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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Dorval Brunelle (dir.), GOUVERNANCE. Théories et pratiques. (2010)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Dorval Brunelle, GOUVERNANCE. Théories et pratiques. Montréal: Éditions de l’Institut international de Montréal, 2010, 372 pp. [Autorisation du directeur de l'Institut d'études internationales de Montréal, Dorval Brunelle, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée le 19 décembre 2010.]

Introduction

Par

Dorval Brunelle

[17]

1. Position du problème : les différences entre les notions  de gouvernement et de gouvernance
2. Le droit et la participation
3. Le politique
Conclusion
Bibliographie

La notion de gouvernance est plurielle et complexe. Le terme recouvre des significations très diverses et fort disparates. Pour amorcer la réflexion, nous partirons d’une définition usuelle du terme selon laquelle la gouvernance d’une institution, qu’il s’agisse d’une entreprise privée, d’une entreprise publique, voire d’un ministère, désigne un mode d’opération de l'ensemble des organes et règles de décision, d'information et de surveillance permettant aux ayants droits et partenaires de cette institution de voir leurs intérêts respectés et leurs voix entendues dans son bon fonctionnement [1].

Cependant, ce genre de définition, pour séduisant qu’il apparaisse de prime abord, pose plus de problèmes qu’il n’en résout. En effet, diriger un gouvernement ou gérer une entreprise, c’est, d’abord et avant tout, imposer une ligne de conduite issue, par exemple, d’un programme de parti dans un cas, d’un conseil d’administration dans l’autre. Ainsi, évoquer « un mode d’opération » qui passerait par-dessus ces contraintes de base pour inscrire des ayants droit et des partenaires dans une relation de respect mutuel et de bonne entente, tout en maintenant le bon fonctionnement d’une administration publique ou d’une entreprise, renvoie d’entrée de jeu à la question de savoir où et comment ce « mode d’opération » s’inscrit dans les opérations courantes, normales et normées du gouvernement ou de l’entreprise. En d’autres mots, cette définition souffre de deux carences majeures : premièrement, elle escamote complètement la relation de pouvoir qui est inscrite au centre de tout processus de gestion et, deuxièmement, elle est infusée d’un contenu à ce point positif que sa validité et son utilité analytiques sont compromises au point de départ. 

[18]

Par ailleurs, la notion de gouvernance, telle que nous entendons l’étudier dans le contexte des Amériques, ne peut ni ne doit être limitée à la seule dimension gestionnaire ou au bon fonctionnement des institutions en place, essentiellement parce que la gouvernance désigne également toute une panoplie d’initiatives locales ou régionales, sociales ou communautaires qui ne s’inscrivent pas dans les cadres de fonctionnement mis en place à l’instigation des pouvoirs constitués. Il nous faut donc aller au-delà d’une définition strictement gestionnaire de la gouvernance pour saisir toute la signification et la portée des multiples pratiques qui peuvent s’en réclamer. Dans cette contribution, nous allons donc chercher à situer le questionnement à deux niveaux distincts, celui de la gouvernance entendue comme un dérivé de la gouverne de l’État-nation ou de la gestion d’entreprise, et celui de la gouvernance entendue plutôt comme pratiques instaurées entre des parties ou entre des partenaires qui opèrent en dehors des cadres institués. Cela fait, nous devrions être en mesure de suivre et d’interpréter les incidences du recours à la gouvernance dans une pluralité de contextes et à différents niveaux régional ou local, selon le cas.

L’analyse comprendra trois parties. Dans un premier temps, nous analyserons les différences de base entre la notion de gouvernement et celle de gouvernance. Par la suite, nous nous pencherons sur le problème du statut juridique des parties prenantes dans un schème de gouvernance. Après quoi, dans un troisième temps, nous réintroduirons la dimension politique dans l’analyse. En conclusion, nous chercherons à mettre en lumière les prolongements empiriques des développements de nature théorique effectués.


1. Position du problème : les différences entre les notions
de gouvernement et de gouvernance


Pour approfondir le sens de la notion de gouvernance, trois approches s’offrent à nous. La première est une approche dite [19] « essentialiste » qui consiste à recourir à des définitions proposées dans divers champs, domaines et écoles de pensée. La deuxième est une approche comparée ou comparative en vertu de laquelle il s’agit de juxtaposer ces deux modes de gouverner que sont le gouvernement et la gouvernance, tandis que la troisième consiste à inscrire les deux notions dans un cadre théorique plus vaste qui devrait permettre de les envisager l’une et l’autre comme deux formes ou deux modalités de gestion ou de gérance au sens le plus large du terme. Nous allons reprendre et approfondir ces trois démarches à la suite.

1.1 Définitions

La notion de gouvernement recouvre au moins trois réalités différentes qui sont la gouverne politique au sens propre, le régime politique, c’est-à-dire la relation démocratique ou autoritaire entre les institutions de base, et, enfin, les organes de l’État eux-mêmes. Pour donner une idée plus claire de ces fonctions et attributions, on peut distinguer les cinq niveaux d’application suivants :

(i) l’action de gouverner ou de diriger politiquement un pays ; cette action s’appuie sur l’art de gouverner (statecraft, en anglais) entendu comme l’ensemble des habiletés politiques et administratives, ainsi que des pratiques juridiques et coutumières qui permettent de faire fonctionner l’État, ses organes et ses institutions ;

(ii) la nature du régime politique qui, elle-même, renvoie à deux réalités distinctes, celle que représentent les valeurs de base inscrites dans un document fondateur d’où les gouvernants tirent leur légitimité (un gouvernement républicain, monarchique, etc.) et l’interprétation que ces gouvernants font de ce texte fondateur dans leur pratique de tous les jours (un gouvernement démocratique, autoritaire, etc.) ;
[20]

(iii) les principaux organes de l'État qui assurent la direction du pays, c’est-à-dire les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires tous ensemble ;

(iv) l’un de ces organes, le pouvoir exécutif ; et, enfin,

(v) l’ensemble des organismes administratifs qui veillent à l'exécution des lois.

La notion de gouvernement peut également être appliquée au niveau de l’entreprise, auquel cas elle désigne soit l’art de gouverner une entreprise, soit le système ou le mécanisme de répartition du pouvoir entre les actionnaires, le conseil d'administration, les dirigeants, voire les employés, tel qu’il est sanctionné par un ensemble de principes et de règles qui permettent de contrôler et de limiter le rôle de chacun [2]. Enfin, par métonymie, on désigne parfois, en droit surtout, le contrôle ou l’absence de contrôle de ses actions de la part d’un sujet de droit comme le gouvernement de soi. D’ailleurs, on pourra souligner au passage que la pratique de gouvernement à chacun de ces trois niveaux ou à l’intérieur de chacune de ces trois sphères renvoie à des domaines théoriques et à des disciplines distinctes. On dira alors que le gouvernement d’un pays relève de la science politique, celui de l’entreprise de la science économique, tandis que le gouvernement de soi renvoie aux sciences morales.

Quant à la notion de gouvernance, elle désigne un mode consensuel de gestion qui remplace l’autorité immuable inscrite dans les façons de faire imposées par la loi et l’État. D’ailleurs certains auteurs proposent d’aborder la question sous un autre angle et d’appliquer la notion de gouvernance, non plus à la gestion en tant que telle, mais à la nouvelle interrelation qui en est issue. Ainsi J. Kooiman (1993) suggère la définition suivante de la gouvernance : « le modèle, ou la structure, qui émerge dans un système socio-politique en tant que résultat commun de l'interaction de tous les acteurs en présence. Ce modèle ne peut être [21] réduit à un seul acteur ou à un groupe d'acteurs en particulier. » Cette définition diffère des définitions courantes, parce que son lieu ou son niveau d’application n’est pas le même. Il ne s’agit plus, en d’autres termes, de désigner un mode de gestion, mais bien de saisir la structure qui émerge de l’interaction. Sous cet angle et selon cette approche, la gouvernance désigne une instance, qu’il s’agisse d’une instance de consultation, de décision, voire une instance du pouvoir. Pour éclairer la distinction, on pourrait dire que cette instance est à la gouvernance ce que l’exécutif est au gouvernement. En d’autres mots, cette interaction structurée est une instance particulière qui porte un nom, qui a un statut et dont l’action s’inscrit dans une certaine durée. On voit alors tout l’intérêt de cette définition qui permet de distinguer la gouvernance entendue comme protocole de gestion d’avec la gouvernance entendue comme dispositif organisationnel.

Pourtant, la distinction entre un protocole et un dispositif est insuffisante pour cerner toutes les facettes de la notion de gouvernance, comme le montre une définition très descriptive de Kooiman qui replace au centre de l’analyse l’enjeu du pouvoir :

Qui dit gouvernance dit guider/orienter. Il s’agit du processus par lequel les organisations humaines, qu’elles soient privées, publiques ou civiques, prennent elles-mêmes la barre pour se gouverner. L’étude de la gouvernance comprend :

- l’examen de la distribution des droits, des obligations et des pouvoirs qui soutiennent les organisations ;

- l’étude des modes de coordination qui sous-tendent les diverses activités d’une organisation et qui en assurent la cohérence ;

- l’exploration des sources de dysfonctionnement organisationnel ou d’inadaptation à l’environnement qui aboutissent à une performance plutôt terne ;

- et, finalement, l’établissement de points de référence, la création d’outils et le partage de connaissances, afin d’aider les organisations à se renouveler lorsque leur système de gouvernance accuse des lacunes (Kooiman, 1993) [3].

[22]

Cette définition est intéressante pour deux raisons, la première positive, l’autre, négative. Du côté positif, cette définition met en évidence le rapport de pouvoir ou d’autorité qui traverse de part en part la gouvernance, tout comme il traverse l’exercice du gouvernement. En revanche, sur le pôle négatif, cette parenté entre les deux notions pose le problème de savoir si nous n’avons pas maintenant affaire à des synonymes. Il suffit d’ailleurs de remplacer la notion de gouvernance par celle de gouvernement dans la citation ci-dessus pour s’en rendre compte. Tout au plus pourrait-on soutenir que les deux dernières attributions, l’étude des dysfonctionnements et le renouvellement des pratiques ou façons de faire appartiendraient en propre à la gouvernance, mais ce serait par la même occasion dénier au gouvernement la capacité d’effectuer un retour critique sur sa propre action ou sur celle de son prédécesseur, ce qui ne serait pas défendable. Dans ces conditions, la notion de gouvernance ne serait pas fondamentalement différente de celle gouvernement sauf, et cela n’est pas anodin bien sûr, pour ce qui touche à la souplesse et à la maniabilité en matière de rétroaction et d’innovation des pratiques.

Par ailleurs, tout comme il est important sur le plan analytique de situer les niveaux de juridiction des gouvernements, il conviendrait aussi de tenir compte du lieu et du niveau d’application de la notion de gouvernance et, à cette fin, on pourrait distinguer cinq dimensions : (i) la doctrine et l’institution ; (ii) les niveaux ou espaces international, régional, national, infra national, local, ou communautaire d’application ; (iii) les acteurs impliqués ou les parties prenantes ; (iv) l’amont et l’aval ; et, enfin, (v) la dimension historique de la gouvernance.

Dans un rapport intitulé Gouvernance mondiale, publié à Paris, en 2002, les auteurs ont souligné la « nécessité de réfléchir à la façon dont l’économie mondiale est gouvernée » (Jaquet et al., 2002) et donc d’arbitrer et de trouver un point d’équilibre entre l’efficacité, l’équité, la responsabilité démocratique et la légitimité des institutions. La question [23] est alors celle de savoir comment concevoir la gouvernance mondiale dans ce contexte et, pour y répondre, les collaborateurs font ressortir les quatre faits saillants suivants : (i) l’intensification de l’intégration à l’échelle régionale en Europe et ailleurs dans le monde ; (ii) l’hétérogénéité des préférences collectives ; (iii) la montée des problèmes globaux et, (iv) l’apparition d’une conscience civique planétaire, telle qu’elle émerge des consultations publiques engagées à l’instigation des grandes organisations internationales, ainsi que des forums sociaux continentaux et mondiaux.

Pour faire face à ces défis, ils présentent ensuite cinq modèles différents, deux modèles dits « classiques » et trois modèles dits « émergents ». Les modèles classiques sont ceux qui font appel aux gouvernements ou à la coopération institutionnalisée entre nations, c’est-à-dire à l’intergouvernementalité que l’on rencontre à l’intérieur du système de l’ONU. Quant aux modèles émergents, ils retiennent : (i) les réseaux d’autorités indépendantes, parmi lesquels on retrouve les autorités de marchés, les banques, et le Fonds monétaire international (FMI) ; (ii) l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et son Organe de règlement des différends (ORD), qui agit comme une instance indépendante et autonome par rapport aux autres organisations internationales, de même que par rapport aux gouvernements et (iii) l’autorégulation privée qui peut être adoptée par des entreprises privées, leurs associations, ainsi que par des organisations de la société civile. Pour les rédacteurs du rapport, la solution à ces problèmes et défis réside dans la mise au point de ce qu’ils appellent une « gouvernance hybride », c’est-à-dire une gouvernance fondée sur la recherche de compromis entre toutes les parties prenantes impliquées. L’idée de compromis est centrale ici, mais cette dimension est posée et non pas déduite ou inférée de sorte que, de nouveau, nous sommes placés devant une démarche dont le contenu axiologique prend le devant sur l’analyse en tant que telle. En somme, pour intéressante qu’elle soit, pas plus que les précédentes, cette approche tend-elle vers une véritable compréhension des ressemblances et différences entre les notions de gouvernement et de gouvernance ?

[24]

1.2 Comparaison

Le point de comparaison entre les notions de gouvernement et de gouvernance que nous allons privilégier porte sur le pouvoir. Or le gouvernement a ceci de particulier que son pouvoir est établi par la loi et que l’exercice de ce pouvoir prend la forme de la loi ou du règlement. En d’autres mots, l’État gouverne par l’entremise de la loi qui régit les administrations publiques et les citoyens. Cette loi est obligatoire parce qu’elle est universelle, parce qu’elle ne contredit pas d’autres lois et parce qu’elle s’inscrit dans une continuité temporelle, c’est-à-dire parce qu’elle n’est pas rétroactive. De plus, une loi est valide dès lors qu’elle a été portée ou proposée par une autorité compétente qui l’a fait adopter dans les formes établies par la constitution.

En ce sens, la légitimité et la légalité sont des attributs essentiels d’une loi. Privée de légitimité, la loi devient un ordre, un diktat ou un commandement. Privée de légalité, la loi n’est qu’un voeu, un souhait ou une optation. La légalité sans légitimité caractérise la décision ou la loi issue d’un pouvoir autoritaire, autocratique ou dictatorial, tandis qu’une légitimité sans légalité caractérise la décision que n’accompagne aucun mécanisme universel, coercitif et objectif de sanction.

De plus, la légitimité se déploie sur deux versants qui sont respectivement la légitimité ex ante et la légitimité ex post, ou encore la légitimité en amont et celle en aval. La légitimité ex ante est présumée en démocratie, c’est dire que, là où le gouvernement est issu d’élections libres, il bénéficie d’une présomption favorable pour agir comme il le fait. En revanche, il en va différemment pour la légitimité ex post qui n’est pas nécessairement acquise ni accordée et qui doit être, sinon défendue, à tout le moins argumentée. Le gouvernement est ainsi toujours tenu de justifier son action et de défendre les initiatives qu’ils a prises devant l’opinion publique. La présomption sur laquelle repose la légitimité ex ante est la présomption de transparence. Là où le gouvernement renonce à la [25] transparence, son action ou sa décision perd le bénéfice de la présomption de légitimité, sans pour autant perdre sa légalité. Symétriquement, la légitimité ex post repose quant à elle sur la publicité des débats entourant l’adoption de la loi ou la prise de décision, de même que sur l’efficacité de la loi ou de la décision eu égard aux objectifs visés. La publicité est déterminante, puisque c’est elle qui fonde la validité de l’aphorisme selon lequel nul n’est censé ignorer la loi. L’idée ici est non pas que tous devraient à tout moment se maintenir au courant de toutes les lois qui ont été promulguées, mais bien que, pour être valide, la loi doit avoir été adoptée publiquement et non pas clandestinement, que ce soit dans l’opacité, la méprise ou par tromperie. De plus, la loi ou la décision doit être adaptée ou appropriée aux circonstances faute de quoi, ici encore, sa légitimité pourrait être remise en cause. Ces quelques rappels et précisions prendront tout leur sens quand le temps viendra de réfléchir sur le statut de l’entente ou de l’accord issu d’une gouvernance.

En attendant, si la science politique nous a appris à assimiler le rapport entre un citoyen et son gouvernement à une relation de nature contractuelle entre un mandant et son mandataire, cette métaphore permet de prendre acte du fait que, là où le mandataire a été dûment et démocratiquement élu, le citoyen ne devrait pas être fondé à contester son gouvernement tant et aussi longtemps que celui-ci opèrerait dans la légitimité et la légalité. Mieux, comme nous le verrons à la section 3 plus bas, non seulement ce citoyen ne serait-il pas habilité à contester son gouvernement, il devrait exercer à son endroit un devoir d’obéissance. Or, — et c’est ce que le recours à la conjugaison au conditionnel dans la phrase précédente voulait mettre en lumière — , cette inférence est désormais questionnée, c’est-à-dire que le devoir d’obéissance des citoyens et des citoyennes face à leur gouvernement est désormais de plus en plus souvent remis en cause, comme le montrent avec éloquence les turbulences sociales qui ont marqué la conjoncture politique dans les Amériques ces dernières années. D’ailleurs, la question se pose de savoir si le recours de plus en plus fréquent à la gouvernance ne serait pas une [26] manière de contourner l’affaissement de l’obligation d’obéir des citoyens qui font de moins en moins confiance aux pouvoirs politiques en place, surtout quand ces derniers sont issus d’élections fortement contestées ou contrastées.

Ceci posé, et en dehors des cas où la gouvernance est une forme déguisée de gouvernement bien sûr, les relations et interrelations qui s’inscrivent dans un schème de gouvernance n’appartiendraient pas, par définition, à cette configuration théorique. Nous pourrions alors construire une critériologie ou une cartographie de la gouvernance à l’intérieur de laquelle les attributs qui qualifient en temps normal un gouvernement responsable seraient relâchés. Dans cette perspective, nous serions fondés à recourir à la notion de gouvernance chaque fois que les processus mis en application et les décisions prises, voire les allégeances elles-mêmes, ne s’inscriraient pas dans un schème représenté par la légitimité, la légalité, l’efficacité et la publicité.

1.3 La gouvernance et Foucault

La dernière approche que nous avons choisie pour éclairer le sens et la portée de la notion de gouvernance, est tirée des travaux de Michel Foucault et, en particulier, de son concept de gouvernementalité qui sert à désigner un ensemble de techniques, voire de tactiques, qui s’inscriraient dans une stratégie ou un processus particulier, celui que l’auteur désigne comme la « gouvernementalisation de l’État ». En ce sens, la gouvernementalité représenterait une forme de reconversion des attributs et fonctions de l’État moderne, une reconversion qui l’aurait conduit à

 

définir ce qui doit relever de l’État et ce qui ne doit pas en relever, ce qui est public et ce qui est privé, ce qui est étatique et ce qui est non-étatique. Donc, si vous voulez, l’État dans sa survie et l’État dans ses limites ne doivent se comprendre qu’à partir des tactiques générales de la gouvernementalité (Foucault, 2004).

[27]

Afin de saisir pleinement la portée de cette intuition, il convient de citer encore ceci :

Et peut-être pourrait-on, d’une façon tout à fait globale, grossière et, par conséquent, inexacte, reconstituer ainsi les grandes formes, les grandes économies de pouvoir en Occident de la manière suivante : d’abord, l’État de justice, né dans une territorialité de type féodal et qui correspondrait en gros à une société de la loi — lois coutumières et lois écrites — , avec tout un jeu d’engagements et de litiges ; deuxièmement, l’État administratif, né dans une territorialité de type frontalier et non plus féodal, aux XVe et XVIe siècles, cet État administratif qui correspond à une société de règlements et de disciplines ; et enfin, un État de gouvernement qui n’est plus essentiellement défini par sa territorialité, par la surface occupée, mais par une masse : la masse de la population, avec son volume, sa densité, avec, bien sûr, le territoire sur lequel elle est étendue, mais qui n’en est en quelque sorte qu’une composante. Et cet État de gouvernement, qui porte essentiellement sur la population et qui se réfère à et utilise l’instrumentation du savoir économique, correspondrait à une société contrôlée par les dispositifs de sécurité (Foucault, 2004, p.113).

En d’autres mots, selon Foucault, le recours au gouvernement — c’est-à-dire à la gouvernementalité, dans son vocabulaire — reflète une transition déterminante au sein de l’État moderne, transition qui marque le passage d’un État administrateur de territoires à un État gestionnaire de comportements. Le recours à la science économique permet alors de transposer et d’appliquer, au niveau de l’ensemble, c’est-à-dire au niveau macro économique, une rationalité comportementale inspirée et tirée de l’application des paramètres de la science économique au niveau micro-économique. La gouvernementalité marquerait ainsi le moment où l’État est lui-même saisi par la micro économie, et où, en retour, il se saisit de la macro économie pour poursuivre des fins nouvelles liées, entre autres choses, à l’enrichissement du royaume ou de la république. En d’autres termes, la science du gouvernement tirerait sa source et son inspiration d’une économie politique qui, à son tour, ne serait autre chose qu’une transposition au niveau de la population dans son ensemble d’une science [28] du comportement mise au point, appliquée et sanctionnée en entreprise et dans l’entreprise.

Bien sûr, vu sous cet angle, aussi bien la notion de gouvernance que la pratique de la gouvernance apparaissent tout au plus comme des adjuvants à la gouvernementalité, c’est-à-dire comme des moments caractéristiques dans ce processus plus vaste que Foucault a affublé de l’expression  « gouvernementalisation de l’État ». La gouvernance apparaît ainsi comme un mode de gestion des comportements en tout point comparable à ceux qui sont mis en place sous l’égide des gouvernements.

Pour conclure cette section, nous avancerons deux propositions. La première, que la gouvernance est toujours et partout tributaire des pratiques inscrites dans un mode de gouvernement, qu’il s’agisse du gouvernement de l’État ou du gouvernement de l’entreprise. La seconde, que le gouvernement et la gouvernance participent d’une même logique qui consiste à induire des comportements spécifiques auprès des citoyens et des sujets de droit. Bien sûr, cette dernière conclusion laisse parfaitement ouverte une autre question qui est celle de savoir qui sont les bénéficiaires et les laissés pour compte des pratiques appliquées dans chaque cas. Mais avant d’aller plus loin dans cette direction, qui débouche sur le politique et la nature du politique, nous allons chercher à approfondir encore davantage notre saisie de la notion de gouvernance en nous attardant sur le statut juridique des parties prenantes et en commençant par nous expliquer sur ce que nous entendons par là.


2. Le droit et la participation

Un des points aveugles dans les études consacrées à la notion de gouvernance concerne le statut juridique ou légal de chacune des parties prenantes à un schème ou à un protocole de gouvernance. En effet, parce que la gouvernance relèverait d’abord du domaine de l’informalité ou du [29] domaine des opportunités — qu’elles aient été accordées, réclamées, concédées ou arrachées de haute lutte —, on ne serait pas porté à lever le voile sur le statut effectif des parties prenantes dans la gouvernance, un enjeu qui se déploie à deux niveaux par ailleurs. Il y a l’ensemble des droits appartenant à telle ou telle partie, à tel ou tel partenaire dans un schème de gouvernance qui lui vaut d’exercer un droit de parole ou pas, de réplique ou pas, de proposition ou pas, de vote ou pas. Mais il y a aussi l’effet utile des décisions issues de ce schème ou de ce protocole dans la gouverne au sens large, c’est-à-dire dans la chaîne des processus de gouvernement — ou dans la gouvernementalité, pour utiliser le terme de Foucault.

Cette question est non seulement importante, elle est centrale, car elle permet d’analyser, en termes juridiques ou légaux, le poids relatif des parties prenantes les unes par rapport aux autres, d’une part, mais aussi en relation avec les pouvoirs en place — ou les pouvoirs institués, si l’on préfère — que ceux-ci soient ou non impliqués dans la gouvernance en question. Ce que cette approche légaliste, au sens propre et dogmatique du terme, entend mettre au jour, c’est bel et bien l’effet utile juridique ou légal de l’implication de tel ou tel acteur dans la gouvernance.

Pour mieux cerner de quoi il est question, nous allons reprendre à notre compte la nomenclature proposée par le juriste chilien Diego Carrasco, rattaché à la Plataforma continental de derechos humanos, qui distingue quatre types de participation des organisations de la société civile en fonction du statut qui leur est octroyé dans un processus de consultation quelconque [4]. L’auteur énumère à ce propos quatre statuts [30] légaux, celui d’observateur, de consultant, de proposeur et de conciliateur. À chacun de ces statuts correspond un ensemble de droits et d’obligations, d’avantages et d’inconvénients, de possibilités et de limites. Détaillons-les rapidement dans l’ordre. L’observateur, c’est le statut accordé à certaines organisations de la société civile dans le système de l’ONU et à l’ECOSOC, en particulier, à celles fort justement nommées organisations non-gouvernementales (ONG), expression qui désignait au départ, dans le vocabulaire de l’ONU, les seules organisations civiles qui avaient été accréditées par leur gouvernement. L’observateur, c’est aussi le statut accordé à l’individu ou au groupe qui assiste aux débats parlementaires, à une réunion d’actionnaire ou à l’assemblée générale d’une organisation quelconque sans pouvoir y intervenir de quelque façon que ce soit ; la seule option qui lui reste est de quitter la salle ou d’y rester. Ce statut ne correspond pas au niveau zéro de la participation, qui reviendrait sans doute à l’électeur qui se contente de déposer un bulletin dans une urne à date fixe, mais à un niveau qui se situe un degré au-dessus. C’est le statut du citoyen intéressé et préoccupé qui veut s’informer et comprendre, mais qui doit demeurer passif. C’est souvent le premier niveau de participation réclamé par les groupes et les organisations auprès des gouvernements et des entreprises afin d’être mis au fait de ce qui se trame, de ce qui se prépare et des décisions qui seront prises. Il s’agit donc, malgré le caractère passif du processus, d’un préalable essentiel en vue d’une éventuelle prise de décision ou d’une prise de position.

Le niveau deux, c’est celui du consultant. Contrairement au précédent, il a voix au chapitre, peu importe si c’est à titre d’amateur ou d’expert, s’il est rémunéré ou compensé de quelque manière que ce soit, ou pas ; à la limite, d’ailleurs, sa seule compensation peut être celle d’avoir été tout simplement reconnu ou accepté comme expert du fait de sa grande expérience ou de son ancienneté. Or, l’élément important cette fois‑ci — comme pour les deux suivantes d’ailleurs — consiste à savoir quel [31] sera l’effet utile de cette consultation à l’intérieur du schème de gouvernance, d’un côté, dans l’ensemble de la gouverne, de l’autre[5]. De plus, comme deux individus ou deux groupes peuvent fort bien être reconnus comme des consultants valables à l’intérieur d’une gouvernance, il peut tout aussi bien arriver qu’un seul prévale et que la décision finale rejette l’autre. Bien sûr, dans la mesure où un schème de gouvernance légitime devrait incorporer un principe d’égalité de traitement — contrairement aux modes de fonctionnement des gouvernements et des entreprises où les statuts des parties prenantes sont fixés par la loi ou les règlements  —,  la solution à cette difficulté devrait passer par un débat, une négociation ou un compromis, mais pour que ce soit le cas, il faudrait que tous les consultants soient sur un même pied, ce qui est difficile à imaginer et surtout à appliquer.

Le niveau trois, celui de proposeur, échoit à toutes les parties prenantes qui disposent des pleins droits et des pleins pouvoirs attachés à la gouverne ou à la gestion active d’une entreprise, d’une organisation, d’une association ou d’une communauté. Le qualificatif « actif » est celui que l’on accolait jadis au mot citoyen pour le distinguer du « citoyen passif » qui désignait l’incapable, au sens juridique du terme, c’est-à-dire celui qui disposait de droits mais qui ne pouvait, en raison de son âge, par exemple, les exercer et qu’un autre devait exercer à sa place. Le statut de proposeur désigne alors celui ou celle qui dispose de toutes les prérogatives qui concourent à la prise de décision à l’intérieur d’un schème de gouvernance.

Enfin, le niveau quatre, le dernier et le plus élevé, est celui qui autorise une partie prenante — rarement plusieurs — à intervenir au niveau de la résolution des disputes, des différends et des conflits. Dans notre [32] droit occidental, ce rôle revient souvent à un juge ou à un arbitre, encore que certaines formes plus souples d’arbitrage aient été expérimentées en recourant à des modes de résolution alternatifs de conflits à l’intérieur desquels plusieurs parties prenantes pouvaient jouer un rôle actif en la matière. Dans d’autres cultures, ce rôle peut être partagé et la résolution elle-même peut faire appel à des consultations et des propositions multiples. Quoi qu’il en soit, ce statut est bel et bien le plus élevé qui puisse échoir à une partie prenante, car elle dispose alors de la prérogative d’interpréter la norme et, éventuellement, de prononcer la sanction.

Appliquée à des cas précis, cette nomenclature peut s’avérer très éclairante. Elle permet, par exemple, de faire la lumière sur les nouvelles formes de collaboration entre gouvernements et organisations d’affaires qui sont instituées soit dans des accords de libre-échange, soit à l’intérieur de certaines organisations internationales (Brunelle, 2003, p. 327-352). Appliquée aux schèmes de gouvernance étudiés dans le présent ouvrage — là où les informations pertinentes sont disponibles, bien sûr — , cette nomenclature permettrait de faire ressortir les limites inscrites dans nombre de pratiques de gouvernance à l’intérieur desquelles les parties prenantes, même si elles proviennent d’une même région ou d’un même milieu, n’ont pas de statuts équivalents et n’ont donc pas non plus de prise équivalente sur les décisions auxquelles ils ont pu prendre part [6].

[33]

3. Le politique

Dans la présente section, nous traiterons de trois façons ou manières d’envisager le politique, trois approches que nous qualifierons successivement de substantialiste, d’oppositionnelle et d’expansionniste.

3.1 La crise de la démocratie

La démarche substantialiste ou essentialiste repose sur l’idée que le politique et la politique reviennent de fait et de droit à l’État qui dispose à cet égard d’un véritable monopole. En d’autres mots, la sphère du politique existe en tant que telle séparée de l’économie et de la famille, qui représentent deux sphères à l’intérieur desquelles les relations d’ordination et de subordination ne reposent pas sur la politique, mais sur les obligations souscrites dans un contrat, dans le premier cas, sur un partage entre devoirs et obligations, dans le second.

Cette approche conforte l’idée que la gestion étatique serait avisée de renoncer à politiser la prestation de service public et d’accorder plutôt ses paramètres de gestion avec ceux qui prévalent à l’intérieur de l’entreprise privée. Afin de saisir le sens et la portée de la distinction qui est désormais établie entre deux modes de gestion incompatibles, l’un qui relève du gouvernement et l’autre des entreprises, distinction en vertu de laquelle le second mode serait à la fois plus efficace et plus avantageux que le premier, il est intéressant de remonter au rapport intitulé La crise de la démocratie. Rapport au sujet de la gouvernabilité des démocraties à la Commission Trilatérale, publié à New York en 1975 (Crozier et al., 1975). Cette remontée dans le temps nous permettra de mettre en évidence une interprétation critique de la politique qui traverse de part en part plusieurs gouvernements à l’heure actuelle.

 

Or, les rédacteurs du rapport partent du constat que les démocraties occidentales ont connu d’importants bouleversements au cours des années soixante et que ces bouleversements ont posé de sérieux défis de gouvernabilité aux gouvernements et aux organisations gouverne-mentales. Selon cette analyse, l’évolution en cours vers une intervention toujours croissante de l’État dans l’économie et la société contribuerait à gonfler les déficits budgétaires des pays de l’OCDE, déficits qui accroîtraient le fardeau fiscal des citoyens et réduiraient leur revenu [34] disponible. Cette évolution entraînerait trois conséquences : premièrement, elle contribuerait à l’affaiblissement de la politique étrangère des États-Unis d’Amérique (EUA) dans un contexte où la Guerre froide imposait encore et toujours ses contraintes propres ; deuxièmement, elle encouragerait le recours au protectionnisme en matière économique et, troisièmement, elle risquerait d’entraîner la réduction des dépenses militaires et, de ce fait, elle constituerait une menace à l’hégémonie des EUA face à l’empire soviétique.

Une telle évolution s’inscrirait dans une théorie des cycles politiques qui opèrerait en trois temps : dans un premier temps, une augmentation de la participation politique des citoyens conduirait, dans un deuxième temps, à une intensification de la polarisation politique, qui déboucherait, dans un troisième temps, sur un surcroît de méfiance vis-à-vis de la politique et du politique. À terme, ces évolutions entraîneraient une baisse d’efficacité du politique qui produirait une baisse de participation politique. La conclusion que l’on tire de ces enchaînements est la suivante : si l’étape actuelle correspond à une phase du cycle où l’on assiste à une recrudescence de la participation politique et à une exacerbation de la polarisation, il faut alors réduire les revendications et favoriser la passivité politique. Il convient alors d’instaurer un nouvel équilibre politique et, pour y parvenir, on propose de réduire l’excès de démocratie. Car un système politique véritablement démocratique et efficace doit reposer sur une certaine apathie et une réduction de l’implication citoyenne, faute de quoi il devient vite surchargé et il tombe dans le clientélisme, une contrainte qui pousse à l’accroissement des dépenses sociales au détriment des dépenses de sécurité et des dépenses militaires.

Le rapport reflète ainsi deux choses : à savoir une crainte vis-à-vis des effets pervers ou imprévisibles d’une trop grande politisation des citoyens et une profonde méfiance vis-à-vis du gouvernement et du [35] politique [7]. Mais suffit-il de congédier le politique de la société pour que les citoyens s’en retournent à leurs affaires et s’occupent de leurs propres intérêts ?

3.2 L’approche oppositionnelle

Pour présenter cette approche, il est sans doute pertinent de faire appel aux réflexions du politologue Julien Freund qui, dans sa préface à l’ouvrage de Carl Schmitt, La notion de politique, paru pour la première fois en 1932, écrit ceci :

Il est impossible d’exprimer une volonté réellement politique si d’avance on renonce à utiliser les moyens normaux de la politique, à savoir la puissance, la contrainte et dans les cas exceptionnels, la violence. Agir politiquement, c’est exercer l’autorité, manifester de la puissance, sinon on risque d’être emporté par une puissance rivale qui entend agir pleinement du point de vue politique. Autrement dit, toute politique implique la puissance ; elle constitue un de ses impératifs (…) Et, puisque par essence la politique exige de la puissance, toute politique qui y renonce par faiblesse ou par juridisme cesse aussi d’être réellement de la politique, parce qu’elle cesse de remplir sa fonction normale du fait qu’elle devient incapable de protéger les membres de la collectivité dont elle a la charge (Freund, 1992, p.14-15).

Selon Freund, Carl Schmitt pose la problématique de la politique comme l’a fait Hobbes quand il a formulé la question suivante : 

« Pourquoi les hommes donnent-ils leur consentement à la puissance ? Dans certains cas par confiance, dans d’autres par crainte, parfois par espoir, parfois par désespoir. Toujours cependant ils ont besoin de la protection et ils cherchent cette protection auprès de la puissance. Vue du côté de l’homme, la liaison entre protection et puissance est la seule explication de la puissance. Celui qui ne possède pas la puissance de protéger quelqu’un n’a pas non plus le droit d’exiger l’obéissance. Et inversement, celui qui cherche et accepte la puissance n’a pas le droit de refuser l’obéissance (Idem, p.16-17) [8] ».

[36]

Mais en quoi la puissance politique diffère-t-elle de la puissance économique, par exemple ? Ainsi, pour bien comprendre le sens de la politique, il faut établir une distinction importante entre la politique comme substance et la politique comme instance. Interpréter la politique comme substance conduit à investir les sommets de l’État et la bureaucratie d’État d’un statut qui ne leur appartient pas en propre, car l’hégémonie qu’ils exercent sur la politique est le pur produit de l’histoire. En effet, le champ du politique se modifie sans cesse en fonction des rapports entre les forces en présence. En conséquence, assimiler la politique à l’État consiste à confondre la politique avec la manifestation historiquement contingente de l’État. Ainsi, une détermination substantielle du politique s’expose à introduire subrepticement dans l’analyse des jugements de valeur d’ordre éthique ou culturel, ce qui pousse à définir le politique d’une façon partisane, que ce soit sous la forme libérale de la méfiance à l’égard du politique, soit sous la forme illibérale de l’exaltation de la politique en invoquant la lutte de classes ou la suprématie de race. Il faut donc renoncer à déterminer le politique dans sa réalité existentielle indépendamment des normes qui lui donnent un contenu de l’extérieur. Autrement dit, une définition de la politique par sa substance court le risque de confondre substance ou essence avec le contenu ou l’enjeu d’une lutte politique déterminée.

Pour éviter cet écueil, Schmitt et Freund proposent d’aborder l’État en tant qu’instance, rien de plus, rien de moins. Il s’agit à la fois d’un ensemble constitué plus ou moins rationnellement qui détient le pouvoir de décision dans les affaires internes et externes, et qui dispose du cadre juridique et institutionnel dans lequel se déroule normalement l’activité politique. Mais il peut fort bien arriver, dans des situations exceptionnelles, en temps de révolution ou de guerre civile, en particulier, que l’État se décompose à partir d’une rivalité fatale entre deux volontés politiques [37] ennemies. Dans de telles circonstances, l’instance disparaît, du moins momentanément, jusqu’au triomphe de l’une des deux volontés en présence. Cet exemple montre que nous ne sommes pas fondés à situer la politique exclusivement ni même fondamentalement au niveau de l’État.

Cela dit, le pouvoir exercé par l’État, s’il n’est pas substantiellement différent du pouvoir exercé par d’autres instances, serait obligatoire pour une raison à la fois centrale et fondamentale qui ne s’applique pas dans les autres cas, qu’il s’agisse du pouvoir du patron ou du pouvoir du père de famille, et cette raison tient au fait que l’État a le devoir de protéger les citoyens contre des risques, qu’ils soient individuels, sociaux ou nationaux [9]. En d’autres termes, l’État porte en propre la responsabilité d’assumer la sécurité des citoyens et de la nation, avec le résultat que, à terme, la renonciation de la part de l’État à sa responsabilité de protéger, peut pousser les citoyens ou les groupes à lui retirer leur obligation d’obéissance, c’est-à-dire à remettre en cause à leur devoir d’obéissance.

Pourtant, si nous saisissons le fondement du pouvoir de l’État, nous n’avons pas encore cerné la dimension proprement politique du pouvoir en question, par opposition à sa dimension économique, éthique ou culturelle, par exemple. Or, se demande Schmitt, qu’y a-t-il de commun à des situations, à des tensions ou à des conflits qui naissent indifféremment d’oppositions religieuses, morales, culturelles ou économiques quand ces oppositions cessent d’être purement religieuses, morales, culturelles ou économiques pour devenir politiques au sens propre du terme ? En d’autres mots, quel est le critère qui permet de reconnaître qu’un [38] problème est politique ou non, donc discerner ce qui est purement politique indépendamment de toute autre relation ? La relation spécifique et fondamentale qui ne se laisse déduire d’aucune autre et à laquelle on peut réduire toute activité et tout motif politique est celle qui oppose l’ami et l’ennemi. L’ennemi, aux yeux de l’État et de la société, c’est celui qui sème la discorde, qui trouble la paix publique ou qui commet un crime à l’endroit des personnes ou des biens, bref, celui dont l’action exige l’intervention policière et la répression immédiate. Pour formuler la chose autrement, on peut dire que le critère du politique, c’est la possibilité pour une opposition quelconque d’évoluer vers un conflit mettant aux prises des ennemis. Mais cela n’implique pas que tous les ennemis de l’État soient aussi facilement identifiables et personnalisables, bien au contraire. Car les ennemis intérieurs sont légion : c’est tout ce qui nuit à l’intégration de l’ensemble sociétal. Et cet ennemi-là n’est pas nécessairement repérable physiquement, il s’agit d’un ennemi général ou d’un ennemi structurel sans visage et sans forme. Par exemple, pour le fondateur de l’État-providence, William Beveridge, les cinq grands fléaux intérieurs qui sont susceptibles de miner la solidarité nationale et qui, à ce titre, exigent une intervention de type providentialiste, sont : le chômage, l’ignorance, la maladie, le dénuement et la misère (squalor). Dans le même ordre d’idée, un gouvernement peut aussi désigner le sous-développement régional, l’inflation ou la stagnation économique comme autant d’ennemis à vaincre ou à abattre.

Schmitt contourne ainsi la difficulté de définir une essence du politique en proposant un critère oppositionnel qui ne doit évidemment pas être essentialisé à son tour et transformé en caractéristique fondamentale du phénomène politique. Autrement dit, ce critère n’élimine en rien l’importance de la relation entre le commandement et l’obéissance, ni le rôle central de la protection et de la sécurité qui conditionnent l’obéissance, ni l’importance de l’organisation des pouvoirs. Il s’agit [39] uniquement de fournir un cadre théorique à l’immense problème du politique [10]. Ainsi, aux yeux de Schmitt, la politique intérieure est toujours confrontée au défi d’un pluralisme politique qui risque, dans certaines circonstances, de conduire à la guerre civile.

Cette thèse est intéressante aussi parce qu’elle offre une autre interprétation à la question de l’affaiblissement de l’État dont la cause ne serait plus attribuable à des facteurs extérieurs, comme le rôle des grandes organisations internationales ou celui du consensus de Washington, pour ne nommer que ces deux-là, mais à des facteurs liés à l’émergence d’une relation antagonique interne à la nation. Ceci renvoie à l’idée que l’harmonie intérieure ou l’intégration interne des populations, des groupes, des communautés ou des classes ne sont jamais acquises une fois pour toutes ni conquises définitivement. Autrement dit, le conflit interne est latent et les oppositions intérieures sont toujours susceptibles de se transformer en conflit ouvert.

3.3 La politique étatique en tant que puissance

Et pourtant, même si l’approche oppositionnelle de Schmitt porte le grand avantage, contrairement à l’approche essentialiste, d’inscrire le politique et l’opposition politique à tous les niveaux de la société, il n’en demeure pas moins que, ni la gestion des risques, ni le besoin de sécurité suffisent pour caractériser la politique d’État. Car l’art de gouverner l’État (statecraft) consiste aussi à utiliser les instruments du pouvoir d’État afin d’accroître la puissance de l’État au détriment de celle des autres États. Ce qui implique que l’art de gouverner l’État sert également une autre [40] finalité, qui est l’accroissement de la puissance de l’État ou, pour dire les choses autrement, la quête de puissance pour la puissance compte aussi parmi les finalités politiques de l’État.

Cet énoncé n’implique évidemment pas que tous les gouvernements de tous les États s’inscrivent nécessairement dans cette logique ou dans cette problématique. Mais il sert à mettre en évidence le fait que le nombre des gouvernements qui choisissent de mettre la puissance de l’État au service du bien-être de leurs populations, d’une part, au service de l’avancement des populations des autres États, d’autre part, est décidément réduit.

En corollaire, faute de maîtriser le renforcement de la puissance étatique, aussi bien au niveau interétatique qu’à l’intérieur des frontières de l’État, cette quête de puissance peut, dans certaines circonstances et sous certaines conditions, assumer une posture expansionniste [11]. Cette conséquence est importante pour deux raisons au moins. La première est qu’elle conforte l’approche libérale présentée plus tôt, selon laquelle le pouvoir politique est maléfique par nature de sorte que le mieux est encore d’en être abrité, même si on voit mieux maintenant à quel point cette approche reposait sur une méprise qui consiste à confondre la politique et la puissance politique. La seconde conséquence représente l’envers de la première : elle permet de voir que, si le risque d’accroissement  de puissance de la part de l’État est un risque permanent, la seule façon de réduire le risque en question passe par la revendication de démocratisation de l’État à tous les niveaux, étant entendu que cette exigence seule est susceptible de placer cette puissance étatique au service du plus grand nombre des citoyens. Dans [41] une telle perspective, la revendication de gouvernance assumerait un rôle véritablement émancipateur face à des velléités de renforcement de sa puissance de la part de l’État.


Conclusion

La première et, sans doute, la principale conclusion à tirer des réflexions qui précèdent touche à la parenté entre les notions de gouvernement et de gouvernance, une parenté à ce point étroite qu’on peut se demander s’il est toujours légitime et valide sur le plan théorique, mais aussi sur le plan empirique, de les détacher l’une de l’autre. Cette conclusion entraîne une conséquence importante pour la suite des travaux et des recherches puisqu’elle nous pousse à tenir compte du lieu et des modalités de l’insertion des pratiques de gouvernance dans les réseaux, dans les institutions et dans les appareils de gouvernement à quelque niveau que ce soit, national, régional ou local. D’ailleurs, cette conclusion ne s’applique pas seulement aux pratiques de gouvernement à l’échelle nationale et elle devrait être étendue aux pratiques qui favorisent ou qui instaurent une forme quelconque d’intergouvernementalité, telle qu’elle est instituée, par exemple, à l’intérieur du système interaméricain, à l’Organisation des États américains (OEA) ou à la Banque interaméricaine de développement (BID). À ce propos, le positionnement des schèmes et autres pratiques de gouvernance soit en amont (ex ante) soit en aval (ex post) des processus de prise de décision appliquée au niveau de l’État, de l’entreprise, voire au niveau communautaire, sinon même au niveau familial, devrait être dûment repéré, analysé et interprété.

La deuxième conclusion est double. Car autant le tour d’horizon effectué nous montre à quel point les diverses et multiples fonctions que la gouvernance est susceptible d’assumer sont nombreuses et parfois contradictoires, autant il serait vain de les traiter et de les interpréter sans tenir compte du cadre théorique et politique implicite ou explicite auquel [42] ses promoteurs et défenseurs ont souscrit au point de départ. En effet, si on souscrit à la thèse de la méfiance vis-à-vis de l’État et de la politique, la gouvernance pourra être envisagée à la fois comme un substitut à la politique et comme une alternative susceptible de refonder une harmonie interindividuelle plus transparente. Par contre, si on souscrit à la thèse qui place l’opposition au centre de l’analyse, alors la politique peut imprégner toutes les relations sociales, qu’elles soient économiques, culturelles ou morales, y compris l’ordre politique et les institutions politiques elles-mêmes. Dans ces conditions, la gouvernance est, elle aussi, traversée par des oppositions, chaque fois qu’on y recourt pour prévenir des conflits ou pour contourner les blocages qui entravent la prise de décision. Enfin, si on souscrit à la thèse de l’accroissement de la puissance politique en tant que finalité de l’art de gouverner, la gouvernance pourra indifféremment servir à conforter cette quête de puissance ou, au contraire, chercher à la réduire ; à la limite, le recours à la gouvernance pourrait, dans ce dernier cas de figure, servir des fins d’émancipation sociale et politique face à des pratiques gouvernementales, entrepreneuriales ou communautaires autocratiques ou autoritaires, voire tout simplement lacunaires. Dans de telles conditions, la gouvernance pourrait s’avérer un facteur important de démocratisation des pratiques de gouvernement, ainsi que des pratiques de gestion des biens ou de prestation des services sociaux au niveau local ou communautaire.

La troisième conclusion à tirer prend appui sur l’idée de gouvernementalité introduite par Foucault pour l’ancrer dans une contradiction qui apparaît chaque jour plus forte entre la défense et la protection des droits de propriété du capital, des grands propriétaires et des investisseurs, d’un côté, et la défense et la protection des droits individuels, économiques et sociaux, de l’autre. Or, dans la mesure où les gouvernements sont de plus en plus sollicités par la sécurité et la réduction des risques liés aux droits de propriété au détriment de la protection des risques sociaux et environnementaux, le recours à la gouvernance pourrait être un outil puissant aux mains des citoyens pour [43] instaurer et appliquer des pratiques démocratiques à la base, afin d’exiger la transparence et la reddition de comptes de la part des pouvoirs institués.

Si nous quittons maintenant le champ où gouvernement et gouvernance sont proches parents, la quatrième conclusion touche à l’importance d’accorder une attention soutenue au statut légal des différentes parties prenantes dans un schème de gouvernance quel qu’il soit. À son tour, cette conclusion débouche immédiatement sur un questionnement central, celui de savoir si l’extension des marchés, en poussant au recul de l’État, ne favoriserait pas la multiplication des statuts accordés aux diverses parties prenantes, d’un côté, et l’extension des pratiques émancipatrices alternatives susceptibles de faire avancer un projet de démocratisation du pouvoir et de gestion citoyenne des biens collectifs, de l’autre. En ce sens, certaines pratiques de gouvernance pourraient s’avérer beaucoup plus contradictioires qu’on le laisse croire s’il y avait non seulement une prolifération d’intervenants, mais surtout dans l’accroissement de l’hétérogénéité des statuts accordés. Cependant, cette multiplication et cette hétérogénéité pourraient aussi être des facteurs d’émancipation s’ils étaient mis à contribution pour expérimenter de nouvelles pratiques de gouvernance.

Enfin, la dernière conclusion est un corollaire de la précédente et elle prend la forme d’une proposition : celle d’engager la réflexion et la recherche sur cette autre dimension de la gouvernance, celle qui émerge des innovations et des expérimentations citoyennes, afin de faire avancer la connaissance des pratiques alternatives et de constituer un répertoire des protocoles et des savoir-faire qui auront contribué à régénérer le processus de prise de décision et à faire avancer la démocratisation des sociétés [12].

[44]


Bibliographie

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Kooiman J. (1993). « Findings, Speculations and Recommendations », in J. Kooiman (dir) Modern Governance, London, Sage.



[1] Adapté du dictionnaire en ligne.

[2] Voir Les principes du gouvernement d’entreprise adoptés par l’OCDE, en 2004.

[3] On pourra également trouver cet extrait en ligne.

[4] Le texte anglais dit ceci : « The status of civil society in treaties can take different forms. It may be that of observandi or observers, such as the one we have before the assemblies of the United Nations. Or it may be as consultandi or concurrendi, when the assemblies or bodies allow the civil society organizations to voice their opinion or be part of an agreement of some kind. Thirdly, there is that of proponendi, treaties, such as the well-known labor clauses, democratic clauses or, as in the case of some treaties in Europe, to sit on administrative committees comprising civil society and the states. Lastly, there is the status as resolutio, the highest level, where civil society may appoint a representative who does not have decision-making powers, but may settle disputes that are regulated by a treaty.” En ligne.

[5] Ce qui ne veut pas dire que l’on ne peut pas ou que l’on ne devrait pas évaluer de la même façon et à partir de critères semblables l’effet utile d’une observation, aussi bien pour l’observateur et ses commettants que pour le ou les observés – gouvernements, parlementaires, entreprises, etc. –  surtout si ces derniers se servent de l’ouverture en direction de ces observateurs pour renforcer la légitimité de décisions qu’ils auront prises ou des actions qu’ils auront engagées.

[6] Cette question devrait faire l’objet  de nos prochains travaux portant sur le même thème. À noter, au passage, un phénomène fort intéressant souligné dans deux des contributions au présent collectif, celui du désintérêt manifesté par des citoyens à s’impliquer dans la gouvernance ou même à changer les modes de participation. Voir à ce sujet les contributions de Maria Fernanda Paz et de Marcos Medina.

[7] Une posture idéologique et politique reprise et appliquée par le président Ronald Reagan tout au long de ses deux mandats à la présidence des États-Unis.

[8] Freund citant Carl Schmitt dans un ouvrage paru en 1954.

[9] Cette juxtaposition permet de mettre en lumière, au passage, l’homologie entre le pouvoir de l’État et le pouvoir du père de famille car, dans les deux cas, le devoir d’obéissance de ceux et celles sur lesquels s’exercent ces pouvoirs repose sur une obligation de protection. Sur cette homologie, on pourra consulter : Jacques Ellul, Histoire des institutions, tome 2, Paris, Presses universitaires de France, 1956, page 489. Ou encore : D. Brunelle, Droit et exclusion. Critique de l’ordre libéral, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1997, pages 53-4.

[10] Pour rendre la chose encore plus claire, on peut souligner, au passage, que Schmitt a cherché à transposer, dans sa recherche d’un critère central du politique, une opposition que l’on retrouve en éthique, entre le bien et le mal, en esthétique, entre le beau et le laid, ou encore en économie, entre le rentable et le non-rentable.

[11] Cette posture revêtirait un contenu impérial ou, pour le dire autrement, cette posture deviendrait impérialiste quand l’exercice de la puissance étatique servirait les fins suivantes : (1) l’accroissement des dépenses militaires, bien au-delà de ce qui est indispensable aux fins de la défense nationale ; (2) l’intervention dans les affaires intérieures des partenaires et le renversement des régimes non-conformes ; (3) l’extraterritorialité des lois et l’abrogation des traités internationaux ; et (4) le contrôle des sources d’énergie situées en territoire étranger.

[12] À ce propos, la contribution de Sabrina Melenotte dans le présent collectif analyse fort pertinemment la portée et les limites de certaines innovations introduites par les zapatistes en matière de gouvernance.



Retour au texte de l'auteur: Dorval Brunelle, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le dimanche 16 janvier 2011 19:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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