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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Dorval Brunelle et Christian Deblock, “L’Accord de libre-échange nord-américain, l’Union européenne : deux modèles de régionalisme.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Dorval Brunelle et Christian Deblock, L’Amérique du Nord et l’Europe communautaire. Intégration économique, intégration sociale ?, pp 9-18. Présentation. Montréal : Les Presses de l’Université du Québec, 1994, 459 pp. Collection: “Études d’économie politique”. [MM. Brunelle et Deblock nous ont accordé le 28 août 2020, leur autorisation de diffuser ce livre, en texte intégral et en libre accès à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

L’Amérique du Nord et l’Europe communautaire.
Intégration économique, intégration sociale ?

Présentation

L’Accord de libre-échange
nord-américain, l’Union
européenne :
deux modèles de régionalisme
.”

Par Dorval BRUNELLE et Christian DEBLOCK


Du régionalisme de la première
à celui de la seconde génération


Introduite au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale dans le domaine des relations économiques internationales, la notion d’intégration fait référence à deux processus distincts : à un processus de compénétration et d’interaction des activités économiques au sein d’un espace donné, que cet espace soit national, régional ou mondial d’une part , à un processus plus politique par lequel deux ou plusieurs pays voisins s’entendent pour se regrouper afin de former un seul ensemble économique, d’autre part. Dans le premier cas, la notion d’intégration est étroitement liée au développement des échanges internationaux et aux phénomènes d’interdépendance croissante qui en résultent, alors que, dans le second, elle sous-tend un projet commun, que celui-ci ait pour objet d’éliminer les barrières à la libre circulation des marchandises, des capitaux ou des personnes entre pays voisins, ou de répondre à des préoccupations plus ambitieuses comme la formation d’une union douanière, d’un marché commun ou d’une union politique.

Le fait que la notion puisse alternativement renvoyer à l’une ou à l’autre de ces deux significations explique en grande partie l’usage extensif, voire abusif, qui en sera fait dans l’après-guerre, aussi bien par les économistes et les spécialistes des relations internationales que par les praticiens et les hommes d’État eux-mêmes. Ainsi, parler d’intégration régionale renvoie tout autant à la formation d’un espace économique qu’à des initiatives prises par les gouvernements en vue de favoriser le rapprochement de leurs économies respectives. L’expérience européenne est à cet égard tout à fait significative, mais celle de l’Amérique du Nord ne l’est pas moins dans la mesure où les débats sur le libre-échange [10] ont historiquement porté sur la continentalisation de fait des économies canadienne et états-unienne, ainsi que sur les avantages et les inconvénients de ce que d’aucuns ont pu appeler le continentalisme, c’est-à-dire la poursuite explicite d’un projet d’intégration.

Tout en gardant le double sens qu’on lui prête habituellement, la notion d’intégration a toutefois pris, depuis les années 1980, des significations nouvelles qui tiennent, en premier lieu, aux caractéristiques mêmes des nouveaux réseaux d’échange qui se sont consolidés à la faveur de la transnationalisation des firmes depuis la guerre et, en second lieu, aux motivations nouvelles qui animent les projets de regroupements régionaux dans un contexte de globalisation des marchés. Dans le premier sens qu’on lui donne aujourd’hui, la notion d’intégration fait de plus en plus référence aux formes que prend l’intégration « corporative » dans une région donnée et aux reconfigurations de l’espace économique qui en découlent ; par voie de conséquence, elle renvoie donc de moins en moins à la vision classique centrée sur les États-nations, approche que l’on avait développée jusque-là dans l’analyse des relations économiques internationales. Ce changement de sens s’inscrit en droite ligne dans les transformations qui sont survenues dans le développement des relations économiques internationales depuis la guerre, changements qui ont conduit les économistes eux-mêmes à délaisser progressivement la théorie classique des avantages comparatifs pour attacher davantage d’importance au rôle joué par les firmes multinationales dans la restructuration des espaces économiques. A cet égard, Dunning et Robson auront été parmi les premiers à souligner la distinction nécessaire qu’il convenait de faire entre ce qu’eux-mêmes appelaient l’intégration régionale dans le sens où on l’entend généralement et l’intégration corporative proprement dite. Les travaux plus récents sur les firmes multinationales, et ceux de la nouvelle économie industrielle, parmi lesquels il faut entre autres mentionner ceux de Porter et de Jacquemin, vont dans la même direction, notamment lorsqu’ils soulignent le rôle joué par les réseaux intra et interentreprises dans l’organisation de l’espace économique et le lien qui existe dans la création des avantages compétitifs entre les firmes et le milieu dans lequel elles œuvrent.

Le changement de perspective théorique est ici évident puisque c’est moins désormais vers les Etats eux-mêmes et la compénétration des différentes économies nationales que vers les firmes et la manière dont celles-ci organisent des espaces économiques transfrontaliers que l’attention est désormais portée. Cette nouvelle conception de l’intégration n’a pas été non plus sans conséquence sur la manière dont les dirigeants politiques l’ont eux-mêmes envisagée, ainsi que sur l’interprétation que l’on peut d’ailleurs faire des nouveaux projets régionaux en émergence.

À cette dimension « corporative » de l’intégration, il convient cependant d’en ajouter une seconde, qui n’est d’ailleurs pas entièrement exclue, loin de là, par les nouvelles théories de l’économie industrielle et de l’économie internationale, à savoir la dimension stratégique du régionalisme économique. En effet, l’érosion des espaces économiques nationaux et des domaines de souveraineté nationale n’a pas pour autant entraîné le désengagement de l’État sur les plans [11] économique et social, mais a bien plutôt suscité une réorientation du rôle qu’il pouvait jouer, que ce soit dans la création même des avantages compétitifs ou dans l’adaptation que l’émergence d’une économie « mondialisée » commande désormais aux économies nationales et aux différents systèmes nationaux de protection sociale. En ce sens, les nouveaux projets d’intégration régionale dont l’ALENA constitue certainement le cas le plus exemplaire répondent moins à la nécessité de favoriser la libéralisation des échanges et le rapprochement des économies qu’à celle, plus nouvelle, de mettre en place, d’une part, de nouveaux mécanismes de régulation au sein d’espaces économiques régionaux déjà fortement intégrés, et de permettre, d’autre part, aux pays concernés de profiter des avantages stratégiques que leur offre la création de communautés régionales d’intérêt dans une économie mondiale où les marchés sont de plus en plus intégrés, certes, mais aussi de plus en plus concentrés et polarisés sur les trois grands acteurs de la scène économique internationale que sont les États-Unis, l’Europe communautaire et le Japon.

L’ordre d’après-guerre a été, et est toujours, un ordre intégrateur, en ce sens que les principes qui ont présidé à sa formation et les institutions qui ont porté sa mise en application ont tous deux eu pour objet d’encourager le développement et la stabilité des marchés internationaux ainsi que le rapprochement, la coopération et l’harmonisation des politiques entre les grands acteurs internationaux. Aussi bien les États-nations que les organisations internationales ont œuvré et opéré en ce sens, avec pour résultat que les différentes économies nationales sont devenues plus ouvertes et plus interdépendantes les unes des autres, autrement dit plus sensibles et plus vulnérables aux contraintes de la concurrence internationale mais aussi à tout changement de conjoncture sur la scène internationale. Il n’est donc pas étonnant, dans un tel contexte, si les États-nations ont dû renoncer aux engagements qu’ils avaient pris en matière de plein-emploi et de développement social au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour donner la priorité à la compétitivité de l’économie et aux conditions d’un développement en économie ouverte. Ces considérations seront à l’origine des nouvelles orientations que prendra le régionalisme économique dans les années 1980, que ce soit dans le cadre des ententes existantes, comme en Europe ou en Amérique latine, ou dans celui des nouvelles ententes qui verront le jour en Amérique du Nord et dans d’autres régions du monde.

Le régionalisme de « deuxième génération », comme nous proposons de le désigner pour mieux le démarquer du régionalisme précédent, reflète moins la volonté des États participants de rapprocher et de mettre en place des institutions communes, que la nécessité dans laquelle se trouve chaque État de faire face à ces nouvelles contraintes et de lier la prospérité économique à la place qu’il occupera dans l’économie mondiale. De nature foncièrement extravertie, ce nouveau régionalisme accorde à la notion d’intégration une signification fort différente de celle qui avait cours lorsque le resserrement des liens économiques entre les pays membres d’un regroupement régional était activement recherché.

Dans un contexte où les pays sont déjà étroitement liés les uns aux autres, leur regroupement au sein d’une même communauté économique [12] régionale n’offre guère d'avantage sur le plan économique sinon celui de consolider ces liens et de permettre ainsi une plus grande rationalisation des activités. Aussi, même si cette préoccupation reste toujours présente, c’est plutôt pour des motifs de nature essentiellement stratégique que de tels regroupements trouvent leur raison d’être actuellement.

Alors que dans le cas du régionalisme de première génération, il s’agissait principalement de canaliser les processus intégratifs de manière à les rendre compatibles avec les objectifs poursuivis par les Etats sur le plan domestique, dans le cas du régionalisme de « deuxième génération » les choses sont désormais inversées dans le sens où ce sont les processus intégratifs eux-mêmes, que ceux-ci opèrent à l’échelle régionale ou à l’échelle plus large du monde, qui canalisent l’action des pouvoirs publics, avec pour conséquence qu’il s’agit pour ces derniers d’assurer d’un point de vue national la viabilité économique d’un développement tourné vers l’extérieur. Ces considérations font que les États seront tout naturellement portés à se rapprocher de leurs partenaires commerciaux les plus immédiats, c’est-à-dire de ceux avec lesquels ils entretiennent déjà des relations étroites, et de tirer ainsi parti de cette nouvelle relation, que ce soit pour s’assurer un accès privilégié à leurs marchés respectifs ou pour prendre appui sur la formation d’une communauté régionale d’intérêt pour se placer en position plus avantageuse sur les marchés internationaux. De ce point de vue, toute la question reste à savoir si, en s’intensifiant et en s’approfondissant, les processus intégratifs n’ont pas pour effet, en canalisant l’action des pouvoirs publics dans leur direction, de miner un peu plus la cohésion économique et sociale des espaces nationaux et, parallèlement, en favorisant l’émergence d’ensembles plus vastes, d’aller à l’encontre de l’objectif principal de l’ordre international d’après-guerre qui était de jeter les bases durables d’une économie mondiale intégrée.

Intégration économique, intégration sociale :
la relance du débat


Dans l’immédiat après-guerre, les débats sur l’intégration économique régionale ont principalement porté sur les orientations générales à donner aux projets d’intégration, sur les institutions à mettre en place et sur l’étendue des ententes commerciales qu’entendaient signer les pays concernés. Ils ont également donné lieu à deux visions essentiellement économiques de l’intégration, selon qu’il s’agissait, dans le premier cas, d’enchâsser les ententes commerciales proprement dites dans un projet politique plus large et d’orienter en conséquence les processus intégratifs ou, à l’inverse dans le second cas, de favoriser dans une perspective plus générale le développement des échanges et les liens de complémentarité économique entre pays voisins. De ces débats, ont émergé deux grands modèles : un modèle communautaire à vocation fédéraliste et d’inspiration keynésienne et un modèle commercial à vocation libre-échangiste d’inspiration libérale.

Ces deux modèles s’inscrivaient à l’intérieur d’un cadre de référence que tissaient, à l’échelle régionale, les deux grands débats de l’époque : celui sur le rôle que pouvait jouer l’État dans l’orientation de l’activité économique, d’une [13] part, et celui sur la nature des institutions à mettre en place à l’échelle internationale pour favoriser la coopération entre les États, d’autre part. Dans la même veine, il s’agissait de déterminer, selon que l’on jugeait les effets de débordement de l’intégration économique inévitables ou non, s’il convenait d’étendre le projet intégratif à d’autres domaines de la vie sociale, et notamment au domaine de la protection sociale. Là encore, deux modèles étaient possibles. Dans le premier cas, l’adoption de normes, de règles et de politiques communes devait permettre que les processus intégratifs aillent dans le sens d’une plus grande cohésion sur les plans économique et social ; dans le second, la coupure qu’il paraissait possible d’établir entre les processus intégratifs sur le plan économique et les domaines qui relevaient plus spécifiquement de la souveraineté des États faisait en sorte qu’il semblait préférable de laisser aux États le soin de définir eux-mêmes l’étendue de la protection sociale en fonction de leurs propres préférences nationales.

Il convient de faire immédiatement remarquer qu’en pratique les différences nationales et les débats sur la souveraineté nationale ont surtout eu un effet négatif sur les projets intégratifs, en les empêchant de voir le jour, comme ce fut le cas en Amérique du Nord, ou de se développer dans le sens où l’entendaient leurs fondateurs, comme ce fut le cas en Europe communautaire ou en Amérique latine. Il n’en demeure pas moins, et c’est le point que nous voulons souligner ici, que, dans tous les cas, le problème de l’intégration se posait dans une perspective nationale et ce qui était alors en jeu, c’était la question du rôle éminent de l’État. Reflet de la place respective qu’il convenait de faire au marché et aux institutions, les deux grands modèles d’intégration s’opposaient sur la vision que l’on pouvait avoir du progrès économique et social à l’intérieur d’un ordre international que l’on voulait plus sécuritaire. Pour les uns, l’intégration économique régionale se concevait, dans cette perspective, comme le moyen de libérer les échanges des obstacles que les États avaient pu dresser au fil des ans, et pour les autres, comme le moyen de pousser plus loin encore le sentiment d’appartenance à une même communauté internationale. Dans un cas comme dans l’autre, les processus devaient être irréversibles et porteurs des mêmes valeurs.

Dans le cas du régionalisme de seconde génération, les débats, que ce soit sur l’intégration économique ou sur l’intégration sociale, s’inscrivent dans une perspective tout à fait différente : il ne s’agit plus, pour les États, en s’efforçant de maintenir, comme auparavant, avec plus ou moins d’efficacité d’ailleurs, une certaine étanchéité entre les marchés nationaux et les marchés internationaux, entre ce qui relèverait de l’économie et ce qui relèverait du social, de chercher à orienter la croissance et à en redistribuer plus équitablement ses fruits, mais plutôt de s’adapter aux contraintes nouvelles qu’imposent la réorganisation et l’interdépendance des marchés internationaux. Comme nous l’avons souligné, les processus intégratifs se sont approfondis au fil des ans en même temps que les pressions de la concurrence se sont davantage fait sentir. Il faut y voir la conséquence et l’effet combiné de l’action des gouvernements eux-mêmes en vue de déréglementer et d’ouvrir toujours plus les marchés et de redéfinir les reconfigurations [14] de l’espace économique qui résultent des déplacements des capitaux et de l’organisation par les grandes firmes multinationales des réseaux de l’échange. Le premier résultat en a été que, pris dans une double dynamique qu’ils ne maîtrisaient plus, les États n’ont eu d’autre choix que de s’adapter à ces nouvelles réalités et de chercher à contourner les contraintes qu’elles imposaient à leurs populations en faisant du développement en économie ouverte l’axe principal de leur politique économique et de la compétitivité, leur grande priorité. Le second résultat, c’est qu’il existe une contradiction aujourd’hui de plus en plus évidente entre ces nouvelles priorités en matière économique et celles touchant la protection sociale qui demeurent quant à elles encore profondément enracinées dans le projet sécuritaire d’après-guerre dont la mise en œuvre n’a pu être assurée par l’État que sur la base de la séparation qu’il paraissait possible d’établir entre le marché national et le marché international.

Le changement de perspective de la politique économique s’est fait sentir dans les années 1980 dans tous les pays. Outre le fait qu’il a conduit à l’abandon du paradigme keynésien, ce changement a aussi eu pour effet de placer les gouvernements dans la position fort inconfortable, que ce soit vis-à-vis de leurs propres populations ou des autres pays, d’avoir à trouver la voie d’un développement qui, pour être « soutenable » et « durable », pour reprendre les expressions de l’OCDE, se devait d’être compétitif tant sur le plan des coûts de production des services sociaux que sur le plan des avantages à plus long terme que le pays pouvait offrir aux entreprises qui y étaient implantées. La substitution du critère de compétitivité à celui de sécurité qui a accompagné le renversement des grands paramètres de la politique économique a aussi eu pour conséquence de réorienter l’ensemble des domaines de la vie sociale, qu’il s’agisse de l’éducation, de la protection sociale, de la recherche, voire même de la culture, en fonction des besoins de l’économie.

Les débats sur le régionalisme et l’intégration régionale se sont ressentis de ces changements et de ces déplacements de priorité. Dans le cas de l’Europe communautaire, l’Acte Unique européen et le Traité de Maastricht, avec leurs critères de convergence en matière monétaire, en témoignent avec éloquence. De manière plus significative encore, ces changements ont eu pour effet de susciter ce que nous soulignions plus haut, à savoir un nouvel intérêt pour le régionalisme économique, particulièrement dans le cas des petits pays. Confrontés à la nécessité de se tourner vers l’extérieur et de dégager des avantages compétitifs que la taille de leur marché et l’étroitesse de leurs structures économiques ne leur permettaient pas d’avoir, ces derniers considèrent désormais la signature d’ententes commerciales avec de plus grands pays ou de plus larges ensembles économiques comme un moyen privilégié, non seulement d’assurer l’accès à leur principal marché et de se faire reconnaître un statut commercial particulier, mais aussi et surtout de desserrer les contraintes qu’imposait le modèle antérieur de développement en leur donnant plus de liberté qu’ils n’en auraient autrement dans le contexte de l’économie mondiale.

Mais si les mêmes lignes de fond semblent s’imposer dans la conduite des politiques économiques, est-ce à dire pour autant qu’il n’y aurait plus à l’heure [15] actuelle qu'un seul modèle d’intégration régionale ? Loin de là. C’est pourquoi il devient intéressant de comparer entre elles l’Amérique du Nord et l’Europe communautaire, et ces deux-ci aux formes nouvelles de coopération qui émergent actuellement en Asie du Sud-Est où le Japon entend définir de plus en plus sa stratégie internationale en fonction de ce qui se passe en Europe et en Amérique.

La comparaison Europe communautaire
- Amérique du Nord


L’image d’un monde divisé en grands blocs économiques est née dans la dernière moitié des années 1980 du sentiment de plus en plus partagé par les observateurs de la scène économique internationale que, si les forces du marché et le contexte international nouveau créé par la fin de la guerre froide pouvaient laisser présager l’émergence d’un monde plus intégré, voire, comme certains en avancèrent l’idée, d’un nouvel ordre économique international, d’autres forces étaient au contraire en train de pousser celui-ci dans une autre voie, celle d’un monde polycentrique, fragmenté en grandes régions qui, pour être étroitement liées les unes aux autres par les échanges commerciaux et un intérêt commun dans leur développement, paraissent plus éloignées que jamais les unes des autres, que ce soit en raison des points de divergence de plus en plus nombreux entre elles quant à la manière d’envisager leur propre développement et leurs propres intérêts ou, plus simplement encore, à cause des différences systémiques et culturelles qui peuvent les caractériser. Que cette image soit contestable, nous n’en doutons pas, mais il n’en demeure pas moins qu’il apparaît beaucoup plus nettement aujourd’hui qu’autrefois qu’il faut tenir compte à la fois des intérêts que peuvent avoir les grandes puissances économiques sur la scène internationale et des différences aussi bien économiques, culturelles qu’institutionnelles qui peuvent exister entre les grandes régions économiques du monde, que ces régions traversent les États ou non.

Il est clair désormais que la vision que l’on a pu avoir d’un monde intégré par les forces du marché et unifié par des règles communes ne suffit plus et qu’elle est aussi incomplète que celle qui consistait à ne voir les relations économiques internationales qu’à travers le prisme des États-nations. À l’échelle régionale, les processus intégratifs ont eu pour effet de faire émerger des sous-espaces économiques transfrontaliers qui viennent remettre en question le modèle de référence exclusif que représente l’Etat-nation, et, à l’échelle mondiale, favoriser l’émergence de grands ensembles économiques régionaux ayant leurs dynamiques, leurs conjonctures économiques et leurs intérêts propres, avec tout le potentiel de conflits et de contradictions que cela comporte évidemment dès lors que ces processus viennent renforcer les tendances au polycentrisme et légitimer les comportements stratégiques qui prévalent dans un tel environnement. L’autre dimension du problème, c’est qu’on ne peut plus analyser les relations économiques internationales sans revenir sur les contextes historiques et culturels particuliers qui moulent ces nouveaux processus intégratifs.

[16]

En effet, que des pays voisins puissent trouver un avantage évident à resserrer leurs liens économiques et à entretenir des relations plus étroites, tout particulièrement dans ce contexte nouveau qui a conduit les gouvernements à modifier les priorités économiques, n’enlève rien au fait que la forme que vont prendre ces relations dépend pour beaucoup d’une histoire et d’un passé communs. À cet égard, si les nouvelles contraintes qui s’imposent aux gouvernements ont eu pour effet, comme ce fut le cas en Amérique du Nord et en Europe communautaire, de favoriser la relance des projets intégratifs, c’est cette histoire et ce passé communs qui donnent à ces projets leurs formes particulières et les distinguent les uns des autres. Dans cet ouvrage, qui fait suite à un colloque tenu en 1992 sur le thème de l’intégration économique et de l’intégration sociale, notre ambition au départ s’était limitée à la comparaison entre l’Amérique du Nord et l’Europe communautaire, comparaison que nous avons voulu centrer sur trois thèmes principaux : 1) les principes fondateurs et les institutions des deux projets intégratifs ; 2) les caractéristiques et les tendances des processus intégratifs sur le plan économique ; et 3) la manière d’aborder, des deux côtés de l’Atlantique, les dimensions sociales de l’intégration.

Que ce soit au plan institutionnel, au plan économique ou au plan social, les différences entre les modèles d’intégration européen et nord-américain sont considérables, et cela même si l’orientation économique générale est la même, notamment en ce qui a trait à la question de la compétitivité. Le simple fait que l’ALENA soit de facture récente alors que l’intégration a été engagée sur le plan institutionnel depuis plus de trente ans en Europe communautaire ; le fait que, dans une très large mesure, le projet nord-américain apparaisse en grande partie dicté, du côté américain, par les considérations propres au maintien d’un statut hégémonique aujourd’hui contesté alors que le projet européen continue d’être inspiré, malgré les inclinaisons nouvelles qu’il a pu prendre depuis l’Acte Unique, par l’ambition de faire de l’Union européenne une grande puissance ; ou encore le fait que le Canada et le Mexique se trouvent en situation d’acteurs subordonnés vis-à-vis des États-Unis alors que les rôles sont beaucoup mieux partagés en Europe, voilà bien autant d’éléments supplémentaires qui viennent justifier une analyse plus approfondie des formes institutionnelles prises par les deux modèles. À cet égard, la mise en place d’institutions communes en Amérique du Nord apparaît d’autant moins réaliste que seules des raisons d’ordre économique et d’ordre stratégique ont pu pousser le Canada et le Mexique à se tourner vers les États-Unis, comme le soulignent plusieurs contributions au présent ouvrage.

Par-delà leurs différences, l’une des questions les plus importantes est celle de la place qu’accorde chacun de ces deux modèles d’intégration aux dimensions sociales. La question est importante pour deux raisons. Tout d’abord, il convient de rappeler que la protection sociale a constitué, au lendemain de la guerre, avec le plein-emploi, l’une des deux grandes fonctions que s’est attribuées l’État. Mais, bien qu’étroitement liées l’une à l’autre à l’intérieur du même projet d’économie mixte, ces deux fonctions ont répondu à des préoccupations et à des principes distincts en même temps que leur mise en place a donné lieu à des [17] niveaux d’intervention fort différents d’un pays à l’autre, avec entre autres conséquences que les différents systèmes sociaux portent la marque des préférences nationales et des niveaux inégaux de développement des pays. La séparation des deux fonctions et la logique propre à chacun des systèmes sociaux nationaux ont fait aussi que les programmes sociaux ont pu être jusqu’ici moins affectés par la réorientation des politiques publiques que ne l’ont été les programmes et les politiques économiques, sinon de façon indirecte, par les effets de la crise économique actuelle sur leurs modes de financement.

La seconde raison a trait au fait que les questions sociales ne sont qu’accessoirement abordées par l’ALENA et ses ententes parallèles, alors qu’au contraire, elles sont présentes dans le projet fondateur de l’Europe communautaire, une différence qui s’explique principalement par l’esprit même qui a été à l’origine des deux projets et par la portée que l’on a voulu donner aux ententes signées. Il convient de le rappeler, ne serait-ce que pour évoquer le fait que l’on ne peut poser le problème de l’intégration sociale de la même manière dans les deux cas.

Là encore, il est intéressant de constater que, si les pays participants aux deux projets sont confrontés à la remise en question de l’État-providence, leur manière d’y répondre, ou de ne pas y répondre, témoigne de différences profondes. Alors que, dans le cas nord-américain, le problème principal en est un de débordement des processus intégratifs économiques sur les autres domaines de la vie sociale et de mise en concurrence de trois systèmes distincts à l’intérieur d’un même espace économique, dans le cas européen, on fait plutôt face à un problème de définition de normes communes et de convergence des systèmes, que ce soit à l’intérieur d’une sorte de tunnel social ou d’un cadre communautaire qu’il s’agit de définir.

Comme on pourra le constater à la lecture des textes qui suivent, il ressort clairement que, dans le cas européen, les pays membres de l’Union européenne sont parvenus, non sans compromis ni perte de sens du projet initial d’ailleurs, à jeter les bases de ce qui pourrait éventuellement constituer un espace social transnational et à circonscrire les risques de dumping social qui pourraient découler de la concurrence des systèmes nationaux à l’intérieur de l’espace européen en se fixant un certain nombre de règles communes. Dans le cas nord-américain, et bien que la question soit plus ouverte encore qu’elle ne l’est en Europe, il ressort plutôt que la séparation que l’on croyait pouvoir maintenir entre l’économie et le social, au moment de la signature des deux ententes, l’ALE, puis l’ALENA, ne pourra plus l’être à l’avenir en raison de l’importance que chaque pays entend accorder aux contraintes de compétitivité dans la définition même de sa politique intérieure et à cause des effets de débordement que ne manqueront pas de provoquer les processus intégratifs économiques eux-mêmes sur la définition des normes et des règles dans les trois pays concernés, que ce soit sur le plan social ou sur d’autres plans comme l’environnement, la culture, voire le droit.

L’étude comparée de la protection sociale dans les deux modèles d’intégration, le modèle communautaire d’un côté, le modèle nord-américain de l’autre, mérite à n’en pas douter d’être poussée beaucoup plus loin qu’elle ne l’a été [18] jusqu’à présent, d’autant que, dans un cas comme dans l’autre, il apparaît clairement, à la lumière des remarques que nous avons pu faire dans les pages qui précèdent, que l’on ne peut plus faire l’économie d’un débat sur cette question dans un cadre qui se limiterait à ses seules dimensions nationales. Les termes mêmes du nouveau régionalisme et les contours que prennent les processus intégratifs font qu’à toutes fins utiles, c’est non seulement la vision nationale que l’on a pu avoir jusqu’ici du progrès social, mais aussi l’identité et la cohésion même des systèmes nationaux que les différents régimes de protection sociale avaient permis d’assurer dans l’après-guerre qui se trouvent remises en question. Les différentes contributions de l’ouvrage devraient, sinon apporter une réponse définitive à ces questions nouvelles, du moins préciser les termes d’un débat qui se présente sous un angle fort différent de celui qui a pu prévaloir lorsque les systèmes de protection sociale ont été mis en place en Europe et en Amérique du Nord au lendemain de la guerre.

Sur le plan de la présentation, l’ouvrage est divisé en trois parties. La première vise à la fois à situer le phénomène de la régionalisation dans une perspective historique et à cerner les modalités de l’articulation entre ce que l’on appelle parfois les « blocs » économiques.

La seconde, quant à elle, propose quelques comparaisons et analyses des processus intégrateurs sous l’angle technologique, corporatif, ou encore régional — au sens, cette fois, d’infranational.

Enfin, la troisième partie, la plus longue, aborde l’étude des dimensions sociales de l’intégration. À cet égard, s’il convient de replacer, ainsi que le font les différentes contributions à cette partie, les systèmes de protection sociale dans le contexte historique dans lequel ils ont vu le jour, il convient aussi de prendre la mesure de l’incidence de plus en plus lourde de conséquences que peut avoir sur ces systèmes la mise en place de politiques économiques dont le souci principal est d’associer désormais étroitement la croissance économique et la répartition de ses fruits à la construction des avantages compétitifs. Les deux modèles de régionalisme, celui de l’ALENA et celui de l’Union européenne, se ressentent à des degrés divers de ces changements d’orientation dans la conduite de politiques économiques.



Retour au texte de l'auteur: Dorval Brunelle, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le samedi 26 septembre 2020 10:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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