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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

TRAVAIL ET COMMERCE.
Clauses sociales, responsabilité sociale et accords transnationaux d’entreprise
. (2013)
Allocution d'ouverture


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Dorval Brunelle, TRAVAIL ET COMMERCE. Clauses sociales, responsabilité sociale et accords transnationaux d’entreprise. Montréal: Les Éditions de l’Institut d’Études Internationales de Montréal, 2013, 224 pp. [L'auteur nous a accordé le 25 janvier 2016, conjointement avec la direction de l’Institut d’Études internationales de Montréal, l’autorisation de diffuser ce livre, en texte intégral et en libre accès, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[31]

TRAVAIL ET COMMERCE.

Clauses sociales, responsabilité sociale
et accords transnationaux d’entreprise.

Allocution d'ouverture

“Rendre le marché aux peuples
et à la démocratie.”

Jim Baker

Je crois que nous assistons à une évolution fondamentale qui affecte tous les aspects et toutes les dimensions de notre vie de tous les jours. Je réfère ici à tous ces programmes, projets et politiques de dérégulation des marchés qui ont été mis en branle au cours des trois dernières décennies, programmes, projets et politiques grâce auxquels les gouvernements se sont volontairement délestés d'à peu près tous les outils qu'ils avaient mis au point pour encadrer les marchés. De nos jours, on ne parle même plus de politiques industrielles ou de planification non-socialiste, voire même de planification indicative du genre de celle à laquelle s'adonne tout un chacun au jour le jour. Nous nous retrouvons ainsi dans cet univers étrange où les marchés sont déifiés. Et bien sûr, les dieux étant soutenus par la foi, les questions qui étaient auparavant débattues en public relèvent dorénavant de la profession de foi, une attitude qui bloque tout changement.

Pour quelqu'un qui, comme moi, a toujours envisagé le marché comme un instrument, ce comportement est décidément étrange. Soudainement, le marché devient plus [32] important que nous et il occupe désormais une place centrale, sinon dominante, dans notre système de valeurs. À toutes fins utiles, ce genre de comportement correspond ou équivaut à la déification d'une machine à laver ou d'un grille-pain, et j'avoue n'avoir jamais compris comment une telle dérive a pu s'imposer dans les esprits.

Mais le pire n'est même pas là sinon dans le fait que cette évolution a conduit à une érosion sans précédent de la démocratie. En effet, pour ne citer que ce seul exemple, les entraves imposées ou infligées à la négociation collective ne concernent pas seulement ou simplement les employés touchés, elles viennent contredire ou annuler une décision parfaitement légitime prise et assumée par un collectif de travailleurs.

Aujourd'hui, l'influence du secteur privé est telle que le secteur public ne peut même plus jouer le rôle égalisateur qu'il assumait par le passé, ce qui est, de nouveau, une autre façon de contrevenir à la démocratie entendue cette fois comme une démarche visant à réduire les écarts économiques, politiques et sociaux entre les citoyens d'un pays ou d'une communauté. Ce qui me rappelle l'invalidation du Glass-Steagall Act aux États-Unis à la fin des années quatre-vingt dix, durant le premier mandat de l'administration Clinton. Ce geste n'a même pas suscité de véritable débat sur la place publique à l'époque, sinon une parodie de débat, alors que la décision de permettre aux banques commerciales de se lancer dans des activités de courtage allait nous plonger dans une crise financière aux conséquences incalculables, en 2008. Nous sommes à l'heure actuelle confrontés à une situation où les décisions publiques sont désormais encadrées par le marché, un marché qui n'a ni visage, ni nom, qui ne peut être élu ou destitué, et dont le champ d'action ne cesse de s'étendre.

À mon avis, la manifestation la plus révélatrice de cette réalité c'est l'ascendant qu'exercent désormais les [33] agences de notation. Cet ascendant nous place devant un choix caricatural : qu'est-ce qui importe le plus pour le public : la volonté populaire ou la confiance des marchés et, en l'occurrence, la confiance des marchés financiers ? Or, il va de soi que la confiance des marchés financiers prime toute autre considération et surtout toute considération validée démocratiquement.

On l'a vu encore récemment dans la foulée de la crise économique de 2008. Alors que l'on avait assisté, dans un premier temps, à l'expression d'un consensus remarquable entre les gouvernements pour réagir à la crise et stimuler l'emploi, consensus qui a conduit à l'adoption de politiques qui ont permis d'éviter que la récession ne se mue en dépression, très tôt, dans un deuxième temps, sous l'impulsion des marchés financiers, tout cela a été abandonné et remplacé par le recours à des mesures d'austérité.

La question à poser devant ce constat me semble être : « l'acte de voter a-t-il une réelle valeur ? Passer à l'action vaut-il la peine si ce qui influence réellement ma vie quotidienne est hors de portée ? » Nous finissons donc par voter en fonction d'enjeux comme la peine de mort, l'avortement, l'emprisonnement, la possession d'armes à feu, des enjeux qui, malgré toutes leur importance, n'ont pas grand chose à voir avec le développement social et économique d'un pays qui, pendant ce temps, est confié à des intervenants sur lesquels nous n'avons plus aucune prise. En somme, le public n'a plus voix au chapitre, le marché se charge désormais de toutes les décisions importantes.

Et pourtant, nous n'en assistons pas moins à des manifestations et à des mouvements de masse importants dans des pays comme le Portugal, l'Espagne, la Grèce, ainsi que chez tous les peuples les plus durement touchés par la récession essentiellement parce que cette crise affecte des millions de gens ordinaires à travers le monde. Toutefois, à la [34] même époque, les élections sont financées à coup de contributions massives venues du secteur privé aux États-Unis et ailleurs. L'espace démocratique citoyen est vicié. Les niveaux de vie chutent. Les générations futures vivront moins bien que la génération actuelle. Cela ne devrait-il pas susciter la colère ? Les rues ne devraient-elles pas être envahies par des gens réclamant le changement ? On assiste à des mouvements marginaux, par exemple, en France, mais cela se manifeste par un vote en faveur de Marine Le Pen et du Front national plutôt que par les masses clamant : « Adoptons de réelles politiques sociales et économiques, contrôlons les marchés, faisons que les marchés travaillent pour nous plutôt que l'inverse ». Bien entendu, l'individualisation de la vie sociale constitue une autre conséquence néfaste de cette propension actuelle à dévaluer tout ce qui est public, ou collectif, ou social. Il s'agit là d'un autre front sur lequel la négociation collective est attaquée. Prenons l'exemple du taxi. Naguère, les 22 000 chauffeurs de taxis de New York étaient membres d'un syndicat appelé Cab Drivers Union. Aujourd'hui, ce sont tous des entrepreneurs indépendants. Dans la même veine, j'ai appris récemment qu'à la National Musician's Federation, des professeurs de musique sont engagés individuellement comme des travailleurs indépendants qui vont dans les écoles offrir leurs services.

Partout on assiste à l'effritement de la solidarité et au morcellement du bien-être collectif. Et quitte à paraître provocateur, je voudrais terminer ce bref exposé sur une note quelque peu cynique : si les systèmes d'éducation actuels, au lieu de former des êtres humains aptes à évoluer en démocratie et à contrôler leur destinée collective, s'emploient à former des facteurs de production ou des ressources humaines en ayant recours à des tests de performance ou à d'autres instruments qui écartent toute préoccupation de nature sociale ou collective, pourquoi ne pas tout simplement les privatiser ? Ont-ils encore quelque valeur publique et pour [35] le public ? Et d'ailleurs, l'ensemble des services publics eux-mêmes ont-ils encore quelque valeur ?

Ces questions nous permettent de prendre la mesure de l'ampleur et de la profondeur de la crise politique et sociale à laquelle nous sommes confrontés. Après trois longues décennies d'un travail de sape systématiquement mené par les défenseurs du privé et de l'individualisme sur le front politique, idéologique et culturel, nous sommes désormais immergés dans un état d'esprit délétère, avec le résultat que le travail de reconstruction auquel nous devons désormais nous attaquer est beaucoup plus ardu que tout ce que nous avions pu imaginer jusqu'à maintenant si nous voulons vraiment rendre le marché aux peuples et à la démocratie — comme le suggère le titre de mon exposé.

[36]



Retour au texte de l'auteur: Dorval Brunelle, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le mardi 23 février 2016 18:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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