RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Dorval Brunelle et Christian Deblock, “L’économie politique du fédéralisme canadien, de 1963 à 1984.” in ouvrage de Yves Bélanger, Dorval Brunelle et collaborateurs, L’ère des libéraux. Le pouvoir fédéral de 1963 à 1984, pp. 159-190. Montréal : Les Presses de l’Université du Québec, 1988, 442 pp. [Le 17 mars 2006, M. Bélanger nous a accordé l’autorisation de diffuser en li-bre accès libre à tous l’ensemble de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales. De même pour M. Dorval Brunelle.]

[159]

L’économie politique
du fédéralisme canadien
de 1963 à 1984
.”

par

Dorval BRUNELLE

Département de sociologie
Université du Québec à Montréal

Christian DEBLOCK

Département de science politique
Université du Québec à Montréal


Si on ne peut dissocier l'État et le marché [1], on ne peut non plus dissocier celui-ci du contexte historique et géographique dans lequel il s'insère, c'est-à-dire des modalités particulières de la croissance économique et du développement social dans le temps et l'espace. L'État keynésien, tel qu'il s'est déployé depuis l'après-guerre aux années quatre-vingt, a correspondu à une époque donnée du capitalisme, celle du fordisme [2]. D'un pays à l'autre, l'intervention de l'État a pris des formes différentes, mais toujours à l'intérieur d'un même modèle de sorte que c'est dans la nature du projet d'économie mixte qui a servi de fondement à l'interventionnisme et dans les caractéristiques de la croissance économique propres à chaque pays qu'il faut rechercher ces différences. Les facteurs politiques, comme l'allégeance du parti au pouvoir, l'identité du premier ministre, le cadre constitutionnel, le jeu de la démocratie et des groupes de pression, ainsi que les facteurs économiques, comme le degré d'ouverture de l'économie, le comportement de l'activité économique, les problèmes structurels de [160] développement, sont ici déterminants pour expliquer ces différences [3]. C'est à ce niveau qu'il faut se situer si nous voulons expliquer la croissance de l'intervention de l'État tant sur le plan économique que sur le plan social.

Qu'il se soit agi de corriger les déséquilibres structurels dans le développement, de mieux asseoir l'assise industrielle du pays ou encore de mieux répartir les richesses, cela présupposait l'existence d'une certaine conception « positive » du rôle que pouvait jouer l'État dans la société.

À son tour, le nationalisme allait constituer le ciment idéologique de l'intervention de l'État, donner à celle-ci la cohérence qui lui faisait défaut en l'absence d'un projet social-démocrate vigoureux, comme ce fut le cas dans d'autres pays et, par le fait même, justifier une implication toujours plus grande du gouvernement fédéral dans les différents domaines de sa compétence. L'unité du pays face à la montée des « provincialismes », d'une part, l'indépendance du Canada face à la menace que laissait planer sur sa souveraineté le voisinage de la première puissance au monde, d'autre part, allaient être au cœur des préoccupations durant toute cette période. Au cœur des débats aussi, parce que si l'émergence d'un nouveau nationalisme pouvait justifier une présence plus marquée du gouvernement fédéral sur la scène économique, cette présence sera loin d'être toujours ressentie comme rassurante par les États-Unis, entre autres, qui seront directement visés par les nouvelles politiques économiques canadiennes, mais aussi par les provinces elles-mêmes, jalouses qu'elles resteront de leur domaine de juridiction. Dans ce contexte, si la crise de l'État amorcée durant la deuxième moitié des années soixante-dix est celle de l'État keynésien, cette crise sera aussi celle du nationalisme canadien, le socle idéologique de l'interventionnisme du gouvernement fédéral pendant près de deux décennies.

Avant d'étudier l'économie politique du fédéralisme canadien sous les libéraux, nous allons aborder successivement et sommairement deux questions qui nous permettront de mettre en place le cadre d'analyse auquel nous aurons recours par la suite. À cette fin, nous voudrions, dans un premier temps, effectuer un retour sur le keynésianisme et son application dans le contexte canadien et, dans un deuxième temps, aborder la question de la continentalisation de l'économie nord-américaine.

Le cadre fédéral au Canada

En vertu de l’Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867, la juridiction sur l'économie est partagée entre les deux niveaux de gouvernement au Canada de sorte que, si le fédéral détient les pouvoirs de légiférer sur le trafic et le commerce, l'imposition d'un système de taxation, le transport et la frappe de la monnaie, entre autres, les provinces conservent entière juridiction sur des [161] domaines comme le prélèvement des revenus à des fins provinciales, les travaux et les ouvrages de nature locale et, surtout, la propriété et les droits civils.

À la différence du régime américain où le Sénat représente les intérêts des états sur une base paritaire, au Canada, le poids démographique des provinces sert à établir leur représentation au Parlement. Dans ces conditions, les provinces les plus pauvres étant les moins peuplées, elles n'auront pas l'ascendant suffisant pour faire valoir leurs doléances de manière déterminante à rencontre des intérêts des deux provinces du centre, l'Ontario et le Québec. Afin de compenser les inégalités surgies des spécialisations des économies provinciales dans des domaines pour lesquels elles détenaient un avantage comparé, le régime fédéral canadien a évolué vers la mise en place d'un système complexe de subventions et de transferts aux provinces les moins nanties de la richesse accumulée par les plus avantagées.

Sans allonger l'étude des fondements du fédéralisme canadien, il convient de relever que le fonctionnement du système fédéral, tout au long de l'après-guerre, s'inspire essentiellement du cadre d'analyse développé par la Commission royale d'enquête sur les relations entre le Dominion et les provinces, soit la Commission Rowell-Sirois, mise sur pied par le premier ministre Mackenzie King le 14 avril 1937, c'est-à-dire en pleine période de crise économique et sociale. Devant la détérioration de la position financière des provinces dans un contexte où leurs responsabilités sociales croissaient sans cesse, les rédacteurs du Rapport Rowell-Sirois proposent de mettre sur pied un « plan financier » national articulé autour de quatre objectifs : premièrement, en chargeant le Dominion de la dette nette des provinces ; deuxièmement, en lui accordant le pouvoir exclusif de percevoir les droits de succession ainsi que l'impôt sur le revenu des particuliers et des sociétés ; troisièmement, en accordant aux provinces des subventions « d'après la norme nationale, calculées de façon à permettre aux provinces de maintenir une norme canadienne des services essentiels moyennant un niveau moyen d'impôt » [4]. Une quatrième recommandation, qui visait à transférer la responsabilité en matière d'emploi — ce qui, dans la problématique canadienne de l'époque s'appelait la responsabilité relative au « chômage des aptes au travail » — depuis les provinces vers le fédéral, reflétait le genre de stratégie keynésienne auquel on avait alors recours là où le niveau d'emploi constituait l'élément essentiel d'une politique de développement, un enjeu que la sévérité de la récession des années 30 avait contribué à actualiser.

Durant les deux décennies qui vont suivre, c'est-à-dire jusqu'à l'aube des années 60, le gouvernement fédéral ne déviera pas des paramètres keynésiens développés par le Rapport Rowell-Sirois et ce, quoiqu'on puisse avancer concernant la fidélité aux thèses avancées par le célèbre économiste par ailleurs [5].

[162]

Par la suite, et tout au long des vingt et une années que couvre la présente étude, c'est-à-dire de 1963 à 1984, on assistera à la mise en application d'une double préoccupation visant d'une part à accroître le nombre des mesures d'intervention, et d'autre part, à en accroître l'efficacité et l'impact grâce à l'élaboration de cadres d'analyse et d'intervention de plus en plus complexes et affinés.

En attendant, le keynésianisme auquel on aura recours à Ottawa vise à atteindre un équilibre macro-économique caractérisé à la fois par le plein-emploi, la stabilité des prix et l'équilibre de la balance des paiements, de sorte que la stratégie gouvernementale d'intervention s'appuiera sur quatre outils privilégiés, à savoir : la politique monétaire, la politique budgétaire, la politique fiscale et la politique commerciale.

Ainsi, dans la foulée des recommandations de la Commission Rowell-Sirois, reprises pour partie dans le Livre blanc Travail et revenus et le Livre vert Propositions du gouvernement du Canada déposé à la Conférence fédérale-provinciale de 1945, « le gouvernement fédéral fit part des mesures qu'il croyait nécessaires pour maintenir la stabilité économique » [6]. Ces mesures s'appuyaient essentiellement sur la centralisation fiscale avec, en compensation, l'octroi de subventions fédérales aux provinces consentantes. D'abord encadré par les Tax Rental Agreements de 1947 à 1957, qui constituent une cession de sources d'impôts des provinces au gouvernement fédéral, la convention de partage des impôts a par la suite été assouplie par le Tax Sharing Arrangement de 1957, qui définit un partage conventionnel des impôts entre le pouvoir central et les provinces, de telle sorte que :

[...] l'autonomie fiscale des provinces fut restaurée dans un cadre qui préservait autant que possible l'unité fiscale du pays, et qui assurait une certaine péréquation interprovinciale, une garantie de recettes minimales aux provinces et une plus grande élasticité à la hausse des revenus provinciaux [7].

À compter de 1962, toutes les provinces devaient recouvrer une certaine autonomie fiscale, ce qui n'empêche pas que « le flux financier du gouvernement fédéral aux provinces au titre des octrois conditionnels [...] passe de 83 millions de dollars en 1955 à 1075 millions en 1967 » [8].

À cet égard, le premier ministre Pearson hérite d'un dossier fort complexe où, jusqu'à l'arrivée au pouvoir de son successeur Pierre Trudeau, il préférera accumuler les accommodements plutôt que de s'engager dans la voie d'une [163] révision en profondeur de l'économie politique du fédéralisme canadien. En fait, le keynésianisme appliqué à Ottawa ne sera définitivement contesté, et il lui sera substitué une approche néo-libérale de la même envergure, qu'à la suite du dépôt du rapport de la Commission d'enquête sur l'Union économique et les perspectives de développement du Canada en septembre 1985. Entre temps, bien sûr, c'est toute une série d'échecs en matière de politiques de développement qui auront contribué à délégitimer son application dans le cadre canadien et ces échecs, comme nous le verrons ci-après, s'accumuleront surtout sous le règne du premier ministre Trudeau de 1968 à 1984. Toutefois, avant d'aborder plus avant ces questions, nous allons rapidement souligner l'importance du phénomène de l'intégration des économies canadienne et états-unienne.

La continentalisation de l'économie canado-américaine

Le phénomène d'accroissement et d'approfondissement de l'intégration économique entre le Canada et les États-Unis constitue sans doute le processus majeur dans l'évolution économique des deux pays depuis la Deuxième Guerre. Même si ce rapprochement s'inscrit à l'intérieur d'un cadre géographique et social spécifique, il n'en demeure pas moins que des facteurs exogènes ont pesé d'un poids déterminant dans ce rapprochement.

Nous pouvons retenir parmi les contraintes extérieures des considérations géopolitiques liées à la montée de la puissance de l'URSS et à l'accélération de l'accession à l'indépendance des anciennes colonies européennes. Plus récemment, c'est surtout la concurrence exercée par la Communauté économique européenne et les pays de la bordure de l'Océan Pacifique qui entrera en ligne de compte dans la consolidation d'un bloc économique canado-américain. Reprenons ces éléments dans l'ordre.

Au sortir de la Deuxième Guerre, dans la foulée des destructions intervenues au sein des économies belligérantes d'Europe, les États-Unis et le Canada occupent respectivement les premier et troisième rang au sein de l'économie mondiale. Déjà inscrit dans la géographie et l'histoire, cet affermissement d'une économie continentale connaîtra sa première conceptualisation au plus fort de la guerre de Corée, déclenchée en juin 1950, alors que le gouvernement américain sera poussé à privilégier un approvisionnement continental de son économie en richesses naturelles devant l'éventualité d'un débordement du conflit et d'un affrontement avec l'ensemble des pays communistes. Dans une lettre datée du 22 janvier 1951, le président Harry S. Truman précise le cadre du mandat qu'il entend confier à la Commission :

La Commission [...] doit étudier les dimensions plus larges et à plus long terme du problème des matériaux pour la nation en le distinguant des besoins immédiats liés à la défense.

 [...] Grâce à une planification éclairée et en posant des gestes déterminés, nous pouvons à la fois combler les besoins essentiels à notre sécurité militaire, au bien-être civil et à la croissance [164] économique soutenue des États-Unis. Nous ne pouvons pas tolérer que des pénuries de matériaux mettent en péril notre sécurité nationale ou créent des goulots d'étranglement dans notre expansion économique [9].

Le Rapport Paley publié en cinq volumes à Washington en 1952, constitue la pièce maîtresse dans la réorientation des investissements américains vers le Canada, qui devient alors le principal pourvoyeur de l'industrie américaine. D'ailleurs, le Rapport Paley propose la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent, cet ouvrage d'infrastructure qui ouvre désormais le continent au développement dans un axe nord-sud en permettant aux plus grands navires d'atteindre sans transbordement les rives des Grands Lacs. À la fin des années cinquante, l'économiste canadien Hugh Aitken a pu écrire que, entre les recommandations du Rapport Paley et le pattern des investissements américains au Canada dans le courant des années 50, il subsistait un parallèle probant [10].

Pour ajouter encore à cette dimension économique un volet militaire, il faudrait rappeler que c'est également aux fins de protéger cette économie nord-américaine qu'ont été négociés entre le Canada et les États-Unis des accords conjoints de défense du continent qui culmineront dans la signature de NORAD à la fin des années cinquante.

Cependant, d'autres facteurs externes viendront bientôt s'ajouter aux premiers : il s'agit bien sûr de la formation de la Communauté européenne et de l'élargissement progressif du bloc économique de l'Europe des Six à l’Europe des Neuf en 1973, avec l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Ces événements ont beau suivre chronologiquement ceux dont il vient d'être question, leur mise en place s'est produite concurremment et l'on pourrait en toute « vérisimilitude » avancer que les effets que nous voulons ici distinguer n'ont pas opéré de manière indépendante, et ce serait vrai. Il s'agit donc d'envisager des causes externes cumulatives.

Entre la signature du Traité de Rome en 1957 et l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun seize ans plus tard, on assiste à la mise en place d'une véritable économie politique continentale, au fur et à mesure que les options alternatives s'avèrent obsolètes ou impraticables, comme l'est celle de Diefenbaker qui, en 1958, propose de détourner 15% du commerce extérieur canadien depuis les États-Unis vers la Grande-Bretagne, ou comme l'est celle de cet intervenant à la conférence Resources for Tomorrow, tenue à Montréal en 1961, qui propose l'adhésion du Canada au Marché commun.

Au niveau conjoncturel, l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun marque l'effondrement du « triangle de l'Atlantique Nord » ; à un niveau plus fondamental cependant, cet effondrement s'inscrit dans l'accroissement de la puissance européenne et dans la nouvelle menace que cette concurrence fait peser sur la puissance américaine, sans compter l'isolement que ces développements [165] entraînent pour le Canada. Ceci dit, il nous est désormais possible de situer les mesures politiques qui ont tenté de faire face ou d'obvier à cette contrainte, mesures qui déboucheront sur cette stratégie de continentalisation que l'on verra à l'œuvre dans le rapport de la Commission royale sur l'Union économique et les perspectives de développement du Canada déposé à l'automne 1985. Tout au long de la période qui nous retiendra, la démarche politique et économique des libéraux évoluera depuis le continentalisme sectoriel du premier ministre Pearson, en passant par le nationalisme économique de Pierre Trudeau dans les années 70, jusqu'au continentalisme global des années 80, engagé d'abord sous Trudeau également et poursuivi par les conservateurs ensuite.

LES ANNÉES PEARSON

Entre 1957 et 1961, l'économie canadienne traverse une période difficile, la première depuis la Deuxième Guerre, caractérisée par une sous-utilisation des ressources productives, l'accroissement des disparités régionales et l'érosion de son statut de puissance internationale.

Même si, entre 1957 et 1963, Diefenbaker avait engagé son gouvernement sur la voie d'un interventionnisme plus soutenu que celui qui caractérisait son prédécesseur libéral, Louis Saint-Laurent, il appartiendra au premier Cabinet de Lester B. Pearson, nouvellement élu le 8 avril 1963, de redéfinir une politique orientée vers le soutien de la croissance, la remise en cause du contrôle étranger et la réduction des disparités régionales. Déjà, alors qu'ils étaient encore dans l'opposition, les libéraux devaient opérer un rajustement de programme majeur lors de la Conférence de Kingston, tenue du 6 au 10 septembre 1960 ; ce rajustement conduit le parti à se déplacer vers la gauche sur l'échiquier politique canadien, c'est-à-dire à engager plus directement l’État dans le développement économique et social et ce, en partie pour contrer la montée des sociaux-démocrates qui allaient se doter d'une nouvelle formation politique, le Nouveau Parti démocratique, en août 1961.

Le premier discours du trône, lu le 16 mai 1963, était centré sur la croissance économique et faisait valoir que le chômage constituait un problème majeur. Il annonçait également la création du Conseil économique du Canada et mentionnait l'éventuelle création d'une Commission d'enquête sur le bilinguisme. Cependant, il faudra attendre, le 13 juin, le discours du budget du ministre des Finances, Walter Gordon, pour prendre toute la mesure du programme économique du gouvernement. Ce discours entendait s'attaquer au problème du contrôle étranger de l'industrie canadienne et il reprenait en cela, sinon l'une ou l'autre des recommandations de la Commission royale d'enquête sur les perspectives économiques du Canada — créée en juin 1955 et dirigée par Walter Gordon lui-même —, à tout le moins l'esprit de certains énoncés sur le contentieux canado-américain. À cet égard, nous pouvons d'ores et déjà relever que deux dossiers majeurs caractérisent les années Pearson, à savoir : l'exacerbation de la question régionale caractérisée, en particulier, par l'accumulation des revendications autonomistes du gouvernement québécois d'une part, et l'enjeu du contrôle américain de l'économie canadienne d'autre part. À ce [166] sujet, le Rapport préliminaire publié en décembre 1956 par la Commission royale d'enquête sur les perspectives économiques du Canada donnait déjà le ton des initiatives que l'on verra apparaître avec l'arrivée au pouvoir des libéraux en 1963. Les commissaires y relèvent en particulier que la question du contrôle étranger comptait parmi les préoccupations majeures au cours des audiences tenues à travers le pays.

Néanmoins, dans la section 11 du Rapport préliminaire intitulée « La politique commerciale », les commissaires ne proposent aucune modification substantielle à la démarche canadienne, même s'ils font état du fait que le multilatéralisme appliqué par le pays n'a pas été payé en retour, de telle sorte « qu'il serait sage que le pays, pour le moment du moins, maintienne son tarif à peu près à son niveau actuel » [11]. Et si la possibilité de la libéralisation des échanges avec les États-Unis est évoquée, « de l'avis de la Commission, il ne serait pas pratique pour le moment, ni avant bien longtemps, d'établir une large réciprocité commerciale entre le Canada et les États-Unis » [12]. Cela n'empêchera pas les commissaires de consacrer une des plus importantes sections de ce rapport aux « placements étrangers au Canada », et d'écrire : « L'activité des filiales établies à l'étranger doit être conforme et subordonnée au bien de l'ensemble de la société » [13].

Même si l'on s'accorde assez facilement pour relever que le Canada n'aurait vraisemblablement pas atteint son niveau actuel de développement sans ces placements, on relève le fait que ceux-ci prennent surtout la forme d'investissements directs dans les industries de l'extraction et de la transformation, qui sont par ailleurs hautement concentrées. Sans remettre en cause ce processus, les rédacteurs du Rapport proposent trois mesures pour faire face au problème : premièrement, accroître la présence « des Canadiens aux postes supérieurs d'un caractère administratif et technique, retenir les services d'ingénieurs et autres professionnels canadiens et acheter leurs fournitures, leurs matières premières et leur équipement au Canada » ; deuxièmement, obliger ces entreprises « à publier leurs états financiers et [à] y exposer dans le détail leur activité au Canada » ; troisièmement, mettre en vente « une part importante » (de 20 à 25%, peut-être) de leur capital-actions à des Canadiens et nommer « parmi les membres de leur conseil d'administration un certain nombre de Canadiens » [14].

Ces propositions demeureront sans suite, essentiellement parce qu'au moment du dépôt du rapport final en 1957, on assistera à un changement de gouvernement à Ottawa avec l'arrivée au pouvoir des progressistes conservateurs de John Diefenbaker.

Quoi qu'il en soit, de ces deux approches à la continentalisation que sont la libéralisation pure et simple d'un côté, le contrôle des investissements étrangers de l'autre, c'est la seconde qui prévaudra au niveau de la gestion politique tout au long des deux décennies suivantes, même si l'on assiste à [167] l'émergence d'un continentalisme sectoriel sous la gouverne du libéral Lester Pearson entre 1963 et 1968.

Le soutien de la croissance économique
et les relations avec les États-Unis


On a reproché au gouvernement Pearson, à l'époque, son manque de détermination dans l'adoption de mesures législatives concrètes au soutien de la croissance économique. Il convient de rappeler à cet égard que les gouvernements dirigés par Pearson de 1963 à 1965, puis de 1965 à 1968, étaient des gouvernements minoritaires d'une part, que le Cabinet était aux prises avec le surgissement inopiné et cumulé de scandales politiques d'autre part, deux facteurs qui ont grandement contribué à miner sa crédibilité et son ascendant sur la société et la politique. Au surplus, aussi bien dans le domaine financier que dans le domaine fiscal, les initiatives du Cabinet se voulaient temporaires en attendant le dépôt des résultats des travaux de deux importantes commissions d'enquête, à savoir la Commission royale d'enquête sur les banques et la finance, et la Commission royale d'enquête sur la taxation, instituées respectivement en 1961 et 1962.

Dans ces conditions, ce qu'il importe de retenir des trois discours du budget présentés par le ministre des Finances, Walter Gordon, durant le premier mandat du gouvernement Pearson, ce sont essentiellement ses initiatives visant à réduire le niveau et le degré de propriété et de contrôle des Américains sur l'économie canadienne, même si les mesures proposées ont toutes été suivies de nets reculs sur tous les fronts.

La question du contrôle américain de l'économie canadienne surgit à l'aube des années 60, comme le révélateur d'une double difficulté pour les autorités en place. En premier lieu, les rajustements de la stratégie américaine de développement international affectent d'abord et surtout l'approvisionnement en capital de l'économie canadienne ; en deuxième lieu, il importe également de souligner que le niveau de dépendance de l'économie canadienne entrave les capacités d'intervention du gouvernement, au moment même où sa médiation est de plus en plus sollicitée.

L'exacerbation de la concurrence internationale au tournant des années 60 affecte la position économique des États-Unis qui connaissent une courte mais sévère récession en 1960-1961. Même si leur position devait s'améliorer notablement par après, il apparaissait avec de plus en plus d'évidence que le gouvernement américain allait légiférer afin de contrôler l'exportation de capital à l'étranger.

La première mesure à cet effet, annoncée en juillet 1963, devait conduire le Congrès à lever une « taxe de péréquation des taux d'intérêt » dans le but de décourager les emprunteurs étrangers de transiger sur le marché américain de capital où les taux étaient inférieurs à ce qu'ils étaient sur les marchés internationaux. Dans la mesure où, à cause de sa dépendance vis-à-vis du marché américain de capital, le Canada risquait d'être au premier chef affecté par cette [168] initiative, le gouvernement demande et obtient une exemption. Malgré cette réserve toutefois, « pour le reste de 1963 et l'année 1964, le marché américain des obligations est virtuellement fermé aux emprunteurs canadiens » [15]. N'eût été de la décision de l'URSS d'effectuer des achats massifs de blé canadien à ce moment-là, la balance des paiements aurait été considérablement déséquilibrée.

Or, le gouvernement américain devait revenir à la charge en décembre 1965 avec l'adoption de nouvelles mesures visant à contrôler le flux d'investissement américain à l'étranger. Cette fois, le ministre de l'Industrie et du Commerce, Robert Winters, édicté des normes visant à contraindre les entreprises étrangères à garder au pays des profits suffisants pour financer leur expansion au Canada.

Le premier janvier 1968, le gouvernement américain revient de nouveau à la charge pour exiger de ses entreprises opérant à l'étranger qu'elles rapatrient 30% de leurs revenus. Même si, en mars de la même année, le Canada obtient quelques exemptions, il n'en demeure pas moins que le dollar canadien se trouve dans une situation précaire sur les marchés internationaux, où la spéculation contre le dollar se poursuit.

Pour les États-Unis, le problème est de taille, comme le relève Harry Magdoff :

Il convient de remarquer tout particulièrement que, dans toutes les industries en 1965, les ventes des filiales étrangères étaient plus élevées que les exportations des usines mères aux États-Unis. Mieux que cela, l'accroissement pendant ces mêmes années a été plus important dans le cas des usines filiales étrangères que dans les exportations. Parce que les industries se complètent, les ventes des usines implantées à l'étranger ont augmenté de 140%, tandis que les exportations des USA ne se sont accrues que de 55% [16].

Cette situation posait aux autorités américaines un problème insurmontable : pouvaient-elles et devaient-elles maintenir un tel niveau de croissance sur les marchés extérieurs si cette stratégie conduit à déséquilibrer de manière permanente la balance américaine des paiements internationaux ?

En définitive, cette contradiction ne trouvera de solution qu'avec la remise en cause de l'ordre économique mondial hérité des institutions mises en place au lendemain de la Deuxième Guerre, comme nous le verrons ci-après.

[169]

Le Pacte de l'auto

Après avoir relevé l'importance de l'enjeu du contrôle étranger et avant d'aborder la section consacrée aux disparités régionales, il est intéressant de se pencher sur le dossier du Pacte de l'auto, quand cela ne serait que pour faire ressortir deux choses. Premièrement, le caractère unique des relations entre les deux pays qui conviennent d'articuler leurs échanges dans un secteur aussi névralgique en ayant recours à une formule à la fois originale et ambiguë ; originale, en ce sens que le pacte est une entente qui ne pouvait intervenir qu'entre deux partenaires déjà liés par toute une panoplie d'accommodements économiques, politiques et sociaux ; ambiguë, parce que le pacte participe à la fois d'un accord sectoriel de libre-échange et de la mise en place d'un protectionnisme continental face à la montée des économies capitalistes développées d'outre-mer. Deuxièmement, malgré et au-delà de ses dimensions originales, le pacte préfigure le genre d'entente globale qui interviendra 23 années plus tard avec la signature de l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis le 2 janvier 1988.

À la fin des années 50, il apparaissait avec de plus en plus d'évidence que l'industrie automobile canadienne était en difficulté sur trois fronts : en premier lieu, la consommation canadienne d'automobiles excédait progressivement la production locale avec le résultat qu'en 1960, par exemple, le déficit canadien dans le secteur vis-à-vis des États-Unis atteignait 403 millions de dollars ; en deuxième lieu, la concurrence internationale accaparait une part grandissante du marché canadien, de sorte que, de 5,7% en 1955, la part des manufacturiers d'outre-mer passait à 28,1% en 1960 [17] ; en troisième lieu, enfin, la production canadienne s'était vue fermer les marchés d'exportation vers la Grande Bretagne et le Commonwealth qu'elle s'était assurés entre les deux guerres, et contrainte désormais de s'accommoder de l'exiguïté de son marché domestique puis, éventuellement, de composer avec l'intégration continentale. Cette situation appelait des correctifs et, à cet égard, la solution à laquelle on en arrivera illustre au mieux les contraintes et les paradoxes qui prévalent en matière de stratégie industrielle au Canada. Dans l'incapacité objective d'avoir recours soit à une stratégie de substitution des importations, en soutenant une industrie nationale qui avait déjà été emportée par la continentalisation dans le secteur durant les années 20, soit à une politique de rationalisation des filières de production, qui aurait entraîné une diminution des choix offerts aux consommateurs habitués à avoir accès à toute la panoplie des modèles produits aux États-Unis, le gouvernement Diefenbaker nomme Vincent M. Bladen membre unique d'une commission royale qui a pour mandat d'étudier les perspectives d'avenir de l'industrie automobile.

Le Rapport Bladen, publié en avril 1961, arrive à la conclusion que l'industrie est mal équipée pour faire face aux nouveaux défis qui se présentent à [170] elle et il propose l'entrée en franchise des pièces originales, pour autant que certaines conditions quant au contenu canadien soient respectées.

Sollicité par les grands producteurs américains qui souhaitaient une intégration plus poussée des réseaux de production nord-américains, Bladen recommandera une libéralisation des tarifs et taxes contre un engagement des producteurs à garantir un niveau stable de valeur ajoutée canadienne. Le concept de valeur ajoutée canadienne (selon le niveau de production de chaque fabricant) devait alors remplacer la notion de contenu canadien de façon à mieux contrôler le niveau de production et, éventuellement, de supporter de façon plus efficace l'industrie des pièces [18].

La situation qui prévalait dans le secteur automobile devait pousser le gouvernement à élargir son action. Ainsi, selon Yves Bélanger,

Ottawa se rendra rapidement compte de l'urgence de se donner une politique globale susceptible de préserver les intérêts canadiens. En 1963, dès la prise du pouvoir, le nouveau gouvernement libéral crée un ministère de l'Industrie et du Commerce, dont le titulaire déposera, l'année suivante, un plan applicable aux constructeurs automobiles destiné à accroître la production et l'emploi, tout en réglant le problème de balance des paiements. Ce projet émettra l'hypothèse d'un remboursement de taxe équivalant au niveau de nouvelles exportations. Une des conséquences du plan devait être d'amener les fabricants canadiens de pièces à se spécialiser. La dissidence fut forte au sud de la frontière, le plan fut donc abandonné, mais le statu quo n'était plus possible. La porte était maintenant ouverte à un accord fondé sur le principe de l'équilibre des rapports commerciaux entre les États-Unis et le Canada [19].

Le gouvernement canadien allait procéder unilatéralement et baisser les taxes jusqu'à ce qu'en avril 1964, le Trésor américain soit saisi d'une plainte contre les pratiques canadiennes de subvention formulée par le Modine Manufacturing Company de Racine au Wisconsin. Or, si la révision de la politique canadienne par les autorités américaines avait eu la latitude de conclure à une pratique discriminatoire, la loi américaine prévoyait alors que les douanes devaient imposer des droits compensatoires. C'est afin d'éviter une dégradation dans les relations canado-américaines à un moment particulièrement délicat dans l'histoire des deux pays que les deux parties en viendront à une entente et que sera finalement signé le Pacte de l'auto par le président Johnson et le premier ministre Pearson le 16 janvier 1965 [20].

[171]

Dès sa sanction — celle du Congrès n'intervenant que dix mois plus tard, en octobre — le Pacte de l'auto devait donner lieu à deux interprétations divergentes : pour les Américains, le pacte constituait bel et bien un accord de libre-échange conduisant, entre autres choses, à l'élimination de toutes les barrières tarifaires dans le secteur entre les deux pays ; pour le Canada, par contre, l'entente devait permettre aux deux partenaires de participer de manière juste et équitable au développement d'un marché continental [21].

Quoi qu'il en soit des interprétations des uns et des autres, le Pacte de l'auto a bel et bien conduit à une intégration de l'industrie automobile à l'échelle continentale alors que, précédemment, les flux commerciaux étaient plutôt à sens unique, c'est-à-dire orientés depuis le sud vers le nord. Ce résultat à lui seul constitue déjà un acquis important quand on aura rappelé que rien ne devait conduire à une telle forme d'intégration, bien au contraire, puisque la totalité des manufacturiers d'automobile au Canada sont des multinationales américaines. En attendant, l'industrie canadienne continuera de croître à l'ombre des tarifs imposés à l'importation des véhicules fabriqués outre-mer tandis qu'aux États-Unis, la concurrence internationale se fera de plus en plus vive, surtout avec l'arrivée des Japonais au début des années 70, de sorte que le gouvernement américain se verra contraint d'imposer des quotas « volontaires » aux manufacturiers japonais à compter de 1981. Par ailleurs, le déclin de la valeur du dollar canadien vis-à-vis du dollar américain tout au long de la période, mais surtout à compter des années 80, contribuera, entre autres facteurs, à accroître le surplus canadien dans le secteur de la production automobile. Ce surplus gagne tellement en importance ces dernières années qu'il est apparu à certains moments durant les négociations d'un accord de libre-échange entre les deux pays, en 1987, que l'inclusion ou la non-inclusion du Pacte de l'auto comptait parmi les contentieux les plus délicats dans les discussions [22].

Quoi qu'il en soit, c'est moins sur les conséquences éventuelles du Pacte que nous voudrions conclure cette section, sinon sur son importance en tant qu'élément de stratégie de développement privilégiée et défendue par le gouvernement Pearson à l'époque. En ce sens, le Pacte illustre la nature des compromis que le gouvernement canadien doit négocier et avec lesquels il doit composer s'il entend accroître au maximum les retombées économiques et politiques d'une production engagée dans un secteur où la propriété est entièrement aux mains d'investisseurs étrangers.

[172]

Les disparités régionales

Même si l'économie canadienne croît, dans l'ensemble, à un rythme satisfaisant durant la première moitié des années 60, un problème n'en surgit pas moins à la même époque, celui de la redistribution inégalitaire de la richesse entre les régions.

Afin de faire face à cette situation, en mai 1961, le gouvernement Diefenbaker avait mis en place les programmes à frais partagés dans le domaine agricole, programmes connus sous l'acronyme ARDA [23].

Quelques années plus tard, la Loi établissant le Conseil économique du Canada de 1963 l'enjoignait, entre autres choses, « d'étudier comment les programmes économiques à l'échelle nationale peuvent davantage stimuler dans un équilibre harmonieux l'essor économique de toutes les régions du Canada » [24]. Dans sa définition d'une région, le Conseil prend acte au point de départ des espaces provinciaux, « même si cette délimitation n'est pas toujours conforme à de rigoureux critères géographiques ou économiques », avec la réserve suivante :

Toutefois, il sera parfois nécessaire ou utile, à certaines fins d'analyse, de grouper quelques-unes des provinces de façon à diviser le Canada en cinq grandes régions, soit : l'Atlantique (les trois provinces Maritimes et Terre-Neuve), le Québec, l'Ontario, les trois provinces des Prairies et la Colombie-Britannique [25].

Cette nomenclature est importante puisque c'est celle qui prévaudra dans l'établissement des politiques régionales de développement durant toutes les années sous étude, c'est-à-dire jusqu'à la fin des années Trudeau.

Dans ses premiers travaux consacrés à ces questions, le Conseil fera état de la détérioration relative de certaines régions par rapport à d'autres, aussi bien au niveau du revenu personnel par habitant selon les provinces qu'au niveau des flux migratoires. Le Québec, en particulier, même s'il reste près de la moyenne en termes de revenu par habitant, voit sa situation se détériorer considérablement par rapport à l'Ontario, qui occupe la tête de liste et, fait plus significatif encore, « certains symptômes de tensions semblent concentrés dans certaines régions, par exemple, la Colombie-Britannique et dans certaines zones métropolitaines, comme Montréal... » [26] .

[173]

Parmi les recommandations qui seront proposées par le Conseil, l'une concerne la coordination entre les niveaux de gouvernement face à l'existence du grand nombre de programmes et de politiques visant le développement régional, tandis qu'une autre propose « d'encourager la formation d'agglomérations efficaces d'activité (pôles de croissance) dans les diverses régions afin d'assurer des économies d'échelle croissantes, des marchés plus étendus et des réservoirs plus utiles de talents et d'éviter les éparpillements et la dispersion non économiques » [27]. L'un dans l'autre, le projet ARDA et les recommandations du CEC conduiront à la mise sur pied du ministère de l'Expansion économique régionale en 1968.

En attendant, en matière de politique régionale, l'héritage des années Pearson est bien mince. Peut-être faut-il faire appel à l'importance de l'émergence d'une conscience nationale au Québec pour expliquer que les énergies du gouvernement aient été essentiellement concentrées sur l'amélioration des relations entre les deux groupes linguistiques au Canada. À cet égard, il faudrait alors porter à son actif la mise sur pied de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, qui mettra en lumière le phénomène d'une profonde discrimination systémique prévalant à rencontre des Canadiens français.

LES ANNÉES TRUDEAU

Même si les initiatives des deux gouvernements dirigés par Lester Pearson s'avèrent, en rétrospective, plus articulées et mieux ciblées que celles de ses prédécesseurs, il n'en demeure pas moins qu'au moment où Pierre Trudeau accède aux plus hautes responsabilités, il reste encore beaucoup à faire pour resserrer les contrôles de l'État sur l'économie et, surtout, pour accroître les retombées économiques régionales et sociales des interventions publiques.

Le projet d'édification, puis de consolidation d'une économie canadienne mieux intégrée sur le plan interne et plus concurrentielle sur le plan international, passait par la rationalisation de l'activité gouvernementale et par la concentration du pouvoir sur l'économie politique. Trudeau n'accède pas au poste de premier ministre avec un programme clair et défini mais plutôt avec une vision nationale qui ne recule pas face à l'accumulation des interventions, même si le cumul des initiatives et des programmes devait s'avérer de plus en plus complexe à gérer par la suite.

La connexion américaine

Tout de suite après son arrivée au pouvoir en juin 1968, les relations entre le Canada et les États-Unis se détériorent de manière tout à fait sensible.

L'enjeu du contrôle américain de l'économie canadienne avait refait surface, en janvier 1968, à l'occasion du dépôt du Rapport du groupe d'études ad [174] hoc chargé d'étudier la structure de l'industrie canadienne, intitulé « Propriété étrangère et structure de l'industrie canadienne » [28].

Le Rapport Watkins rappelle les faits suivants :

En 1964, les étrangers possédaient une valeur de 33 milliards de dollars d'actifs au Canada, tandis que les Canadiens possédaient 13 milliards de dollars d'actifs à l'étranger. Ainsi, la balance canadienne de l'endettement international se chiffrait à 20 milliards de dollars en comparaison des 4 milliards de 1949, plancher d'après-guerre. Comme au cours de la même période, le produit national brut s'est accru de 16 à 47 milliards de dollars, le pourcentage d'augmentation de l'endettement étranger net a été supérieur à celui de la production globale au Canada [29].

Cette situation entraîne deux conséquences pour l'économie : la première, c'est qu'elle limite sérieusement les possibilités de l'intervention des pouvoirs publics au moment même où l'État est de plus en plus sollicité pour alléger les disparités régionales et pour implanter de nouvelles politiques sociales ; la seconde, c'est que le paiement des intérêts et dividendes opère une ponction de l'ordre du milliard de dollars annuellement sur l'économie et ce, sans compter les revenus versés à l'étranger en paiement de services comme les frais de gestion, les redevances, le droit d'exclusivité, la publicité, les honoraires professionnels ou les assurances. Malgré l'absence de données statistiques sur l'activité des succursales étrangères opérant dans ces domaines, on calculait à l'époque que ces revenus se chiffraient à 245 millions de dollars en 1963.

Même si le Rapport Watkins ne remettait pas non plus en cause la propriété et le contrôle étrangers, reprenant en cela l'approche du Rapport Gordon, il manifestait le souci de veiller à ce que les Canadiens tirent le plus de bénéfices possibles de la situation. Ses recommandations portent ainsi sur la révision du régime fiscal et sur la transformation de la Corporation de développement du Canada en « holding de dimensions imposantes, capable d'assumer les fonctions d'entrepreneur et d'administrateur et de jouer ainsi un rôle de premier plan, de concert avec les institutions déjà en place, dans les milieux industriels et financiers canadiens » [30].

En conclusion générale, le rapport propose ni plus ni moins que l'établissement d'une « nouvelle politique nationale » et il termine sa réflexion de la manière suivante :

Le courant actuel au Canada vers des régimes provinciaux armés de plus d'autorité est aussi un fait admis, mais cela ne dérange en rien le fait que la propriété étrangère constitue une question nationale et transcendante par rapport aux préoccupations régionales.

[175]

La dépendance mutuelle croissante des nations de nos jours suggère enfin qu'il est possible de donner plus d'effets à la politique étrangère du Canada et à son rôle au plan universel en prêtant constamment renfort à une indépendance nationale fortifiée [31].

À peine deux années plus tard, un autre rapport, celui émanant du Comité permanent des affaires extérieures et de la défense nationale au sujet des relations canado-américaines, le Rapport Wahn, étudiera à nouveau la question de la dépendance de l'économie canadienne vis-à-vis de celle des États-Unis.

Se penchant cette fois sur le problème du déficit commercial, le rapport note que le manque à gagner est

partiellement financé par un excédent d'exportations à destination des pays d'outremer : toutefois, le reste a été comblé par des importations massives de capitaux, le plus souvent des États-Unis [32].

Rappelons à ce sujet que, durant la période de l'après-guerre, les importations du Canada en provenance des États-Unis passent de 69% en 1948 à 73% en 1968. Quant aux exportations, la proportion passe de 50% à 66% entre ces deux dates. Même si la part des matières premières tend à décroître dans les deux cas, ce sont d'abord les produits semi-finis qui constituent le gros des exportations, tandis que les produits finis en provenance des États-Unis occupent le premier rang de nos importations.

Le Rapport Wahn note à cet égard qu'« une dépendance aussi accusée par rapport aux capitaux américains a entraîné pour le Canada de graves conséquences » [33]

Les exemples relevés illustrent à quel point le gouvernement a les mains liées, c'est-à-dire à quel point sa politique économique est tributaire de celle de la Maison-Blanche. Cependant, même s'il ne se rabat sur aucune option claire et radicale, le Rapport Wahn recommande au gouvernement de rechercher d'autres sources d'importations, d'autres prêteurs et « d'encourager l'investissement de capital canadien dans des programmes d'expansion au pays » [34].

Il s'agit donc de proposer une ouverture sur le multilatéralisme et une forme timide de politique nationale.

Pourtant, le document le plus percutant sur cette épineuse question suivra de près. En effet, le Rapport Gray sur la maîtrise économique du milieu national sera publié en partie par le Canadian Forum de Toronto le 12 novembre 1971 et rediffusé par après, à l'instigation du Devoir [35].

[176]

Le Rapport Gray avait été préparé en prévision de l'échéance électorale de l'année suivante qui marquait la fin du premier mandat du gouvernement Trudeau. Son ton était à ce point radical que l'on a pu écrire que certaines des solutions envisagées rejoignaient des mesures proposées dans le document « Ne comptons que sur nos propres moyens » préparé par la CSN et publié l'année précédente. En particulier, le rapport s'ouvrait sur un constat laconique :

Le niveau élevé et croissant de la mainmise étrangère — tout particulièrement américaine — sur l'activité économique au Canada a fait apparaître au pays une structure industrielle qui reflète largement les priorités de croissance d'entreprises étrangères [36].

Le rapport propose alors d'établir un mécanisme de « tamisage » des investissements étrangers, voire même d'« opposer une résistance aux entreprises multinationales lorsque celles-ci contribuent en rien à la réalisation d'objectifs économiques nationaux » [37]. Il propose également d'élaborer une « politique commerciale qui souligne les lignes de force canadiennes et qui chercherait à les développer dans le cadre de nouvelles ententes avec l'Europe et les pays du Pacifique » [38]. Il propose enfin que « les sociétés de la Couronne et les ministères utilisent leurs approvisionnements pour se conformer à des objectifs de politique nationale » [39].

Malheureusement, peu après que le contenu du Rapport Gray ait été discuté par le Cabinet, en mai, il est advenu que le président des États-Unis a lancé, le 15 août 1971, sa « nouvelle politique économique ». Cette politique visait à imposer un gel des prix et des salaires pendant une durée de 90 jours, réduisait les impôts, restreignait l'importation de produits étrangers par l'imposition d'une surtaxe de 10% et, finalement, supprimait la convertibilité du dollar en or.

Quelles qu'aient été les raisons qui ont pu, sur le plan interne, pousser Richard Nixon à agir de la sorte en cette année préélectorale, il n'en reste pas moins que, parmi les mesures annoncées, l'imposition d'une surtaxe de 10% à l'importation des produits étrangers allait affecter gravement l'économie canadienne dans la mesure où celle-ci est de loin la plus dépendante, pour son approvisionnement, du marché américain.

Toutefois, un taux de chômage persistant, une inflation qui était passée d'un peu plus de 1% à 7,2% en six mois, un déficit budgétaire de l'ordre de 23,5 milliards de dollars où se reflétait la double pression exercée par la demande interne de services sociaux et les dépenses encourues pour la poursuite de la guerre au Vietnam, avaient forcé le gouvernement des États-Unis à un rajustement économique d'ampleur. Si, dans un premier temps, Ottawa cherche à négocier un statut d'exception face aux mesures Nixon et même si Herb Gray, ministre du Revenu national, laisse savoir lors d'une allocution prononcée devant [177] le Conference Board que le Canada risque d'être touché plus qu'aucune autre économie par cette initiative, rien n'y fait. En effet, selon le Conference Board, « ces développements ont fait surgir la question de savoir si, en produisant à une telle échelle à l'étranger, l'industrie américaine n'a pas miné ses propres marchés d'exportation » [40].

Par ailleurs, la pression interne pour la consolidation d'une économie nationale au Canada doit également être prise en compte. Déjà en 1963, Walter Gordon, à l'époque ministre des Finances, avait proposé de mettre sur pied une compagnie d'État dont ce serait précisément une des fonctions. Or, la Corporation de développement du Canada, mise sur pied à l'hiver 1971, cherche très timidement à rationaliser et à développer les secteurs nationaux de l'économie plutôt qu'à racheter des entreprises sous contrôle étranger comme le proposait à l'époque le programme du Nouveau Parti démocratique notamment.

Grâce à cette initiative, le gouvernement reprenait une des recommandations du Rapport Gray qui avait été mandaté en 1971 pour étudier la question des investissements étrangers au Canada.

Réélu en octobre 1972, le Parti libéral forme désormais un gouvernement minoritaire qui n'a pas les moyens de se donner une politique économique propre puisqu'il doit, sur le plan tactique, composer avec le NPD s'il entend demeurer au pouvoir : il se trouve dès lors passablement démuni lors de l'éclatement de la crise du pétrole à l'hiver 1973. En effet, une étude du gouvernement préparée par le ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources, Donald Macdonald, n'avait pas repris l'idée qui circulait déjà à l'époque de mettre sur pied une compagnie fédérale d'exploitation du pétrole [41], ce qui ne l'empêche pas de se rabattre sur l'imposition de contrôle à l'exportation de pétrole aux États-Unis, première ébauche de ce qui deviendra une politique nationale de l'énergie.

Ne pas agir du tout, cela aurait été non seulement oublier l'effet des mesures Nixon sur l'économie canadienne, mais cela aurait été surtout faire peu de cas de l'effet de rupture sur l'économie nationale, entre l'Ouest producteur et l'Est consommateur, que risquait de causer un approvisionnement sur demande du marché américain par les provinces productrices de pétrole, sans engagement ferme de la part des multinationales américaines d'approvisionner l'Est du Canada. C'est cette contradiction qui justifiera l'intervention du fédéral et conduira éventuellement à la politique de canadianisation de l'industrie pétrolière avec le rachat de Petrofina en 1976 par Pétro-Canada, une société créée en 1975.

À la fin de l'année 1973, le gouvernement avait déjà adopté ses premières mesures de nationalisme économique en sanctionnant le Bill C-132 qui créait une Agence d'examen des investissements étrangers.

Réélu le 8 juillet 1974, avec un gouvernement majoritaire cette fois, le Parti libéral tente moins dans l'immédiat de consolider l'économie nationale que d'engager la bataille pour le partage des bénéfices que tire l'Alberta de l'exploitation du pétrole.

[178]

Au même moment, la fragilité de sa position face aux grands cartels du pétrole sera révélée au grand jour en janvier 1975, avec les négociations qui sont conduites entre Imperial Oil, Gulf et Cities Services d'une part, les gouvernements du Canada, de l'Ontario et de l'Alberta d'autre part, pour la mise en chantier du projet Syncrude d'exploitation des sables bitumineux de l'Arthabaska. Il ressortait en effet de ces négociations, « selon certains calculs, que les concessions fiscales faites à Syncrude voulaient dire que les compagnies en ne payant que 25% d'un capital total investi de 2 milliards de dollars, détiendraient 70% de la propriété, tandis que les trois gouvernements impliqués verseraient 75% du coût et n'obtiendraient que 30% de la propriété » [42].

Le dossier régional : vers la « balkanisation » ?

En matière d'économie politique, depuis la Deuxième Guerre jusqu'à la fin des années 50, c'est l'approche centralisatrice classique qui prévaut. Dans un deuxième temps, auquel on peut faire correspondre les dates de création et de transformation du ministère de l'Expansion économique régionale (1969-1982), prédomine l'adaptation régionale à la centralisation. Dans un troisième et dernier temps, nous assisterions à l'émergence d'une approche plurielle en vertu de laquelle il s'agirait désormais de prendre acte de la coexistence de onze politiques industrielles au pays et de s'accommoder des convergences et oppositions que cet état de fait peut induire dans la poursuite d'objectifs communs.

Au moment de l'établissement du ministère de l'Expansion économique régionale en 1969, le premier ministre fait valoir devant la Chambre des communes la nécessité de « réaliser une véritable coordination » des initiatives et des projets du gouvernement fédéral dans le domaine régional [43].

L'approche développée par le Ministère vise essentiellement à réduire les « disparités régionales » grâce au recours à ces stratégies de développement appuyées sur la notion de « pôle de croissance ».

Synthétisée dans le Rapport Higgins, Martin et Raynauld [44], l'orientation du développement économique envisagée pour le Québec devait s'appuyer sur la promotion de la ville de Montréal et de ses environs. Le MEER s'opposait très spécifiquement, à ce moment-là, à l'approche élaborée au sein de l'Office de planification et de développement du Québec et à son projet de favoriser l'implantation d'un second aéroport dans la région montréalaise à Granby et défendait plutôt une localisation dans ce qui allait devenir Mirabel. À son tour, [179] ce projet à la fois grandiose et ambitieux qui visait rien de moins que de faire de la nouvelle zone aéroportuaire un des points d'entrée à l'intérieur du continent nord-américain en y intégrant toute une panoplie de services et d'industries, devait échouer dès qu'il sera apparu, lors du premier choc pétrolier de 1973, que les prévisions étaient tout à fait irréalistes puisque l'on assistait à l'imposition de nouvelles mesures de conservation d'énergie et de rentabilisation des installations existantes.

Le projet de Mirabel se révélera ainsi comme une des mesures les plus absurdes prise par le gouvernement et l'enjeu d'une expropriation massive et inutile d'agriculteurs continuera de le hanter tout au long de son règne.

Parallèlement, l'activité du MEER sera de plus en plus contestée à la fois parce qu'elle supplantait l'approche sectorielle propre à tous les autres ministères fédéraux et parce qu'elle substituait une démarche en termes de réduction d'écarts à celle, considérée beaucoup plus rentable économiquement et politiquement, fondée sur l'autonomie et la promotion régionales. À cet égard, l'identification de « zones désignées » au Canada le cédera bientôt devant une approche visant un développement industriel intégré [45].

Si l'on devait ajouter à ces éléments quelques faits : d'abord que l'arrivée du Parti québécois au pouvoir à Québec en novembre 1976 pousse le gouvernement fédéral à réviser sa stratégie de développement régional, ensuite que l'éventuelle reconversion vers l'accroissement des retombées des mégaprojets milite en faveur de l'abandon de la démarche initiale, on comprendra pourquoi le MEER est remplacé par un ministère d'État au développement économique et régional, tandis que certaines de ses activités sont transférées à un nouveau ministère de l'Expansion industrielle régionale. Il faudrait aussi faire droit aux critiques adressées à ce que certains considéraient comme une politique discriminatoire vis-à-vis des régions appliquée par le MEER, surtout au Québec, de même qu'aux nombreux et incessants conflits entre le MIC et le MEER pour expliquer l'abandon de cette politique.

Dans ces circonstances, à compter de 1982 surtout, le dossier régional est lié intimement à celui de l'énergie [46], alors qu'il était précédemment combiné soit avec le développement industriel, soit avec l'extension de l'infrastructure des transports. En effet, dans le contexte d'éclatement d'une nouvelle crise énergétique au début des années 80, la question du partage des rentes pétrolières entre le fédéral et les provinces productrices comme l'Alberta et la Nouvelle-Écosse occupera l'avant-scène dans les relations fédérales-provinciales.

Quant à la stratégie de développement régional comme telle, on assiste à l'abandon des programmes à frais partagés et au recours à des ententes-cadres de développement, une tactique qui vise essentiellement à accroître la visibilité du [180] gouvernement central dans le domaine et à éviter la récupération, par les provinces, de ses initiatives [47].

C'est ainsi que le terme « mégaprojet » vient s'ajouter au vocabulaire de la politique économique canadienne à compter du début de la présente décennie, dans la foulée du dévoilement d'une politique énergétique nationale lors de la lecture du discours du budget d'octobre 1980 [48].

Selon Bruce Doern, la nouvelle approche du gouvernement libéral nouvellement élu en février, après neuf mois dans l'opposition, sera centrée autour de deux préoccupations majeures (éventuellement confirmée par le résultat du référendum tenu au Québec en mai), à savoir la PEN et le rapatriement de la Constitution avec l'enchâssement d'une Charte des droits [49]. Non seulement ces deux volets devaient accroître la visibilité et l'importance du gouvernement central dans la fédération, mais ils étaient tous deux soutenus par l'opinion publique et, qui plus est, ils correspondaient tous deux à la vision canadienne défendue par le premier ministre Trudeau, le ministre de l'Energie, Marc Lalonde et le ministre de la Justice, Jean Chrétien.

Cependant, de ces initiatives, seul le rapatriement devait être mené à terme, les autres périssant dans la foulée de la récession économique des années 1981-1982.

La politique économique

Rien ne laissait présager, au tournant des années 70, que la décennie qui s'ouvrait serait différente de la précédente sur le plan économique. Certes, il y avait bien eu, en 1970, un recul de l'activité économique et il fallait noter, comme le rappellera dans sa rétrospective de la décennie la Revue économique du ministère des Finances [50], l'existence de certains « problèmes ennuyeux » comme l'inflation ou les problèmes régionaux mais rien qui puisse vraiment entamer la confiance en l'avenir et remettre en cause les paramètres keynésiens d'une politique économique qui avait largement contribué à l'essor économique du pays durant la dernière décennie. L'économie paraissait en bonne santé, la récession de 1970 paraissait davantage attribuable aux politiques, jugées trop restrictives, de la fin des années 1960 et les perspectives de croissance étaient dans l'ensemble excellentes. De plus, tout portait à croire que, sous le couvert du nationalisme économique, le gouvernement allait donner à la politique économique une [181] impulsion et une orientation nouvelles afin de mieux coordonner ses instruments et ses priorités. Cette impression était alors d'autant plus fondée que, le gouvernement lui-même semblait s'être engagé sur cette voie en réorganisant le système des comités ministériels [51] et en se prêtant à l'exercice de redéfinir sa politique de développement régional de même que sa politique étrangère [52]. D'ailleurs, les tensions de plus en plus vives sur la scène économique internationale semblaient confirmer la nécessité pour le Canada de se doter de stratégies industrielles et commerciales qui correspondraient mieux aux besoins et aux réalités d'un pays à la recherche de sa maturité économique et de son indépendance extérieure.

Le gouvernement, à l'instigation de Mitchell Sharp et de Jean-Luc Pépin respectivement ministre des Affaires étrangères et ministre de l'Industrie et du Commerce, semblait résolu à redéfinir ses priorités et ses objectifs.

Le livre blanc de 1970 sur la politique étrangère [53] avait clairement précisé les paramètres et la direction que devaient prendre la politique commerciale et la politique industrielle. Comme le rappellera le ministre Sharp, dans le numéro spécial d'automne 1972 de la revue du ministère des Affaires extérieures, Perspectives internationales, le livre blanc de 1970 avait mis en évidence :

[...] deux réalités primordiales, essentielles à la survie du Canada et en fonction desquelles les besoins de la politique canadienne, tant sur le plan interne qu'externe, doivent être évalués. L'une de ces réalités est le défi de mener une vie distincte, mais en harmonie avec l'État le plus puissant et la société la plus dynamique du monde, les États-Unis ; l'autre étant le problème complexe de la sauvegarde de l'unité nationale [54].

C'est à l'intérieur de ces deux paramètres, la sauvegarde de l'unité nationale et l'indépendance nationale, qu'allait être lancé à peu près au même moment en 1972, soit peu de temps après l'adoption des mesures Nixon, en août 1971, le débat sur la politique industrielle et celui sur ce qu'il est convenu d'appeler la « troisième option » [55]. Le débat, malgré l'intérêt et les attentes [182] suscitées par les premières initiatives qui seront prises, devait cependant rapidement tourner court [56]. D'une part, l'idée même de gestion des relations commerciales tout comme celle de politique industrielle étaient loin de susciter l'enthousiasme parmi les milieux d'affaires et le personnel ministériel [57]. D'autre part, quelles que fussent ses intentions de consolider par des mesures appropriées l'assise manufacturière du pays ou celles de diversifier le commerce extérieur, le gouvernement fédéral se devait de composer avec des partenaires hostiles à l'idée que, sous le couvert d'une meilleure coordination des politiques industrielles, on finisse par déboucher sur une plus grande centralisation des pouvoirs. Ces craintes, en partie fondées, seront suffisantes pour rendre de plus en plus difficile, comme on s'en rendra compte durant la deuxième moitié de la décennie à propos du programme énergétique national, la mise en œuvre de politiques nationales.

Les débats sur la politique industrielle et la politique commerciale resurgiront au début des années 80, mais cette fois dans une conjoncture tout à fait différente de celle du début des années 70, beaucoup moins favorable en raison des difficultés économiques et du climat de crise politique qui prévaudront à ce moment-là. Entre-temps, la détérioration rapide de la conjoncture économique allait forcer le gouvernement Trudeau, après une période de doute et de flottement qui suivit l'élection de 1974, à changer d'attitude face à l'inflation et à déplacer en conséquence ses priorités en matière économique.

L'inflation, mesurée par le taux de croissance annuel de l'indice des prix à la consommation, était passée, sous l'effet conjugué de la hausse des prix des matières premières et des augmentations salariales, de 3 à 11 pour cent environ entre 1971 et 1974. Longtemps divisé quant aux moyens à prendre, le Cabinet se résoudra finalement à imposer à l'automne 1975, dans le cadre d'un programme en quatre points, un contrôle des prix et des revenus [58] qui devait s'appliquer pour une période de trois ans à toutes les entreprises de plus de 500 employés, à toutes les entreprises de plus de 20 employés dans le secteur de la construction, à tous les employés du gouvernement et des entreprises de la Couronne, ainsi qu'à [183] certaines catégories de professionnels. Comme plusieurs catégories de salariés ne tombaient pas sous la juridiction du fédéral, il demeurait à l'initiative des provinces d'implanter ces contrôles sur leur territoire, ce que fera le gouvernement Bourassa quelques semaines plus tard avec son projet de loi 64, Loi concernant les mesures anti-inflationnistes.

Outre le contrôle des prix et des revenus qui en constituait la pièce maîtresse, le Programme de lutte contre l'inflation prévoyait également un resserrement graduel du taux de croissance de la masse monétaire et des dépenses budgétaires et leur alignement progressif sur le taux de croissance de l'économie.

Ces mesures prises à la hâte, avaient essentiellement pour objet de montrer la détermination d'un gouvernement littéralement pris de court par la conjoncture économique, de briser les attentes inflationnistes et de juguler la croissance d'une demande jugée excédentaire par rapport au potentiel de production de l'économie en dépit du fait que celle-ci était entrée en récession à la fin de l'année 1974 [59].

Les difficultés plus grandes que prévues à réduire l'inflation et le climat de plus en plus tendu sur la scène économique internationale, particulièrement au lendemain du second choc pétrolier en 1978, forcèrent le gouvernement à resserrer davantage ses politiques monétaire et budgétaire au détriment de l'emploi et de la croissance entre 1978 et 1981 et à imposer de nouveau des mesures de contrôle, cette fois limitées aux employés du secteur public, en 1981 [60]. Il faudra attendre l'année 1982 pour que, devant l'ampleur du chômage, le gouvernement, à l'instigation du nouveau ministre des Finances, Marc Lalonde, accepte de relâcher quelque peu le caractère restrictif des politiques monétaire et budgétaire et redonne priorité à la croissance économique.

Les contrôles et les politiques macro-économiques restrictives qui les accompagnèrent contribuèrent à juguler l'inflation, encore que ce fut à un coût social et à un coût économique relativement élevé, leur principal effet fut de remettre en cause les paramètres qui avaient été ceux de la politique économique en matière de croissance depuis la guerre et de briser le consensus social minimal qui avait existé jusque-là autour de l'objectif du plein emploi. En ramenant le plein emploi au statut de variable macroéconomique d'ajustement, le gouvernement Trudeau abandonnait par le fait même l'idéal keynésien de plein emploi propre au projet d'économie mixte d'après-guerre [61]. En 1975, le gouvernement fédéral n'avait pas entièrement abandonné l'idée de politique industrielle, comme le confirmera l'initiative qu'il prendra de créer, au lendemain de la Conférence des premiers ministres en 1978, une série de groupes [184] consultatifs d'études sectorielles représentant chacun les vingt-et-une industries manufacturières, la construction et le tourisme (comités du premier palier) et d'un comité dit « du second palier » dont la mission était de faire la jonction entre les groupes et le Cabinet et de présenter des recommandations plus générales. Le rapport du « comité du second palier », déposé en automne 1978, c'est-à-dire au moment où le gouvernement s'engageait dans une deuxième phase de restrictions budgétaires, restera à toutes fins pratiques lettre morte [62]. Le Cabinet se dotera aussi cette année-là d'un nouveau conseil ministériel, le Conseil ministériel de l'expansion économique, dont la fonction sera de coordonner les initiatives et les dépenses en matière économique, et d'un secrétariat^ pour le desservir, le Département d'État au développement économique (DÉDÉ). Ce Département d'État aurait dû jouer un rôle important au tournant des années 80 dans l'élaboration d'une nouvelle stratégie de développement économique. Tel ne fut cependant pas le cas en raison des dissensions qui existaient alors au sein du Cabinet, particulièrement entre H.A. Oison, responsable du DÉDÉ, et H. Gray, responsable de l'Industrie et du Commerce, sur l'orientation que devait prendre cette stratégie. C'est finalement à un comité ad hoc, réuni au lac Meech, qu'incombera la tâche de définir cette stratégie que le ministre des Finances, A. MacEachen, présentera lors du discours du budget de novembre 1981, dans un livre blanc, Le développement économique du Canada dans les années 80 [63].

Rédigé dans la foulée du programme énergétique qui avait été adopté un an plus tôt, fortement influencé par les conclusions optimistes pour le Canada du rapport américain, Global 2000, sur les perspectives de développement dans le secteur des ressources naturelles [64] et par le rapport final sur les mégaprojets présenté peu de temps auparavant par le groupe de travail Blair-Carr [65], le livre blanc entrevoyait lier étroitement le développement économique futur du Canada au développement des richesses naturelles et de faire de celles-ci la pierre angulaire de la stratégie de renouveau économique national qu'avait promis le premier ministre au lendemain de l'élection de 1980. Désormais responsable du dossier du développement régional, le ministre d'État au Développement économique et régional, D. Johnston, devait assurer la coordination et la mise en œuvre de cette nouvelle stratégie de développement de concert avec les provinces. La dégradation de la conjoncture économique en 1982 et la chute des prix des matières premières, dont ceux du pétrole, contribuèrent largement à discréditer cette stratégie dans le public et à remettre en cause les grands projets [185] d'investissements prévus. Cet échec devait symboliser celui du nationalisme économique et du fédéralisme centralisateur qui l'avait accompagné [66].

SYNTHÈSE :
DE TRUDEAU À MULRONEY


Jusqu'à tout récemment, la très grande majorité des travaux consacrés à l'étude de l'économie politique du Canada déplorait l'absence de centralisation des décisions en matière d'économie politique au pays. Cette approche, développée à l'origine par les Commissaires responsables de la rédaction du Rapport Rowell-Sirois en 1940, a été reprise de manière récurrente depuis, que ce soit dans les travaux de la Commission Gordon (1959), ceux des Rapports Watkins (1968), Gray (1970) et, tout récemment encore, par la Commission Macdonald sur l'Union économique et les perspectives de développement du Canada (1985).

L'angle d'analyse a été sensiblement le même chez les analystes de la précédente génération comme Harry J. Johnson ou les frères Wonnacott.

Enfin, c'est également la démarche qui a été adoptée par les principaux groupes de pression et pompes à idées ou « think tanks » qui opèrent au pays comme le Conference Board of Canada, l'Institut de recherche CD. Howe, l'Association des manufacturiers canadiens ou l'Institut Hudson du Canada.

Cependant, depuis plus d'une quinzaine d'années déjà, ce paramètre a été remplacé par une approche plus souple qui a tenté de trouver dans la notion de « région » une certaine réconciliation entre les faits et la théorie. Développée en particulier dans les premières analyses du ministère de l'Expansion économique régionale, l'approche régionale entendait substituer à l'opposition entre la fédération et les provinces une grille d'analyse fondée sur des réalités économiques nouvelles définies comme des « disparités régionales ». Cette démarche ne réglait pas l'ancien contentieux entre la centralisation et la décentralisation ; elle le déplaçait en investissant dorénavant le pouvoir central d'une mission régionale théoriquement et programmatiquement distincte des stratégies qui prévalaient antérieurement.

Or, malgré les programmes et les mesures mis en place tout au long des années 60 et 70 et malgré l'accroissement du poids de l'État central dans la fédération, il ne semble pas qu'Ottawa ait su ou pu contrer le processus de la régionalisation du marché canadien, c'est-à-dire ce que certains vont jusqu'à appeler sa « balkanisation » [67]. Ainsi, au lieu d'assister à une plus grande homogénéisation économique à la grandeur du pays, nous assisterions au contraire au repli des économies provinciales sur elles-mêmes, avec la conséquence suivante :

[186]

Il devenait de plus en plus évident que les industries manufacturières canadiennes voyaient leur part des marchés domestiques et internationaux décroître depuis au moins une décennie. L'importation des produits manufacturés était passée de 21,6% en 1966 à 29,6% en 1976, et à un peu moins de 31% en 1977 [68].

En octobre de la même année, le Conseil des sciences du Canada publie Uncertain Prospects, où l'on invoque pour la première fois le phénomène de la « désindustrialisation » de l'économie canadienne.

Ainsi, à rencontre des schémas bipolaires développés par Trudeau (1967), Gilpin (1977), voire par tout un courant radical, s'est progressivement imposée une démarche plus souple esquissée au départ par Richard Simeon dans son Federal-Provincial Diplomacy. The making of recent policy in Canada, publié en 1972, et enrichi depuis. Par exemple, Barbara Hodgins écrivait, peu avant le rapatriement de la Constitution, en 1981 :

Le précédent examen des négociations constitutionnelles a montré que les provinces (province-builders) cherchent à étendre leur pouvoir constitutionnel et à réaliser une plus grande décentralisation du pouvoir au Canada. Dans l'ensemble, le gouvernement fédéral (country-builders) ne tente pas d'opérer un mouvement concomitant vers une plus grande centralisation du pouvoir. Au contraire, celui-ci semble plus orienté vers l'annulation de l'offensive provinciale et à serrer la marge de manœuvre des provinces au lieu, en particulier, d'accorder une plus grande standardisation et une meilleure protection contre l'érosion du rôle du gouvernement fédéral dans la définition de l'« intérêt national » et d'une politique nationale [69].

Sans aller aussi loin, la récente étude de Michael Jenkin établit que « la légitimité d'une action fédérale en matière de politique industrielle, considérée sous l'angle régional, est parfois mise en doute » [70].

Et l'auteur conclut en ces termes :

En principe, il faudrait créer un mécanisme administratif pouvant associer des programmes de développement industriel mieux adaptés aux besoins des régions avec une méthode intégrée et cohérente de développement industriel au plan national [71].

[187]

C'est ce genre d'assouplissement que les conservateurs vont chercher à instituer peu après leur arrivée au pouvoir en septembre 1984.

Ainsi, dans son exposé du 8 novembre 1984, le ministre fédéral des Finances établissait un « programme fédéral de renouveau économique » en quatre points où il était question : premièrement, de résorber l'accumulation massive de la dette publique ; deuxièmement, de redéfinir le rôle de l'État ; troisièmement, d'améliorer la performance au niveau des investissements ; et, quatrièmement, de réaliser ces changements de manière équitable.

La tâche de redéfinir le rôle de l'État a été confiée au vice-premier ministre, Erik Nielsen. En attendant, il vaut de rappeler que cette question de la réduction de l'interventionnisme a aussi été mise à l'ordre du jour de la Conférence des premiers ministres sur l'économie, tenue à Régina les 14 et 15 février 1985. Dans son allocution d'ouverture, le premier ministre Mulroney donnait le ton dans les termes suivants :

La préparation conjointe de cette Conférence démontre notre volonté commune de travailler ensemble dans un nouvel esprit d'harmonie et de confiance mutuelle.

 [...] Au cours de la campagne électorale, j'ai déclaré à maintes reprises que l'objectif fondamental du nouveau gouvernement serait d'engager le Canada sur la voie de la réconciliation nationale et du renouveau économique.

À Sept-Îles, au mois d'août, j'ai affirmé que nous devions insuffler un nouvel esprit au fédéralisme...

À la vérité, ce renouveau du fédéralisme s'inscrit dans la double stratégie de désengagement de l’État central et d'ouverture sur le continent nord-américain, double stratégie qui trouve son prolongement dans les accords signés par Mulroney et Reagan à Québec en mars de la même année, puis sanctionnée par la signature de l’Accord de libre-échange le 2 janvier 1988.

En effet, depuis la mise au rancart du nationalisme économique en 1982, on a assisté à un retour en force de l'option continentale. Et cela était déjà apparent durant les toutes dernières années du règne de Trudeau.

C'est pourquoi, pour le Canada, le pacte de libre-échange apparaît comme un prolongement de deux enjeux en apparence distincts : il peut d'abord s'avérer être une stratégie visant à surmonter l'actuelle fragmentation du marché canadien, il peut ensuite servir à implanter de force une spécialisation industrielle.

Sous ces deux angles, le libre-échange constitue une option qui instituerait une politique industrielle par défaut, voire, comme une substitution de contraintes propres à l'établissement d'un marché continental à rencontre d'une implantation d'une politique industrielle en bonne et due forme.

[188]

LE CANADA
ET LE CONTEXTE INTERNATIONAL


Les économies américaine et canadienne ont évolué à l'ombre des institutions issues de la Conférence de Bretton Woods, tenue en 1944. Néanmoins, la montée concurrente des économies européenne et japonaise, de même que la politique économique adoptée par l'administration démocrate du président Johnson durant la guerre du Vietnam, ont conduit le président républicain Richard Nixon à décréter une dévaluation dramatique et à suspendre la convertibilité en or du dollar le 15 août 1971 [72].

Depuis la sanction de ces mesures, on a assisté à diverses tentatives d'ébauche d'un « nouvel ordre économique mondial » caractérisé par le flottement généralisé des monnaies. Si, en principe, ce nouveau système devait permettre de maintenir la stabilité des cours internationaux, en pratique, cependant, le flottement généralisé s'est avéré déstabilisateur puisque le nombre des acteurs qui ont une influence réelle est limité aux « cinq monnaies les plus importantes » [73]. En conséquence, ce sont moins les forces d'un marché anonyme qui prévalent dans l'édification du nouvel ordre économique, mais bien la gestion collective du marché mondial telle qu'elle a pu opérer, en particulier, lors de la tenue des sommets économiques des chefs des pays les plus industrialisés.

Réuni une première fois à six au château de Rambouillet, du 15 au 17 novembre 1975, le groupe des pays les plus industrialisés devait inclure le Canada dès l'année suivante, en 1976 [74].

À l'occasion de ces sommets, il a été question aussi bien de coopération monétaire, de politique macroéconomique, de commerce international, des relations Est-Ouest et d'énergie que des relations Nord-Sud.

Depuis Rambouillet, les « six », puis les « sept » par après, se sont engagés sur la voie de la libéralisation des échanges et se sont entendus pour éviter l'application de nouvelles restrictions commerciales.

On estime généralement que la réaffirmation de cet attachement à l'engagement pris par les pays de l'OCDE, qui devait s'avérer être un leitmotiv des sommets ultérieurs, a renforcé la capacité des gouvernements des pays participant au sommet à faire face aux pressions inflationnistes[75]

En attendant, la situation économique au sein des pays membres continue de se détériorer durant la deuxième moitié des années 70. Si, à l'occasion du premier choc pétrolier consécutif à la guerre du Yom Kippour en 1973, l'absence de concertation entre les pays industrialisés prévaut en matière énergétique, lors du second choc qui suit le renversement du Shah d'Iran, « le doublement du prix [189] du pétrole brut dans le courant de l'année 1979, et le désordre économique mondial qui s'ensuivit, ont dans tous les grands pays attiré l'attention sur la nécessité d'économiser l'énergie et de réduire les importations de pétrole » [76].

En fait, et malgré les limites inscrites auprès des sommets de Tokyo en 1979 et de Venise en 1980, des mesures d'économie d'énergie ont été appliquées par les pays membres.

Dans la majorité des démocraties industrielles, les gouvernements ont réagi au second choc pétrolier par des politiques macroéconmiques nettement plus restrictives qu'après le premier choc pétrolier, et ils s'y sont tenus plus longtemps.

[aux États-Unis],

le tournant fut pris en novembre 1979, lorsque sous la direction de son nouveau président, Paul Volcker, la Réserve fédérale adopta des objectifs draconiens en matière de croissance des agrégats monétaires. Cette politique fut maintenue et confirmée après l'élection du président Reagan. La rigueur des objectifs et la détermination avec laquelle ils furent poursuivis ont fait monter les taux d'intérêts réels et nominaux à des sommets encore jamais atteints  [77].

Incapable de mener une politique autonome, le Canada misera sur le suivisme à cette occasion, avec le résultat qu'il sera un des tout premiers touché par la sévérité de la récession.

Dans l'année qui suit le Sommet d'Ottawa, l'inflation ralentit et les taux d'intérêt commencent à baisser, tandis que le déficit fédéral américain continue de croître. Au Sommet de Versailles, en 1982,

[...] les sept chefs d'État et de gouvernement ont clairement donné pour mission à leurs ministres des Finances d'œuvrer pour une plus grande convergence des politiques macroéconomiques [78].

Pour le Canada, le problème majeur demeure l'incapacité dans laquelle le gouvernement se trouve de prendre ses distances face au gouvernement américain, de telle sorte que toute « convergence des politiques macroéconomiques » contribue à accroître la continentalisation de l'économie américaine, au lieu de contribuer à raffermir la position internationale du pays en tant que partenaire indépendant et éclairé susceptible de joindre, le cas échéant, le peloton des adversaires de la politique macroéconomique américaine.

En conséquence, depuis son entrée dans le Groupe des Sept en 1976 jusqu'en 1984 — et même par après, puisque rien n'a changé à ce chapitre avec l'arrivée des conservateurs au pouvoir le 4 septembre de la même année, bien au contraire —, la gestion de l'économie au Canada a été progressivement ajustée [190] sur la stratégie américaine, avec le résultat que le pays est passé d'une direction à dominante nationaliste entre 1971 et 1981-1982, à une approche continentale axée sur l'imitation du modèle américain, en attendant la mise en place d'une éventuelle intégration économique à la suite de la signature d'un accord de libre-échange canado-américain.



[1] GISLAIN, J.J., « L'État et le marché : réflexions sur leur articulation institutionnelle », dans Interventions économiques, hiver 1987, n° 17, pp. 53-70.

[2] LE COLLECTIF, « L'État en devenir », Idem., pp. 49-52.

[3] Voir à ce sujet, CAMERON, D.R., « La croissance des dépenses de l'État : l'expérience canadienne dans une optique comparative », dans BANTING, K., L'État et la société : le Canada dans une optique comparative, Ottawa, Approvisionnements et services Canada, 1986, pp. 23-58.

[4] Discours inaugural de W.L. Mackenzie King, dans Conférence du Dominion et des provinces, mardi 14 et mercredi 15 janvier 1941, Ottawa, 1931, page 7.

[5] Voir à ce sujet, NOËL, A., « L'après-guerre au Canada : politiques keynésiennes ou nouvelles formes de régulation ? », dans BOISMENU, G. et DOSTALER, G., (sous la direction de) La théorie générale et le keynésianisme. Politique et économie, n° 6, GRÉTSÉ / ACFAS, 1987, p. 91-107.

[6] DEHEM, R., Planification économique et fédéralisme, Genève, Librairie Droz, 1968, page 162. Les informations qui suivent sont également tirées du chapitre XI de cet ouvrage.

[7] Idem, page 164. L'assouplissement des mesures tient également, et surtout peut-être, au fait que le nouveau régime, contrairement à l'ancien, ne porte « aucun préjudice aux provinces qui refuseraient d'y participer » (page 165).

[8] Idem, page 166.

[9] President's Materials Policy Commission, Resources for Freedom, Washington, 1952, volume 1, page IV.

[10] AITKEN, H., American Capital and Canadian Resources, Harvard University Press, 1961, page 84.

[11] CANADA, Commission royale d'enquête sur les perspectives économiques du Canada, Rapport préliminaire, Ottawa, décembre 1956, page 72.

[12] Idem, page 75.

[13] Idem, page 88.

[14] Idem, page 89.

[15] BOTHWELL, R., DRUMMOND, I. et ENGLISH, J., Canada since 1945 : Power, Politics and Provincialism, University of Toronto Press, 1981, page 320.

[16] L'ère de l'impérialisme, Maspero, 1970, page 57.

[17] Ces données et celles qui suivent sont tirées de BEIGIE, CE., « The Canada-U.S. Auto Pact », Canadian Perspectives in Economics, Collier-MacMillan Canada Ltd., 1972, D2.

[18] BÉLANGER, Y., La production militaire au Québec, partie V, L'industrie du matériel de transport roulant. Rapport de recherche soumis à l'Institut pour la paix et la sécurité internationale, Ottawa, mai 1988, p. 10.

[19] Idem, p. 11.

[20] Ce moment est délicat surtout parce que la décision prise unilatéralement et solitairement, semble-t-il, par Lester Pearson, durant la campagne électorale qui précède l'accession de son gouvernement au pouvoir en avril 1963, à l'effet de doter l'armée canadienne d'ogives nucléaires et ce, malgré l'opposition non seulement des autres formations politiques, mais surtout de la sienne propre, cette décision aurait pu de nouveau être remise en cause si jamais les Américains n'avaient pas fait preuve de souplesse vis-à-vis des Canadiens dans cet autre dossier.

[21] BEIGIE, C.E., op. cit.

[22] Les articles 1001 et suivants du chapitre 10 intitulé « Commerce des produits automobiles » de l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis confirment la liberté et la sécurité d'accès au marché américain assurées par le Pacte de l'automobile de 1965, en l'élargissant éventuellement au commerce des voitures d'occasion à compter de 1993. L'article 1004 prévoit en outre l'établissement d'un « comité sélect » sur des défis que posent à l'industrie automobile la concurrence d'outre-mer.

[23] L'Administration de l'aménagement rural et du développement agricole qui visait essentiellement à financer des travaux d'intérêt public durant la morte saison. Ces mesures étaient insuffisantes compte tenu essentiellement du phénomène de l'accroissement de l'écart dans la distribution de la richesse entre les régions pauvres et les régions les plus riches du pays.

[24]  Cité dans Conseil économique du Canada, Vers une croissance économique équilibrée et soutenue, deuxième exposé annuel, Ottawa, décembre 1965, page 107.

[25] Idem, page 108.

[26] Idem, page 33.

[27] Idem, page 193.

[28] BUREAU DU CONSEIL PRIVÉ, Ottawa, 1968.

[29] Idem, pp. 5 et 6.

[30] Idem, pp. 429-430.

[31] Idem, pp. 432-433

[32] Onzième rapport du Comité permanent des affaires extérieures et de la défense nationale au sujet des relations canado-américaines (Ian WAHN, président), Ottawa, 1970, page 15.

[33] Idem.

[34] Idem, p. 20.

[35] Publié aux Éditions Leméac/Le Devoir sous le titre : Ce que nous coûtent les investissements étrangers, avec un avant-propos de Claude Lemelin, 1971.

[36] Idem, p. 13.

[37] Idem, p. 26.

[38] Idem, p. 119.

[39] Idem, p. 202.

[40] Conference Board, World Business Perspectives, n° 3, mai 1971.

[41] An Energy Policy for Canada, Ottawa, 1973 et Canadian Annual Review of Politics and Public Affairs 1973, University of Toronto Press, 1974, page 228.

[42] Canadian Annual Review of Politics and Public Affairs 1975, University of Toronto Press, 1976, page 317.

[43] House of Commons Debates, 27 février 1969, p. 6016. Cité par SAVOIE, D.J., « The Toppling of DREE and Prospects for Regional Economic Development », dans Analyse de politiques, X, 3, 1984, pp. 328-337.

[44] HIGGINS, B. H., MARTIN, F., et RAYNAULD, A., Les orientations de développement économique régional dans la province de Québec, Ottawa, ministère de l'Expansion économique régionale, 1970.

[45] GRAFTEY, H, « Are Designated Areas the Right Answer ? », dans Canadian Business, juin 1982, p. 27.

[46] TELLIER, M.-A., « Développement régional. La dernière chance d'Ottawa : l'énergie », dans Le Devoir, 29 avril 1982.

[47] DESCOTEAUX, B., « Ottawa entend désormais demeurer le maître d'œuvre de ses interventions dans le domaine du développement régional », dans Le Devoir, 12 mars 1984, p. 6.

[48] DOERN, B., « The Mega-project episode and the formulation of Canadian economic development policy », dans Canadian Public Administration, 26, 2, été 1983, p. 219-238.

[49] Idem, p. 221.

[50] CANADA, ministère des Finances, Revue économique, perspective sur la décennie, avril 1980, Ottawa, Approvisionnements et Services, p. 1.

[51] Voir à ce sujet, DOERN, B.G., « Economic-Policy Processes and organization », dans DOERN, B.G. et AUCOIN, P. (sous la direction de), Public Policy in Canada, Toronto, Macmillan of Canada, 1979, pp. 62-105.

[52] Voir à ce sujet, DEWITT, D.B. et K1RTON, J.J., Canada as a Principal Power, Toronto, John Wiley and Sons, 1983.

[53] CANADA, Secrétaire d'État aux Affaires extérieures, Politique étrangère au service des Canadiens, Ottawa, Approvisionnements et Services, 1970.

[54] SHARP, M., « Relations Canada/États-Unis : choix pour l'avenir », dans Perspectives internationales, numéro spécial, automne 1972.

[55] Voir à ce sujet, HERVOUET, G., HUDON, R. et MACE, G., « La troisième option : la politique commerciale et au-delà », dans CAMERON, D. et HOULE, F. (sous la direction de), Le Canada et la nouvelle division internationale du travail, Ottawa, Éditions de l'Université d'Ottawa, 1985, pp. 145-180 ; et CLARKSON, S., Canada and the Reagan Challenge, Crisis and Adjustment, Totonto, James Lorimer, 1985.

[56] Sur les débats sur la politique industrielle, voir notamment, FRENCH, R.D., How Ottawa Decides : Planning and Industrial Policy Making, 1968-1980, Toronto, James Lorimer, 1980 ; et BOERN, B.D. et PHIDD, R.W., Canadian Public Policy : Ideas, Structure, Process, Toronto, Methuen, 1983.

[57] Durant son dernier mandat, le gouvernement Trudeau tentera de renouer avec l'idée de gestion des relations commerciales, mais sans plus de succès qu'auparavant en raison, notamment, du refus de la part des États-Unis d'engager des négociations commerciales sur une base sectorielle comme le souhaitait celui-ci. (Voir à ce sujet, DEWITT, D.B. et KIRTON, J., op. cit. ; et CANADA, Affaires extérieures, La politique commerciale du Canada pour les années 80, Document de travail, Ottawa, Approvisionnements et services Canada, 1983.)

[58] Un livre blanc, Offensive contre l'inflation, sera présenté en même temps que le bill C-73. Le bill C-73 imposait des limites aux augmentations des marges bénéficiaires, des prix, des dividendes et surtout des rémunérations du travail. Il prévoyait également la mise sur pied d'une Commission chargée de surveiller l'application de la loi durant la durée prévue de son application.

[59] Sur le tournant dans les politiques, voir notamment l'introduction du livre de LAMONTAGNE, M., Business Cycles in Canada, the Postwar Experience and Policy Directions, Ottawa, Canadian Institute for Economic Policy, 1984.

[60] Le Programme limitait les hausses salariales dans le secteur public à 6 et 5% par année et invitait le secteur privé à se conformer volontairement à ses normes.

[61] LE COLLECTIF, « Emploi et politiques économiques au Canada », dans Interventions économiques, printemps 1984, pp. 91-108.

[62] Voir à ce sujet, DEBLOCK, C, « La politique économique canadienne, une rétrospective », dans DEBLOCK, C. et ARTEAU, R. (sous la direction de), La politique économique canadienne à l'épreuve du continentalisme, Montréal, GRÉTSÉ/ACFAS, Politique et économie, n° 8, pp. 15-40.

[63] CANADA, ministère des Finances, novembre 1981.

[64] Voir à ce sujet, DOERN, B., « The Mega-project episode and the formulation of Canadian economic development policy », dans Canadian Public Administration, 26, 2, été 1983, pp. 219-238.

[65] CANADA, Groupe de travail consultatif sur les avantages industriels et régionaux de certains grands projets canadiens, Mégaprojets canadiens : avenir prometteur pour le Canada, Ottawa, 1981.

[66] LESLIE, P., Federal State, national Economy, Toronto University of Toronto Press, 1987

[67] TREBILCOCK, M.J., PRICHARD, J.R.S., COURCHESNE T.J., WHALLEY, J., Federalism and the Canadian Economic Union, Toronto, Ontario Economic Council, 1983, p. 48.

[68] LAZAR, F., « The National Economy », in Canadian Annual Review of Politics and Public Affairs 1977, édité par John Saywell, University of Toronto Press, 1979, p. 335.

[69] HODGINS, B., Where the Economy and the Constitution Meet in Canada, Montréal, CD. Howe Institute, 1981, p. 44.

[70] JENKIN, M., Le défi de la coopération. La politique industrielle dans la fédération canadienne, Ottawa, Conseil des sciences du Canada, Études de documentation n° 50, 1983, p. 179.

[71] Idem, p. 202.

[72] DE MÉNIL, G., Les sommets économiques : les politiques nationales à l'heure de l'interdépendance, Paris, Economica, 1983, page 10.

[73] Idem, pages 10-11.

[74] Rappelons, pour mémoire, les noms des pays participants : États-Unis, France, Allemagne, Angleterre, Italie et Japon.

[75] DE MENIL, G., op.cit., page 23.

[76] Idem, page 33.

[77] Idem.

[78] Idem, page 45.



Retour au texte de l'auteur: Dorval Brunelle, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le lundi 9 septembre 2019 18:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref