RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

TRAVAIL ET COMMERCE.
Clauses sociales, responsabilité sociale et accords transnationaux d’entreprise
. (2013)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Dorval Brunelle, TRAVAIL ET COMMERCE. Clauses sociales, responsabilité sociale et accords transnationaux d’entreprise. Montréal: Les Éditions de l’Institut d’Études Internationales de Montréal, 2013, 224 pp. [L'auteur nous a accordé le 25 janvier 2016, conjointement avec la direction de l’Institut d’Études internationales de Montréal, l’autorisation de diffuser ce livre, en texte intégral et en libre accès, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[17]

TRAVAIL ET COMMERCE.

Clauses sociales, responsabilité sociale
et accords transnationaux d’entreprise.

Introduction

Dorval Brunelle

Les relations entre le capital et le travail ont, de tout temps, oscillé entre deux pôles, la coopération et la confrontation. Or ces alliances et mésalliances ont été à ce point instrumentalisées par un troisième acteur, l'État, que la relation entre le capital et le travail doit être envisagée comme un rapport à trois, plutôt qu'une simple relation à deux. La première explication que l'on donne pour justifier l'intervention systématique ou tant s'en faut de l'État dans la relation privée entre un employeur et son employé invoque l'importance des relations patronales-ouvrières au triple niveau économique, politique et social, importance qui légitime de fait et de droit, sinon l'intervention directe des pouvoirs publics, du moins leur surveillance constante de l'état de la relation en question. En deuxième analyse toutefois, il faut pouvoir aller au-delà d'une interprétation de nature essentiellement instrumentale ou fonctionnelle et, pour ce faire, assumer une posture théorique plus distante en posant la question du statut respectif des ordres privé et public au regard de la politique et du droit en tant que préalable à une interprétation fonctionnaliste des raisons d'agir des trois acteurs en présence. On constate alors trois choses : premièrement, que le statut du capital et du travail ne sont pas [18] les mêmes au regard de l'interface entre espace privé et espace public ; deuxièmement, que ces statuts induisent et entretiennent une profonde asymétrie juridique et politique entre le capital et le travail ; troisièmement et corollairement, que l'État, en tant que puissance tutélaire gardienne de l'ordre public et, à ce titre, responsable du maintien du clivage entre le privé et le public, est l'instance par l’entremise de laquelle cette asymétrie juridique peut être à la fois assumée et dépassée.

Au niveau historique, le rapport du travailleur à sa force de travail a été assimilé au rapport contractuel qui liait un propriétaire à son bien, tout comme l'a été le rapport du capitaliste à son capital sous forme de propriétés, créances, etc., avec le résultat que l'un et l'autre contrat relevaient du droit privé. D'ailleurs non seulement les droits et obligations des deux parties relevaient-ils du droit privé, mais leurs rapports et relations auraient dû normalement se confiner ou être confinées à l'espace privé, comme n'importe quelle autre relation privée et, de ce fait, être abritées des interventions publiques. Mais bien sûr, ce fut loin d'être le cas, essentiellement parce que la portée et l'étendue des droits et obligations du capitaliste, que ce soit en vertu d'autres lois — un Code commercial, par exemple, - ou en vertu des lettres patentes de l'entreprise, débordaient l'espace privé et le constituaient d'entrée de jeu comme un acteur central au sein de l'espace public. D'ailleurs, comme le souligne avec justesse Hannah Arendt, « la propriété possède apparemment certaines qualifications qui, tout en appartenant au domaine privé, ont toujours passé pour extrêmement importantes pour la cité politique » [1]. Symétriquement, il convient d'ajouter que les travailleurs organisés en syndicats ont pour leur part  [19] également cherché à accéder à l'espace public, mais ils ont été perçus et traités plus souvent qu'autrement, non pas en acteurs, mais plutôt en nuisances publiques. Quant au travailleur-propriétaire-de-sa-force-de-travail, contrairement au propriétaire ou au capitaliste agissant seul, il n'avait aucune prétention à faire valoir en tant que travailleur dans l'espace public, il n'y accédait qu'à titre de simple citoyen. D'où l'asymétrie juridique et politique évoquée plus tôt qui vient en quelque sorte confirmer et renforcer l'asymétrie économique qui prévalait au départ entre les deux.

Or, l'asymétrie en question s'est avérée à ce point intenable et indéfendable à la longue que les pouvoirs publics en sont venus à reconnaître l'existence des collectifs de travailleurs organisés en syndicats, non plus uniquement comme des nuisances, mais aussi comme des acteurs publics légitimes. À son tour, cette reconnaissance a eu deux conséquences importantes : la première, de constituer l'État en tant que partie prenante dans la relation patronale-ouvrière ; la seconde, de faire du droit du travail un droit hybride en ce sens que nous aurons désormais affaires à un droit qui ne sera ni totalement privé ni totalement public.

La négociation de ce genre de compromis dans sa double dimension juridique et politique occupera une bonne part de l'histoire des nations depuis la Révolution industrielle et elle trouvera son premier prolongement à l'échelle internationale, il y a près de cent ans, lorsque les négociateurs du Traité de Versailles de 1919 mettront sur pied le Bureau international du travail (BIT) — en vertu de la Partie XIII du Traité de Versailles — bureau qui sera incorporé à la Société des Nations. Pour souligner que la relation de travail était désormais une relation à trois, le BIT devait opérer sur la base du tripartisme, principe qui faisait droit à une représentation paritaire des travailleurs et des employeurs face aux gouvernements aussi bien au niveau des délibérations qu'au niveau de la prise de décision. Cette façon de procéder a été [20] réaffirmée dans la Déclaration de Philadelphie de 1944 et dans la Constitution de l’OIT, ce qui a permis d'assurer une collaboration institutionnelle originale entre l'organisation elle-même et les différents ministères du Travail, et d'ainsi faciliter la circulation et la diffusion des normes d'un niveau à l'autre, depuis l'arène internationale vers le niveau national. Cette collaboration institutionnelle a instauré une certaine harmonisation normative en ce sens qu'elle a su faciliter l'introduction dans le droit interne de normes adoptées au sein de l'OIT.

Mais, parce que la mise en pratique du tripartisme à l'échelle internationale était apparue nettement insuffisante, on a assisté tout au long de l'après Deuxième Guerre à sa transposition dans plusieurs contextes nationaux - voire régionaux dans le cas de l'Organisation des États américains (OEA) [2], de l'Union européenne (UE) [3], du MERCOSUR [4] et de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) [5] -, transposition en vertu de laquelle les [21] gouvernements, les entreprises et les organisations syndicales ont, avec plus ou moins de rigueur, de vigueur ou de bonheur, au gré des aléas des conjonctures politiques internes surtout, mis en pratique diverses formes de coopération de nature tripartiste. Ces pratiques de coopération ont pris différentes formes. Elles ont pu être appliquées au niveau de la poursuite d'objectifs macro-économiques (taux de croissance économique, chômage, inflation, productivité, répartition du revenu, etc.) ou encore autour de modes institutionnalisés de règlements de différends à l'intérieur de certains organismes paritaires comme, par exemple, les commissions d'assurance-chômage, ou les commissions de santé et de sécurité au travail, pour ne nommer que celles-là. Ces compromis, qu'ils aient été envisagés sous leur angle institutionnel en amont, ou à partir des résultats atteints en aval, ont reçu diverses appellations. On a parlé de « compromis fordiste » (Aglietta, 1976), de « compromis social fordiste » (Orléan, 1999 ; Boyer, 2004 ; Lipiez, 1983) de « régulation économique et sociale » (Bourque, 1999), ou de « société salariale » (Castel, 1995).

Or, au cours des deux dernières décennies, et tout particulièrement depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 1995, on a assisté à une nette marginalisation du tripartisme en parallèle aux deux niveaux international et national, encore que la pratique puisse survivre au niveau régional [6]. Au niveau national, cette remise en cause a pris la forme du démantèlement de certaines instances comme, par exemple, celle du Conseil économique du Canada, en 1993, tandis qu'au niveau international, on assiste plutôt à une mise à l'écart de l’OIT. Cette double évolution [22] est liée, entre autres choses, à l'effet conjugué de deux ensembles de facteurs : premièrement, à l’effondrement du bloc socialiste qui a conduit à l'affaiblissement du mouvement ouvrier organisé à l'échelle mondiale et à un regain de puissance des firmes multinationales, et deuxièmement, à la prégnance croissante d'une idéologie dite « néo-libérale » qui a porté et légitimé tout un ensemble de pratiques de libéralisation qui ont conduit à une reconfiguration majeure des relations entre États et marchés. Depuis lors, non seulement la reconnaissance des normes adoptées par l’OIT s'avère-t-elle de plus en plus difficile à assurer mais, pire encore, nombre d'États et de gouvernements semblent avoir renoncé à maintenir leurs engagements antérieurs dans le domaine du droit du travail au niveau interne, avec le résultat que l'on assiste à de nets reculs en la matière dans plusieurs cas. En ce sens, l'affaiblissement du consensus autour du droit du travail en tant que droit collectif au bénéfice des options de type contractuel et individualiste aux deux niveaux international et national est imputable au repositionnement des entreprises multinationales et des gouvernements qui ont tous deux, à compter des années quatre-vingt, mis en place dans leurs aires de juridiction respectives, des pratiques de libéralisation des marchés du travail.

C'est ainsi que les mondialisations, ou mieux, les globalisations des économies et des sociétés ont conduit à la remise en cause des compromis engagés entre acteurs économiques et sociaux au niveau national et à la marginalisation du tripartisme (Brunelle, 2003). Un des premiers résultats de cette reconfiguration économique et politique a été de faciliter, sinon d'accélérer la mobilité des facteurs de production — biens, services, investissements et main-d'oeuvre -, grâce au recours à des stratégies de délocalisation, de sous-traitance, ou d'impartition, stratégies dont l'objectif était d'accroitre l'efficacité des processus de production grâce à la rationalisation des chaînes d'approvisionnement elles-mêmes (Brunelle et al, 2004 ; [23] Dardot et Laval, 2009). Cette évolution a entraîné des remises en question majeures dans les politiques et les stratégies défendues par les trois acteurs économiques impliqués au départ dans le tripartisme, afin de redéfinir leurs relations réciproques pour les adapter à ce nouveau contexte, aussi bien au niveau international qu'au niveau national. Elle a aussi conduit à l'émergence de toute une panoplie de nouveaux acteurs sociaux organisés - les organisations de la société civile (OSC) - qui ont contesté l'empire et l'emprise exercés jusque-là par les trois intervenants historiques dans les affaires économiques. L'une dans l'autre, c'est-à-dire la remise en question des pratiques antérieures, d'un côté, la multiplication des intervenants sur le front du travail, de l'autre, expliquent la prolifération des initiatives et des innovations qui ont été avancées et proposées dans le domaine des relations patronales-ouvrières au cours des récentes années.

Cette mise en contexte permet de situer le cadre général des communications présentées à l'occasion du colloque organisé à l'instigation de l'Institut d'études internationales de Montréal (IEIM), en octobre 2012. Ce colloque avait pour objectif premier d'évaluer et, si possible, de faire interagir trois innovations dont les impacts sur le marché du travail et sur le rapport salarial font l'objet de nombreux débats à l'heure actuelle tant chez les analystes et les politiques, que chez les militants. Il s'agit, premièrement, des clauses sociales qui ont été incorporées par certains gouvernements du Nord à des accords de libre échange (ALE) négociés avec des pays en développement ; deuxièmement, des accords transnationaux d'entreprise (ATE) et des accords-cadres internationaux (ACI) négociés directement et privément entre entreprises et organisations de travailleurs ; et, troisièmement, de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), en général, et de la nouvelle norme ISO 26000 relative à la responsabilité sociale des entreprises, en particulier.

[24]

Chacune de ces innovations a une origine et une légitimité propres. La première, l'incorporation de clauses sociales à des ALE, fait suite à la négociation d'accords commerciaux entre des partenaires situés à des niveaux de développement fort différents et elle vise essentiellement à contrer l'éventualité que le partenaire le moins développé ne recoure au dumping social. Elle a fait l'objet au départ d'un accord portant le titre d'Accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail (ANACT) négocié en parallèle à l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) de 1994. A l'heure actuelle, la pratique consistant à inclure ce que l’on appelle désormais des « clauses sociales » dans les ALE a gagné une telle importance que près du tiers des accords commerciaux incorporent désormais des clauses semblables (Krassman, 2010 : 2). La deuxième innovation trouve son origine dans le précédent créé par le groupe alimentaire français Danone, en 1988. Depuis lors, près d'une centaine d'accords-cadres internationaux (ACI) ont été négociés entre des fédérations syndicales internationales (FSI) qui ont mis au point de nouveaux instruments reposant sur des négociations menées avec de grandes entreprises impliquées dans leur domaine d'activité respectif. Il s'agit d'une innovation qui, selon certains (Bourque, 2005), peut être envisagée comme une véritable négociation collective à l'échelle internationale. Enfin, la troisième innovation, celle qui relève de la responsabilité sociale au sens large, elle a connu plusieurs prolongements au cours des dernières années à la suite de l'initiative prise à l'Organisation internationale de normalisation concernant la norme ISO 26000, bien sûr, mais aussi à la suite de la prolifération des labels, classements et autres investissements responsables qui ont été devises et promus aussi bien à l'échelle internationale qu'à l'échelle nationale par plusieurs organisations de la société civile, voire par des fonds de pension et autres gestionnaires de capitaux.

Cela dit, il convient d'ajouter que ce classement en trois ensembles, pour simple qu'il apparaisse à première vue, [25] recouvre des initiatives fort différentes, pour ne pas dire très disparates. Mais, quoi qu'il en soit de cette complexité intra-catégorielle, il reste que nous sommes en présence de trois ensembles d'innovations appliquées à des niveaux différents, opérant à des échelles différentes, mettant en présence des cadres d'analyse et d'intervention différents, et, qui plus est, des innovations qui interpellent à chaque fois, sinon des acteurs différents, à tout le moins des acteurs qui agissent dans des capacités différentes. Dans le premier cas, celui des clauses sociales, les acteurs sont des gouvernements ; nous sommes donc en présence ici d'une négociation internationale qui a pour particularité de réaffirmer ou de confirmer des engagements souscrits auprès de l'OIT, d'un côté, ceux imposés par le droit interne du travail, de l'autre. Dans le second cas, celui des ATE et des ACI, nous avons affaires à deux acteurs qui s'entendent privément pour sanctionner un ensemble de normes établies, tandis que, dans le troisième cas, il s'agit de mesures qui sont prises soit de manière unilatérale par une entreprise, soit de manière plus formelle après entente entre une ou des entreprises et des partenaires économiques ou sociaux, qu'il s'agisse de syndicats ou d'OSC, d'associations professionnelles ou d'agences spécialisées. Mais quoi qu'il en soit, dans ce cas-ci également, nous avons bien affaires à des négociations privées, ce qui soulève immédiatement la question de savoir si ces initiatives n'occuperaient pas de plus en plus de place dans les négociations au niveau international par rapport aux négociations publiques.

Par ailleurs, pour valable et légitime que soit chacune de ces mesures et initiatives prise isolément, la question que le colloque entendait mettre sur la table était celle de savoir quels étaient les effets additionnés, conjugués, voire contradictoires de ces mesures et initiatives, non seulement pour chacun des trois acteurs impliqués (gouvernements, entreprises et syndicats), mais également pour la société dans son ensemble.

[26]

Il s'agissait donc de proposer des lectures transversales de ces innovations en engageant une double réflexion. La première, menée en amont, devait permettre de cerner les principaux déterminants et facteurs susceptibles d'expliquer, de valider et de légitimer le recours à ces mesures. La seconde, appliquée en aval, avait pour objectif de saisir les convergences et les divergences entre ces initiatives et programmes pour les partenaires impliqués directement dans les négociations, mais aussi pour ceux qui ne l'étaient qu'indirectement. Cette précision devait permettre de tenir compte des incidences des clauses sociales sur les organisations et groupes patronaux et syndicaux, voire les OSC, ici et ailleurs, peu importe que les deux premiers aient été impliqués ou pas dans les mécanismes de règlements des différends mis en place lors des négociations commerciales menées à l'instigation des gouvernements.

Pour atteindre ces objectifs, le colloque a cherché à faire dialoguer des chercheurs impliqués dans les domaines liés à ces trois innovations, d'une part, et des intervenants impliqués dans les trois domaines d'action correspondants, soit à titre de négociateurs, soit à titre de responsables de la mise en œuvre et du suivi, soit encore à titre de praticiens dans le règlement des différends, d'autre part.

Pour ce faire, les organisateurs s'étaient inspirés de la « Better Work Conference 2011 » organisée conjointement par l'Organisation internationale du Travail (OIT) et la Société financière internationale - mieux connue sous son nom et son acronyme anglais International Finance Corporation (IFC). « Better Work » était le résultat d'un partenariat lancé en 2007 entre une organisation de l’ONU et une Institution financière internationale (IFI) et la conférence était organisée sous l’égide de ces deux organisations. Cette conférence s'avérait donc importante dans la mesure où elle visait à faire le point concernant les progrès accomplis après quatre années d'existence du partenariat, mais elle était révélatrice [27] également des changements en cours dans les façons de penser et dans les façons de faire en mettant à contribution des praticiens et des spécialistes issus des milieux des affaires, des syndicats, des organisations internationales, des gouvernements et des universités.

Notons, au passage, qu'en conclusion de la « Better Work Conférence 2011 », un des intervenants avait insisté sur l'importance de lier entre elles la pratique et la recherche (« connect the dots between policy and research »), ce qui est précisément ce qu'a cherché à réaliser le colloque. La poursuite de ce double objectif devrait permettre de consolider les liens entre chercheurs universitaires engagés dans des domaines différents mais proches parents, d'un côté, de favoriser les interactions entre eux et les praticiens issus d'horizons divers, de l'autre, deux démarches indispensables pour qui entend promouvoir une véritable co-construction des savoirs basée sur un partage des expériences y compris en matière de résolution de conflits et de règlement des différends.

Ceci dit, le lecteur constatera, à la lecture des textes ici rassemblés, que nous devons — pour le moment et sans doute pour longtemps encore — faire notre deuil du tripartisme tel qu'il avait été compris par le passé et que, cela étant, les bases d'une reconstruction de relations patronales-ouvrières fiables et équilibrées sont pour le moins fragiles. En effet, la mise à l'écart du tripartisme ne laisse pas d'avoir des conséquences importantes sur l'interface entre les espaces public et privé, d'une part, sur celui entre les ordres international et national, de l'autre. Tout se passe alors comme si le retrait de l'État devait conduire à une réduction de l'espace public à l'avantage de l'espace privé au niveau interne, une évolution qui, à son tour, favoriserait une véritable supranationalisation des normes du travail aux dépens de l'internationalisation de ces normes que l'on avait cherché à établir par le passé. Cette évolution nous renvoie à la question [28] de savoir si ce double retrait de l’État ne nous conduirait pas vers l'instauration d'un ordre supranational privé en matière de relations patronales-ouvrières. En somme, devant le retrait de l'État au niveau interne et en l'absence d'une autorité internationale capable d'agir de manière conséquente, supranationalisation et privatisation apparaîtraient comme des alternatives auxquelles les partenaires souscriraient par défaut.

Explication du plan retenu

L'allocution de Jim Baker présente la vision d'un syndicaliste familier avec les organisations internationales vouées à la défense et à la promotion des droits des travailleurs et c'est à ce titre qu'il développe une critique du rôle indu imparti aux forces du marché à l'heure actuelle. Elle est suivie de trois textes qui présentent à la suite les accords transnationaux d'entreprise, la responsabilité sociale et les clauses sociales, trois textes qui, de surcroît, adoptent trois postures différentes vis-à-vis des innovations dont ils traitent. Pour Sid Soussi, les accords transnationaux participent d'une véritable privatisation du droit, tandis que Corinne Gendron inscrit sa propre réflexion « aux antipodes » des démarches critiques qui envisagent la responsabilité sociale sous l'angle d'une autorégulation qui viendrait se substituer à la régulation juridique traditionnelle, et que Michèle Rioux défend l'idée d'une émergence anarchique d'initiatives dans le domaine du travail à l'échelle internationale.

Des deux textes qui suivent, celui de Francisco Villanueva propose une étude comparée des clauses sociales fondée sur les accords de libre-échange négociés par le Canada avec les pays d'Amérique centrale et celui de Xavier St Denis compare les clauses sociales négociées respectivement par les États-Unis et l'Union européenne. Quant à la contribution de Dimitris Stevis et de Michael Fichter, elle cherche plutôt à comparer clauses sociales et responsabilité sociale, tandis que celle de D. Brunelle développe une approche critique des [29] clauses sociales fondée sur la distinction entre droit collectif et droit individuel du travail.

Le panel de clôture présente les interventions de trois praticiens qui avaient été appelés à réfléchir sur les trois innovations normatives placées en sous-titre du présent ouvrage et leurs incidences sur les relations patronales-ouvrières. Les bilans que les trois tirent sont nettement plus pondérés que plusieurs des interventions qui les ont précédés. Dalil Maschino, qui faisait partie du secrétariat de l'Accord de coopération dans le domaine du travail, à Dallas, estime que le droit du travail en Amérique du Nord a fait d'importants progrès depuis une vingtaine d'années. Pour sa part, Jacques Létourneau, président de la CSN, plaide pour une approche plus pragmatique et moins idéologique face aux innovations actuelles en matière de clauses sociales, d'ACI ou de RSE, tandis que Yves-Thomas Dorval, président du CPQ, souligne qu'il est dans l'intérêt du monde patronal d'avoir des relations de travail équilibrées et pacifiques, et que le milieu des affaires doit s'adapter face aux revendications en faveur d'une mondialisation plus juste.

Bibliographie

Aglietta, Michel. 1976. Régulation et crises du capitalisme, Paris, Calmann-Lévy.

Better Work Conférence 2011, « Workers, Businesses and Government : Understanding Labour Compliance in Global Supply Chains », 26-28 Octobre 2011, International Finance Corporation, Washington DC. En ligne : URL.

Bourque, Reynald. 2005. Les accords-cadres internationaux (ACI) et la négociation collective internationale à l'ère de la mondialisation. Genève : Institut international d'études sociales, 2005, Bureau international du travail, DP/161/2005.

[30]

Bourque, Gilles. 1999. Politique et modernisation industrielles : le modèle québécois de développement (de 1960 à aujourd'hui), Collection thèses et mémoires, CRISES, UQAM, Montréal.

Boyer, Robert. 2004. Théorie de la régulation, 1. Les fondamentaux, Paris, La Découverte.

Brunelle, Dorval. 2003. Dérive globale, Montréal, Éditions Boréal.

Brunelle, Dorval., Eisa Beaulieu et Philippe Minier. 2004. Le libre-échange, la libéralisation et l’emploi des femmes au Québec, Rapport de recherche, Observatoire des Amériques et Institut de recherches et d'études féministes, UQAM.

Castel, Robert. 1995. Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard.

Dardot Pierre et Christian Laval. 2009. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte.

Krassman, Hanna. 2010. « Social Standards and Human Rights Clauses in Trade Agreements - Window Dressing, Hidden Protectionism or Furthering the Cause ? », WTO public forum 2010, session 22, 17 septembre.

Lipietz, Alain. 1983. L'envol inflationniste, Paris, Maspero - La Découverte.

Orléan, André. 1999. Le pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob.



[1] H. Arendt, La condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, à la p. 70. L'original anglais est toutefois plus clair : « property apparently possesses certain qualifications which, though lying in the private realm, were always thought to be of utmost importance to the political body ». Voir The Human Condition, New York, Doubleday, 19S9, p. 56.

[2] L'OEA a été créée en 1948 ; elle a mis sur pied la Conférence inter-américaine des ministres du Travail (CIMT), mieux connue sous son acronyme anglais Inter-American Conférence of tlie Ministries of Labor (IACML), en 1963. La Conférence s'est dotée au départ de deux comités aviseurs (advisory bodies), le Trade Union Technical Advisory Council (COSATE) et le Business Technical Advisory Committee on Labor Matters (CEATAL). La 18e Rencontre, en novembre 2013, à Medellin en Colombie, marque le 50e anniversaire de la CIAMT. Il y est encore et toujours question de « dialogue social ». Voir : URL (consulté le 18 août 2013).

[3] La promotion d'un « dialogue social européen » compte parmi les objectifs centraux de LUE depuis ses tout débuts.

[4] Le MERCOSUR s'est fortement inspiré au départ du modèle européen, à quoi est venue s'ajouter l'influence des forums sociaux qui l'a conduit à convoquer des Sommets sociaux du MERCOSUR. Le plus récent s'est tenu à Montevideo, en Uruguay, en juillet 2013.

[5] L'OCDE s'est dotée de deux organismes aviseurs, respectivement la Commission syndicale consultative auprès de l'OCDE, mieux connue sous son acronyme anglais, Trade Union Advisory Committe (TUAC) et le Comité consultatif économique et industriel auprès de l'OCDE, ou Business and industry Advisory Committee (BIAC). « Les origines du TUAC remontent à 1948 avec la création d'un comité syndical consultatif dans le cadre du Programme pour la Reconstruction de l'Europe — le Plan Marshall. Lors de la constitution en 1962 de l'OCDE dans son format actuel d'organisation intergouvernementale pour les politiques publiques, le TUAC a poursuivi ses activités de représentation du monde syndical auprès de cette nouvelle entité ». Extrait du site : TUAC (consulté le 18 août 2013).

[6] Survivance qui pèse d'autant moins dans la balance que plusieurs de ces expériences de régionalisme ou d'intégration à l'échelle régionale (par exemple le MERCOSUR, l'UE) traversent des passes difficiles.



Retour au texte de l'auteur: Dorval Brunelle, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le mardi 23 février 2016 18:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref