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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Dorval Brunelle, “Une intégration nord-américaine destructrice d’emplois. LES ILLUSIONS DU LIBRE-ÉCHANGE AU QUÉBEC.” In Le Monde diplomatique, février 1999, no 2, p. 6. Paris.

[6]

Dorval Brunelle *

sociologue, professeur de sociologie, UQÀM

 “Une intégration nord-américaine
destructrice d’emplois.
LES ILLUSIONS DU LIBRE-ÉCHANGE
AU QUÉBEC
.”

In Le Monde diplomatique, février 1999, no 2, p. 6. Paris.

AVOCAT sans nuances des accords de libre-échange nord-américains, le gouvernement du Parti québécois (PQ) n’en a pas retiré les bénéfices escomptés, sans pour autant le reconnaître publiquement. Son projet souverainiste le conduit en effet à un exercice permanent d’équilibrisme : d’un côté, une adhésion résolue aux dogmes néolibéraux, tant dans sa politique économique que dans ses positions internationales - et ce pour se concilier l’appui de Washington en cas d’accès à l’indépendance ; de l’autre, une rhétorique social-démocrate afin de ne pas désespérer la base militante du PQ. Entre la pratique et le discours, l’écart peut-il se creuser indéfiniment ?

Mots-clés : •  États-Unis (affaires extérieures), •  Québec •  Commerce international •  Libéralisme

Dans une autre langue : •  Free trade illusions in Quebec  •  La ilusiones del librecambio en Quebec



L’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALE) est entré en vigueur le 1er janvier 1989, et l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), qui inclut le Mexique, le 1er janvier 1994. Les principales innovations de l’Alena par rapport à l’ALE se trouvent au chapitre 10 sur les marchés publics, qui s’applique aux « entités publiques des provinces et des États », ainsi qu’au chapitre 11 sur les investissements, en particulier pour ce qui est du rapatriement des profits et des bénéfices, des compensations en cas d’expropriation et du droit désormais reconnu à l’investisseur d’une des parties de recourir à la procédure de règlement des différends. Ces trois dernières dispositions avaient été incorporées dans l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et mis au rancart en octobre 1998 [1].

L’application des dispositions de la nouvelle génération des accords de libre-échange [2] incombe non seulement aux gouvernements des États et à ceux des provinces, mais également aux collectivités locales (articles 103 de l’ALE et 105 de l’Alena). L’extension aux entités infra-étatiques de l’obligation de traitement national [3] est en effet devenue un enjeu central des négociations commerciales. Aux États-Unis et au Canada, contrairement à ce qui se passe au Mexique, les traités et autres accords internationaux n’ont d’effet sur le droit interne que si une loi, ou un décret, en transpose le contenu. Par ailleurs, si le gouvernement central est le seul à disposer de la personnalité internationale pleine et entière, il n’a pas pour autant le pouvoir d’imposer aux provinces, dans les domaines relevant de leur compétence, les termes des ententes et accords qu’il a négociés. Il appartient à ces dernières d’adapter, ou non, leur cadre normatif à ces engagements internationaux.

Comme ces nouveaux accords couvrent de plus en plus de matières qui restent du ressort exclusif des provinces, et comme ces dernières n’ont aucune stratégie concertée, chaque gouvernement choisit de reprendre ou non à son compte les termes des accords relevant de sa compétence législative. D’où la complexité des mécanismes d’application des dispositions de l’Alena et, en particulier, de celle de ses deux accords parallèles : l’Accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail (Anact) et l’Accord de coopération dans le domaine de l’environnement (Anace). Au sein de la Fédération canadienne, le Québec fait, dans ce domaine, figure d’élève modèle : le libre-échangisme faisant l’unanimité au sein de ses principales formations politiques, l’Alena, l’Anact et l’Anace ont été rapidement transposés dans la législation de la province [4]. Et le gouvernement de M. Lucien Bouchard a été particulièrement actif dans la négociation d’un accord de libre-échange entre les provinces canadiennes elles-mêmes [5].

Les divergences entre provinces, par exemple entre l’Ontario, résolument hostile au libre-échange, et le Québec, indéfectiblement favorable, s’expliquent davantage par des considérations commerciales intra-canadiennes que par leur rapport au marché des États-Unis. L’Ontario et le Québec dégagent en effet des excédents commerciaux avec leur voisin du sud, mais, sur le marché intérieur, la balance commerciale de l’Ontario est systématiquement positive, tandis que celle du Québec est déficitaire. Ces clivages sont le reflet de l’intégration croissante de pratiquement chacune des économies provinciales selon un axe Nord-Sud, au détriment de l’axe Est-Ouest. Il y a tout juste une décennie, les provinces produisaient d’abord pour leur propre marché interne, ensuite pour le marché des autres provinces et enfin pour les marchés étrangers. Aujourd’hui, les échanges avec l’extérieur - et en premier lieu avec les États-Unis - sont plus importants que les échanges intracanadiens [6].

La part du Québec dans les exportations à destination des États-Unis est stable depuis plusieurs années - aux alentours de 19% -, tandis que celle de l’Ontario croît régulièrement et représente la moitié des livraisons canadiennes. Ces exportations sont fortement concentrées - 40% du total - sur cinq secteurs : télécommunications, aluminium, papier-journal, automobile et construction aéronautique. Cette concentration vaut aussi pour les entreprises, cinq d’entre elles représentant 22% de la valeur totale des exportations. Par ailleurs, la moitié du commerce de la province avec les États-Unis est constituée d’échanges intra-firmes. Mais la grande majorité des entreprises québécoises continuent cependant à produire pour le marché intérieur : selon le ministère de l’industrie, du commerce, de la science et de la technologie, seulement 30,4% d’entre elles (3 861 sur 12 245) exportent hors de la province. Un sondage réalisé par la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) auprès de ses membres exportateurs [7] révèle que si 89 % d’entre eux sont toujours favorables à l’ALE et à l’Alena, ils ne sont qu’un peu moins de la moitié à avoir vu progresser leurs livraisons vers les États-Unis. Ils mettent en cause les mesures tatillonnes, génératrices de coûts et de délais supplémentaires, que les autorités fédérales et étatiques américaines imposent à la frontière. Les différences de coût de la main- d’oeuvre jouent cependant en leur faveur : au Québec, la rémunération hebdomadaire moyenne est de 546 dollars canadiens, contre 610 dans l’Ontario et 572 pour le Canada dans son ensemble.

Les accords de libre-échange nord-américains n’ont aucunement amélioré la situation de l’emploi au Québec. Le Magazine PME affirme certes que, « depuis 1989, l’emploi a chuté de près de 15% dans les secteurs qui n’ont pas été touchés par le libre-échange, comparativement à une baisse de 8% pour les secteurs touchés », pour en déduire que « l’Accord a contribué à ralentir la chute de l’emploi dans le secteur manufacturier [8] ». Il aurait sans doute été plus indiqué de conclure que les effets, aussi bien directs qu’indirects, des accords ont été désastreux en termes de créations d’emploi. Et, de fait, le Québec a connu un taux de chômage particulièrement élevé au cours de la décennie écoulée (plus de 11%), même s’il s’est réduit à 9,9% à la fin 1998. Témoignent également de cette détérioration de la conjoncture l’augmentation du nombre des bénéficiaires de l’aide sociale (595 000 en 1991, 793 000 en 1997), le plafonnement du nombre des salariés à 2,7 millions et la chute du taux de syndicalisation : 48,5% en 1991, 40,3% en 1997.

L’effet le plus négatif des accords de libre-échange se situe cependant sur un registre qui va au-delà de telle ou telle de leurs dispositions. Il réside dans l’imposition d’un cadre général de théorisation et de fonctionnement instituant l’économisme comme mode ultime de rationalisation et de sanction des comportements individuels et sociaux. Cette idéologie inspire désormais aussi bien la définition des programmes sociaux que la politique éducative. C’est ainsi que les gouvernements provinciaux renoncent maintenant à exercer leurs prérogatives et responsabilités historiques de garants de la cohésion économique et du bien commun pour souscrire, avec une belle unanimité, à la politique dite du « déficit zéro » qui a fait l’objet d’engagements d’Ottawa lors de la dernière réunion du G7. Et ce, quel que soit son coût social, en particulier en termes d’accroissement de la pauvreté. Parallèlement, tous ces gouvernements fondent une bonne part de leur légitimité sur le seul critère de la création d’emplois, en faisant le silence sur le nombre et la qualité des emplois détruits ou perdus [9].

La stratégie économique et sociale du gouvernement du Parti québécois (PQ), reconduit au pouvoir lors des élections d’octobre dernier [10], semble davantage dictée par des considérations tactiques que par des convictions idéologiques profondes sur les mérites du libre-échange. À preuve son double discours permanent : libre-échangiste quand il est dirigé vers l’extérieur, social-démocrate pour la consommation interne. Cet exercice d’équilibrisme vise simultanément à ajuster la société québécoise aux exigences de l’intégration continentale et à conforter les membres du PQ qui souscrivent très majoritairement aux idéaux de justice sociale.

S’il entend ainsi préparer le terrain à une renégociation des termes et modalités de l’intégration de l’économie québécoise à l’économie nord-américaine en cas d’accès à l’indépendance, le gouvernement de M. Lucien Bouchard le fait de bien curieuse façon. Cette contradiction est flagrante dans ses relations avec Ottawa : dès lors qu’il s’agit de défendre les prérogatives de la province, le premier ministre réaffirme les positions, dites traditionnelles, du Québec, alors qu’en matière de politique économique internationale il s’aligne sur celles du gouvernement fédéral. On a pu le constater, tant à l’Assemblée nationale qu’en commission parlementaire, chaque fois qu’il a été question de l’AMI [11].

On ne voit cependant pas actuellement d’où pourrait surgir une remise en cause de cette stratégie. Avec une opinion publique extrêmement favorable au libre-échange , avec la crédibilité renouvelée d’un projet d’union sociale entre les provinces, susceptible de conduire à la formation d’un front uni contre le pouvoir fédéral [12], et avec un mouvement syndical qui soutient encore ses grandes orientations économiques, le gouvernement du PQ dispose d’une ample marge de manoeuvre.

Cette apparente unanimité cache peut-être quelques failles. Les centrales syndicales, entre autres, entretiennent un rapport ambigu avec l’idéologie libre-échangiste. Réunies dans une coalition d’opposition au libre- échange dans les années 80, elles ont, depuis lors, constitué, avec des organismes et associations écologiques, de défense des droits humains, de même qu’avec Solidarité populaire Québec (SPQ), un Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC), activement impliqué dans la critique des politiques économiques néolibérales à l’échelle des Amériques. Le RQIC joue à cet égard un rôle comparable à celui d’autres coalitions : Common Frontiers (« Frontières communes ») au Canada, Alliance for Responsible Trade (« Alliance pour un commerce responsable ») aux États-Unis, Red Mexicana de Accion frente al Libre Comercio (« Réseau d’action mexicain contre le libre-échange ») au Mexique, pour ne citer que les réseaux nord-américains.

De rencontres en manifestations de tous ordres, ces coalitions ont réussi à mettre sur pied une véritable alliance hémisphérique contre le projet d’Accord de libre-échange des Amériques (ALEA) fortement impulsé par Washington. Cette convergence des forces sociales a permis la tenue du Sommet populaire des Amériques en avril 1998 à Santiago, en marge du deuxième Sommet des chefs d’État et de gouvernement des Amériques. La prochaine rencontre des ministres responsables du dossier de l’intégration continentale - qui doit se tenir au Canada - pourrait fournir l’occasion d’une relance de la mobilisation contre le néolibéralisme et le libre-échange, du Québec à la Colombie-Britannique.

Dorval Brunelle



* Professeur au département de sociologie de l’université du Québec (Montréal) et directeur du groupe de recherche sur l’intégration continentale (GRIC). Auteur de Droit et exclusion : critique de l’ordre libéral, L’Harmattan, Paris et Montréal, 1997.

[1] Lire Christian de Brie, « Comment l’AMI fut mis en pièces », Le Monde diplomatique, décembre 1998.

[2] Lire Christian Deblock et Dorval Brunelle, « Le régionalisme économique international : de la première à la deuxième génération », in Michel Fortmann, S. Neil Macfarlane et Stéphane Roussel, Tous pour un ou chacun pour soi. Promesses et limites de la coopération régionale en matière de sécurité, Institut québécois des hautes études internationales, Presses de l’université Laval, 1996.

[3] Cette clause implique une égalité de traitement entre produits nationaux et produits importés.

[4] Loi concernant la mise en oeuvre des accords de commerce international, votée le 13 juin 1996. La province de l’Alberta avait procédé de la même façon l’année précédente en adoptant son International Trade and Investment Agreements Implementation Act, le 24 octobre 1995.

[5] Loi concernant la mise en oeuvre de l’Accord sur le commerce intérieur, 1997, votée le 16 avril 1997.

[6] Par exemple, en 1994, la valeur des exportations du Québec vers les marchés étrangers représentait 25% du produit national brut (PNB) contre 35% dans le cas de l’Ontario, tandis que les exportations vers les autres provinces comptaient pour 14 % du PNB du Québec et 11% de celui de l’Ontario. Voir Dorval Brunelle et Christian Deblock, « Free Trade and Trade-Related Issues in Quebec : the Challenges of Continental Integration », The American Review of Canadian Studies, Washington, printemps 1997.

[7] Magazine PME, Montréal, décembre 1998- janvier 1999.

[8] Magazine PME, op. cit. Selon les données officielles, plus de 85 000 emplois ont été perdus au Québec entre 1993 et 1997.

[9] Lire, à ce sujet, le remarquable ouvrage de Steven J. Davis, John C. Haltiwanger et Scott Schuh, Job Creation and Destruction, MIT Press, Cambridge (Mass.), 1997.

[10] Lire Christophe Wargny, « Le Parti québécois usé par le pouvoir », Le Monde diplomatique, novembre 1998.

[11] Le gouvernement québécois a fini par se prononcer contre l’accord, en juin dernier, mais seulement après qu’il eut été dénoncé par tous les intervenants.

[12] Le Devoir, Montréal, 10 janvier 1999.



Retour au texte de l'auteur: Dorval Brunelle, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le samedi 21 juillet 2018 9:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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