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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Dorval Brunelle, “ De la « révolution tranquille» à la chute de Bourassa ”. Un article publié dans la revue Politique aujourd'hui, Paris, no 7-8, 1978, pp. 5 à 16. [Dossier: Québec: de l'indépendance au socialisme]. [24 juin 2003]

[197]

Dorval Brunelle

sociologue, professeur, Université du Québec à Montréal

Crise du marxisme
et sociologie
.”

In Sédiments 1986, un recueil d’écriture et de réflexion, pp. 197-219. Textes réunis par Georges Leroux et Michel Van Schendel. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH, 1986, 263 pp.

Introduction [197]
Marxisme et sociologie [200]

Qu’est-ce que la sociologie marxiste ? [208]
La critique du capitalisme [213]
Bibliographie [218]

INTRODUCTION


Il s’avère quelque peu paradoxal de faire pénétrer la notion d’une crise du marxisme dans la pensée marxiste à l’heure actuelle. Et le plus paradoxal tient encore à ce que la notion de crise a toujours été centrale dans le marxisme de sorte que l’opération qui vise à rendre désormais compte d’une crise du marxisme apparaît de prime abord comme un renversement de sens, à tout le moins comme une tactique de déflection, voire comme une stratégie d’illégitimation de la pertinence du marxisme même. Est-ce qu’une dialectique un peu primaire ne nous a pas appris qu’une négation de négation constitue une nouvelle affirmation, un véritable dépassement dans un autre ordre d’idées ou d’explications ? En d’autres mots, s’il y a crise du marxisme, est-ce que la crise dont le marxisme entend faire son objet, la crise du capitalisme en l’occurrence, a encore un sens ? Ou encore : comment une approche tiraillée par une crise interne peut-elle prétendre élucider une crise qui lui serait extérieure ? C’est un peu la question de la poutre, de la paille et de l’œil du voisin qui revient en surface ici.

La solution, à un premier niveau, consiste à renvoyer dos à dos les deux crises dont il est question, en énonçant platement qu’il n’y a plus de crise du capitalisme et que la crise du marxisme implique son retard et son dépassement comme démarche ou comme idéologie. On peut d’ailleurs fusionner les deux enjeux et prononcer emphatiquement que la [198] mort du marxisme marque celle du capitalisme — ou vice-versa — de sorte qu’il n’y a plus désormais ni capitalisme, ni marxisme qui tienne.

Sur un autre plan, plus proprement épistémologique si l’on veut, il est possible de contester la pertinence de l’expression « crise du marxisme » en faisant valoir que le marxisme n’a jamais donné lieu à une unanimité scientifique, politique ou idéologique, de sorte que les marxismes les plus divers se sont toujours côtoyés. Pourquoi parler aujourd’hui d’une crise particulière du marxisme alors que, depuis plus de cent ans, des interprétations canoniques s’affrontent, se fusionnent ou s’excluent à l’intérieur même du marxisme précisément ? Parlait-on alors de crise du marxisme pour autant ou pour si peu ? Pourquoi en parler maintenant ?

Ce sont là deux façons de renouer avec les courants dominants face au marxisme : le premier prenant sa source dans une dogmatique antimarxiste, le second dans une dogmatique inframarxiste ; ce que ces deux démarches ont en propre en tout cas, c’est l’exclusion, une exclusion du problème de la crise et de son enjeu.

Parce que si l’on était fondé, en vertu de la première démarche dont nous avons fait état, à prononcer la fin du marxisme, le problème central sur les plans théorique et épistémologique demeurerait encore d’expliquer un effondrement de cette ampleur. En d’autres mots, si l’on est fondé à parler désormais de la fin du marxisme, le problème le plus préoccupant serait encore d’éclaircir ce phénomène, de rendre compte de la fin avant même d’envisager de recommencer quoi que ce soit d’alternatif.

Ensuite, s’il était justifié, en vertu de la seconde approche, d’ignorer les dimensions actuelles d’une crise du marxisme au-delà des affrontements entre marxistes de l’une ou l’autre allégeance, le problème central demeurerait encore d’introduire la « crise du marxisme comme problème du marxisme [1] avant de se prononcer sur sa pertinence ou son impertinence. En d’autres mots, la crise du marxisme devrait au moins être posée comme hypothèse de travail, au même titre que n’importe quelle autre crise d’ailleurs.

[199]

Dans le texte qui suit, nous aborderons le problème sous l'angle des rapports entre le marxisme et la sociologie afin de contribuer à l’élucidation de la dimension plus proprement universitaire de la crise du marxisme.

En effet, la question de savoir quel peut être l'apport de Marx à la science sociale dans son ensemble, l’influence de Marx sur la sociologie en particulier, nous offre l’occasion d’aborder plusieurs problèmes de front.

Or, prétendre répondre à cette question en se contentant de mettre en parallèle des discours, voire des approches, comme si les problématiques en présence étaient dotées d’une complète autonomie théorique et praxéologique d’une part, comme si leur fusion ou leur jumelage ne chambardait pas le rapport entre le sociologue marxiste et son objet d’autre part, c’est aborder le problème sur le mode positiviste, justement, et manquer l’occasion de soumettre un questionnement à une forme de dialectique où sa mise en œuvre pourrait s’avérer particulièrement intéressante.

Dans le premier cas, l’on se contente de manipuler des catégories qui ont pour intitulé « Marx », le « marxisme », la « sociologie », les « universitaires marxistes » ou les « antimarxistes », entre autres, et à étudier les relations entre ces notions, de l’extérieur en quelque sorte, alors qu’une approche plus dialectique devrait surtout prendre en compte les transformations intervenues à l’intérieur même des concepts pour saisir — selon la métaphore consacrée — les mouvements sociaux réels dont cette conceptualisation entend ou prétend rendre compte.

C’est d’ailleurs grâce à la mise en œuvre d’une telle démarche que l’on peut être en mesure de suivre le cours d’une histoire qui soit à la fois celle du développement des idées et des coteries qui les portent, tandis que l’approche positiviste s’enferme dans l’immobilité du tricotage des concepts.

[200]

Marxisme et sociologie

La question du rapport entre marxisme et sociologie ne saurait donner prise à quelques éléments de solution, à moins que l’on ne développe au préalable un certain nombre de sous-questions. En voici quelques-unes.

  • Comment établir l’influence d’un penseur — surtout d’un penseur doublé d’un militant de la stature de Marx — sur un domaine scientifique particulier ?

  • Comment distinguer entre l’influence de Marx sur la sociologie et l’influence du marxisme sur la sociologie ?

  • Comment peut-on appréhender les portées plus proprement politiques des sociologies marxistes ?

Chacune de ces questions renvoie à des démarches et à des méthodologies différentes, pourtant, toutes elles supposent résolu un problème préalable fondamental, à savoir s’il est légitime d’opérer une mise en parallèle entre Marx et la sociologie. Plus généralement, quelle peut être la validité théorique de l’équation qui pose un rapport entre un penseur, son œuvre et un champ théorique constitué en son origine et au point de départ, contre un aspect de la démarche critique que cet auteur viendra reprendre et enrichir par la suite ?

Bien sûr, pour ce qui concerne Marx spécifiquement, le problème de l’établissement d’une influence quelconque exercée sur tel ou tel domaine, qu’il s’agisse d’histoire, d’économie, d’anthropologie, bute toujours sur la difficulté de l’institutionnalisation de ces savoirs dans les facultés où le découpage qui s’est progressivement opéré et les frontières scientifiques qui ont été établies illégitiment ou, au moins, rendent caduques les dimensions anti-institutionnelles et antiprofessorales de la critique théorique et scientifique dont usaient Marx et Engels en particulier.

L’on se souviendra en effet que ni Marx, ni Engels n’étaient tendres à l’égard des professeurs, de leurs facultés — sous les deux sens du terme — et de leurs propensions à l’embourgeoisement précoce [2]. Il y [201] a dès lors quelque chose de paradoxal, voire d’assez cocasse d’un point de vue de professeur en tout cas, dans le fait de prendre aujourd’hui fait et cause pour une théorie dont une des dimensions visait précisément à illégitimer le mode de recherche et de transmission des connaissances propres à l’université.

Cette tradition antiprofessorale ne touche pas que le marxisme naissant, elle sera également vive auprès des socialistes dont l’aile militante cherchera systématiquement, au XIXe siècle, à illégitimer le travail théorique et les prétentions politiques égalitaristes de ces « socialistes de la chaire », comme on les appelait à l’époque. C’est ainsi que The Encyclopedia of Social Reform, éditée par William D.P. Bliss à New York et à Londres en 1897, contient l’entrée : « Socialist of the Chair ». L’auteur de l’article rappelle que l’expression Katheder Sozialisten (qu’il traduit en anglais par « Academic Socialists » ou « Socialiste of the Chair ») a été lancée en 1871 par Oppenheim pour désigner « ces professeurs d’économie politique qui penchent vers certaines interprétations socialistes » (« who incline toward certain socialistic views »). Puis, l'année suivante, quatre Katheder Sozialisten, parmi lesquels Gustave Schmoller — le fondateur de la sociologie allemande — ainsi que d’autres antimarxistes comme Adolf Wagner, Lujo Brentano et Georg Friedrich Knapp se réunissent pour fonder le Verein für Sozial-Politik — une association d’économie politique. Pourtant l’auteur de l’article ajoute un peu plus loin cette remarque laconique : « Nevertheless Socialists of the Chair are not socialists. » (« Néanmoins, les socialistes de la chaire ne sont pas socialistes. »)

En fait, cette évolution vers l’académisme trahit déjà une certaine forme d’institutionnalisation des sciences sociales d’abord dans leurs dimensions théoriques, ensuite et parallèlement dans leurs dimensions plus techniques et empiriques, dans la mesure où ces sciences et ces techniques s’ouvrent à une forme de gestion sociale. Ce scientifique de la chaire, apparemment éloigné de la politique partisane tout autant que de [202] la manipulation sociale, est bien représenté par Max Weber qui devient membre du Verein dès 1888 et qui est chargé par le cercle d’une enquête sur la situation des travailleurs agricoles allemands et polonais, en 1890, enquête dont les résultats seront publiés dans les Schrtften des Vereins für Sozialpolittk en 1892. Pourtant, malgré une fréquentation fugitive avec la Ligue pangermaniste, Weber devait à toutes fins utiles quitter l’engagement politique très tôt et se consacrer à son enseignement et à ses recherches dès 1894 [3].

Il peut être utile de rappeler en effet, à la suite de Perry Anderson [4], que les socialistes de la première génération étaient intellectuels et militants d’abord, que leur enseignement — dans la mesure où ils s’y adonnaient — était dispensé dans des écoles de partis, de syndicats ensuite. Il aurait été en effet assez impensable à l’époque d’institutionnaliser une théorie révolutionnaire dans un lieu aussi étouffé et étouffant que pouvait l’être l’université. Cela s’applique également à la seconde génération de marxistes, celle des années de l’entre-deux-guerres, bien que la fondation de l’Ecole de Francfort grâce à la mise de fonds d’un riche mécène en 1923, distante des partis et des syndicats d’un côté, rattachée « formellement » à l’Université de Francfort de l’autre, constitue véritablement le maillon qui permettra la consécration du marxisme comme école de pensée et son isolement de la pratique révolutionnaire, processus qui caractérisent plutôt la troisième époque, celle des années 1945 et suivantes, dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

À la vérité, comme l’ont montré Herman et Julia R. Schwendinger [5], il y a une filiation directe entre ces premiers « socialistes de la chaire » européens et la sociologie naissante, aux Etats-Unis en particulier, où l’on institutionnalisera la fonction de l’« ingénieur social » (les « social engineers ») comme une voie progressiste de sortie de crise face aux confrontations sociales dans lesquelles s’empêtrent les régimes en place avec leurs solutions autoritaires [6].

Il résulte de ceci qu’il y a une véritable antinomie historique entre le marxisme et la sociologie, de sorte que si l’on peut en toute légitimité invoquer aujourd’hui l’existence d’une sociologie académique d’inspiration [203] marxiste, c’est à la suite d’une double évolution, sociale et institutionnelle : c’est à la suite de l’évolution du marxisme vers l’établissement d’une ou de plusieurs orthodoxies et à la suite de l’institutionnalisation dans les universités et les facultés d’écoles de pensée marxistes.

Néanmoins, en supposant que ce problème n’en soit pas un, c’est-à-dire en faisant comme s’il n’y avait pas antinomie et antipathie au point de départ entre Marx et l’universitaire marxiste, il convient de faire droit à une seconde difficulté qui touche plus particulièrement Marx et la sociologie, difficulté qui est susceptible de plonger l’universitaire qui se trouve à la fois sociologue et marxiste dans une situation théorique et politique encore plus paradoxale.

En effet, il convient de remarquer que le rapport entre Marx et la sociologie est d’un ordre assez particulier, précisément parce que la sociologie naissante se pose à la fois comme un domaine scientifique nouveau et comme une éthique sociale originale. Le mot « sociologie » qui naît sous la plume d’Auguste Comte en 1838 est une autre appellation pour cette « physique sociale » à laquelle il travaille et dont les lois devraient, selon son fondateur, gouverner l’ordre social.

La sociologie se pose dès lors, à son point de départ, comme le lieu théorique où doit s’établir la jonction entre l’empirique et le nomologique : la sociologie est engagée dans la production des lois qui doivent gouverner l’ordre social

On connaît la « formule sacrée » adoptée par le positivisme : « l’Amour pour principe, l'Ordre pour base et le Progrès pour but ». Ce que l’on relève moins, par contre, c’est la prétention du positivisme qui s’oppose d’entrée de jeu au « négativisme » social, c’est-à-dire aux doctrines subversives, aux analyses radicales et au pessimisme humaniste tout ensemble confondus. Je me permets ici de citer au long les cinq acceptions du mot telles que développées par Comte :

Considéré d’abord dans son acception la plus ancienne et la plus commune, le mot positif désigne le réel, par opposition au chimérique (...). En un second sens (...), ce terme fondamental [204] indique le contraste de l’utile à l’oiseux : alors il rappelle, en philosophie, la destination nécessaire de toutes nos saines spéculations pour l’amélioration continue de notre vraie condition, individuelle et collective, au lieu de la vaine satisfaction d’une stérile curiosité. Suivant une troisième signification usuelle, cette heureuse expression est fréquemment employée à qualifier l’opposition entre la certitude et l’indécision : elle indique ainsi l’aptitude caractéristique d’une telle philosophie à constituer spontanément l'harmonie logique dans l’individu et la communion spirituelle dans l’espèce entière (...). Une quatrième acception ordinaire, trop souvent confondue avec la précédente, consiste à opposer le précis au vague (...).

Il faut enfin remarquer spécialement une cinquième application, moins usitée que les autres, quoique d’ailleurs pareillement universelle, quand on emploie le mot positif comme le contraire de négatif. Sous cet aspect, il indique l’une des plus éminentes propriétés de la vraie philosophie moderne, en la montrant destinée surtout, par sa nature, non à détruire, mais à organiser [7].

Le positivisme, ainsi que l’ajoute un peu plus loin Auguste Comte, « constitue la seule issue intellectuelle que puisse réellement comporter l’immense crise sociale développée, depuis un demi-siècle, dans l’ensemble de l’Occident européen et surtout en France » [8].

Et encore : « La raison publique doit se trouver implicitement disposée à accueillir aujourd’hui l’esprit positif comme l’unique base possible d’une vraie résolution de la profonde anarchie intellectuelle et morale qui caractérise surtout la grande crise moderne [9]. »

Le positivisme et, dans sa suite, l’empirisme et l’utilitarisme, contribueront dès lors à construire et à valider une gestion théorique et pratique des rapports sociaux, mais une gestion très particulière rivée à la double préoccupation de maintenir à tout prix et à n’importe quel prix l’ordre dans le progrès et le progrès dans l’ordre.

Sous cet angle, le comtisme reprend, prolonge et subvertit les [205] doctrines réactionnaires d’un Louis de Bonald tout préoccupé de recimenter une hiérarchie sociale pervertie par le ? philosophes des Lumières et la Révolution française. En effet, Auguste Comte est un critique impitoyable du passé de l’Humanité qu’il assimile absusivement à l’enfance de l’individu [10] et entend placer le progrès social au cœur des préoccupations des positivistes. C’est d’ailleurs ce qui donne à son approche ces allures si fascinantes que l’on trouvera développées chez un J. S. Mill, ce curieux mélange de progressisme et d’antidémocratisme où les grands-prêtres du savoir se substituent désormais aux clercs dans l’établissement d’une harmonie sociale nouvelle :

(...) dans le positivisme, l’élimination du doute au profit de la foi aboutit au gouvernement de ceux qui sont scientifiquement et philosophiquement compétents. On n’échappe à la tyrannie politique que pour tomber dans le despotisme spiritue [11].

Auparavant, Lacroix avait écrit, concernant le problème de la lutte des classes : « Celle-ci n’est pas supprimée, comme dans le marxisme, par la suppression même des classes. L’univers social du positivisme, influencé par le traditionalisme, reste un univers hiérarchique, où chacun est situé en quelque sorte par sa fonction. Comte ne détruit donc pas les classes ; mais il prétend les unir par la communion dans un même savoir  [12]. »

Entre ces deux extrêmes représentés par les partis réactionnaire et révolutionnaire, Comte peut camper le bon sens au cœur d’une sociologie qui est substituée à la religion dans le maintien de cette harmonie sociale.

Deux remarques s’imposent ici : la première est à l’effet que l’on ne peut pas ne pas être frappé par l’homologie entre le projet positiviste d’hier et le projet d’un certain marxisme institué d’aujourd’hui : or, cette parenté ne doit pas nous faire oublier — et c’est notre seconde remarque — qu’au départ, marxisme et comtisme sont en tout point inconciliables et irréconciliables.

Marx et Engels s’en prennent précisément à cet ordre-là et au [206] soi-disant progrès qui le soutient et le porte. Néanmoins, dans la mesure où le socialisme garantit davantage d’ordre social que le capitalisme le plus sauvage n’en peut tolérer, dans la mesure également où certains courants dominants de la pensée marxiste prétendent fonder un autre ordre sur d’autres canons scientifiques, l’on ne doit pas se surprendre de l’importante interinfluence qu’exerceront les uns sur les autres positivistes et empiristes pour une part, socialistes et marxistes d’autre part.

C’est dire que si l’opposition entre Marx et Comte paraît irréductible, dans la mesure où le projet du premier vise essentiellement l’ordre social avalisé par le second, il n’en demeure pas moins que les rapports et les relations entre les diverses écoles issues de ces penseurs seront beaucoup plus perméables à certains éléments de l’argumentation de l’adversaire. C’est ainsi que l’on peut en toute légitimité théorique, référer aujourd’hui à une sociologie positiviste — ce qui n’aurait été qu’un pléonasme il y a cent cinquante ans — ou à une sociologie marxiste — une contradiction dans les termes sur le plan historique.

Toutefois, dans la perspective tracée au début autour des questions posées, le problème auquel nous nous étions confronté trouve pour le moment sa solution dans l’énoncé suivant si l’on peut légitimement invoquer l’existence d’une sociologie marxiste aujourd’hui, cela tient à l’approfondissement d’une rupture entre théorie et pratique révolutionnaires d’une paît, au repli des classes ouvrières à la suite de leurs nombreuses défaites, depuis la Deuxième Guerre en particulier, d’autre part.

En effet, comme l’a relevé, parmi d’autres, Lucien Goldmann, une des caractéristiques du marxisme, chez Marx en tout cas, a consisté précisément à vouloir dépasser la contradiction entre technique de gestion et loi sociale, afin d’intégrer praxéologie et éthique dans une seule et même approche « révolutionnaire » à l’analyse des rapports sociaux sous le capitalisme [13].

Dans ces conditions, pour comprendre comment a pu s’opérer le passage du « marxisme » de Marx et d’Engels à l’institutionnalisation de sociologies marxistes dans les écoles et les facultés, c’est toute la petite et [207] la grande histoire des rapports entre les héritiers et les fondateurs, ainsi que celle des revers de la social-démocratie entre 1883 et 1917 qu’il faudrait tirer au clair. Ce que certains, dont George Lichteim, basculent sans opérer de distinction plus fine sous l’étiquette « réformiste », recouvre à la vérité tout un ensemble de questionnements et d’enjeux particulièrement pertinents pour saisir toute la richesse du marxisme [14]. Or, la révolution bolchevique viendra après coup jeter un discrédit profond sur cette période, ses théoriciens et ses luttes, et elle viendra surtout enfermer le marxisme dans une dogmatisation stalinienne dont fort peu de penseurs marxistes parviennent à se défaire. Cet enfermement est d’autant plus déplorable que certaines questions qui reviennent à l’ordre du jour, comme la question de la démocratie et du démocratisme entre autres, ont fait l’objet de développements théoriques et empiriques importants à l’époque [15]. C’est ainsi, par exemple, que Karl Kautsky ou Auguste Bebel, que Max Adler ou Karl Vörlander ont tous travaillé cette question et que, faute de tenir compte de leurs travaux, l’intellectuel et le militant d’aujourd’hui risquent de piétiner. C’est dire que, entre Lénine — qui n’était pas particulièrement démocrate — et les théoriciens du fédéralisme aux Etats-Unis, il y a des travaux auxquels il faudrait se référer pour approfondir la théorie du démocratisme aujourd’hui et replacer le marxisme au cœur des débats sur la transformation des sociétés dans le contexte des pays développés.

Or, en s’enfermant dans l’une ou l’autre orthodoxie marxiste-léniniste, ce sont toutes ces démarches que l’on bascule indûment hors de l’histoire des idées et ce ne sont certes pas les auteurs antimarxistes qui vont réutiliser Adler, Rosa Luxembourg ou Karl Korsch [16].

Quoi qu’il en soit, tout ce que nous avons établi jusqu’à maintenant, c’est la légitimité de la coexistence d’écoles aussi antagoniques que peuvent l’être les variantes positivistes ou empiristes et marxistes de la sociologie et, par voie de conséquence, l’impossibilité d’avancer dans notre analyse seins faire droit à ce fait.

Il apparaît en effet, à ce stade-ci, que l’on ne peut pas résoudre le problème de l’influence d’un penseur sur une école à l’intérieur d’un [208] champ scientifique sans remonter aux sources historiques et sociales de la constitution de ce champ d’une part, sans réinterpréter ces divisions et ces distinctions à la lumière du contexte où elles se développent d’autre part.

Au premier ordre de préoccupations se rattache tout un ensemble de questionnements sur l’évolution de la pensée et de la démarche de Marx et d’Engels, ensemble auquel vient s’ajouter le problème du rapport des fondateurs aux marxismes et, de là, du passage des marxismes au matérialisme dialectique et historique (le « diamat »). Au second ordre de préoccupations se greffe plutôt l’ensemble des rapports de Marx, des marxistes et du « diamat » à une société dans une conjoncture historique donnée.

Nous nous attarderons maintenant sur la notion de sociologie marxiste, quitte à n’aborder qu’en conclusion les questions posées par une actualisation de la critique au Canada et au Québec.

Qu’est-ce qu’une sociologie marxiste ?

Comment deux projets aussi divergents que le sont ceux de Comte et de Marx ont-ils pu fusionner pour donner naissance à cet être hybride qu’on chapeaute de l’intitulé « sociologie marxiste » ? Comment peut-on concilier la science de l’ordre et la critique révolutionnaire dans une même spécialisation théorique [17] ?

On peut expliquer ce paradoxe de plusieurs façons : l’on peut ainsi relever que l’institutionnalisation du marxisme dans certains pays et dans certaines facultés permet précisément d’établir la jonction entre la raison instrumentale et le marxisme.

Ceci nous permet de distinguer entre deux approches marxistes, soit une sociologie marxiste instituée par un parti ou par un Etat, justement, et une critique marxiste plus ou moins destituée, au sens premier du terme, plus ou moins privée de fondements institutionnels [18].

L’institutionnalisation de la pensée marxiste joue alors un double rôle et remplit une double fonction : elle permet et légitime la dogmatisation [209] d’une part, subsume la critique interne du marxisme à la critique externe contre toutes les formes de l’antimarxiste d’autre part, double mouvement qui opère sous l’égide de la raison instrumentale qui se substitue progressivement à la démarche critique à l’intérieur des écoles de pensée marxistes officielles [19].

En conséquence, s’il y a lieu d’invoquer la coexistence d’écoles aussi antagoniques que peuvent l’être les démarches positiviste et marxiste en sociologie, cela n’est possible que sur la toile de fond plus large d’une confrontation entre deux « physiques sociales » ayant chacune leurs présupposés théoriques et leur ordre social propres. Le problème de fond ici réside en ce que, au-delà de son statut d’universitaire, le sociologue marxiste n’est pas seulement celui qui critique l’ordre capitaliste, mais aussi celui qui est contraint d’avaliser l’ordre socialiste tel qu’il se construit sous les diverses « dictatures du prolétariat » qui existent présentement

Par un effet de retour caractéristique maintenant, c’est précisément le discrédit dont souffrent les régimes socialistes qui sert à illégitimer la critique marxiste du capitalisme et, par voie de conséquence, à soutenir l’ordre capitaliste et les nouvelles solutions de sortie de crise développées par ses défenseurs. On aboutit ainsi à un second paradoxe, théorique celui-là, en vertu duquel la critique marxiste du capitalisme est la plus illégitimée au moment même où la théorie et la gestion du capitalisme sont les plus déficientes.

Il résulte de ceci que la critique sociale se cherche des voies essentiellement théoriques de sortie de crise et qu’elle tend à décrocher d’une approche matérialiste et critique pour basculer plutôt soit dans le formalisme ou l’empirisme, soit dans l’utopie ou la désespérance.

Il résulte de ceci surtout que l’approche marxiste en sociologie tend elle-même à conjurer les attaques portées contre elle, soit en les esquivant tout à fait, soit en se démarquant tellement des régimes socialistes institués qu’elle n’arrive plus à trouver sa spécificité dans la remise en cause du capitalisme.

[210]

Pour paraphraser Trent Schroyer, « cette association (entre la critique et les régimes communistes actuels) a eu pour résultat de bloquer et d’obscurcir le potentiel d’une réflexion critique (à tel point qu’il n’est plus possible) pour la théorie critique contemporaine d’éviter de commencer par une critique de l’œuvre de Marx (lui-même) » [20].

Et, comme l’ajoute Schroyer un peu plus loin, toute la difficulté est là, c’est-à-dire dans cet immense défi qui consiste à critiquer Marx en évitant l’écueil des embaumeurs de doctrines aussi bien que les pièges tendus par l’antimarxisme dans ses variantes les plus primaires tout autant que dans ses variantes les plus sophistiquées. Car ce n’est qu’une des formes de l’antimarxisme actuel que de reprendre la panoplie des concepts marxiens pour retourner la critique contre Marx dont on prononce emphatiquement la mort, ou contre les systèmes qui se réclament de sa pensée, en escamotant complètement le problème toujours actuel de la validité de « la critique du développement du capitalisme », dont les bases ont été jetées par Marx et Engels précisément. Ces errements nous valent des redécouvertes bizarres dictées par une recherche plus ou moins effrénée de nouveaux gourous sociaux, quand ce n’est pas une dérive dans l’incohérence théorique à son état pur. Et il faut voir que certains marxistes sont parfois tout autant responsables de ces retournements que les antimarxistes peuvent l’être. Car c’est précisément dans la mesure où ils escamoteront les paradoxes et les contradictions de Marx, dans la mesure, pour être plus précis, où ils chercheront à tordre sa pensée pour la faire passer par le moule des institutions d’enseignement et des cadres d’analyses acceptés et avalisés que les marxistes récupéreront leur pensée marxiste à des fins de promotion du savoir et de légitimation de nouveaux rapports de pouvoir.

Il importe donc à cet égard, aux niveaux théorique et institutionnel, de contester, de l’intérieur en quelque sorte, la prétention d’une « sociologie marxiste » de se poser comme domaine autonome face à une sociologie non-marxiste. Et, pour reprendre l’expression d’Emmanuel Wallerstein, c’est peut-être moins du côté de la multidisciplinarité ou de la spécialisation qu’il faut basculer, que du côté d’une ouverture face au projet de la construction d’une approche unidisciplinaire et critique en science [21].

[211]

Ce projet lie dès lors critique épistémologique et critique sociale aussi bien sur le terrain des « académiciens » ou des « social scientists » de tous bords et de tous côtés, qu’au niveau d’une certaine critique empirique et pratique du mode de fonctionnement des systèmes sociaux.

C’est dire, en d’autres termes, que la première tâche d’une approche critique inspirée de Marx consiste à contester et à briser le découpage des sciences sociales, qui divise et rend à toutes fins pratiques irréalisables la compréhension d’ensemble puis la transformation rationnelle d’un système social mondial. Sous cet angle, ce n’est ni de sociologie marxiste, ni même de sociologie critique qu’il devrait être question, sinon d’une critique de la sociologie elle-même, quelle que soit l’épithète dont elle choisit de s’affubler ensuite.

Pourtant la critique épistémologique ne saurait suffire, elle doit également s’actualiser en quelque sorte et s’ouvrir à une critique de l’« ingénieur social » lui-même, donc révéler la science sociale et la technique de manipulation sociale comme idéologie — pour paraphraser Habermas —, c’est-à-dire montrer l’opérationnalisation de la raison instrumentale contre la « raison sociale » aussi bien dans la société capitaliste avancée que dans la société socialiste, et les effets de cette instrumentation dans la pensée marxiste instituée elle-même.

C’est peut-être un des apports les plus précieux que nous a légué l’Ecole de Francfort que d’avoir réinstauré la raison au centre de la critique des systèmes et d’avoir ainsi ouvert la voie à une critique concurrente du capitalisme et du socialisme « réel ». Or, dans la mesure où le marxisme institue des rapports de pouvoir et se formalise dans des sciences sociales, entre autres choses, il devait en résulter une « marxisation » — si l’on me pardonne le terme — de la raison instrumentale elle-même.

Dans ces conditions, pour sortir de cet enfermement enclenché sous l’égide des affrontements entre deux dogmatiques, une dogmatique positiviste et libérale d’un côté, une dogmatique marxiste de l’autre, c’est avec les dimensions essentiellement critiques de la raison sociale ou de la raison dialectique qu’il faut tâcher de renouer.

[212]

Il peut s’avérer utile ici de relever que les deux premiers ouvrages qui ont — à ma connaissance — tenté de fonder une « sociologie marxiste » portaient l’un le projet d’établir une critique de l’orthodoxie marxiste, tandis que l’autre visait à légitimer une orthodoxie. En effet, les ouvrages de Heinrich Cünow et de Nicolas Boukharine, le premier publié en 1920, le second en 1922 [22], visaient à critiquer Marx au nom de la sociologie dans le premier cas, à codifier une sociologie marxiste dans le second. C’est ainsi que Cünow faisait place à une analyse de « Marx contre Marx » et faisait droit, dans son approche, à une critique du marxisme orthodoxe et du bolchevisme en particulier. L’on se souviendra d’ailleurs que c’est précisément contre Cünow, entre autres, que s’en prendra Georges Lukàcs dans le premier de ses « essais de dialectique marxiste » intitulé « Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? » et publié en 1923 à Berlin sous le titre de Histoire et conscience de classe.

À ce sujet, Lukàcs termine son étude par une apologie de l’orthodoxie marxiste de la manière suivante : « La fonction du marxisme orthodoxe — dépassement du révisionnisme et de l’utopie — n’est donc pas une liquidation, une fois pour toutes, des fausses tendances, c’est une lutte sans cesse renouvelée contre l’influence pervertissante des formes de la pensée bourgeoise sur la pensée du prolétariat [23]. »

Cette tactique de l’orthodoxie qui consiste à fermer le champ d’une « pensée bourgeoise » pour lui opposer les canons et les dogmes d’une pensée prolétarienne portée par un parti communiste aura pour conséquence d’enfermer le marxisme sur lui-même en quelque sorte et de le rendre particulièrement réceptif à la prise de contrôle par une pensée instrumentale typiquement « bourgeoise » — pour user à mon tour de la déplorable étiquette.

Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de Lukàcs, selon Lucien Goldmann en tout cas, prétend rompre avec les interprétations dualistes de Marx et, en particulier, avec cette coupure plus ou moins volontaire ou consciente que Marx aurait établie entre une éthique socialiste et une technique ou une pratique socialiste. Goldmann précise à cet égard :

[213]

On connaît l’histoire du livre de Lukàcs qui se heurta à la résistance des deux bureaucraties communiste et socialiste et fut étouffé quelques années à peine après sa parution !

Peu de temps après le triomphe du stalinisme devait arrêter cette discussion autour de l’existence d’une « éthique » et d’une « sociologie » marxistes, comme il arrêta toutes les autres grandes discussions théoriques qui constituaient la vie même et la fierté de la pensée marxiste [24].

Or, nous venons de le voir, ce n’est pas parce qu’on fait droit à l’unité, voire à l’unicité dans l’œuvre de Marx, que l’on échappe au piège de l’orthodoxie d’une part, ce n’est pas parce que l’on entend légitimer le projet d’une sociologie marxiste que l’on abjure toute forme d’orthodoxie d’autre part. S’il faut, pour dépasser le piège du dogmatisme, poser à la fois l’unité de l’éthique et du pratique dans le marxisme, il importe alors de soumettre les diverses approches de Marx et des marxistes à une critique interne et externe. C’est à cette double condition, selon nous, que l’on sera susceptible de réactualiser un projet socialiste qui puisse entretenir et développer une critique sociale dans tous les sens du terme, c’est-à-dire aussi bien éthique que technique.

La critique du capitalisme

Si l’on entend maintenant repenser le projet d’une critique, sur quelles bases faudrait-il l’échafauder ? Disons, pour simplifier, que cette initiative devrait être double : elle devrait d’abord éviter d’ignorer le chemin tracé par un certain nombre d’auteurs tels Karl Korsch, Alexandre Kojève, Georges Bataille, ou par des collectifs comme ceux qui ont animé des revues comme Critique sociale, Socialisme ou barbarie, Arguments et Temps modernes ; elle devrait ensuite reprendre ces critiques et ces cheminements en les situant dans un contexte social et politique nord-américain.

Il s’agit donc de tenir compte d’une démarche intellectuelle pratiquement méconnue ici et d’actualiser ce type de questionnement dans une conjoncture passablement différente par rapport à celle qui [214] régnait en Europe dans les années de l’entre-deux-guerres puis de l’après-guerre.

Edgar Morin a, me semble-t-il, convenablement posé le problème quand il a écrit

Alors que nulle théorie ne peut se justifier intrinsèquement, que toute théorie a besoin d’une référence logique et empirique externe à elle-même, c’est-à-dire d’une possibilité de critique externe, le moment où le marxisme se dit indépassable est le moment où il cesse d’être théorie pour devenir doctrine. S’il s’affaiblit ainsi intellectuellement, il gagne à la fois le Sacré et la Terreur, c’est-à-dire une énorme puissance de fascination et d’intimidation [25].

La difficulté c’est qu’ici la tradition critique du marxisme n’a jamais vraiment pris corps, si ce n’est dans de rares textes demeurés isolés et, surtout, demeurés sans lendemain [26]. En fait, la polémique — quand et là où elle a surgi — est demeurée sans réponse — et je pense ici aux travaux antimarxistes d’un Charles de Koninck publiés dans le Laval théologique et philosophique durant les années 40 et 50 — de sorte qu’une démarche critique semblait par avance illégitime et illégitimée face au combat que livraient contre le marxisme les défenseurs du capitalisme nord-américain. A peu près seuls, dans la mesure où ils ont survécu, les trotskystes ont pu entretenir fort gauchement la flamme d’un certain antistalinisme, malheureusement à peine moins dogmatique que l’orthodoxie attaquée.

Pourtant les questions fondamentales auxquelles étaient confrontés les intellectuels et les militants radicaux de gauche appelaient des solutions nouvelles. En effet, ni la question nationale, ni l’organisation du mouvement ouvrier dans un pays capitaliste somme toute passablement développé comme l’est le Canada, ne trouvaient de traitement un tant soit peu intéressant dans les « débats » qui avaient cours en URSS, en particulier, aux époques correspondantes, elles ne trouvaient pas de solution dans la littérature française d’allégeance plus ou moins stalinienne non plus. Pire, l’on ne saura jamais si ces débats auraient pu faire avancer les choses ici dans la mesure où, pour toutes sortes de raisons [215] historiques et institutionnelles, nous en avons été à toutes fins pratiques coupés.

Le problème aujourd’hui, c’est que nous subissons comme partout ailleurs les effets d’une vaste illégitimation du marxisme et même la domination à peu près exclusive qu’est venue exercer sur nos universitaires marxistes l’intelligentsia française tout au long des années 60 et 70 ; si elle a contribué à réintroduire la pensée marxiste au Québec, cette influence n’a pas vraiment permis de promouvoir une critique sociale spécifiquement canadienne ou québécoise dans la mesure où elle limitait les échanges intellectuels susceptibles de venir d’autres horizons, qu’ils aient été critiques ou marxistes.

L’on reste alors emprisonné dans une volonté de moins en moins crédible de transformation du monde d’un côté, dans une volonté tout instrumentale qui vise à conserver le capitalisme à tout prix et à n’importe quel prix de l’autre ; ce faisant, la question soulevée par Pierre Barrucaud de « savoir pourquoi » transformer le monde demeure sans réponse [27] alors qu’il s’agit là de la seule question essentielle. II n’est plus tenable de rêver d’effacer les institutions bourgeoises et capitalistes, compte tenu de l’héritage que nous lègue près de soixante-dix années de vie politique en URSS. C’est dire qu’il est une critique des deux blocs économiques en particulier à reprendre, critique que notre proximité — pour ne pas dire notre implication — avec la société et la politique nord-américaines ne nous permet pas d’ignorer, si tant est que nous ayons jamais pu nous payer le luxe de l’ignorer.

Or, il s’agit moins d’envisager de corriger un questionnement et une implication mal engagés, surtout depuis la dissolution presque coup sur coup des deux groupes d’extrême gauche qu’ont été En lutte ! et le Parti communiste ouvrier, au printemps de 1983, que d’ouvrir l’analyse et la pratique sur une analyse plus contextuelle du capitalisme nord-américain. D’ailleurs cette critique ne doit pas se contenter d’approfondir des analyses d’ensemble, mais elle doit également se situer par rapport à des contentieux immédiats comme le féminisme, la robotique ou les télécommunications, entre autres ; c’est dire qu’elle ne peut pas plus ignorer les [216] grands débats d’hier qu’elle ne peut esquiver les questions d’actualité.

Nous traversons à l’heure actuelle un véritable purgatoire à gauche où rien, semble-t-il, ne subsiste des anciennes percées, où la totalité des Etats, qu’ils soient capitalistes ou socialistes, sont tous uniment engagés dans des gestions plus ou moins autoritaires des rapports sociaux. Sous peine d’impertinence sociale et politique, la réflexion est contrainte à la recherche d’une légitimité nouvelle, légitimité qui passe par la remise à l’ordre du jour d’une dialectique inspirée de Marx justement.

Un tel programme passe par un retour sur l’actuelle désimplication politique et sociale si l’on veut, mais il passe peut-être simultanément — en tout cas tôt ou tard — par l’édification d’une véritable critique du marxisme institué, par une démarche socialiste qui ne peut pas ignorer les déboires de la sociologie marxiste, pas plus qu’elle ne doit perdre de vue la critique de la pensée libérale.

Je ne résiste pas, en terminant, à la tentation de citer Sartre dans ses Cahiers pour une morale [28], qui ont été édités au printemps 83, parce que la phrase en question résume mieux que je ne saurais le faire, à la fois l’enjeu et le projet dont il a été question dans ces pages. Cette citation la voici : « Peut-être l’Histoire est un problème insoluble mais de mieux en mieux posé. » Il nous appartient alors de retrouver le filon des questions pertinentes.

[217]

[218]

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[1] Pour paraphraser le titre d'un collectif paru récemment : La Crisi del marxismo come problema del marxismo, Milan, F. Angell Editore, 1983.

[2] Non plus que Lénine d'ailleurs : « Les professeurs de philosophie sont, aux yeux de J. Dietzgen, des 'laquais diplômés’ dont les discours sur les 'biens Idéaux' abrutissent le peuple... » Cf. Matérialisme et empirito-criticisme (1909), Pékin, 1975, p. 427.

[3] En 1895, Max Weber sera un des premiers i tenter une nouvelle conceptualisation sur ces bases, conceptualisation qui le conduira à explorer la dissociation entre théorie et pratique, science et action et è séparer « le savant et le politique » — pour paraphraser le titre français de deux conférences consacrées à ces questions et réunies en ouvrage en 1959. Voir à ce sujet réintroduction » de Julien Freund, à Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, pp. 15 et ss.

[4] Cf. Sur le marxisme occidental, Paris, « Petite Collection Maspero », 1977, pp. 9-70.

[5] « The Sodologists of The Chair. A Radical Analysis of the Formative Years of North American Sociology (1883-1922). New York, Basic Books, 1974.

[6] Une analyse succincte de ce phénomène a été fournie par G. William Domhoff, « How the Power Elite Shape Social Legislation », The Higher Circles. The Governing Class In America, New York, Vintage Books, 1971, pp. 156 et ss.

[7] Auguste Comte, Discours sur l'esprit positif (1844), Ouvres choisies, Aubier-Montaigne, 1952 pp. 217-218.

[8] Ibid., p. 227.

[9] Ibid, p. 232.

[10] À la suite de Hegel d’ailleurs, bien que chez ce dernier l’analyse historique soit beaucoup plus subtile. Cf. La Raison dans l'histoire (1792 et 1828), U.G.E, coll « 10/18 », 1979.

[11] Jean Lacroix, La Sociologie d'Auguste Comte, Paris, P.U.F., 1961, p. 110.

[12] Ibid. p. 109.

[13] Voir « Y a-t-il une sociologie marxiste ? », Recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1959, pp. 280-302

[14] George Lichteim, Marxism. An Historical and Critical Study, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1964, pp. 278-301.

[15] Sur cette question, on pourra consulter avec profit l'ouvrage de Kostas Papaioannou, De Marx et du marxisme, Paris, N.R.F., 1983, où l'auteur aborde certaines questions névralgiques qui ont fait les belles heures de querelles et de débats historiques importants, par exemple l’affrontement entre Trotsky et Lénine après 1905, au sujet de la démocratie et du rôle du dirigeant de parti.

[16] Sur Korsch, en passant, on pourra consulter Agostino Catrino, Stato e filosofia nel marxismo occidentale. Saggio sur Karl Korsch, Naples, E Jovene, 1981.

[17] Cette fonction aurait d’ailleurs été rendue possible, entre autres facteurs, par le développement d'une sociologie académique socialiste à la fin du XIXe siècle, en France en particulier. Voir Sylvain Pérignon, « Note sur la sociologie positiviste et le socialisme philosophique », L'Homme et la société, n° 14, oct-déc. 1969, pp. 179-185.

[18] Voir l'Intervention d'André ! N. Kossyguine, président du Conseil des ministres de l'URSS au XXIIIe congrès du P.C.U.S. : « La recherche sociologique ayant pour principe le matérialisme historique et tenant compte des aspects concrets et courants de la vie d'une société socialiste, voit chaque Jour s’agrandir le rôle qu’elle joue dans la solution des questions pratiques — dans la politique, dans la production ou dans la formation. » Cité par A M. Roumiantsev et G. B. Ossipov, « La Sociologie marxiste et les recherches empiriques », L'Homme et la société, n° 14, oct.-déc. 1969, p. 99. Sur les avatars de la sociologie soviétique, on pourra également consulter Janina Markiewicz-Lagneau, « Une sociologie nouvelle ou une sociologie naissante ? Le Cas soviétique », Ibid., pp. 113-126. Ceci étant, réserve devrait sans doute être faite â propos des marxismes des pays satellites de l'URSS dans certaines conjonctures (l'Ecole de Budapest dans les années 60, certains marxistes polonais, etc.) et, bien sûr, à propos de quelques variantes yougoslaves. Mais il s’agit, dans ces cas-là, d’écoles qui, pour reprendre la distinction proposée ci-dessus, ne sont pas Instituées par le parti ou par l'Etat, mais bien contre eux.

[19] Ce phénomène est d’autant plus institutionnalisé qu'il est énoncé par les rédacteurs de l'introduction générale è l'œuvre de Marx et d'Engels à être publiée en cinquante volumes par l’Institut Marx-Engels de Moscou ; « Le marxisme offre aux mouvements révolutionnaires de tous les pays une théorie scientifique de la vie sociale et de l'individu, des lois du développement des formations économiques et sociales, de l'histoire et de l’activité humaines, ainsi que des concepts et des méthodes que l'homme peut utiliser pour comprendre son existence et celle de l’univers qui l’entoure (...) » (Tome 1, p. xiv.) Pour ces rédacteurs, donc, il n’existe aucune distinction è établir entre la pensée de Marx et d'Engels et le marxisme, de sorte que l'école marxiste-léniniste absorbe et dissout complètement la critique interne qui ne peut déboucher que sur l'autocritique. Ce marxisme-là est solide comme un bloc et, pour paraphraser l'écrivain Robert Musil, il s'est mué en philosophie pour généraux.

[20] The Critique of Domination, Boston, Beacon Press, 1975, pp. 16-17. D’ailleurs Perry Anderson ne dit pas autre chose. Voir op. cit. pp. 154-165 : « La présence d'erreurs est une des marques de toute science : prétendre é leur absence a presque discrédité le matérialisme historique en tant que science »

[21] Voir son « Introduction », The Modern World-System, New York, Academic Press, 1974, Tome I, pp. 3-11.

[22] Voir Helnrich Cünow, Die Manrxhe Geschichts -, Gesellschafts - und Staatstheorie. Grundzüge der Marxschen Soziologie, Berlin, Buchhandlung Vorwérte 1920 et Nicolas Boukharine, La Théorie du matérialisme historique. Un manuel de sociologie marxiste, Moscou, 1922. Des extraits de ce dernier ouvrage ont été publiés dans L'Homme et la société, n° 2, oct-.déc. 1966, pp. 153 et ss.. où Ton peut lire ce qui suit « La classe ouvrière a sa sociologie prolétarienne & elle connue sous le nom de matérialisme historique » (p. 158). Ajoutons que dans ce même numéro, était rééditée également une « critique du Manuel de Boukharine » par Georges Lukàcs, pp 175-181.

[23] Voir Histoire et conscience de classe, Paris, Editions de Minuit, 1960, p. 45.

[24] Voir « Y a-t-il une sociologie marxiste ? », op. cit., p. 294.

[25] Voir son « Introduction », Marxisme, révisionnisme méta-marxisme. Arguments, 2 (textes réunis par Claude Fischler), Paris U.G.E., 1976, pp 10-11.

[26] Il serait intéressant & cet égard de reconstituer l'histoire sociale du marxisme d’ici en prenant en compte l'impact de travaux comme ceux de François Bach and, de Donald McGraw ou de Jean-Marc Piotte, par exemple

[27] Voir Arguments, 2, op. cit., p 26.

[28] Paris : Gallimard, 1983, p. 33.



Retour au texte de l'auteur: Dorval Brunelle, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le samedi 21 juillet 2018 10:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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