prôner l’adoption de politiques d’intégration, qui permettent aux immigrés de conserver des liens avec leur culture d’origine, sous la condition de se conformer aux normes essentielles de comportements de leur société d’accueil [111]. Dénonciation d’un prétendu « communautarisme » et relativisme culturel sont, en réalité, deux postures aussi excessives l’une que l’autre, deux visions réductrices qui nient la diversité des relations humaines et ignore la complexité et la nature changeante des identités culturelles, que celles-ci soient collectives ou individuelles.

Y compris lorsqu’elles s’affrontent, les identités culturelles collectives ne cessent de s’influencer réciproquement [112]. Poreuses par nature, elles ne sont pas monolithiques. Il en va de même des identités culturelles individuelles. Toute personne ayant dû affronter l’épreuve du déracinement et faire l’apprentissage de la vie dans une société possédant une culture autre que sa culture d’origine le sait d’expérience [113]. L’identité culturelle individuelle est consubstantielle de la personnalité d’un être humain. Tenter de la réduire à une origine, une religion, ou quoi que ce soit d’autre, est nier la complexité de la personnalité des individus ; soutenir que tous les éléments de cette identité culturelle ont la même valeur et affirmer qu’elle puisse se développer sans la moindre borne est dénier à l’être humain son humanité, soit les efforts consentis par l’ensemble de la communauté humaine, générations après générations, pour progresser dans la voie droite du progrès humain, ce qui revient à vouloir ruiner une démarche porteuse de l’espoir d’une vie meilleure pour tous.

Opposer ou Renoncer. Opposer les uns aux autres ; renoncer à ce qui nous lie les uns aux autres… Si la colère, brève folie, est une altération de l’esprit, le renoncement aux valeurs est un avilissement de la pensée. Entre le manichéisme réducteur de ceux qui agitent l’épouvantail du communautarisme et la négation, par les sectateurs du relativisme culturel, de la pensée qui donne ses lettres de noblesse à notre humanité, l’individu soucieux de préserver les droits de l’homme doit naviguer à vue, tentant de se garder aussi bien de Charybde que de Scylla. D’un côté, la peur irraisonnée du « communautarisme » lui dénie tout accès aux droits culturels faute d’acceptation du caractère constructif de la diversité des identités culturelles ; de l’autre côté, le relativisme culturel nie l’existence même des droits culturels ou cherche à les pervertir en les soumettant au diktat des revendications de l’instant, fut-ce pour renier celles-ci du jour au lendemain.

Il ne s’agit pas là de trouver un juste milieu. Dénonciation du communautarisme et relativisme culturel ne sont pas deux extrêmes entre lesquels cheminer. Ce sont deux impasses reniant, chacune à sa manière, l’humanité. Pour pouvoir continuer à espérer en un monde meilleur pour tous, il faut simplement « savoir raison garder [114] ». Comment [115] ? En prenant conscience du fait que toute identité, qu’elle soit individuelle ou collective, est une mosaïque en perpétuel changement, qui s’enrichit d’interactions mutuelles et continues avec les autres identités. S’imaginer que l’on puisse la réduire à l’un quelconque de ses traits dominants à un moment donné ne peut que conduire à des errements réducteurs immédiats tels que l’invention du « communautarisme ». Affirmer que nier l’existence des garde-fous, guidant l’humanité dans la voie droite conduisant à un monde meilleur, assurera à tous liberté et égalité, n’est qu’illusion visant à masquer la crainte du lendemain.

Il faut dépasser cette peur de l’instant et cette crainte de l’avenir en reconnaissant qu’il convient de protéger juridiquement l’identité culturelle des citoyens, ce qui permettra de conférer aux droits culturels une efficacité pratique sans bouleverser pour autant le monde dans lequel nous vivons.

Synthèse : Que retenir de cette analyse ? Que la source de l’existence des droits culturels n’est pas à rechercher dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; qu’elle se trouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; que l’existence de ces droits s’explique par le fait que les rédacteurs de ce texte ont octroyé aux droits de l’homme le statut de valeur fondamentale universelle ; que l’effectivité des droits culturels passera par la reconnaissance, pour chaque citoyen, d’un droit à l’identité culturelle puisant ses racines dans une valeur fondamentale, soit les droits de l’homme ; que ce droit à l’identité culturelle fait partie des droits extrapatrimoniaux que le droit français qualifie de droits de la personnalité ; que le fait que ces droits aient du mal à être reconnus en France s’explique par une approche irrationnelle de la question des identités, à base de peur du « communautarisme » ou de relativisme culturel ; et que c’est en s’affranchissant de ces peurs injustifiées que le droit français parviendra à faire des droits culturels une réalité concrète bénéficiant à tous.




[1] Les considérations sur Marivaux qui suivent sont tirées d’un article de Pierre Cabrol publié dans la bibliothèque des Classiques des sciences sociales, article librement téléchargeable sur le site de celle-ci : Cabrol P., 2022, Heurs et malheurs du legs de Marivaux ; Bibliothèque numérique des Classiques des sciences sociales, août 2022, 16 pp.

[2] Dont les plus connues sont Le jeu de l’amour et du hasard de 1730 et Les fausses confidences de 1737.

[3] Ainsi que les comédies sociales de l’auteur qui furent encore plus mal accueillies à leurs débuts : L’île des esclaves, La nouvelle colonie ou La ligue des femmes, etc.

[4] Après Molière, Racine, Pierre Corneille et Musset.

[5] Dans la mesure notamment où les textes censés justifier ces demandes sont dépourvus de toute valeur juridique contraignante.

[6] À l’origine quelque peu incertaine mais indubitablement ancienne. Cet adage est fréquemment rapporté à un fabliau du Moyen-âge contant la triste histoire d’un ivrogne ayant juré de ne jamais boire d’eau, mais s’étant involontairement parjuré en se noyant dans le bassin d’une fontaine. L’historiette est incontestablement ancienne car le poète italien du quinzième siècle, L’Arioste, la raconte à sa façon. Une anecdote du siècle suivant évoque, pour sa part, un courtisan du Roi François I qui, s’étant moqué d’un charlatan italien nommé Fontani vendant une eau censée être une panacée, se retrouva finalement contraint de boire un grand verre du soit disant remède. Le récit change, probablement parce qu’il s’adapte à l’air du temps, mais le fond demeure le même, à savoir qu’il ne faut pas affirmer que l’on ne fera jamais quelque chose, car les circonstances peuvent toujours nous amener à changer d’avis.

[7] Ce qui est acquis pour la dignité humaine et objet de débat pour les droits de l’homme.

[8] Un point est toutefois clair au vu de la richesse des débats. Loin d’être un effet de mode, l’émergence de la notion de droits culturels est probablement la marque d’une évolution qui va amener à repenser en profondeur, dans les années à venir, la prise en considération des questions culturelles par le droit, ce en réponse à la montée en puissance de la reconnaissance des identités culturelles.

[9] Ainsi que par la mise en place de règles et d’institutions internationales visant à assurer le respect des droits de l’homme.

[10] Sans préjudice d’une évolution nécessaire des règles de la propriété littéraire et artistique.

[11] « Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme ».

[12] « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

[13] En déclarant que : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme », avant d’ajouter que : « Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ».

[14] Réunis ici sous l’appellation de « la liberté ».

[15] Soit « la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».

[16] En usant de l’expression « droits de l’homme », les révolutionnaires entendaient donc faire de ceux-ci une méta-catégorie incluant les libertés et les (principaux) droits subjectifs, effort de classement intéressant du point de vue de la clarification de la notion, mais qui ne peut en aucun cas suffire à justifier la reconnaissance de droits jusque-là méconnus, tels que les droits culturels.

[17] En laissant de côté la discussion relative au fait de savoir s’il s’agit de reconnaître l’existence d’un droit jusque-là méconnu, ou de prendre acte d’une création pure et simple.

[18] En tant qu’amélioration des conditions d’existence des individus au premier degré, mais aussi, au second degré, au sens d’une vie tournée vers le bien, soit la progression dans le « chemin droit » qui mène à l’accomplissement individuel.

[19] L’absence d’unanimité pouvant donner lieu à des accusations d’impérialisme.

[20] « Il faut un mot pour dire, à la suite de Spinoza (qui désigne son œuvre maîtresse par le terme d’Ethique), le parcours entier d’une vie humaine depuis son effort le plus élémentaire pour persévérer dans l’être jusqu’à l’accomplissement de celui-ci dans ce qu’on peut appeler, selon les convictions des uns et des autres, désir, satisfaction, contentement, bonheur, béatitude. Pour ma part, j’ai emprunté à Aristote l’expression moins marquée de « souhait de la vie bonne » pour désigner ce niveau profond de la vie morale » ; Ricœur P., Morale, éthique et politique, Pouvoirs, n°65, avril 1993, pp. 5-17, p. 5.

[21] Au sommet, se trouveraient des valeurs fondamentales universelles, c’est-à-dire des valeurs partagées par l’humanité, donc par l’ensemble des sociétés humaines. En dessous prendraient place des valeurs fondamentales propres à une ou plusieurs sociétés humaines, ce qui supposerait que chaque société puisse avoir ses propres valeurs fondamentales. Enfin, pour certains auteurs, à la base de la pyramide se trouveraient des valeurs instrumentales destinées à favoriser la mise en œuvre des valeurs fondamentales. Pour les auteurs partisans de l’existence de valeurs instrumentales, le développement durable, par exemple, pourrait être une valeur instrumentale facilitant la préservation de l’environnement, à supposer d’admettre, bien évidemment, que celle-ci soit considérée comme une valeur fondamentale, ce qui n’est malheureusement pas le cas à ce jour, malgré l’urgence climatique.

[22] Confronté au constat de l’impossibilité de parvenir à éradiquer la guerre, au moins dans l’immédiat, l’humanité a tenté de mettre en place des normes juridiques universelles destinées à encadrer les atteintes à la vie humaine dans le cadre de conflits armés entre Etats, soit ce que l’on appelait autrefois les lois de la guerre, normes qui ont progressivement été absorbées par l’émergence d’un nouveau droit à emprise plus large, le droit international humanitaire. Ce droit tend à dépasser la logique martiale à la base du droit de la guerre en mettant l’accent sur la protection des personnes en difficulté du fait de conflits armés, mais aussi de catastrophes humanitaires d’origine naturelle ou autre, etc.

[23] Avec toutes les réserves possibles liées à ses imperfections et aux déviances dont sa mise en œuvre peut faire l’objet. C’est ce dont témoigne, par exemple, les extraits suivants d’un discours prononcé par Winston Churchill le 11 novembre 1947 à la Chambre des Communes pour protester contre la conception que se faisait de la démocratie le ministre ayant parlé avant lui (son parti ayant été battu aux élections législatives de juillet 1945, il s’exprimait en tant qu’opposant) : « Comment l’honorable gentleman conçoit-il la démocratie ? Laissez-moi la lui expliquer, M. le président, ou au moins certains de ses éléments les plus basiques. La démocratie n’est pas un lieu où on obtient un mandat déterminé sur des promesses, puis où on en fait ce qu’on veut. Nous estimons qu’il devrait y avoir une relation constante entre les dirigeants et le peuple. « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » : voilà qui reste la définition souveraine de la démocratie. … Démocratie, dois-je expliquer au ministre, ne signifie pas « Nous avons notre majorité, peu importe comment, et nous avons notre bail pour cinq ans, qu’allons-nous donc en faire ? ». … Ce n’est pas le Parlement qui doit régner ; c’est le peuple qui doit régner à travers le Parlement. … Il existe le sentiment, largement partagé dans notre pays, que le peuple doit être souverain, souverain de façon continue, et que l’opinion publique, exprimée par tous les moyens constitutionnels, devrait façonner, guider et contrôler les actions de ministres qui en sont les serviteurs et non les maîtres » ; Winston Churchill, Discours à la Chambre des Communes du 11 novembre 1947.

[24] Cabrol P., 2010, La judiciarisation de la dignité humaine, Politéia, n° 17, 589-598 ; Silva J. et Cabrol P., 2022, L’accession de la dignité humaine au rang de valeur juridique universelle : une réponse au nazisme ; Bibliothèque numérique des Classiques des sciences sociales, octobre 2022 (librement téléchargeable en ligne - une première version plus courte de cet article était parue en 2017 dans les « Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Martre », Politéia, n° 27, 2017, 167-187).

[25] également convoquée au soutien de la création des droits culturels.

[26] Soit la conscience de leur altérité, qui était jusque-là considérée comme relevant du domaine de la personnalité.

[27] Cabrol P., 2010, La judiciarisation de la dignité humaine ; précité.

[28] Le traumatisme causé par la Shoah s’est révélé d’autant plus important que l’horreur de la situation, si elle était connue dès 1942 des dirigeants alliés, n’est apparue dans toute son étendue aux populations du camp des vainqueurs qu’une fois la guerre terminée.

[29] La reconnaissance de l’existence d’une valeur universelle fondamentale étant, in fine, une question politique et non juridique. Le droit en tire des conséquences, mais la décision est d’ordre politique.

[30] Silva J. et Cabrol P., 2022 L’accession de la dignité humaine au rang de valeur juridique universelle : une réponse au nazisme ; précité.

[31] L’article 16-1-1 du Code civil dispose, dans son premier alinéa, que « le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort », et, dans son second alinéa, que « les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence ».

[32] Ce texte s’inscrit de surcroît dans une évolution contemporaine de l’appréhension des restes humains. Cf. Cabrol P. et Dubois M., 2017, Vers une appréhension mémorielle du cadavre humain en droit français ? ; Bibliothèque numérique des Classiques des sciences sociales, avril 2017, 10 pages (librement téléchargeable en ligne).

[33] Les articles 16 du Code civil et L 2211-1 du Code de la santé publique disposent que : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie ».

[34] Article 16-1-1 du Code civil précité pour la protection des restes humains.

[35] Le fait que les mineurs soient protégés contre des messages y portant « gravement atteinte » en témoigne. L’article 227-24 du Code pénal érige ainsi en délit « le fait, soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ».

[36] La lecture du premier alinéa de l’article 16-1 du Code civil le prouve, au travers d’une référence au respect qui n’est autre qu’une déclinaison de la dignité humaine dans son aspect individuel : « Chacun a droit au respect de son corps ».

[37] L’article L 622-5 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile aggrave les peines prévues par l’article L 622-1 du même code lorsque les infractions considérées « ont pour effet de soumettre les étrangers à des conditions de vie, de transport, de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité de la personne humaine », c’est-à-dire avec la dimension collective de la dignité humaine.

[38] Le recours à la décence par les juges demeure peu fréquent, ceux-ci entendant probablement se garder de l’accusation de porter un jugement moral sur les comportements humains, la jurisprudence ancienne s’y étant parfois laissé aller. Le tribunal de grande instance de Paris avait ainsi par exemple déclaré en 1969 « manifestement immorale » une clause d’un contrat tendant à obtenir d’une mineure devant poser nue dans un film que, après s’être fait tatouer une partie intime du corps devant la caméra, celle-ci accepte qu’un chirurgien prélève la partie de peau tatoué et que l’élément de corps humain en question soit considéré comme la propriété du producteur du film, avec possibilité pour celui-ci de le revendre, notamment à des fin promotionnelles ; cf. TGI de Paris, 3 juin 1969, G.P., 1969, 2, 57 ; D., 1970, 136 ; Revue de Sciences Criminelles, 1969, obs. G. Levasseur, 875.

[39] En interdisant, par exemple, la campagne publicitaire de la marque Benetton montrant des parties de corps humain portant des marques de boucherie indiquant « HIV POSITIVE » ; cf. TGI Paris, 1er février 1995, D., 1995, J, note B. Edelman, 569-572.

[40] En permettant, par exemple, à un maire d’interdire, contre la volonté de l’intéressé et son intérêt économique, un spectacle de « lancer de nain », la validité dudit arrêté municipal ayant été confirmée en 1995 par le Conseil d’État. Cf. CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Revue du Droit Public, 1996, note M. Gros, pp. 536-549 ; et note J.‑Ch. Froment, p. 549-564 ; pp. 564-568 pour la décision.

[41] La convention des Nations unies de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui va, sur ce point, jusqu’à user, dans son préambule, d’une référence morale explicite au « mal » : « La prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine » ; convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, esclavage, travail forcé, trafic de personnes, exploitation de prostitution d’autrui, approuvée le 2 décembre 1949, entrée en vigueur le 25 juillet 1951.

[42] Le préambule de la Charte affirme ainsi la « résolution » des « peuples des Nations Unies » « à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme », préambule de la Charte des Nations unies, 26 juin 1945. Ce choix d’un vocabulaire mystique se retrouve, à la même époque, sur le terrain de l’affirmation des droits, par le recours au « sacré », référence quelque peu surprenante pour une république se réclamant de la laïcité. Il s’y exprime dans le préambule de la Constitution française de 1946, qui renvoie notamment aux « droits inaliénables et sacrés » de « tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance » ; préambule de la Constitution de la République française, 27 octobre 1946.

[43] Le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 énonce que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » ; préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 10 décembre 1948.

[44] C’est ce qui nous avait fait écrire en 2009, avec Marina Brige à propos de la restitution de la tête maorie du musée de Rouen à la Nouvelle-Zélande, qu’« il n’est pas surprenant que la révélation de l’horreur de la Shoah ait, dans l’immédiat, suscité des réponses morales en termes d’affirmation de valeurs. Sous l’emprise première du choc causé par la découverte d’un tel fait, tout individu sensible, qu’il soit ému par le sort des victimes ou révulsé par le comportement des bourreaux, ne peut qu’avoir instinctivement tendance à tenter irrationnellement de dénier toute humanité à ces derniers. Ce rejet instinctif passe ordinairement par l’emploi du qualificatif de « monstre », voire par une schématisation du monde en un camp dit du bien et un camp dit du mal entre lesquels n’existerait aucune passerelle. Mais force est de constater, malgré sa prégnance dans la société occidentale, l’inanité de cette vision manichéenne, comme d’ailleurs de son opposée, l’humanité qui nous relie aux victimes nous liant tout autant aux bourreaux » ; Brige M., Cabrol P. et Silva J., 2009, La restitution de la tête maorie du musée de Rouen à la Nouvelle-Zélande : une question politique, juridique et scientifique, Politéia, n° 15, 2009, pp. 14-70.

[45] « NOUS, PEUPLES DES NATIONS UNIES RÉSOLUS,

- à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances,

- à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,

- à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,

- à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ».

[46] Alinéa 1 du préambule de la Charte des Nations Unies de 1945.

[47] Alinéa 3 du préambule de la Charte des Nations Unies de 1945.

[48] Alinéa 4 du préambule de la Charte des Nations Unies de 1945.

[49] Id.

[50] Revendication que nul n’a jusqu’ici cherché, à notre connaissance, à ériger en valeur fondamentale universelle comme la dignité humaine et les droits fondamentaux de l’homme avec lesquels elle voisine dans le texte, ce qui témoigne sans doute du poids invisible de siècles d’appartenance à des sociétés occidentales de type patriarcal ; alinéa 2 du préambule de la Charte des Nations Unies de 1945.

[51] Alinéa 2 du préambule de la Charte des Nations Unies de 1945.

[52] Id.

[53] Id.

[54] À moins que celle-ci n’ait été consacrée en tant que valeur universelle fondamentale par les révolutionnaires de 1789 ?

[55] « Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d'ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion » ; alinéa 3 de l’article 1 de la Charte des Nations Unies.

[56] Ce manque de précision fait que la Charte des Nations Unies de 1945 ne peut être considéré comme la source des droits culturels. Elle en contient seulement l’idée en germe.

[57] « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » ; alinéa 1 du préambule de la Constitution de la République française de 1946.

[58] « L’assemblée générale proclame la présente Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des Etats membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction », dernier paragraphe du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

[59] Paragraphes 1 à 3 du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « - Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ; - Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme ; - Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression ».

[60] Droit à la vie, à la liberté et à la sureté de sa personne (article 3) ; droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique (article 6) ; droit à une égale protection de la loi (article 7) ; droit à une protection égale contre les discriminations (article 7) ; droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi (article 8) ; droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial (article 10) ; doit à la protection de la loi contre des immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, et contre des atteintes à son honneur et à sa réputation (article 12) ; droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat  (article 13) ; droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays (article 13) ; droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays (article 14 ) ; droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays  directement ou indirectement (article 21) ; droit d’accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions publiques de son pays (article 21) ; droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet (article 28).

[61] Droit à la vie, à la liberté et à la sureté de sa personne (article 3) ; droit à une nationalité (article 15) ; droit de ne pas être privé arbitrairement de sa nationalité ou du droit de changer de nationalité (article 15) ; droit de se marier et de fonder une famille (article 16) ; droit à la protection de la famille (article 16) ; droit à la propriété (article 17) ; droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (article 18) ; droit à la liberté d’opinion et d’expression (article 19) ; droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques (article 20).

[62] Droit au travail (article 23) ; droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats (article 23) ; droit au repos et aux loisirs (article 24).

[63] Droit à la sécurité sociale (article 22) ; droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille (article 25. 1) ; droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse et plus généralement de perte involontaire de ses moyens de subsistance (article 25. 1) ; droit à une aide et à une assistance particulières pour les enfants et les femmes enceintes (article 25. 2) ; droit à l’éducation (article 26. 1) ; droit pour les parents de choisir par priorité le genre d’éducation à donner à leurs enfants (article 26).

[64] Ou du moins les principaux d’entre eux.

[65] Le premier alinéa de l’article 27 de la Déclaration dispose que : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ».

[66] Le second alinéa de l’article 27 de la Déclaration dispose que : « Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur ».

[67] Cette vision classique reconnait des droits culturels à toute personne et y surajoute la possibilité de bénéficier de droits supplémentaires du fait d’une activité de création artistique ayant produit un résultat concret. Il est possible d’envisager de manière différente la question de la reconnaissance matérielle à accorder aux créateurs d’œuvres d’art, soit en leur octroyant un statut générant des droits. Cela revient à mettre la personne qui créé au centre du système, en lieu et place du produit de son activité créatrice. Cf. articles à venir aux Classiques des sciences sociales sur la question du statut de l’artiste plasticien par Pierre Cabrol et Marine Crubilé.

[68] La reconnaissance de l’existence d’une valeur universelle fondamentale est, à la base, affaire de regard politique et ce regard peut se focaliser sur un aspect de la notion, soit l’unicité de chaque personne dans le cas de la dignité humaine, ou, au contraire, tenter de l’appréhender dans sa globalité, comme c’est le cas avec les droits de l’homme. Cette plasticité s’explique par le fait que le regard met en jeu, au-delà de la notion examinée, la subjectivité de celui qui le porte.

[69] Article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Elle (toute personne) est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays ».

[70] Alinéa 2 de l’article 26 de la Déclaration : « L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix ».

[71] Cf. article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, précité.

[72] Conférence des ministres alliés de l’Education.

[73] Du 1 au 16 novembre 1945.

[74] « Les gouvernements des États parties à la présente Convention, au nom de leurs peuples, déclarent : Que, les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix » ; premier et second paragraphe du préambule de la Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, version française du texte.

[75] Le préambule de la Charte des Nations-Unies de 1945 visait pour sa part « l’égalité de droit des hommes et des femmes », ce qui est une notion bien moins étendue.

[76] « … Que l’incompréhension mutuelle des peuples a toujours été, au cours de l’histoire, à l’origine de la suspicion et de la méfiance entre nations, par où leurs désaccords ont trop souvent dégénéré en guerre ; Que la grande et terrible guerre qui vient de finir a été rendue possible par le reniement de l’idéal démocratique de dignité, d’égalité et de respect de la personne humaine et par la volonté de lui substituer, en exploitant l’ignorance et le préjugé, le dogme de l’inégalité des races et des hommes » ; troisième et quatrième paragraphe du préambule de la Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, version française du texte.

[77] Notamment comme sous-entendant, par sa référence générale à l’ignorance et au préjugé, que la responsabilité de la Shoah pourrait ne pas reposer sur les seules épaules des nazis, les peuples en ayant leur part, ce qui est, bien évidemment, discutable.

[78] «  … Que, la dignité de l’homme exigeant la diffusion de la culture et l’éducation de tous en vue de la justice, de la liberté et de la paix, il y a là, pour toutes les nations, des devoirs sacrés à remplir dans un esprit de mutuelle assistance » ; cinquième paragraphe du préambule de la Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, version française du texte. Le fait que le paragraphe se conclue par une note mystique, en évoquant des « devoirs sacrés » des nations, confirme le caractère irrationnel de la foi en l’éducation de ses auteurs (ou leurs difficultés à justifier rationnellement leurs affirmations).

[79] Le texte indique également que l’UNESCO concentrera ses efforts sur l’éducation, notamment populaire, la libre circulation des idées, la diffusion du savoir et des idées et « la conservation et protection du patrimoine universel de livres, d’œuvres d’art et d’autres monuments d’intérêt historique ou scientifique » ; Article premier, c, de la Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, version française du texte.

[80] « L’Organisation se propose de contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant, par l’éducation, la science et la culture, la collaboration entre nations, afin d’assurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion, que la Charte des Nations Unies reconnaît à tous les peuples » ; article premier, 1er, de la Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, version française du texte.

[81] Dont le génocide Khmer, le génocide du Rwanda, le génocide de Srebrenica, etc.

[82] Décision 104 EX/3.3 de 1978 du Conseil exécutif de l’UNESCO.

[83] Entre 1978 et octobre 2021, elle a abouti au dépôt de 615 demandes dans des domaines variés, tels que des emprisonnements, des interdictions de sortir d’un territoire ou d’y pénétrer, des pertes d’emploi, des interdictions de publication, des refus d’octroi de passeports ou de bourses, des refus de délivrance de diplômes ou d’autorisation de s’inscrire dans une formation, des menaces, des discriminations, etc. Un grand nombre de ces procédures ont été couronnées de succès. Ces succès demeurent toutefois limités à des atteintes individuelles aux droits de l’homme et circonscrits aux territoires et agissements des Etats membres des Nations Unies.

[84] De ce primat matérialiste donné à la chose sur l’humain témoigne, par exemple, le fait que la loi française n°57-298 sur la propriété littéraire et artistique ait choisi de subordonner l’apparition des droits d’auteurs à la matérialisation de l’œuvre. Cf. articles à venir de Marine Crubilé et Pierre Cabrol sur la question du statut des plasticiens.

[85] L’éclectisme actuel des choix de l’Unesco se manifeste, par exemple, au travers du classement sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, en novembre 2022, de la baguette de pain française, du Raï algérien et de la Harissa tunisienne entre autres choses.

[86] Représentant de l’Indonésie à l’Unesco, nommé sous-directeur de l’institution en 1976.

[87] Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, comité intergouvernemental pour la promotion du retour des biens culturels à leurs pays d’origine ou de leur restitution en cas d’appropriation illégale, troisième session, rapport final : document Unesco CLT-83/conf. 216/8, 10 novembre 1983, pp. 5 et 6.

[88] Federico Mayor, Les 50 ans de l’Unesco, propos recueillis par monsieur Philip Jodidio, Con. Arts, n° 522, novembre 1995, pp. 56 à 59, p. 59.

[89] Avant d’ajouter, « Ancrer la culture au cœur des politiques de développement est le seul moyen de réaliser un développement centré sur l’humain, inclusif et équitable » ; La culture au cœur des ODD, Jyoti Hosagrahar, Courrier de l’Unesco, avril-juin 2017.

[90] Sur l’ancienneté et la dimension économique de cette instrumentalisation, voir, par exemple, BOUAMAMA Saïd, 2020, « Communautarisme : « un spectre hante la France » », dans : Omar Slaouti éd., Racismes de France. Paris, La Découverte, « Cahiers libres », p. 249-262.

[91] D’où la tentation pour celles-ci d’user de la violence faute de pouvoir convaincre.

[92] De « cum » soit ensemble et « munus » soit problèmes.

[93] Du point de vue de l’atavisme, la communauté humaine évoque « l’esprit de troupeau », l’instinct grégaire qui pousse les personnes à se rapprocher les unes des autres, à la fois pour se rassurer par la présence de ses semblables et pour se défendre contre les dangers du monde extérieur.

[94] Après avoir appris de Copernic que la terre n’était pas le centre de l’univers ; après avoir compris avec Darwin  et d’autres que l’homme ne représentait pas l’aboutissement de l’évolution ; après avoir découvert avec Freud l’importance de l’inconscient dans les agissements humains et notamment dans le processus de création artistique ; après avoir réalisé avec Derrida et d’autres qu’il paraît bien difficile, si ce n’est impossible, de caractériser l’existence d’un propre de l’homme, il lui faudrait admettre, en cas de découverte d’une civilisation extra-terrestre, qu’existent dans l’univers d’autres races intelligentes, ce qui, tout à la fois, impliquerait de repenser l’altérité en s’affranchissant de la question de la singularité, et pourrait susciter la peur d’une confrontation avec d’autres êtres pensants se comportant d’une manière aussi agressive que l’humanité vis-à-vis de son environnement.

[95] « C’est le mode de vie d’une partie de la population occidentale qui est en train de dévaster la planète… Notre vision relève à mon avis d’une double aliénation. Une première folie est liée à la négation de l’altérité : les autres vivants sont en effet considérés uniquement comme des ressources, tout ce qui n’est pas humain est une ressource : un arbre est une ressource, un poisson est une ressource, le pétrole est une ressource… Et, au-delà de cela, il y a une folie de nature logique car quand bien même on se ficherait des lions ou des oiseaux, tout cela est en fait suicidaire parce que les conditions de stabilité de la planète sont aussi en train d’être mises à mal. Nous allons nous-mêmes en pâtir gravement… L’Homme s’est construit sur des mythes de domination et de prédation, c’est peut-être également là-dessus qu’il faut travailler » ; BARRAUAurélien, « Il faut absolument être alarmiste », entretien accordé à Mehdi Benmakhlouf, National Géographic publication, juin 2020.

[96] Dans les pays mêmes qui sont parmi les principaux responsables du désastre.

[97] Par exemple du fait qu’il vient de s’installer dans un pays nouveau ou il ne connait quasiment personne et dont il ne maîtrise pas les codes de conduite à employer dans la vie de tous les jours.

[98] C’est ici que l’éducation prônée par l’UNESCO pourrait prendre tout son sens en levant les risques d’équivoque dans l’interprétation des comportements et en dissipant les peurs par l’acquisition de connaissances.

[99] Si l’espérance de vie ne va guère au-delà de vingt-cinq à trente ans au paléolithique, cela s’explique notamment par une forte mortalité infantile et cela n’exclut pas que des individus puisse dépasser l’âge de soixante ans, la longévité ne devant pas être confondue avec l’espérance de vie.

[100] Maurice Bariéty et Charles Coury, Histoire de la médecine, Paris, Fayard, 1963, p. 25-26.

[101] C’est l’hypothèse déjà ancienne (début du vingtième siècle) de la pensée médicale magique, qui découle d’une analogie, toujours discutable, avec des peuples contemporains dit « primitifs ». Cette conception, qui suppose une confusion entre maladie et Mal, est aujourd’hui controversée.

[102] Concept théorisé en 1971 par le biologiste américain Robert Trivers, l’altruisme réciproque repose sur l’idée que deux êtres vivants puissent tirer un bénéfice commun du fait que chacun d’entre eux propose à l’autre une aide à perte et sans condition.

[103] Formalisée en 1973 par John Maynard Smith et George R. Price, la théorie évolutive des jeux est une application de la théorie des jeux à l’étude de l’évolution des populations. Elle a contribuée à concilier le constat de l’existence de comportements altruistes avec la théorie de l’évolution de Darwin.

[104] Le fait de renoncer à croire en l’existence de valeurs conduit à penser que la fin justifie les moyens et à vouloir asservir les autres au prisme de l’étroiture de sa vision du monde.

[105] « Depuis toujours, ou pour être plus précis depuis Platon jusqu’à Voltaire, la diversité humaine avait comparu devant le tribunal des valeurs ; Herder (note des auteurs : philosophe allemand inventeur dans son livre, publié en 1774, Une autre philosophie de l’histoire, du concept de volksgeist, qui renvoie à la notion de génie national) vint et fit condamner par le tribunal de la diversité toutes les valeurs universelles » ; Finkielkraut Alain, La défaite de la pensée, Gallimard, collection Folio essais, 1987, 186 pages, page 20.

[106] Benda Julien, La trahison des clercs, Les cahiers verts, Grasset, Paris, 1927, 334 pages. « Cette transmutation de la culture en ma culture est pour Benda la marque de l’âge moderne, sa contribution irremplaçable et fatidique à l’histoire morale de l’humanité. La culture : le domaine où se déroule l’activité spirituelle et créatrice de l’homme. Ma culture : l’esprit du peuple auquel j’appartiens et qui imprègne à la fois ma pensée la plus haute et les gestes les plus simples de mon existence quotidienne » ; Finkielkraut Alain, 1987, La défaite de la pensée, page 16.

[107] Finkielkraut Alain, 1987, La défaite de la pensée, précité.

[108] Id, page 11.

[109] « De peur de faire violence aux immigrés, on les confond avec la livrée que leur a taillée l’histoire. Pour leur permettre de vivre comme cela leur convient, on se refuse à les protéger contre les méfaits ou les abus éventuels de la tradition dont ils relèvent. Afin d’atténuer la brutalité du déracinement, on les remet, pieds et poings liés, à la discrétion de leur communauté, et l’on en arrive ainsi à limiter aux hommes d’Occident la sphère d’application des droits de l’homme, tout en croyant élargir ces droits, jusqu’à y insérer la faculté laissée à chacun de vivre dans sa culture. Né du combat pour l’émancipation des peuples, le relativisme débouche sur l’éloge de la servitude ». Id, page 145.

[110] Ainsi, par exemple, en reprenant des citations réunies par Anne Chemin du quotidien Le Monde, de Nicolas Sarkozy déclarant que l’assimilation « doit être une condition à tout séjour de longue durée (sur le sol français) et à toute naturalisation » ; de Florian Philippot affirmant qu’il « va falloir reprendre le grand travail de l’assimilation républicaine » ; ou encore de Manuels Valls soutenant que la défaite du fondamentalisme musulman « passe par l’assimilation » ; Chemin Anne, Intégration ou assimilation, une histoire de nuances, site internet du journal Le Monde, 11 novembre 2016.

[111] Ce qu’a relevé, par exemple, d’Alain Finkielkraut : « L’esprit des Temps modernes européens, quant à lui, s’accommode très bien de l’existence de minorités nationales ou religieuses, à condition que celles-ci soient composées, sur le modèle de la nation, d’individus égaux et libres. Cette exigence entraîne le rejet dans l’illégalité de tous les usages – y compris ceux dont les racines plongent au plus profond de l’histoire – qui bafouent les droits élémentaires de la personne » ; Finkielkraut Alain, 1987, La défaite de la pensée, précité, page 146.

[112] « Deux identités culturelles (collectives) ne peuvent coexister sans s’interpénétrer, sans s’influencer mutuellement, et ce, même lorsque l’une d’entre elle prend le pas sur l’autre » et que « cette absorption, qu’elle qu’en soit la forme, ne s’opère jamais sans transformation, la culture en apparence colonisée, voire phagocytée dans des cas extrêmes, transmuant subtilement la culture dominante ou conquérante, et orientant ainsi l’évolution de celle-ci » ; Silva Joseane Lucia (2009), « L’anthropophagisme » dans l’identité culturelle brésilienne, préface de Pierre Cabrol, librement téléchargeable sur le site des Classiques des sciences sociales.

[113] Ce qu’a parfaitement décrit, par exemple, Amin Maalouf : « Lorsque on me demande ce que je suis « au fin fond de moi-même », cela suppose qu’il y a, « au fin fond » de chacun, une seule appartenance qui compte, sa « vérité profonde » en quelque sorte, son « essence », déterminée une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus ; comme si le reste, tout le reste - sa trajectoire d’homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie, en somme -, ne comptait pour rien. Et lorsqu’on incite nos contemporains à « affirmer leur identité » comme on le fait si souvent aujourd’hui, ce qu’on leur dit par là c’est qu’ils doivent retrouver au fond d’eux-mêmes, cette prétendue appartenance fondamentale, qui est souvent religieuse ou nationale ou raciale ou ethnique, et la brandir fièrement à la face des autres. Quiconque revendique une identité plus complexe se retrouve marginalisé » ; Maalouf Amin, Les identités meurtrières, Grasset, Le livre de poche, 1998, 189 pages, pages 8 et 9.

[114] Si l’idée de se garder de la démesure est déjà présente dans les œuvres des philosophes de l’Antiquité,  notamment chez Aristote, la formule « En toute chose, il faut savoir raison garder » est apparemment née au douzième siècle de notre ère, sous la plume de la poétesse Marie de France (1160/1210). Le siècle des Lumières l’a remise au goût du jour.

[115] Selon Julia De Funès, « Pour conserver le sentiment de soi sans tomber dans la gangue identitaire ni dans la fuite universelle, encore faut-il  ne pas gommer les différences, ni se subordonner à une communauté d’appartenance, mais conserver l’appartenance tout en la subordonnant » ; De Funès, Julia, Le siècle des égarés, essai, éditions de l’observatoire, 2023, 117 pages.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 25 février 2023 23:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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