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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Dorval Brunelle, Droit et exclusion. Critique de l’ordre libéral. (1997)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Dorval Brunelle, Droit et exclusion. Critique de l’ordre libéral. Montréal: Les Éditions L’Harmattan, 1997, 234 pp. © Les Éditions L’Harmattan. [L'auteur nous a accordé le 17 juin 2020, conjointement avec son éditeur, Les Éditions L’Harmattan, l’autorisation de diffuser ce livre, en texte intégral et en libre accès à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[15]

Droit et exclusion.
Critique de l’ordre libéral.

Introduction

Chez les auteurs qui se réclament du néo-libéralisme, en particulier, la mise en scène du rapport entre la société civile et le politique les conduit à aborder la relation entre les deux termes sur un mode à ce point antagonique que les percées théoriques depuis longtemps acquises à la suite des travaux d’auteurs classiques libéraux comme John Locke ou Adam Ferguson apparaissent désormais caduques [1]. Cependant au delà de la dimension quelque peu abstraite ou intellectuelle d’un enjeu qui ne renverrait qu’à l’expression d’une certaine distance vis-à-vis des fondateurs de la société civile libérale, je voudrais montrer que ce genre d’approche pourrait peut-être servir une finalité tactique précise, à savoir celle de raffermir, là où il existe déjà, d’enclencher, là où il ne prévaut pas encore, un vaste mouvement de discrédit vis-à-vis de l’ordre politique, de sa portée comme de ses limites d’ailleurs et ce, au profit de la restauration d’un ordre civil à la fois éternel et régénéré, replié et auto-suffisant, exhaustif et auto-régulé.

Plus souvent qu’autrement le moment politique n’est pas ouvertement visé dans ces travaux, il ne l’est que [16] subsidiairement en quelque sorte, c’est-à-dire de manière incidente ou détournée dans la foulée des critiques adressées concurremment ou indistinctement aux pouvoirs publics, aux gouvernements, aux fonctionnaires ou à la propriété publique, bref, à tout ce qui, de près ou loin, réalise et actualise l’État social contemporain. L’actuelle tentative de revalidation de l’ordre civil passe ainsi par la définition d’une polarisation et d’une opposition liminaire entre la société civile et le politique, comme si la réinstauration de la société civile devait permettre de subsumer toutes les oppositions sociales, comme si la société civile en ses fondements mêmes n’était porteuse d’aucune exclusion sociale. La conséquence première de ce genre de conceptualisation conduit à envisager la société civile comme le lieu privilégié d’actualisation et de réalisation des principes de liberté et d’égalité. Dans ces conditions, le pouvoir public surgit immanquablement telle une puissance placée en surplomb par rapport aux relations latérales que les citoyens nouent entre eux, un pouvoir extérieur qui vient par la suite imposer des entraves et justifier des détournements de sens et de fonctions au sein de la société civile, avec le résultat que la relation entre ces deux sphères ou réseaux est marquée du sceau de l’incompatibilité. Sans doute, ce genre de juxtaposition appartient en propre à une doctrine libérale d’inspiration américaine sanctionnée par les « pères » de la révolution et inscrite dans la constitution des États-Unis, puis institutionnalisée dans le régime fédéral américain. Cette précision n’implique évidemment pas que des penseurs américains soient les seuls à développer ce genre d’argumentation, elle vise seulement à rappeler que cette rationalisation a trouvé aux États-Unis ses développements les plus congruents, précisément parce que le fonctionnement des institutions démocratiques, qu’il s’agisse de la séparation des pouvoirs et de l’adoption d’une Charte des droits, entre autres, représentait, au point de départ, l’opérationnalisation d’une opposition entre la société civile et le pouvoir public en vertu de laquelle toutes les protections devaient être accordées aux individus face aux ingérences éventuelles des gouvernements dans le domaine privé.

[17]

Cette confrontation, qui court tout au long de l’histoire constitutionnelle, sociale et intellectuelle américaine, a été reprise ces récentes années dans la foulée de la « révolution conservatrice » enclenchée avec l’accession de Ronald Reagan à la présidence en 1980. Depuis lors, la critique de l’État et de l’étatisme a gagné en vigueur et en intensité avec, en arrière-plan, cette idée que, laissée à elle-même, la société civile ne pourrait que favoriser à la fois la promotion de la liberté et celle de l’égalité.

Plus récemment encore, ce genre de débat a débordé les frontières américaines et se retrouve tout aussi bien ailleurs dans les Amériques qu’en Europe, de sorte que c’est un courant de pensée beaucoup plus vaste qui, à l’heure actuelle, a convenu d’investir la société civile d’une mission nouvelle en faisant comme s’il allait de soi que ce genre de société puisse être le lieu privilégié de réalisation ou d’implantation des valeurs sûres qui devraient encadrer les rapports sociaux, qu’il s’agisse de la démocratie ou du démocratisme, de l’égalité ou de l’égalitarisme.

Afin de nous dégager de ce genre de connotations, il faut à tout prix procéder à une mise en perspective des rapports entre la société civile et le pouvoir public, ce qui ne se fera pas sans revenir sur le sens et la portée de la notion même de société afin de cerner plus avant les significations de ce terme et de mettre à jour, par la même occasion, les paramètres juridiques qui fondent cette société. C’est, en effet, grâce à l’exploration des principes qui sous-tendent la société civile que l’on pourra établir à quelles conditions un ordre civil peut, ou pourrait, soutenir et valider le développement de rapports sociaux plus égalitaires ou plus justes sous l’égide de ce que l’on désigne parfois comme le capitalisme avancé.

À cette occasion, il sera donc question de mettre en lumière les limites inhérentes aux paramètres civils et de proposer de réintégrer dans l’analyse les notions de société politique et de société domestique, comme l’avaient déjà fait certains civilistes romains d’ailleurs. Par la suite, il faudra reprendre la question du rapport entre la société et l’État dans le but de chercher à cerner les transformations socio-politiques que ces sphères ont connues. Une fois ces incursions faites, [18] nous serons mieux placés pour évaluer de manière plus objective la question des limites propres au cadre juridique de la société civile libérale.

La société civile et la philosophie politique
aux États-Unis


Avant de procéder plus avant dans l’argumentation, il importe au préalable d’aborder un problème sémantique précis. La notion de société civile n’appartient pas en propre au vocabulaire socio-politique américain ; on ne la retrouve, par exemple, ni dans les documents constitutionnels, ni dans les Federalist Papers publiés en 1787-88, non plus que dans les ouvrages plus récents consacrés à l’analyse et à la critique des rapports entre l’individu et l’État, qu’il s’agisse de ceux commis par des auteurs comme John Rawls, Robert Nozick, James M. Buchanan, entres autres. On la rencontre pourtant chez un auteur comme Benjamin Franklin. Est-ce à dire que nous ferions fausse route en prétendant prendre à partie des auteurs néo-libéraux américains sous prétexte qu’ils défendent une vision trop complaisante de la société civile si ni eux ni plusieurs parmi leurs devanciers classiques n’ont eu recours à cette expression ? Il est vrai que la notion de société civile émerge dans un contexte particulier, celui de l’Europe moderne, et on se souviendra à cet égard qu’une des premières histoires de la société civile est due à la plume de l’Écossais Adam Ferguson. Par la suite, l’approfondissement du rapport entre la société civile et l’État sera engagé par des penseurs comme Immanuel Kant, G.W.F. Hegel et Karl Marx, notamment.

Plus tard, il ne fait pas de doute que ce sont des marxistes comme Antonio Gramsci qui ont enrichi l’analyse du rapport  entre les deux concepts. De là à conclure que cette fréquentation grève la notion de société civile d’une densité sémantique qui rendrait une utilisation plus neutre du terme inutilisable, il y a un pas qu’il ne faudrait pas franchir. En effet, il ne faut pas pécher par excès de formalisme dans ce cas-ci car, tout au long des écrits qu’ils commettront sur ces questions politiques et sociales, les penseurs américains de la période classique, tout comme leurs successeurs actuels, entendent bel et bien traiter de société civile quand ils ont recours à la notion de société, sans [19] préciser plus avant. En ce sens, l’idée qu’ils se font de la société correspond en tout point à celle que défendent les philosophes libéraux classiques. Au surplus, et pour confirmer encore cette parenté, il faut voir que la mise en scène théorique d’une conceptualisation rivée à la défense et à l’illustration de l’opportunisme individuel, de la propriété privée, du sujet de droit ou de la société bien ordonnée renvoie bel et bien aux fondements de la société civile, comme il sera souligné ci-après.

Pourquoi insister sur cette relation entre les notions de société et de société civile ou, pour dire les choses autrement, pourquoi apparaît-il si déterminant d’avoir recours au qualificatif « civil » pour rendre compte de la nature profonde du cadre social à l’intérieur duquel nous vivons ? Pour une raison simple qui prendra toute sa signification dans un moment : c’est parce que, en envisageant la question sous cet angle, il apparaît clairement que la naissance et la fondation de la société civile sont indissociables de l’émergence d’un droit civil. Cette jonction, à elle seule, est trop importante pour être escamotée. J’aurai l’occasion de revenir sur l’intérêt que présente ce rappel dans le contexte actuel. En attendant, je voudrais d’ores et déjà m’en réclamer pour m’autoriser d’effectuer une brève incursion dans le domaine du droit romain.

Cette référence répond moins à un souci d’exotisme qu’elle n’est suggérée par la démarche même des philosophes politiques de la Renaissance et des siècles subséquents qui ont cru devoir asseoir la validité d’un nouveau cadre social et juridique à l’encontre de la légitimité à la fois coutumière et religieuse de la société de leur temps en allant puiser leurs fondements théoriques auprès des civilistes romains de l’Antiquité. L’emprunt de catégories juridiques appartenant au droit civil romain, un droit laïc, n’était pas pour nuire dans un contexte caractérisé par l’extension de l’incroyance et le déploiement des nouveaux discours de la raison [2]. En butte au raffermissement des pouvoirs royaux et aux prétentions hégémoniques de l’Église, ces penseurs proposent de surmonter [20] les contraintes prévalentes en jetant les bases d’une nouvelle légitimité sociale et politique arrimée désormais à la volonté de citoyens qui se réclameraient d’un ordre civil à l’encontre de tous ceux qui défendaient plutôt la persistance des anciennes sujétions politiques et idéologiques, de même que la fidélité aux anciennes coutumes.

Les Institutions de Gaïus [3], un juriste qui a vécu au deuxième siècle de notre ère, serviront d’entrée en matière afin de rappeler que le droit romain distinguait trois sphères ou trois ordres dans la société, à savoir les domaines politique, civil et domestique. Ces séparations servaient à la fois à distinguer entre les états ou statuts de la personne et, en même temps, à séparer trois réseaux de pouvoirs : la sphère politique, qui rassemblait tous les citoyens romains dans la conduite des affaires publiques ; la sphère civile, qui mettait face à face tous sujets de droit capables de jouir de leurs prérogatives et de transiger entre eux et, enfin, la sphère domestique, fondée sur le rapport du maître de maison à sa domesticité, c’est-à-dire à la femme, aux enfants et aux esclaves.

Dans la mesure où sa fonction première est d’établir la forme et le contenu des relations juridiques et sociales que les sujets de droit doivent entretenir entre eux au sein de la société civile, le droit civil et les normes qu’il sanctionne, instaurent ainsi une séparation nette entre des sphères sociales d’une part, entre des états ou des statuts selon l’appartenance des uns et des autres à l’une ou à l’autre de ces sphères d’autre part. En fait, comme nous aurons l’occasion de le souligner, toute la légitimité, de même que la finalité, du droit civil sont liées au maintien de cette étanchéité entre ces trois sphères de pouvoir, avec le résultat que ce ne sont que certains sujets de droit, et non pas tous, qui bénéficient de la capacité ou du pouvoir de se déplacer d’un niveau à l’autre. Cependant, il faut voir que c’est précisément la superposition ou mieux, l’union ou la fusion des statuts et états sur une même personne qui désigne le véritable homme libre, c’est-à-dire le citoyen. En revanche, la sujétion ou la subordination à l’intérieur de l’une ou l’autre sphère, par exemple, entre le citoyen et l’étranger à l’intérieur de la sphère [21] publique, entre le sujet de droit et l’incapable au sein de la sphère civile, ou entre l’homme et la femme dans la sphère domestique, légitime et justifie de manière tout à fait transparente la privation des droits, qu’ils soient civils ou politiques dans la plupart des cas, qu’ils soient civils et politiques dans d’autres, pour les femmes notamment.

Ce simple rappel devrait nous remettre en mémoire plusieurs éléments : le premier, et le plus général, tient au fait que la démarche des civilistes occidentaux qui conviendront de fonder la justification des normes civiles en convenant de surmonter l’état des contradictions prévalentes à l’aube de la société moderne en allant puiser leurs rationalisations auprès des légistes et des codificateurs romains, est beaucoup plus lourde de signification qu’on ne le laisse entendre parfois. D’ailleurs, afin de jeter quelque lumière sur la signification de l’institutionnalisation de cet ordre civil, il convient de mettre à contribution les travaux de John Locke, une référence obligée sur ces questions et un auteur qui, de surcroît, a eu une influence déterminante sur la théorie politique en général et sur les « pères » de la constitution américaine en particulier [4]. Deux traités sur le gouvernement sont publiés en 1690, au lendemain de la Révolution anglaise de 1688. Locke confronte la doctrine de la monarchie absolue fondée sur un  droit divin et propose de valider plutôt les droits et prérogatives de la monarchie en les arrimant au consentement de la classe politique [5]. Ce déplacement de légitimité posait cependant un problème théorique et pratique fondamental. En effet, dans la mesure où Locke accepte le bien-fondé de la Révolution et cherche à soutenir la validité de certaines revendications formulées à cette occasion, cette admission impliquait-elle que l’auteur reconnaissait d’entrée de jeu l’universalité de la revendication [22] de liberté et qu’il se trouvait ainsi à se faire le promoteur du suffrage universel ? Bien sûr que non, car ce n’est ni la démocratie ni le démocratisme qui sont interpellés dans la réflexion de Locke, contrairement à ce que prônaient les Levellers  à la même époque, par exemple, mais bien quelque chose de tout à fait différent qui tient précisément à la remise en cause de l’étanchéité qui prévalait encore et toujours entre les sphères civile et politique, étanchéité qui privait certains sujets de l’exercice de droits politiques. Dans ces conditions, la stratégie théorique qui est appliquée par Locke afin de fonder le déplacement de la légitimité d’un pouvoir royal, qui reposait jusque là sur un soi-disant droit divin et les privilèges de l’aristocratie, pour lier plutôt ce pouvoir à l’ordre civil, consiste à soutenir cette idée que le citoyen devrait jouir de droits politiques. À leur tour, ces prérogatives n’appartiendraient pas à tous les sujets de Sa Majesté, mais bien aux seuls détenteurs d’un droit de propriété. Il y a donc deux enjeux différents qui se posent à cette occasion et entre lesquels il convient de distinguer : l’accroissement du pouvoir des propriétaires d’une part, le fait que Locke ait été conduit à envisager ce droit de propriété, moins comme une prérogative au sens juridique du terme, mais comme un attribut, voire comme un avantage, qui serait susceptible d’être universalisé.

La question est moins de savoir s’il était justifié de procéder de la sorte, dans la mesure où il relevait de la plus simple évidence que le statut de propriétaire était loin d’accroître à tous les individus, mais bien de se demander pourquoi le rapport de propriété est ainsi investi de cette centralité et envisagé comme le socle privilégié sur lequel devait désormais reposer la légitimité du pouvoir politique et, par voie de conséquence, celle de la société dans son ensemble. En effet, si l’on admet que le droit de propriété est, dans le contexte de l’époque en tout cas, (et il faut voir que cette réserve est introduite ici uniquement pour simplifier l’argument et éviter de buter sur des polémiques contemporaines qui nous feraient inutilement dévier vers un débat qui sera repris plus tard [6]) un droit qui ne saurait bénéficier qu’à un nombre réduit [23] de personnes, alors c’est le recours à une démarche théorique qui prétendra étendre arbitrairement à tous cette faculté ou ce pouvoir qui doit être expliquée. À ce propos, l’idée de lier la propriété au droit naturel et d’en faire une norme à la fois universelle et immuable est bien la moins convainquante. Non, ce qui est plus significatif et plus déterminant à la fois, c’est que Locke fasse reposer la propriété sur le travail de l’individu, un lien qui apparait comme une solution aux conséquences incalculables pour la suite de l’histoire de la pensée politique et de l’histoire tout court.

En dehors du fait, somme toute secondaire au fond, que des commentateurs pourront par la suite trouver dans cette conceptualisation une première formulation de la théorie dite de la « valeur-travail » qui connaîtra ses développements les plus fructueux chez Marx, il importe de relever à quel point cette rationalité pouvait s’avérer à la fois originale et prémonitoire dans un contexte et dans un état de société où le travail, en tant qu’activité laborieuse, revenait de nécessité aux classes subalternes, alors que les hommes et les femmes de qualité faisaient de droit partie des classes oisives. En liant ainsi le travail et la légitimité de la propriété, John Locke faisait d’une pierre deux coups : non seulement retirait-il à l’oisiveté sa pertinence en tant qu’attribut à l’exercice du pouvoir politique dans la cité, mais il établissait surtout que n’importe qui était en mesure d’accéder à la propriété pourvu qu’il fût disposé à travailler, retirant de ce fait leur propre authenticité, à l’autre bout de l’échelle sociale, à tous ceux et celles qui se trouvaient dans la situation d’être des oisifs par défaut en quelque sorte, c’est-à-dire les mendiants, les vagabonds et autres chômeurs.

Ainsi l’émergence de l’idée de propriété fondée désormais sur le travail marque en définitive l’émergence concurrente de deux idées-force : celle de la propriété privée telle que nous la connaissons d’un côté, et celle de la valeur-travail en tant qu’activité privée essentielle au bien public de l’autre. Au niveau stratégique, cette jonction avait l’insigne avantage de permettre de renvoyer dos-à-dos le puissant et le faible, en faisant comme si, grâce à l’opération de cette simple [24] ardeur individuelle, l’individu pouvait être en mesure d’accéder à la propriété et, par là, à la citoyenneté.

Qu’à cette occasion, le droit naturel soit mis à contribution, au même titre que toutes ces références bibliques à un temps plus ou moins mythique où les individus s’adonnaient en toute simplicité à une activité travailleuse dont les fruits accroissaient à eux seuls pris individuellement ou en groupe restreint, en tribu, importe moins que la question de la portée de cette nouvelle fondation de la société, si l’on entend le terme de « fondation » dans un sens à la fois épistémologique et praxéologique. Car l’essentiel, c’est bien que la société civile se trouve désormais arrimée à l’activité travailleuse et à la valeur-travail en tant que légitimation ultime de tous les comportements sociaux. Or cette juxtaposition apparaîtra encore moins factice quand on aura relevé que, pour certains disciples américains de Locke, en considérant la société civile fondée sur le travail, et sur l’argent bien sûr, comme un acquis de civilisation par rapport à un ordre naturel fondé sur le seul travail, c’est toute la stratégie de promotion des valeurs de l’homme blanc vis-à-vis des sociétés traditionnelles ou dites « primitives » qui se trouvait validé par la même occasion. À cet égard, il n’est donc pas anodin de souligner l’importance que revêtira cette démarche et le rôle qu’elle jouera pour les penseurs de la Révolution américaine dans leur rationalisation de l’extension d’une société civile contre les prétentions ancestrales et coutumières des Indiens des Amériques. D’ailleurs les pères fondateurs de la démocratie américaine ne s’y tromperont pas qui, moins d’un siècle plus tard, feront de John Locke leur théoricien de prédilection de sorte que c’est à la lettre qu’il faut comprendre cette réflexion commise par l’un d’eux, Benjamin Franklin, quand il écrit :  « Que celui qui n’apprécie pas la société civile...se retire et aille vivre parmi les Sauvages », une intimation qui n’avait strictement rien de théorique, elle enjoignait tout simplement celui qui ne souscrivait pas aux normes du nouvel ordre civil à traverser le Mississippi !

Le citoyen de Locke est donc bel et bien un homme nouveau animé par une valeur originale et qui entend de ce fait [25] intervenir dans un espace public. En ce sens d’ailleurs, Locke est bel et bien un penseur important de la modernité et nous aurons bientôt l’occasion de montrer à quel point sa démarche a marqué profondément le contenu de nos propres réflexions et convictions jusqu’à ce jour. En pratique toutefois, les hommes et les femmes qui s’adonnaient au travail ne pouvaient pas tous et toutes indistinctement prétendre accéder à la citoyenneté. C’est donc pour comprendre et cerner les mécanismes des exclusions propres à la société civile et à son cadre juridique qu’il nous faut maintenant étudier plus à fond la notion de société.

La société civile

Il y a plusieurs manières de procéder pour définir ce qu’est une société. On peut tout aussi bien prendre en compte les pratiques sociales qui, dans leur assemblage, leur configuration ou leur superposition, forment, constituent ou produisent un ordre social, ou on peut aussi chercher à dégager les structures cachées à partir desquelles on pourra ensuite définir ou cerner des déterminations sur les comportements des acteurs. Dans le premier cas, il sera question d’individus, de groupes ou de classes ; dans le second, la recherche d’une définition s’appuiera sur la mise au jour des déterminants du système, qu’il s’agisse des structures mentales, des structures de pouvoir ou encore de l’interprétation des symboles sociaux et des mythes fondateurs. On a bien sûr, plus récemment, cherché à surmonter ce genre d’opposition en travaillant, par exemple, à partir des notions d’action sociale ou d’expérience sociale.

Le point de départ qui sera retenu en ces lignes est quelque peu différent. Non pas qu’il faille escamoter la place des pratiques ou de l’action sociale, mais il importe surtout pour le moment de mettre en lumière le rôle à la fois éminent et déterminant joué par la normativité dans la fondation d’un ordre social. En ce sens, la définition la plus subjective et individualiste d’un individu fait toujours déjà appel à un cadre de référence, peu importe d’ailleurs si la connaissance de ce cadre est explicite ou implicite, si elle est intuitive ou [26] rationnelle, si elle est constante ou si elle ne l’est pas. Plus significativement, et plus profondément d’ailleurs, il faudrait tenir le langage lui-même, avec ses significations, ses notions de base, ses intimations ou ses désignations comme le lieu par excellence de la réaffirmation de la part du normatif dans la compréhension d’un contexte, ainsi que dans sa reproduction en tant qu’ordre social. En effet, avant toute chose, le langage lui-même est un ordre normatif fondé sur l’intériorisation d’un ensemble de règles formelles, les règles de la syntaxe, entre autres, ensemble qui intègre également des références obligées à des constellations de notions qui ont des significations propres dans des contextes précis.

Mais il ne suffit pas de soutenir que l’ordre social est un ensemble ou un réseau ou un enchevêtrement de normes les plus diverses et les plus variées, il convient surtout de chercher à lier ces normes à un mécanisme d’interprétation et de sanction en dernier ressort. Ceci dit, il s’agit de déconstruire le cadre normatif, c’est-à-dire de révéler sa logique interne d’une part, de mettre à jour son opérationnalisation — son modus operandi — de l’autre. Pour arriver à cette fin, il ne suffit pas de suivre une démarche historique qui pourrait nous conduire à repérer les phases de l’évolution de la société civile, il faut plutôt reconstruire un cadre général qui correspond à ce que j’appellerai le moment zéro de l’institutionnalisation de cette société. Il s’agit donc ainsi de tracer un idéal-type de la société civile. La reconstruction de ce cadre d’ensemble implique un aplatissement du devenir de la société au profit d’une compréhension générale de ses fondements, de leur portée et de leurs limites. Cependant, la mise au jour d’un cadre de référence ne sera pas liée uniquement à la légitimation d’un cadre abstrait, puisqu’il faudra également poser, d’entrée de jeu, le problème de la sanction des paramètres fondateurs ainsi que celle des principes de base qui soutiennent l’ordre en question. Pour comprendre l’ordre social, il ne suffit donc pas de reconstruire sa théorisation mais il faut également, et surtout peut-être, analyser son opérationnalisation, c’est-à-dire à la fois sa mise en œuvre et les modalités de la sanction de ses principes de base.

[27]

La première, et la plus fondamentale précision à apporter, au point de départ et avant d’aller plus loin dans l’analyse du contenu des normes sociales, consiste à revenir, afin de l’explorer plus avant, sur ce simple fait que la société dont il est ici question est une société civile. Quelle est alors la signification véritable de cette qualification ?

Si l’on s’entend pour dire d’une société que sa cohésion d’ensemble est liée d’abord et avant tout à une forme d’intelligibilité d’elle-même par quoi ou grâce à laquelle elle peut fonder une quelconque sanction de ses propres normes, nous dirons que l’intelligibilité première et déterminante qui prévaut dans le cadre de la société civile est celle qui est fournie par le droit.

Cette caractéristique de la société civile est essentielle et déterminante pour la suite de l’analyse, elle mérite donc d’être développée quelque peu. On pourrait être porté à penser que la loi est effectivement une forme supérieure de sanction dans la société dans la mesure où elle a préséance sur d’autres normes, qu’il s’agisse de la coutume, des moeurs ou de quelqu’autre règle sociale. Et, dans la mesure où la loi est un ordre — ou une norme — issu d’un pouvoir institué et légitime, elles sont innombrables les sociétés qui ont opéré sous l’égide de la loi. Que nous apporterait alors la précision à l’effet que la société civile opère sous l’égide de lois si toutes les sociétés reconnaissent que la sanction de leurs lois est une condition essentielle dans le maintien de l’ordre social ?

Or, quand on précise que la société civile opère sous l’égide du droit, et non plus seulement de la loi ou des lois, on infère quelque chose de beaucoup plus fondamental. Il faut alors souligner  que ce n’est plus telle ou telle loi ni le respect des lois en général qui fondent cet ordre social, mais bien que l’ordre civil opère sous l’empire de la règle de droit, c’est-à-dire qu’il opère sous l’emprise d’un principe premier, un principe fondateur, qui énonce tout simplement que, au sein de cette société civile, c’est le recours à la règle de droit qui prime toutes les législations, toutes les normes d’une part, que la règle de droit sert de référent premier et dernier dans la validation de la loi, des lois d’autre part. En ce sens, la règle de droit (« rule of law » en droit anglais) est un principe sans contenu [28] prédéterminé, c’est le mode de rationalisation de la société civile sur elle-même, un mode de rationalisation qui s’appuie sur le droit pour fonder l’ordre en question. À cet égard, le recours à la règle de droit représente, en définitive, l’instauration d’un principe de raison juridique en tant que principe fondateur de l’ordre social. Si donc il a été souligné auparavant que nombre de sociétés ont pu opérer sous l’égide de la loi, la société civile moderne porte en propre cette opérationnalisation à un niveau supérieur de théorisation et d’abstraction en posant la détermination de ce que certains ont convenu d’appeler une métanorme, non pas en tant que norme, norme selon laquelle il faudrait obéir à la loi parce qu’elle nous vient du souverain ou de Dieu, mais en tant que principe de raison. La loi n’est pas obligatoire uniquement parce que Dieu le veut, parce que le souverain ou le législateur le veulent, la loi est obligatoire parce qu’elle est rationnelle et parce qu’elle s’inscrit dans les paramètres d’une raison universelle. Si la règle de droit vient légitimer la loi, cette légitimation ne repose plus uniquement sur le pouvoir, pouvoir de Dieu ou pouvoir du souverain, elle repose également sur le pouvoir de la raison en tant que capacité de rationaliser la validité de la loi en question à l’aune de certains critères universels. La légitimité de l’ordre social relève depuis lors d’une institutionnalisation de la raison, mieux, d’une institutionnalisation de la raison juridique. Pour dire les choses autrement, dans la société civile moderne, la règle de droit saisit la raison et juridicise les paramètres de la pensée. Il suit de ceci que, si la légitimité de la loi repose pour partie sur le pouvoir — la compétence — du législateur, sa validité quant à elle repose de manière déterminante sur le fait qu’elle répond aux trois critères suivants : la cohérence — « consistency » en anglais — l’universalité et la continuité.

En conséquence, et pour être valide sur le strict plan rationnel, une loi ne doit pas contredire une autre loi mais bien être compatible avec les lois existantes, son contenu doit être applicable à tous ou, en tout cas, à un nombre important ou significatif d’individus et non pas s’adresser à un seul, enfin, la loi ne doit pas opérer de sauts brusques mais elle doit plutôt s’inscrire dans une certaine continuité par rapports aux normes légales. La règle de droit permet ainsi d’établir une jonction [29] entre le contingent et le raisonnable au niveau d’une définition générale et abstraite, au niveau d’une application universelle, de telle ou telle loi particulière.

En conséquence, l’ordre civil ou la société civile est un ordre régi par la loi qui, à son tour, répond de sa validité auprès de la règle de droit. En ce sens, la société civile n’est pas seulement une société légale, c’est une société juridique. Ce que cette précision vient apporter à l’analyse, c’est tout simplement que la norme de base — pour introduire maintenant une précision déterminante — n’est pas dans la loi, ou les lois, mais que cette norme renvoie de manière générale et abstraite, si l’on veut, non pas à telle ou telle loi, ni non plus à l’ensemble des lois, mais bien au fait que la société opère sous l’égide de la règle de droit. Ceci posé, nous avons maintenant changé de terrain. En effet, ce qui caractérise en propre la société civile ce n’est pas seulement le fait que la sanction légale l’emporte sur les autres sanctions, sans quoi la société civile se distinguerait peu des ordres sociaux antérieurs et, en particulier, de cet ordre social où la loi reprend les termes de coutumes, par exemple, ce qui distingue la société civile moderne c’est bel et bien que la règle de droit s’impose comme instance première et dernière de validation de la loi au sein de cet ordre.

Nous avons changé de terrain, ce disant, parce que la règle de droit elle-même, en tant qu’instance de validation des lois, en tant que principe premier, établit une connexion nécessaire et indispensable entre le juridique et le rationnel, et non pas seulement entre le juridique et ce qui est rationnalisable. La société civile porte alors, dans sa définition même, un message, un projet, une vision, celle d’un ordre plus rationnel et plus abstrait, d’un ordre fondé non pas sur des normes mais sur une métanorme en vertu de laquelle le contenu des lois doit désormais être apprécié à partir d’un principe de raison. Les lois sont contingentes, le droit est raison, ce qui veut dire que les lois ne sont plus opposables aux individus en tant que pure et simple commandement, comme le veut l’aphorisme « la loi, c’est la loi ! » sinon en tant qu’elles participent de l’instauration d’un ordre de droit. La société civile instaure ainsi l’emprise d’une raison juridique sur toutes les autres raisons. Dire de la société qu’elle est une société civile, c’est reconnaître [30] au point de départ, la domination de la raison juridique sur les autres critiques de l’ordre social d’une part, l’institutionnalisation du principe de raison juridique au sein de cet ordre d’autre part. En retour, la reconnaissance ou la prise en compte de cet ascendant de la raison juridique sur la société ne suffit pas à caractériser l’ordre social. Il ne suffirait pas, en d’autres termes, de prendre acte du fait, somme toute banal, selon lequel l’ordre social civil est avant tout un ordre juridique pour, par la suite, escamoter cet enjeu et procéder comme si cette reconnaissance ne désignait au fond qu’une modalité parmi d’autres de l’interprétation des normes sociales et de la sanction des transgressions.

À la vérité, l’emprise de la raison juridique sur l’ordre civil, ses paramètres et notions de base est tel que les délimitations théoriques et empiriques fondamentales avec lesquelles nous opérons pour saisir cet ordre sont au premier chef, et sans que nous en soyons toujours conscients, des transpositions de concepts juridiques. Il en est ainsi de distinctions et de clivages tout à fait centraux comme la distinction entre le public et le privé, entre le civil et le pénal, entre le civil et le politique, tout comme cela se vérifie pour le contenu des notions de citoyen, de sujet, de mineur ou de majeur, voire même d’homme et de femme.

En d’autres mots, l’empire du droit masque l’emprise du droit sur notre mode de théoriser l’ordre social, avec le résultat que nous omettons plus souvent qu’autrement à quel point la signification juridique des notions de base dont nous usons pour saisir cet ordre l’emporte sur les autres contenus, théorique, philosophique ou politique, que nous sommes tout à fait prêts à leur accorder le plus spontanément du monde par ailleurs. Ainsi, des notions aussi courantes que peuvent l’être celles de sujet, de personne ou de société, de même que des concepts plus denses comme ceux de liberté, d’égalité ou d’universalité portent d’abord et avant tout une signification juridique en ce sens que leur légitimité dernière est celle qui est imposée légalement dans la société, alors que, en sciences sociales ou en philosophie politique, par exemple, nous avons plutôt tendance à déduire leurs significations à partir de théories, d’écoles de [31] pensée ou de cadres théoriques, parfois très éloignés du droit et de sa dogmatique. En ignorant cette filiation, et surtout la part de la dogmatique juridique dans la définition de ses idéologèmes, la pensée politique et la critique se placent ainsi complètement en dehors du champ du droit, lui laissant alors les coudées franches, aussi bien sur le plan de la théorie et de la pratique, pour valider, mais surtout, pour sanctionner le contenu des paramètres de l’ordre social et des lois qui découlent de leur opérationnalisation.

Une des conséquences sans doute les plus troublantes d’un tel ascendant du droit sur l’ordre social, c’est la démarcation très forte que cet ascendant impose entre le règne de la raison juridique et celui de sa dogmatique d’un côté, le déploiement de la critique, ou même des critiques de l’autre, qui demeure, par définition, sans grande emprise directe sur la normativité sociale tant que ces critiques ne prennent pas à partie le pouvoir du droit sur et dans la société elle-même. En effet, ce que l’étanchéité entre le droit et les autres sciences sociales, en l’occurrence, favorise au premier chef, c’est l’emprise de la dogmatique juridique sur la raison, et c’est sans doute cette emprise qui caractérise au mieux la nature profonde de la société civile moderne. Nous avons donc là un argument supplémentaire pour nous pencher plus avant sur l’étude de cette société et de ses paramètres juridiques.

Dire de la société civile qu’elle opère sous l’égide d’une règle abstraite, la règle de droit, ne suffit pas pour caractériser l’ordre social, avons-nous souligné. C’est pourquoi nous avons précisé les conditions d’universalisation de la norme en reprenant les trois critères d’universalité définis, entre autres, par Kant. Or, si l’ordre social est désormais défini comme ordre rationnel, la capacité de raisonner devient en conséquence un critère déterminant dans la définition des conditions de l’entrée au sein de cette société en quelque sorte. Comme quoi ce n’est pas parce que la société civile opère sous l’égide de normes universelles — entre autres — que l’entrée en société devrait être acquise à tous sur une base universelle. Bien au contraire : si la raison domine l’ordre, l’usage de raison devient une condition d’entrée au sein de cet ordre de sorte que tous ceux et celles à propos desquels on pourra prononcer une incapacité de [32] raisonner se trouveront de fait exclus de l’ordre social. Ils vivront sous l’empire des normes sans pouvoir se hausser à la rationalisation de la norme elle-même, sans pouvoir, en d’autres mots, questionner ses fondements, c’est-à-dire sa cohérence, son universalité ou sa continuité.

En revanche, celui qui a « l’âge de raison », c’est-à-dire celui qui a la majorité légale jouit, en principe, et en tenant compte des réserves que nous formulerons tout à l’heure, de tous les droits et obligations civils et politiques. Mais ce dont il est question, toujours en termes de validation de la société civile moderne et de ses paramètres, ce n’est pas du recours à un principe de raison en tant que faculté de raisonner, ainsi que l’entendent psychologues et philosophes par exemple, mais bien d’une raison juridique qui entend et saisit le rationnel sous le mode d’une articulation centrale entre trois principes généraux, ou paramètres, qui occupent une place déterminante dans la légitimation à la fois théorique et juridique de cet ordre. Ces trois paramètres, ce sont : la liberté, l’égalité et la responsabilité. Le contenu de chacun de ces paramètres doit être expliqué brièvement afin que l’on n’aille surtout pas penser qu’il s’agit de revenir à des définitions relevant de la philosophie politique car, les seules définitions pertinentes, aux yeux de la raison juridique, ce sont, comme nous l’avons souligné, des définitions qui relèvent de la dogmatique juridique.

Ainsi, la liberté qui est interpellée dans le cadre de la société civile moderne renvoie tout simplement à l’exercice de l’autonomie de la volonté, condition essentielle à la validité des obligations en général, et des contrats en particulier : je ne puis m’obliger envers les autres, ni obliger les autres envers moi sans disposer en propre de ma volonté. Ceci veut dire que celui qui ne peut exercer sa volonté en propre, pour cause d’âge ou d’incapacité, par exemple, ne dispose pas de cette autonomie avec le résultat que ses droits et obligations seront obligatoirement exercés par quelqu’un d’autre à sa place, qu’il s’agisse d’un tuteur, d’un mari ou d’une administration quelconque.

Quant à l’égalité, en droit, elle est définie de manière tout aussi formelle, c’est dire que toutes les volontés sont égales à condition qu’elles soient autonomes. En ce sens, l’égalité [33] juridique découle de l’autonomie de la volonté et l’une ne va pas sans l’autre. Il s’agit donc d’égalité des sujets de droit, ou d’égalité des citoyens, et non pas nécessairement d’égalité des personnes. En droit, l’égalité est formelle, elle n’a pas grand’chose à voir avec l’inégalité de fait.

Enfin, la signification du troisième paramètre, la responsabilité, est un corollaire des deux autres puisque celui qui s’engage sur une base volontaire et égalitaire vis-à-vis d’un autre est alors responsable de ses actes, tout comme est responsable celui qui oblige quelqu’un envers lui. La responsabilité est liée à un certain départage entre droits et obligations entre les parties à un contrat, par exemple, de sorte que si, pour une raison ou une autre, les engagements auxquels on a souscrits ne peuvent être maintenus, certains remèdes ou correctifs peuvent être exigés afin de compenser les dommages subis ou les pertes encourues.

On comprend alors comment, pourquoi, et sur quelles bases rationnelles, une fois les conditions d’entrée dans la société civile définies, tous ceux et toutes celles qui ne pourront pas aspirer à l’autonomie en tant qu’exercice d’un libre-arbitre seront, de fait et de droit, exclus de la société civile. On comprend, de surcroît, comment l’application de ces principes ou paramètres saisit l’individu, la personne humaine, en tant que sujet de droit et comment, par voie de conséquence, certains seront déclarés incapables aux yeux du droit.

Si nous revenons sur la réflexion commise plus tôt à propos de l’étanchéité entre la dogmatique juridique et la théorie sociale dans le sens le plus général du terme, on cerne sans doute encore mieux maintenant à quel point l’ordre de droit désigne le sujet sur ses propres bases et à partir de sa propre conception articulée à un cadre théorique passablement fermé, de sorte que la volonté, en tant que pure faculté de vouloir, ou la liberté, en tant que pure autonomie du libre-arbitre, sont des catégories abstraites qui n’ont qu’une portée seconde par rapport à l’appropriation et à l’instrumentation que le droit opère à leur égard. C’est sans doute ce qui explique l’extraordinaire autonomie que la philosophie politique et ses écoles— ou que la philosophie tout court — peuvent [34] gagner à l’intérieur de la société civile moderne puisque l’approfondissement du sens des grands principes de la raison ou de la volonté ou de la liberté peut être sans grand effet utile sur l’ordre de droit. À son tour, cette impertinence relative de la réflexion philosophique explique et justifie que le droit vive, croisse et se développe à l’intérieur d’une sphère conceptuelle et institutionnelle qui demeure sans grand rapport avec les autres cadres d’analyse et leurs institutions propres. Cette étanchéité sert le droit et l’ordre de droit qui disposent ainsi d’une plus grande autonomie performative ; elle dessert les autres ordres de rationalité qui opèrent alors sans saisir la part de leur propre aliénation vis-à-vis de l’empire et de l’emprise du droit dans leur approche à l’explication de l’ordre social et de ses effets.

L’institutionnalisation de la règle de droit dans la société civile moderne opère ainsi deux grandes exclusions systémiques : premièrement, elle opère un ensemble d’exclusions physiques grâce auxquelles l’entrée en société en tant que participation active à l’interaction juridiquement validée et sanctionnée est déniée à tous ceux et à toutes celles qui ne disposent pas de l’autonomie de leur propre volonté et qui se trouvent, de ce fait, placés sous la puissance d’autrui. Deuxièmement, elle opère une exclusion théorique, ou paradigmatique si on veut, exclusion en vertu de laquelle la définition des paramètres de l’ordre civil, de même que leur application et leur sanction, relèvent d’une dogmatique juridique et de ses praticiens attitrés qui se trouvent placés en extériorité par rapport au déploiement des critiques ou des analyses issues de cadres théoriques alternatifs.

La première exclusion permettra de départager les capables des incapables, au sens juridique des termes, ou d’établir une démarcation entre le citoyen actif et le citoyen passif que l’on cherche ainsi à soustraire à la rigueur de la loi soit parce qu’il n’est pas en mesure d’exercer sa volonté, soit parce qu’il est — qu’elle est — naturellement  inégal et ne peut, de ce fait, assumer la responsabilité pleine et entière, c’est-à-dire juridique de ses actes. L’effet de la première exclusion ne s’arrête pas là pour autant, puisque cette rationalité permet également d’exclure une autre catégorie de sujet, celle qui n’est [35] pas désignée en tant que sujet au sein de la société civile, c’est-à-dire celle ou celui qui n’a pas été déclaré dans les actes de l’état civil. Il s’agit bien sûr de l’étranger, de l’aubain, du métèque qui est exclu parce qu’il est situé à l’extérieur du périmètre à l’intérieur duquel la règle de droit s’applique. Ce périmètre est spatial, et l’étranger ne peut pas entrer dans la société civile à moins de se soumettre à un rituel de l’inclusion, la naturalisation ; ce périmètre est légal, et l’étranger est un exilé de l’intérieur qui ne peut pas exercer les droits inhérents à la personnalité civile, c’est le cas des immigrés illégaux et, plus particulièrement, de ceux qui appartiennent aux populations conquises, comme ce fut le cas pour les Indiens au Canada et aux États-Unis, voire de tous ceux dont on disait autrefois qu’ils étaient frappés de mort civile.

Après avoir défini la part du droit dans la société civile et cerné deux grandes exclusions systémiques qui opèrent sous l’égide d’une interprétation juridique des paramètres fondateurs de cet ordre au moment de son instauration, on pourrait être porté à penser que ces réflexions sont quelque peu dépassées dans la mesure où les deux exclusions relevées n’ont ni la même portée ni la même signification aujourd’hui alors que l’ordre de droit et la société civile se sont considérablement assouplis à cet égard en réduisant l’exclusion des personnes d’un côté, alors que la dogmatique juridique puise de plus en plus dans le champ des sciences sociales de l’autre, ce que l’on désigne parfois comme le passage depuis le monisme juridique au pluralisme juridique. Une telle vision repose sur l’idée que, si les paramètres de la société civile avaient été interprétés et appliqués de manière par trop dogmatique au point de départ, les choses auraient changé depuis lors. Selon cette interprétation, les trois paramètres de la société civile seraient bel et bien attachés désormais à des personnes, à toutes les personnes, et non plus à des statuts ou à des personnes selon leur statut. Or, ces paramètres ont sans doute moins changé qu’on le croit et, pour le vérifier, il faut encore apporter une précision importante, à savoir que l’application des trois paramètres fondateurs de la société civile moderne venait, au point de départ, sanctionner un statut particulier, celui du [36] propriétaire. En d’autres mots, la liberté, l’égalité et la responsabilité reposent sur un droit de base si on veut, elles reposent sur le socle que représente le droit de propriété. Ce qui veut dire que les droits eux-mêmes ne sont pas égaux, qu’il y a une hiérarchie des droits dans la société civile et que certains droits en surpassent d’autres.

 Or, il est un droit, et un seul, qui a été défini comme un droit absolu et qui bénéficie d’un ascendant sur tous les autres, et c’est le droit de propriété. Le droit de propriété privée est défini en effet comme le droit le plus absolu qu’un sujet puisse avoir sur des choses et, reprenant une nomenclature issue des théoriciens du droit romain, les juristes établissent cette particularité à partir du fait que ce droit rassemble la totalité des prérogatives qu’un individu peut exercer sur des choses. On dit alors que la propriété possède seule en partage les trois attributs suivants que sont, pour reprendre la nomenclature latiniste : l’usus, le fructus et l’abusus.

Ce ne sont ni l’usage ni l’accès aux « fruits » produits par la chose qui désignent en propre ce caractère soi-disant absolu de la propriété, mais bien le troisième et dernier attribut qu’il ne faut pas entendre dans un sens premier, en tant que pouvoir d’abuser, c’est-à-dire de dilapider ou de détruire sa propriété, mais qu’il faut interpréter d’abord et avant tout comme le pouvoir de l’aliéner, c’est-à-dire de s’en départir, de la vendre. À ce titre de pouvoir absolu, le droit de la propriété privée, non seulement fixe la hiérarchie des droits, il détermine également l’opérateur de la circulation des droits à l’intérieur d’un ordre social civil et cet opérateur c’est, bien évidemment, le titulaire de ce droit de propriété, le propriétaire. La société civile moderne est donc une société marchande d’un type particulier, c’est une société où les droits de propriété occupent une place déterminante dans la délimitation d’ensemble des droits et obligations de tous les sujets de droit. La société civile est donc, au premier chef, une société de propriétaires et, parce que ces droits de propriété sont fondés d’abord et avant tout sur la valeur pécuniaire des droits en question, la société civile constitue un ordre civil où les droits sont monnayés ou monnayables. Les théoriciens allemands, qui ne disposent pas d’un équivalent à la notion de civil  dans le sens où ce [37] qualificatif est utilisé dans des expressions comme « société civile » ou « droit civil », désignent ce dont il est question ici en ayant recours aux expressions « société bourgeoise » et « droit bourgeois » (respectivement « bürgerliche Gesellschaft » et « bürgerliches Recht »). Cette restriction ou cette limite sémantique leur a donc imposé une transparence conceptuelle que la notion de civil nous a fait perdre de vue.

Nous voyons sans doute mieux maintenant le sens et la signification d’une approche qui minimise la part du droit de propriété, c’est-à-dire du droit bourgeois, dans sa défense de l’universalisation des paramètres de la société civile ; une telle démarche apparaît hautement idéologique en ce sens qu’elle contribuerait alors à sous-estimer les rôle et fonction assumés par la propriété par rapport à tous les autres droits civils et politiques. Ceci dit, il ne s’agit évidemment pas de dénier à la société civile moderne et à ses paramètres toute fonction libératrice mais il s’agit plutôt, encore une fois, de ne pas idéaliser à outrance le cadre général ni de négliger de jeter quelque lumière sur ses fondements véritables. Il est intéressant de souligner, au passage, un fait sur lequel nous reviendrons plus tard, à savoir que certains théoriciens néo-libéraux tombent très précisément dans ce travers quand ils proposent d’interpréter la signification des paramètres fondateurs de la société civile en envisageant la propriété non plus seulement comme un droit sur des biens matériels mais aussi comme un droit à l’intégrité de la personne ou comme un droit sur la libre disposition de sa puissance travailleuse, qui sont deux droits éminemment défendables, mais qui n’ont rien à voir avec le droit à la propriété privée, comme nous venons de le définir en ces lignes.

Société civile, société politique

L’emprise du droit sur la société civile est tel que la politique propre à cet ordre ne peut pas non plus échapper à cette logique ainsi qu’à ses fondements. On en aura une intéressante confirmation dans le recours à la notion de contrat pour désigner non plus les relations latérales entre individus, mais bien pour désigner les relations verticales entre les [38] citoyens et les gardiens de la société. La métonymie utilisée par Jean-Jacques Rousseau quand, dans le Contrat social, il propose d’envisager sous l’angle contractuel la relation au pouvoir politique est à la fois révélatrice de l’emprise de cette institution juridique qu’est le contrat sur l’ensemble de la société et des limites propres à une intromission de paramètres juridiques dans la sphère politique. Que l’on ait pu voir dans cette théorie le prolongement d’une logique de système en vertu de laquelle, puisque la liberté de contracter avait déjà été sanctionnée à l’intérieur de la société civile, il fallait bien, par souci de cohérence en quelque sorte, prolonger cette logique et l’appliquer désormais au niveau politique, cela ne doit pas nous empêcher de mettre en lumière plusieurs choses.

La première, et la plus déterminante, tient au fait que le politique se trouve à son tour saisi par le droit, saisi par la raison juridique. Non seulement la réclamation du citoyen, ou des groupes de citoyens, devra-t-elle dorénavant obligatoirement passer par la revendication de droits, mais le pouvoir politique lui-même aura pour fonction principale, à travers la promulgation de lois, de créer du droit, de produire des droits et de les distribuer, ou de les redistribuer, en fonction des intimations de ses citoyens et des rapports de force au sein de la société civile, tout en respectant, bien sûr, les paramètres de la raison juridique.

Le second élément à mettre en lumière concerne le rôle de la politique dans le maintien, la défense et l’approfondissement des grands clivages qui soutiennent la société civile, ses paramètres et son socle. Ainsi, il reviendra à la sphère politique d’assumer la gestion de l’ordre social total, de délimiter la frontière entre le civil et le pénal, de préciser les conditions d’accès à la citoyenneté, de gérer la mobilité des citoyens, d’enfermer, de punir, de réformer, d’éduquer et de récompenser les uns et les autres. Toutes et chacune de ces activités et de ces initiatives seront conduites sans remettre en cause la liberté de contracter, la délimitation entre le privé et le public et sans atténuer — au début en tout cas — le caractère absolu du droit de propriété privée.

[39]

C’est pourquoi j’ai gardé pour la fin de la présente introduction mes remarques complémentaires autour du couple formé par la société civile et l’État. Il convient d’établir très clairement au point de départ que cette juxtaposition n’appartient pas en propre à la théorie de la société civile, ni à la science du droit. C’est un philosophe, Hegel, qui a théorisé les rôle, place et fonction de l’État en tant qu’instance et que lieu susceptibles de dépasser les contradictions internes propres à une société civile opérant sous l’égide d’un incessant affrontement entre les prétentions et les intérêts divergents des citoyens et de leurs corporations. L’État est alors pour lui l’incarnation d’un esprit de la nation, du peuple et de sa société.

Sans doute, cette vision et cette interprétation ont gagné un ascendant tel dans la théorie et dans la pratique qu’il s’avère difficile de s’en éloigner. Cependant, les fondateurs de la société civile, philosophes et juristes, économistes ou politologues avant la lettre n’avaient pas envisagé le rôle des gardiens de la cité à l’intérieur d’une complémentarité théorique aussi forte. Bien au contraire, à leurs yeux, l’enjeu politique revêtait une dimension essentiellement instrumentale : il s’agissait de savoir qui allait être investi du pouvoir sur la société civile d’une part, de savoir : « quis custodiet ipsos custodes ? (Juvénal, vi), c’est-à-dire : « qui surveillera les gardiens eux-mêmes ? » d’autre part. La solution à ce problème qui lie de manière aussi pratique le pouvoir politique à la société civile faisait alors appel au démocratisme dans le sens le plus neutre et le moins démagogique de l’expression, c’est-à-dire au démocratisme entendu comme pouvoir du nombre, d’un certain nombre de citoyens, à l’encontre de l’arbitraire que représentait le pouvoir exercé par quelques-uns, qu’il s’agisse d’une aristocratie ou d’un monarque. Le démocratisme ainsi entendu opposait, chez Montesquieu par exemple, mais également chez tous les auteurs qui avaient fréquenté Platon et Aristote, la démocratie à la monarchie et à l’aristocratie. Ce n’est que plus tard et quand l’instauration de la société civile aura contraint tous ceux et toutes celles qui auront été exclus du cadre initial à revendiquer à leur tour la reconnaissance de leurs droits, dans leurs efforts pour être reconnus en tant que citoyens ou citoyennes à part entière, que l’enjeu de la démocratie [40] prendra un sens nouveau qui sera celui de l’extension puis de l’universalisation du suffrage. Mais en attendant, et avant même que la revendication d’une démocratie soi-disant universelle puisse même faire surface dans les esprits et dans les consciences, encore fallait-il que le cadre de la société civile ait déjà  été posé et sanctionné dans la pratique juridique. En ce sens, la revendication démocratique, que ce soit en termes de libertés civiles, ou en termes de libertés politiques, suppose au moins deux choses : qu’une société civile, aussi exangue soit-elle par ailleurs, ait été instaurée, ce qui implique, à son tour, qu’une certaine étanchéité entre les sphères civile et politique ait été instituée également.

Soit dit en passant, l’enjeu qui est évoqué ici, c’est celui de l’incontournable réconciliation que le cadre même de la société civile, avec des paramètres fondateurs aux évocations aussi fortes mais qui sont définis de la manière la plus austère par le droit, impose, par défaut en quelque sorte, à tous les orphelins de la dogmatique juridique. Le rituel du tribunal ne saurait prévaloir contre le feu des passions politiques. C’est pourquoi l’ordre politique est toujours sollicité pour faire droit  à toutes ces revendications et à toutes ces sollicitations issues des marges de la société civile elle-même et qui visent à accroître la pertinence sociale et politique des mots-phare de son vocabulaire technique. Entre les sphères civile et politique, il n’y a pas d’équilibre possible en dehors d’une incessante quête d’universalisme.

On se souviendra que, depuis Locke, l’accession au statut de citoyen, ou de membre à part entière de la cité, est posé de manière liminaire par la pensée philosophique et, preuve de ceci, soutiendra-t-on, n’importe quel citoyen peut gagner ce statut à la seule condition de devenir propriétaire, c’est-à-dire d’adhérer au canon de la valeur-travail et de se soumettre à la sanction du marché. Mais, comme nous l’avons relevé, ce genre de raisonnement était poussé à l’extrême puisque ce n’étaient pas tous les travaux, ou n’importe quel travail, qui étaient sanctionnés par l’échange marchand. Et, sans faire référence au travail de l’esclave, exclus par définition en quelque sorte, puisque sa personne appartenait à un propriétaire, il faudrait [41] relever le sort réservé au travail domestique ou, plus généralement, au travail engagé à l’intérieur de la sphère domestique.

Dans ces conditions, en définitive, sous le couvert d’un universalisme de principe campé de manière tout à fait abstraite, c’est bel et bien à une délimitation particulière entre des personnes que répond l’institutionnalisation de la société civile et celle de son pouvoir politique. Ni l’égalitarisme de principe, ni l’universalisme des mots d’ordre radicaux n’entravaient la subordination de ceux et celles qui se trouvaient, d’entrée de jeu en quelque sorte, placés en dehors de l’exercice de leurs prérogatives, tout simplement parce qu’ils étaient déjà sans statut à l’intérieur de la société civile elle-même. La première conséquence de cet état de chose, c’est que l’accession à la visibilité sociale de ces classes, groupes ou cohortes devra passer par une intervention au niveau politique, là où les universaux les accueillaient déjà, en principe, en tant que préalable à leur reconnaissance pleine et entière à l’intérieur de la société civile elle-même.

En veut-on un exemple ? Il était acquis, au moment de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, en 1793, que l’accession au statut de citoyen était conditionnelle de sorte que ni le Noir, ni le Juif, ni la femme ne pouvaient prétendre accéder à ce statut. Pire, en 1804, le Code Napoléon confirmera et sanctionnera non plus seulement l’exclusion des femmes, mais également celle du salarié, de l’ouvrier, dans la mesure où leur liberté civile n’aura d’autre fonction que de valider la spoliation qui s’exercera à leurs dépens.

Il importe peu, au fond, si ces rationalisations pouvaient conduire à basculer hors de la citoyenneté une majorité d’individus. La revendication politique prenait la relève qui contraignait alors ces groupes, ce sexe ou ces cohortes, à faire valoir l’application des principes universels de liberté, d’égalité et de fraternité, et non plus de responsabilité, dans le moment même où la sanction de l’individualisme du propriétaire les contraignait à la sujétion et à la marginalisation les plus complètes. En d’autres mots, l’interprétation, l’application et la sanction juridiques des paramètres de la société civile [42] s’avéreront plus implacables que les principes et les universaux sur lesquels on avait édifié et à partir desquels on avait légitimé l’ordre politique. À la lumière des raisonnements précédents, on peut établir au moins une chose, à savoir que la revendication de liberté ou celle d’égalité n’appartient pas en propre à l’espace civil, mais que cette revendication relève aussi et surtout peut-être du domaine politique. Cette simple assertion permettra d’éviter un écueil par la suite dans la mesure où elle devrait éviter de sanctionner quelque chose qui serait comme un démocratisme inhérent à l’ordre civil.

Une référence au livre de Barker, Reflections on Government [7], peut s’avérer intéressante à ce moment-ci tout simplement parce que l’auteur établit de manière fort claire une distinction essentielle entre la liberté civile et la liberté politique. La première relève de la société civile ; elle est encadrée par un droit civil, qui peut être ou non codifié dans un Code civil. Quant à la seconde, elle est inscrite dans les institutions politiques elles-mêmes, ou mieux, dans le système de ces institutions en autant que les rapports, relations et séparations entre institutions sont fixés par la coutume, la convention ou la loi ; elle peut être sanctionnée dans une Charte des droits ou pas. Le premier niveau est encadré par le droit privé, le second, par le droit public.

Le droit privé régit les relations latérales entre les sujets de droit, tandis que le droit public encadre et définit les responsabilités des citoyens vis-à-vis de l’État, les droits et pouvoirs des institutions publiques vis-à-vis des citoyens. Comme nous l’avons vu, cette séparation entre les deux sphères est inscrite dans la logique même de la constitution d’une société civile avec ses clivages et exclusions propres ; en retour, ceci implique que la séparation entre les deux sphères doit être préservée et conservée faute de quoi le rabattement d’un ordre sur l’autre risque d’imposer d’intenables limites à l’exercice des prérogatives individuelles ou collectives, selon le cas. En effet, pour autant que l’ordre civil accapare la totalité de l’espace public, c’est l’émiettement des individualismes et la sanction [43] objective du marché qui prévaudra, tandis que, à l’inverse, si le pouvoir public subsume et englobe la plus grande part des relations privées, c’est la domination des collectivismes ou, plus spécifiquement, de la raison d’État, qui sera sanctionnée.

Il devrait donc subsister entre les deux sphères une étanchéité indispensable à leur fonctionnement propre de sorte que les effets éventuellement dysfonctionnels ou discriminatoires de l’ordre du marché avec son contractualisme puissent être corrigés au niveau politique et que, en revanche, l’accroissement des interventions publiques puisse être soumis à la sanction du marché. Pour dire les choses autrement, il apparaît ainsi que l’ordre du marché doive nécessairement être complété par la présence d’un ordre public non-marchand, c’est-à-dire par un recours à des principes de base en vertu desquels les correctifs sont apportés, voire imposés, à l’ordre civil, de même que certaines interventions publiques pourraient ou devraient être soumises à un contrôle plus fort issu de la société civile.

Liberté civile et liberté politique ne sont pas une seule et même chose ; elles opèrent à l’intérieur de deux réseaux de pratiques qui sont non seulement complémentaires, ils sont surtout co-déterminés. C’est ainsi que l’extension de la liberté civile passe par la revendication d’un élargissement de la liberté politique, que celle-ci, à son tour, accroît l’espace de la liberté. Mais si la société civile permet d’étendre la liberté civile et, en conséquence, d’élargir l’égalité formelle entre les citoyens, elle demeure impuissante à sanctionner une plus grande égalité de fait, et c’est à ce niveau et autour de cet enjeu que la question de l’intervention politique demeure la plus déterminante. Or, dans les débats actuels autour de la critique de l’État, favoriser le repli peut conduire à remettre en cause la sanction d’une plus grande égalité de fait, et non plus seulement de droit, entre tous les citoyens.

Tout au long de cette introduction, j’ai cherché à présenter succinctement les tenants et aboutissants de la société civile. Cette présentation a mis en lumière la part déterminante, et dominante, accaparée par le droit au sein de cet ordre. J’ai également souligné que la définition même de ce droit [44] dominant qu’est le droit de propriété fait immédiatement appel à la valeur d’échange et, en ce sens, droit et économie sont l’avers et l’envers d’une même logique de système. Ces réflexions nous auront permis d’approfondir la signification d’un des énoncés de départ selon lequel notre propre identification, notre présence au monde, nos cadres d’analyse et nos raisonnements sont tous, volens nolens, encastrés dans la raison juridique, ses principes et ses paramètres. Ceci posé, il reste maintenant à camper l’enjeu de l’exclusion et, ce faisant, à tracer les grandes lignes des approfondissements à venir. On peut tirer à cet égard plusieurs enseignements des développements précédents qui peuvent mettre en lumière les formes et les modalités des quelques processus d’exclusion que je voudrais approfondir.

Comme nous l’avons vu, dans la mesure même où la raison juridique ou, plus précisément, la raison civile, a pu se confondre avec la rationalité en tant que mode premier de la définition d’un rapport solipsiste à des paramètres fondateurs, il va de soi que l’on se trouvait, par le fait même, à enclencher une exclusion systémique fondamentale entre ceux qui pouvaient aspirer à recourir à la raison, et tous les autres. Si donc, le premier chapitre porte sur l’exclusion des femmes, c’est essentiellement parce que la rationalité ainsi pensée et définie s’oppose d’abord et avant tout au sentiment, aux affects et, en ce sens, la société civile, en ses fondements en tout cas, oppose d’abord et avant tout l’homme à la femme. Elle ne les oppose pas en tant qu’individus d’ailleurs, elle les oppose en tant que sexes ; plus précisément, elle les oppose en construisant, à partir de la différence sexuelle, une opposition liminaire en quelque sorte qui établit une coupure forte entre la raison et les sentiments.

Par la suite, je m’attarderai à étudier sous divers angles d’analyse la question québécoise au Canada essentiellement  parce que ce contentieux permettra de mettre en lumière une autre forme d’exclusion, une exclusion qui est liée à la fondation, au sens constitutionnel et juridique du terme d’ailleurs, d’un État qui ne s’est reconnu et institué en tant qu’État de droit libéral que récemment encore, lors de la promulgation de sa Loi constitutionnelle en 1982.

[45]

Finalement, en abordant quelques débats contemporains autour de la réémergence du libéralisme et de l’État libéral, c’est la dimension en fin de compte universelle d’une véritable aliénation systémique que je voudrais remettre en question. On comprendra alors pourquoi les défis posés par les multiples réintégrations sociales et économiques qui sont toujours en attente de solutions passent obligatoirement par une remise en cause du paradigme libéral lui-même d’une part, mais encore et surtout par la contestation de l’ordre de droit libéral que ce paradigme cautionne de l’autre.

[46]



[1] La littérature sur ce sujet est considérable, mais je retiendrai surtout, pour les fins de l’argument développé ici, de même qu’aux fins des analyses qui seront effectuées ci-après, les contributions d’auteurs comme John Rawls, Robert Nozick, Charles Murray ou Friedrich Hayek, entre plusieurs autres. Dans cette perspective, et au niveau où je me place, je ne suis pas porté à établir de différences fortes entre les approches des uns et des autres et ce, malgré les désaccords importants que ces auteurs entretiennent entre eux.

Par ailleurs, sur la question plus précise qui me retient dans ces lignes, on pourra consulter le collectif de James D. Gwartney et Richard E. Wagner, Public Choice and Constitutional Economics, Greenwich, JAI Press Inc., 1988. Plusieurs des contributions à cet ouvrage traitent directement de la question du rapport entre la société et les pouvoirs publics en faisant valoir que le gouvernement dont l’action est la plus réduite est encore le meilleur gouvernement possible.

[2] Pierre Barrière, La vie intellectuelle en France.  Du XVIième siècle à l’époque contemporaine, Éditions Albin Michel, 1961.

[3] Gaïus, Institutiones Iuris Civilis, traduction et commentaires de Edward Poste, Oxford, Clarendon Press, 1890.

[4] Fritz Machlup écrit ceci : « John Locke has been called the founding father of the political, economic, and social principles that came to constitute nineteenth - century liberalism » in : « Liberalism and the Choice of Freedoms », publié dans E. Streissler (dir.), Roads to Freedom. Essays in Honour of F.A. von Hayek, Clifton, Augustus M. Kelley, 1970, à la p. 119.

[5] W.S. Carpenter, « Introduction » in John Locke, Of Civil Government, J.M. Dent and Sons, 1924.

[6] Voir le chap. vii

[7] Oxford University Press, 1942.



Retour au texte de l'auteur: Dorval Brunelle, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le vendredi 19 juin 2020 13:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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