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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, “SPORTS, FOOTBALL ET IDENTITÉ MASCULINE.” Un texte paru en anglais sous le titre «Sport, football and masculine identity». In ouvrage sous la direction de Sybille Frank et Silke Steets, Stadium worlds : Football, Space and the Built Environment, pp. 181-194. Londres, Routledge, 2010, 305 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

Christian Bromberger

SPORTS, FOOTBALL
ET IDENTITÉ MASCULINE
.”

Un texte paru en anglais sous le titre « Sport, football and masculine identity ». In ouvrage sous la direction de Sybille Frank et Silke Steets, Stadium worlds : Football, Space and the Built Environment, pp. 181-194. Londres, Routledge, 2010, 305 pp.


Les sports, un révélateur de la construction des genres
Le football, une affaire d’hommes
Autour du stade
L’exaspération des valeurs viriles


Les sports, un révélateur
de la construction des genres

Pratique ou spectacle, le sport est un merveilleux observatoire de la construction sociale des genres, de la manière dont on fabrique ici et là les hommes et les femmes et des changements qui se profilent dans la répartition des rôles entre les uns et les autres.

Faut-il rappeler que ces activités compétitives ont longtemps été un fief de la virilité ? Les Jeux Olympiques féminins n’existent que depuis 1928, plus de 30 ans après leur re-création par Pierre de Coubertin, et, dans le cadre de ces compétitions, plusieurs spécialités ne leur ont été ouvertes que très récemment : le 1 500 mètres en 1972, le basket en 1976, le marathon en 1984, le judo en 1992, le saut à la perche en 2000… En France plusieurs fédérations et compétitions n’ont accepté les femmes que depuis une trentaine d’années : le football depuis 1970, alors même qu’avait existé une équipe féminine de 1919 à 1932 (à une période de revendications vives d’émancipation, symbolisées par la mode de la « garçonne »), l’haltérophilie depuis 1984, le rugby depuis 1989… Quant au premier Tour de France féminin cycliste, il a eu lieu en 1984, alors que son équivalent masculin existe depuis 1903.  Ce sont les sports de contact et les disciplines mécanisées qui, malgré de timides percées féminines (dans les arts martiaux notamment), demeurent l’apanage des hommes. On retrouve donc dans la répartition sexuelle (gendered) des sports les mêmes oppositions que les anthropologues mettent en évidence quand ils étudient la répartition sexuelle des outils : aux hommes les outils agissant en percussion, les outils complexes, les machines ; aux femmes des gestes techniques moins brutaux s’appliquant à des matières plus souples, avec des outils plus simples [1]. Sans doute une évolution se dessine-t-elle et préfigure un avenir moins discriminatoire. Un signe précurseur de cette évolution a été, le 9 novembre 1999, à Seattle, la victoire aux points, dans une compétition officielle de boxe anglaise, de Margaret Mac Gregor, alias « The Tiger », sur son rival masculin, Loi Chow. La confrontation a été entièrement dominée par la boxeuse, plus agressive et mobile, et qui bénéficiait d’un avantage très net de taille et d’envergure. Cet événement, si exceptionnel et marginal soit-il, annonce à sa façon, le déblocage d’un double verrou : l’accès des femmes à des sports de contact et de percussion, l’organisation d’épreuves mixtes. Mais on est encore loin de ces horizons. La Fédération française de boxe ne compte que 3% de femmes et sur les championnes de boxe, mais aussi de courses automobiles ou de voile, voire sur les championnes d’athlétisme (telle la Sud Africaine Caster Semenya, championne du monde du 800 mètres à Berlin en 2009)  plane, dans l’opinion, un soupçon d’androgynie. Aux hommes donc les sports de contact, de percussion, les engins mécanisés, aux femmes les pratiques qui accordent le primat à l’entretien, à l’hygiène corporels et à la grâce qui s’exprime, par exemple, en natation synchronisée, une des rares disciplines olympiques quasi exclusivement féminines, où est faite une large place, dans l'évaluation de la performance, à l'esthétique. Les résultats de l’enquête « Pratiques sportives 2000 », menée en France à l’initiative du Ministère de la jeunesse et des sports, confirment cette tendance récurrente. Les sports dont au moins deux tiers des pratiquants sont des femmes sont la danse, la gymnastique, le patinage sur glace. La pratique féminine est encore supérieure à celle des hommes dans des activités comme la marche, la natation ou encore… l’équitation. La proportion croissante et importante de femmes qui s’adonnent à cette dernière discipline offre un bon exemple de l’appropriation différenciée par les hommes et par les femmes d’une même pratique. Depuis 1973, le nombre des cavalières a progressé de 120% tandis que celui des cavaliers n’augmentait que de 42% si bien qu’aujourd’hui près des trois quarts des licenciés sont des femmes. Mais, il y a deux façons bien distinctes, masculine et féminine, de traiter le cheval. Dans les centres équestres, les hommes ne se préoccupent guère de préparer puis de panser leur monture, ce que font plus volontiers les femmes ; face à un obstacle, les cavaliers ont tendance à forcer leur monture, tandis que les cavalières agiront plutôt avec douceur et persuasion [2]. On retrouve donc dans la pratique, masculine ou féminine, d’un même sport le reflet des « qualités » que l’on attribue conventionnellement aux hommes et aux femmes : force, agressivité, d’un côté, douceur, persuasion, de l’autre. Il fut un temps où l’opposition entre l’équitation masculine et l’équitation féminine était encore plus tranchée ; du XVème au XXème siècle les femmes montaient en amazone alors que les hommes montaient à califourchon. La monte des femmes à califourchon aurait, disait le puritanisme ambiant, échauffé leurs parties basses et, par là même, incité au stupre et à la luxure, la monte en amazone préservant de surcroît l’hymen [3]. Les mêmes préventions pesaient encore au début du XXème siècle sur l’usage féminin de la bicyclette. Les féministes réagirent contre ces préjugés sexistes : lors du Congrès féministe de 1896, Marie Pognon, la présidente, leva son verre à la « bicyclette niveleuse et égalitaire ».

Le rapport à la compétition et aux institutions amène également à voir dans le sport un miroir grossissant des différences entre les genres telles que les ont construites nos sociétés. Si la pratique sportive au sens large est, en France, à peu près également répartie entre les hommes (52% de la population sportive) et les femmes (48%), l’adhésion aux clubs et la participation aux compétitions présentent, d’un sexe à l’autre, de singuliers contrastes. Environ un tiers des hommes pratique leur activité physique en club ou en association, un cinquième des femmes seulement ; trois compétiteurs sur quatre sont des hommes [4]… Quant aux responsabilités dans les milieux fédéraux et associatifs, elles demeurent un quasi monopole masculin : en France, quatre fédérations sportives sur 101 ont une femme pour présidente; les comités départementaux, régionaux, fédéraux comptent 5% de femmes.

Tournons-nous de la pratique vers le spectacle sportif. Les contrastes sont ici aussi saisissants. En France, les femmes assistent plus volontiers au spectacle des jeux d’intérieur excluant les contacts brutaux, tels que le basket et le volley, et valorisant la grâce et le « paraître » (la gymnastique sportive, le patinage artistique, la natation synchronisée, diverses disciplines athlétiques), toutes pratiques auxquelles elles-mêmes s’adonnent en forte proportion. Leurs intérêts sont moins centrés sur  les classements, les records, le compétitif…  Ces données  générales se modulent cependant selon les échelles mises en jeu. Un match local, opposant les équipes de deux villages ou de deux  petites villes, draine un public familial et mixte, comportant bon nombre de femmes venant soutenir leur fils, leur mari, leur flirt, leur copain. Les matchs de rugby, sport mâle par excellence, attirent ainsi un public féminin relativement nombreux dans les bourgs du sud-ouest de la France (32% des spectateurs, par exemple, à Saint Vincent de Tyrosse [5], un gros village des Landes). Mais dès que le rugby sort de cette atmosphère familiale et locale, voici que son public devient très majoritairement masculin, plus conforme  à celui qui apprécie les sports de contact (les spectateurs des matchs de Bègles-Bordeaux, un grand club urbain,  qui figurait parmi l'élite au moment de l’enquête, sont à 85% des hommes [6]). De semblables constatations ont été faites au sujet du football. Lors d’enquêtes menées dans les stades de football dans les années 1990, on a constaté que le public féminin était sensiblement plus important dans les rencontres locales de division inférieure que dans les grands matchs des championnats nationaux et internationaux [7]. Les disparités d’âge et de classes sociale viennent aussi nuancer ce tableau : des sports, tel le tennis, attirent un fort pourcentage de femmes d'âge mûr, appartenant à des milieux sociaux aisés : 41% du public du tournoi de Roland Garros à Paris est féminin. Il est vrai que les jeux de raquette ont longtemps  été des activités de détente emblématiques des jeunes femmes de la « classe de loisirs ».

Cette partition entre pratiques réputées masculines et féminines, ces différences dans la composition sexuelle du public ne sont pas le reflet de lois de la nature (musculaire, hormonale, psychologique…) qui s’imposeraient partout avec la même rigidité mais varient sensiblement selon les histoires sportives  et selon le contexte idéologique propre à chaque pays. Sport de contact masculin et populaire dans la plupart des pays du monde, le football (soccer) est surtout pratiqué par des femmes des milieux aisés aux États-Unis. Ne voyons cependant pas là la marque d’un traitement radicalement différent des catégories de sexe dans le nouveau monde, mais celle de l’ « exceptionnalisme » des États-Unis qui ont développé leurs propres sports nationaux (le base-ball, le football américain, le basket-ball) [8].  Le soccer n’est ici qu’un sport mineur, pratiqué par les immigrés et… par les femmes, et réputé lent et ennuyeux, tandis que les hommes, les « vrais », se passionnent pour le football (américain) aux actions autrement saccadées et violentes. La hiérarchie des sports est donc, ici comme ailleurs, homologue à celle des genres.

Les oppositions se durcissent et conditionnent l’accès au stade dans des régimes politiques qui font une hantise de la dissimulation du corps féminin et de la division sexuelle des espaces. Tel est le cas en République islamique d’Iran où les seules spécialités auxquelles peuvent s’adonner les femmes sous le regard des hommes sont le tir, l'équitation, le canoë-kayak, l’alpinisme, le ski, et les compétitions pour handicapées, toutes pratiques qui, contrairement à l’athlétisme, à la natation, etc., s’accommodent, tant bien que mal, de la tenue islamique réglementaire. Et encore la plupart de ces « conquêtes » sont très récentes et suscitent, à chaque avancée, les protestations des intégristes. La pratique féminine du football - un sport, synonyme d’ouverture internationale, que prisent particulièrement les jeunes femmes des milieux urbains [9] - fait aussi l’objet de controverses  et ce n’est que très récemment, en 2002, qu’a été créée une équipe nationale féminine. Quand elles jouent ou s’entraînent dans les parcs de Téhéran, les passionnées sont entièrement couvertes, y compris dans la chaleur de l’été et seul le futsal (indoor) donne lieu à des compétitions officielles. La propagandiste de l’essor des sports féminins est la bouillante fille de l’ex-président Rafsandjani, Faezeh, présidente et promotrice des Jeux sportifs des femmes des pays musulmans, créés à son initiative en 1993 et dont la quatrième édition s’est tenue à Téhéran en septembre 2005. Au nom des « spécificités culturelles », les hommes ne peuvent assister à la plupart des épreuves qui, montrant un corps partiellement dénudé, ne sont pas retransmises à la télévision. Les photos sont interdites et l’usage des téléphones portables, qui pourraient être équipés d’un appareil photo, étroitement surveillé. Le spectacle des matchs de football pose un problème plus ambigu : l’accès des femmes  est interdit dans les grands stades alors que l’on diffuse abondamment les rencontres à la télévision et qu’aucun fatva (décret religieux) n’entérine cette prohibition. La contestation de cette interdiction est devenue un Leitmotive des revendications féminines et à chaque grand match des femmes tentent de s’introduire dans le stade. Le coup d’envoi de ce feuilleton contestataire a été donné à l’occasion du retour au pays de l’équipe nationale après sa victoire en Australie qui la qualifiait pour le Mondial de 1998 : plusieurs milliers de femmes (jeunes surtout) envahirent le stade de Téhéran où étaient fêtés les héros, alors que les médias appelaient les « chères sœurs » à rester chez elles pour assister à l'événement à la télévision, laquelle ne retransmit aucune image de ces mutines. « Est-ce que nous ne faisons pas partie de cette nation ? Nous aussi nous voulons faire la fête. On n'est pas des fourmis », disaient ces indociles. Le problème de l’accès des femmes dans les stades s’est reposé, sur un autre mode, en novembre 2001, lors du match Iran-Irlande, qualificatif pour le Mondial de 2002. Des Irlandaises souhaitaient y assister; après de multiples volte-face et des décisions contradictoires des autorités, elles furent, en définitive, admises dans l'enceinte du stade d'où demeurent exclues les femmes iraniennes. En janvier 2003 on annonça que, sous la pression des réformateurs alors au pouvoir, l’interdiction allait être levée et que des gradins particuliers allaient être réservés aux femmes mais la tendance conservatrice prévalut et les passionnées furent contraintes de rebrousser chemin à l’approche des guichets. En automne 2004, 11 d’entre elles tentèrent d’assister au match amical Iran-Allemagne, mais elles furent refoulées tandis que des Allemandes pouvaient, elles, pénétrer dans le stade. « En quoi sommes-nous différentes d’elles ? », protestaient les rebelles. La situation sembla s’améliorer dans le contexte pré-électoral du printemps 2005 : un petit groupe de femmes fut admis à assister à la rencontre décisive sur le chemin du Mondial qui vit l’Iran vaincre le Japon le 25 mars ; en avril une quinzaine de femmes de la Fédération (footballeuses, arbitres, entraîneures) put entrer dans le stade d’Ispahan pour voir un match opposant une équipe locale à une équipe syrienne. Mais c’est à l’occasion du match qualificatif contre la Corée du Nord, en juin 2005, qu’un pas décisif sembla franchi. Un nombre significatif de footballeuses put assister au match sous haute surveillance policière ; on les plaça, il est vrai, entre deux rangées de supporters coréens pour leur éviter toute promiscuité avec des Iraniens. Depuis, hommes politiques, candidats promettent régulièrement, non sans arrière-pensées électoralistes, de réserver aux femmes des tribunes spéciales mais ces propositions sont systématiquement rejetées par les autorités religieuses. Les quelque 150 femmes qui tentèrent, le 1er mars 2006, d’assister au match amical contre le Costa Rica, en agitant une banderole où était inscrit « Nous voulons soutenir l’équipe nationale », furent énergiquement refoulées. La présence des  femmes dans les stades est ainsi devenue un enjeu politique majeur qui a même inspiré les cinéastes.  Dans Offside qui a obtenu « l’ours d’argent » au festival de Berlin en février 2006, mais dont la diffusion est interdite en Iran, Jafar Panahi met en scène l’histoire d’une jeune fille qui se déguise en garçon pour accéder au stade Azadi (le grand stade de 100 000 places situé à l’ouest de Téhéran).

La prévention contre les stades, et le souci d’en protéger les femmes, participent de l’obsession de la discipline, de l’ordre moral, de la bienséance prude mais aussi de la crainte des réunions publiques et des explosions d’une parole libre. Les stades, qui ont été le théâtre de plusieurs manifestations réprimées dans les dix dernières années, sont étroitement surveillés. Les manifestations de joie dans les rues à la suite de victoires apparaissent également comme des menaces à la décence qui prescrit, dans les espaces publics, un look grave et sombre. Klaxonner à tue-tête, danser dans la rue sont perçus comme des transgressions insupportables des normes imposées. Au quotidien les autorités conservatrices s’offusquent de la vulgarité des spectateurs qui, comme partout ailleurs, considèrent le stade comme un des seuls espaces où l’on peut dire des gros mots (fohsh). Il y a, en effet, un singulier contraste entre les slogans des supporters (par exemple Shir-e samavar dar kun-e davar : « Le robinet du samovar dans le cul de l‘arbitre ») et les inscriptions qui figurent sur les rebords des tribunes indiquant que a prière est la clef du paradis et que l’on doit s’inspirer dans les stades de l’exemple d’Ali (le premier emâm des shiites) et des siens. À ce titre, et à bien d’autres, le stade est un espace de peur pour les autorités si vétilleusement attachées à leur éthique puritaine. Pour les plus conservateurs, actuellement au pouvoir, les joueurs doivent, par leur apparence et leur comportement, montrer l’exemple. En octobre 2005, la Fédération de football a enjoint les joueurs de respecter les « valeurs islamiques », de ne porter ni vêtements trop près du corps, ni boucle d’oreille, ni bague, ni collier, et de soigner leur apparence pileuse : barbes irrégulières, queues de cheval, cheveux longs et bouclés, bref tout ce qui rappelle le look occidental est proscrit. Les vedettes incriminées n’ont pas manqué de réagir, en faisant remarquer, par exemple, que le prophète aussi avait les cheveux longs…

Mais revenons sur nos terres, celles de l’Europe du sud où j’ai mené plusieurs enquêtes, pour saisir les ressorts de cette association bien établie entre football et exaltation des « valeurs » viriles. Et prenons d’abord la mesure quantitative de l’intérêt de chaque sexe pour la pratique et pour le spectacle avant d’en scruter les significations singulières.

Le football, une affaire d’hommes

Après une éphémère percée aux lendemains de la première guerre, le football féminin n’a véritablement pris son envol en Europe qu’à partir des années 1970, à une période charnière dans la redéfinition des rôles masculin et féminin. Mais cet essor demeure timide et les taux de pratique féminine font ressortir les contrastes entre Europe septentrionale et Europe méridionale. Les fédérations de football des pays nordiques comptent un pourcentage important de femmes dans leurs rangs : 31% en Islande, 24% en Suède, 22% en Norvège, 18% au Danemark, 14% en Finlande. Ce taux est également fort en Allemagne (13,5% : 840 000 licenciées en 2003), il demeure significatif aux Pays-Bas (7,5%) mais il ne dépasse pas les 4% dans les pays d’Europe latine (3,5% en France, 2% en Espagne, 1,2% en Italie). Ici la figure de la footballeuse est exceptionnelle et n’apparaît que le temps d’un exploit. Le cas de l’italienne Carolina Morace est ainsi tout à fait extraordinaire : auteur de 500 buts au cours de sa carrière, ce fut, en 1999, la première femme à entraîner une équipe professionnelle d’hommes, celle de Viterbese évoluant en série C (troisième division) du championnat italien, mais, témoignage des pesanteurs persistantes, cette expérience n’a pas duré plus de 100 jours !

Le public des grands matchs de football demeure aussi très majoritairement masculin, même si une sensible évolution s’est dessinée depuis une vingtaine d’années. Les enquêtes menées dans les années 1980 et au tournant des années 1990 mettaient en évidence une modeste féminisation du public (de 7 à 14% selon les lieux) [10]. Des données plus récentes [11] sur le public en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre font apparaître une forte progression des spectatrices dans les stades : celles-ci forment aujourd'hui de 20 à 25% du public. Si l’on rencontre de plus en plus dans les gradins d'authentiques passionnées, rares sont cependant les femmes qui se rendent au stade de leur propre chef; elles accompagnent un père, un frère, un « flirt », un mari et cette complicité, ou cette concession, sont souvent éphémères. C'est à l’adolescence que cette sortie est le plus prisée; les jeunes passionnées  prennent volontiers place dans les virages pour participer, avec leurs compagnons, aux rites de leur classe d’âge. À l’inverse les femmes adultes, et en particulier les femmes au foyer, fréquentent très peu le stade, même si se dessine une familialisation du spectacle, encouragée en Angleterre, par exemple, pour donner un tour plus pacifique au spectacle. Quelques-unes de ces femmes d’âge mûr, parmi les plus fortunées, rejoignent, elles, volontiers une loge confortable pour un rite essentiellement mondain.

L’assistance aux matchs de football à la télévision s’est aussi féminisée. Une  enquête [12], réalisée avant la coupe du monde de football de 1998, a fait apparaître le fort décalage entre le téléspectateur des matchs de football tel que l'on se l'imagine et tel qu'il est véritablement. Pour les Français interrogés alors, le téléspectateur assidu de ces rencontres est quasi exclusivement (97%) masculin ; en réalité 62% sont des hommes, 38% des femmes et on regarde la partie en couple dans 35% des cas, alors que l'on imagine que cette situation de mixité ne concerne que 20% des ménages. Mais l'intensité de l'intérêt varie d'un sexe à l'autre : il est fréquent que les hommes imposent ou négocient diplomatiquement le choix du programme; les femmes se tiennent souvent légèrement en retrait, regardent avec une attention à éclipse, sont moins disertes en commentaires techniques, plus distanciées, moins agressives et se substituent moins aux entraîneurs et aux arbitres... De même, l'image conventionnelle du groupe de copains buvant de la bière et mangeant une pizza pendant le match doit être fortement nuancée; 17% (et non 82% comme le pensent les Français) des hommes consomment alors de la bière et 8% (et non 21%) croquent une pizza.

Quelles que soient ces nuances et ces évolutions, le football demeure une affaire d’hommes qui scande les étapes du destin masculin et cristallise les vertus viriles. Quel garçon n’a-t-il tapé dans un ballon sur le chemin de l’adolescence et ne retrouve-t-il dans les grands matchs les rêves d’exploits impossibles ou les souvenirs du temps perdu ? Les modes de fréquentation du stade au fil des âges de la vie, les slogans et les métaphores utilisés par les supporters sont de bons révélateurs de la manière dont on fabrique et dont se fabriquent les hommes.

Autour du stade

Qu’il soit de tradition britannique (c’est-à-dire carré) ou de tradition latine (c’est-à-dire ovale, rappelant l’amphithéâtre), le stade forme un singulier espace où l’on voit une pratique tout en étant vu par les autres spectateurs (c’est là une des caractéristiques de la « masse en anneau », selon l’expression d’Elias Canetti [13]) ; cet espace est, par ailleurs, cloisonné, séparé  en tribunes latérales couvertes et en « virages », ends, sides, curve…, gradins situés derrière les buts, souvent ouverts au vent, au soleil et à la pluie et  sommairement aménagés. Chacun des secteurs, délimité par des grilles, forme une sorte de territoire où se regroupe une population relativement homogène (par son âge, son origine résidentielle, son statut social…). Chaque étape de la biographie d’un supporter se traduit ainsi par un mode différencié d’occupation de l’espace du stade. Les premiers apprentissages se déroulent dans les tribunes ou sur des gradins calmes sous la houlette d'un père ou d'un oncle, initiateurs vigilants, prolongeant discussions et commentaires lors des repas familiaux. À l’adolescence, les garçons, affranchis de cette tutelle, gagnent « leur » virage par grappes turbulents de bandes de copains. Les virages, que l’on appelait naguère en France les « Populaires » (car s’y regroupait un public peu fortuné), devraient être aujourd’hui rebaptisés les « Juvéniles », car ils sont devenus les espaces emblématiques d’une classe d’âge plutôt que d’une classe sociale. C’est là que les groupes de jeunes supporters démonstratifs et « jusqu’au boutistes » (les Ultras, comme l’on dit en Italie et en France) ont établi leur territoire. La participation à un de ces groupes autogérés est conçue comme une étape dans une « carrière virile », où il convient de faire ses preuves, de montrer « que l’on en a » par la parole provocatrice et parfois par le geste (A little bit of violence never hurt anybody », dit l’adage anglais). Au sein de ces groupes de pairs âgés de 15 à 25, voire 30 ans (le temps social de la jeunesse s’est considérablement allongé pendant les dernières décennies) s’expérimentent le frôlement et la transgression des règles et des limites. Mais ces groupes de jeunes supporters ont cependant une éthique, des normes qui leur sont propres. Un principe fondamental fonctionne comme critère d’appréciation et comme guide pour l’action, l’honneur. Toute atteinte portée au nom ou au territoire du groupe dans le stade, tout vol d’un emblème, d’une banderole par exemple, sont considérés comme des offenses insupportables qu’il convient de réparer. S’engage alors un cycle vindicatoire scandé par des expéditions punitives et des règlements de compte différés. À l’abri des regards, dans l’espace le plus secret des locaux du groupe, sont réunis les « trophées » dérobés aux adversaires et qui chacun évoque un des hauts-faits de l’histoire du groupe. Si le code de l’honneur commande le défi et une réponse exemplaire aux provocations des autres, il interdit les combats disproportionnés, pourvoyeurs de gloriole matamoresque : « On n’a pas le droit de s’en prendre à des mastres [14], le combat est trop inégal. » Dans ces groupes de jeunes supporters, sortes de « bachelleries » [15] autogérées, s’expérimentent aussi, de façon tâtonnante et marginale, des formes de socialisation qui étaient naguère prises en charge par de grands appareils  (religieux, politiques, syndicaux…) sous la houlette d’adultes. S’y perpétuent la solidarité et les valeurs viriles corrodées par l’air du temps. Ces groupes comptent peu de jeunes filles - en général pas plus de 10% - et très rarement parmi les responsables . « Trop de nanas ça ramollit les mecs, ça leur lève la gnaque [16] ». Les jeunes filles qui adhèrent à des groupes de supporters accompagnent en général leurs compagnons; des sections ou des groupes autonomes féminins ont même fait leur apparition depuis quelques années. Mais il s’agit de phénomènes minoritaires et souvent éphémères, alors que les grands groupes de supporters, forts de quelques milliers de membres, dotés d’un local et d’équipements, constituent le cadre majeur de la sociabilité de ces jeunes hommes. Une autre motivation anime ces jeunes supporters jusqu’au boutistes : une volonté de reconnaissance et de visibilité, une  « rage de paraître », selon l’heureuse expression d’Alain Ehrenberg [17], qui sont au principe de cette sous-culture juvénile. « Exister, être là, poser une bâche avec notre nom, tel était notre premier objectif », déclarait ainsi le responsable d’un groupuscule. De façon symptomatique, ces jeunes passionnés célèbrent tout autant, voire davantage, leur groupe que leur équipe favorite. Leurs banderoles, écharpes et panoplies, exhibent leur nom, leur sigle voire leurs couleurs spécifiques. L’immense voile qu’ils déploient sur l’ensemble du virage, quelques minutes avant le début de la rencontre, est blasonnée des symboles de leur équipe mais aussi de façon très voyante, de ceux de leur groupe. Etre vu, reconnu, identifié, tel est bien le tour de force propre à ce type de supporterisme qui abolit les frontières conventionnelles de la représentation. De sujets invisibles et anonymes contemplant des vedettes, les ultras se sont eux-mêmes hissés au rang de vedettes spectaculaires comme le commande l’air du temps et ont su jouer de l’amplification médiatique, gage de célébrité. Un des anciens leaders d'un grand groupe marseillais confiait ainsi : « Le jour où j’ai compris que c’était réussi, que nous avions gagné, c’est quand notre club a fait la une de L’Équipe [18] ». Ce souci de visibilité se double d'un sens aigu de la compétition à l'instar de celle qui se déroule sur le terrain. Il s'agit, pour chaque groupe, de faire reconnaître qu'il est le premier en imposant sa présence au centre des gradins situés derrière les buts.

Le temps de la jeunesse effervescente passé, mariage ou union stable introduisent une rupture temporaire dans le cycle de cette sociabilité masculine qu’incarne le supporterisme; accompagnatrices plus ou moins résignées, les jeunes femmes paient, pendant quelques mois, leur tribut sentimental à la passion de leur conjoint qui tente, dans un coin de stade, à l’écart du tumulte, une improbable conversion. À cet intermède galant succèdent, à l’âge mûr, de nouvelles formes de sociabilité masculine dans les gradins des tribunes, celles des « collègues » de travail, des relations de bar, des beaux-frères, des anciens camarades de classe, un moment oubliés... À la république belliqueuse des copains succède donc celle, plus assagie, d’adultes du même milieu. Bref chaque nouvelle forme d'occupation de l'espace du stade matérialise un rite de passage sur le chemin d’une histoire d'homme. Ces déplacements sont réfléchis et s'inaugurent, de façon symptomatique, à l’aube d'une nouvelle saison. « L’an prochain, c'est décidé, je quitte le virage et je rejoins mon frère qui est abonné, avec ses collègues, dans la tribune est. Qu'est-ce que vous voulez ? J’ai 26 ans, ici ça devient trop jeune et fébrile pour moi », me disait un supporter marseillais. Au fil des âges et au terme de promotions successives, le supporter peut ainsi faire le tour du stade, comme si l’anneau de l’arène matérialisait la boucle de la vie.

L’exaspération des valeurs viriles

La virulence des insultes à l’égard de l’adversaire ou de l’arbitre varie sensiblement d’un espace du stade à l’autre, des gradins où se regroupent les jeunes Ultras aux tribunes où s’installent les spectateurs les plus huppés. Mais, qu’elles soient exacerbées ou euphémisées, ces prises à parti puisent toujours dans quatre  principaux registres : le discrédit de l’autre (à travers des stéréotypes cinglants, voire des insultes racistes), la guerre (à travers des appels à la « mobilisation » et l’exhibition d’étendards par les jeunes supporters qui appellent leurs groupes « Army », « Brigatta », Korps »), la vie et la mort («Devi morire ! », scandent sur un mode parodique les tifosi - supporters en italien -  à l’adresse d’un joueur adverse blessé) et enfin le sexe, sans doute le registre qui, dans l'arsenal disqualificateur, occupe la première place.

Chants, slogans, gestes de défi et de réprobation (bras d'honneur, cornes...), emblèmes (bananes gonflées que l'on brandit), dessins sur les banderoles... sont, le plus souvent, des variations cinglantes sur la virilité déchue de l'adversaire. Durkheim et Mauss auraient-ils fréquenté les stades, il auraient été frappés par la simplicité des formes de classification de l’humanité dans le contexte d’un match de football : d’un côté, « nous », les « vrais hommes » ; de l'autre, « eux » (les joueurs de l’équipe adverse, l’arbitre, les journalistes de la capitale, toujours hostiles aux nôtres), ravalés au rang de « sous hommes » : homosexuels passifs, maris trompés, femmelettes soumises, enfants attardés, fils incapables de défendre leur mère, c'est-à-dire leur honneur. « Et Toulon c'est des pédés / et Bordeaux des enc... », proclame un chant des Ultras marseillais qui arborent un T-shirt où est inscrit « Paris on t’enc… » et qui stigmatisent le PSG (le club parisien) en le traitant de « Petits Soutiens-Gorge » ou encore de « Pédés-Sado-Gays ». Le florilège de ces insultes campe le portrait d'un mâle dominateur soumettant et humiliant l'Autre : « Ciuccia la, ciuccia la banana, o Veronese, ciuccia la banana » (« Suce-la, suce la banane, ô Véronais, suce la banane »), hurlent les supporters napolitains à l'adresse de cette équipe du nord de l’Italie qu’ils honnissent. « Bordelais, j’ai niqué ta mère sur  la Cane-cane-cane-bière [19] », chantent, sur l'air  des « Chevaliers de la Table Ronde », les supporters de Marseille après une victoire sur Bordeaux.

Et quand l’Autre domine, l'affirmation de l’honneur viril n’abdique pas pour autant, retournant à son profit les anicroches du destin. Si tout sourit à l’adversaire, on lui rappelle sur le mode de la facétie cinglante, que nul ne saurait jouir d'un bonheur parfait et qu'un excès de chance - seul l’Autre a de la chance - a pour revers une mâle infortune. « De la chance aux quilles, de la malchance aux filles », dit le proverbe. « Il est cocu ! Il est cocu ! », scande-t-on dans les gradins pour stigmatiser l’insolente réussite des adversaires. Mais si les nôtres déméritent, « s’inclinent sans la moindre excuse », « baissent les bras », abdiquent leur devoir masculin, le dépit fustige rageusement une virilité inachevée ou défaillante : « Retourne jouer aux billes ! », « Gonzesse, va faire le tapin ! ».

Les commentaires sur la pratique, les exégèses sur les sentiments éprouvés pendant le spectacle s'accompagnent aussi de comparaisons ou de métaphores sexuelles. « Papin et Waddle (deux célèbres avants de l’équipe dans les années 1990), ils nous faisaient bander », commentent souvent les supporters de l’Olympique de Marseille. L’évocation des buts est une variation, plus ou moins elliptique, sur le thème de l’orgasme : « T’as vu comment il l’a planté ! Il a cloqué la balle en pleine lucarne ». Quant à la privation de buts, à la défaite, elles sont vécues sur le mode de la frustration, de « l’impuissance », de la « stérilité ».

Le match de football offre, il est vrai, une configuration « bonne à penser » la sexualité virile. C’est d’abord un hommage compétitif au corps masculin, une sorte de « parade sexuelle » où les hommes se contemplent, se glorifient eux-mêmes, en mesurant leurs aptitudes, objet d'une perpétuelle compétition, souvent tacite dans le quotidien. Cet hommage au corps viril prend un tour saisissant quand les officiels viennent féliciter les joueurs dans les vestiaires : engoncés dans leur complet, ils font figure de personnages secondaires devant la nudité triomphante et éloquente des protagonistes. Le match est aussi l’occasion d’afficher la capacité des nôtres à protéger l’honneur viril. Chaque équipe de mâles protège ses cages qu’elle doit conserver, à l’instar des filles de chez nous, « vierges », « inviolées » - les qualificatifs  conventionnels sont révélateurs - et s'efforce de « pénétrer », voire de « perforer » la défense et les buts adverses qu'il convient de « déflorer », autre métaphore significative. Ruse, tromperie, force, brutalité sont mises en oeuvre pour afficher son honneur d’homme dont la soumission des autres aux nôtres est la condition.

À quoi riment, au bout du compte, cette exaspération de la virilité dans l’enceinte du stade et, plus précisément, cette disqualification sexuelle de l’adversaire, ravalé au rang d’une « Mademoiselle » ou d’un homme inachevé et soumis ?

Ces défis salaces, « ces termes orduriers dont même l’écho blesserait les oreilles d’une dame », disait un chroniqueur anglais au début du XXème siècle, s'inscrivent, comme les appels au meurtre, dans le dispositif outrancier et débridé de la partisannerie qui vise à choquer l'Autre et à peser, par ces humiliations cinglantes, sur le déroulement de la partie. Ils nous rappellent aussi que les stades sont des espaces refuges où s’affichent crânement des « valeurs », en l’occurrence les vertus viriles, naguère portées haut dans le quotidien mais aujourd'hui corrodées par l'air du temps. Ils soulignent et retracent, rencontre après rencontre, des frontières obscurcies, réservant aux hommes le droit à la guerre, fût-elle ritualisée, et aux gestes brutaux (de façon symptomatique, les tackles sont interdits dans le football féminin). Le machisme, le prestige de mâles « qui savent se battre » et répondre aux affronts, trouvent là à s’épanouir de façon d’autant plus accusée que les idéologies ambiantes prônent la neutralisation des différences sexuelles. Les chantres les plus éloquents de l'honneur viril se recrutent dans le public populaire et parmi les jeunes des quartiers défavorisés, rétifs à l'embourgeoisement des modes de vie et attachés aux vieilles valeurs communautaires de leur milieu. Ceux-là apprécient particulièrement les défis virils lancés aux adversaires, les règlements de compte d’homme à homme, tel le coup de tête de Zinedine Zidane à Marco Materazzi  qui avait insulté sa sœur, lors des prolongations de la finale de la Coupe du monde à Berlin, le 9 juillet 2006.

Mais la mobilisation virile qui accompagne chaque rencontre exprime plus qu’une fierté agressive mise au service du combat qui se livre sur le terrain. Elle apparaît, en fait, comme la rançon parodique de la « condition » des hommes dans nos sociétés et elle en dit la surprenante fragilité. Tandis que le destin féminin est découpé en tranches successives et irréversibles (une mère de famille ne saute pas à la corde sinon pour initier sa fillette et ne se passionne pas pour le jeu de marelle), le destin masculin est conçu comme perpétuellement inachevé, devant régulièrement se prouver et s'éprouver. Le soutien apporté à une équipe de jeunes mâles, la disqualification sexuelle de l'Autre sont les supports, par le biais de la participation mimétique et active, de cette mise à l'épreuve et de cette réaffirmation de sa virilité. C’est au prix de ces proclamations que s'efface le doute - toujours latent - qui s'attache aux réunions d'hommes, aux solidarités, camaraderies et amitiés masculines qui forment la trame de la vie sociale. Seuls le but victorieux et la dénégation de la virilité de l'Autre - preuves ostentatoires de sa propre masculinité - rendent licites la proximité complice et les embrassades entre pairs.

Le football nous apprend comment on fabrique, chez nous, les hommes : sous les préaux des écoles comme sur les terrains de fortune, se déclinent, dès l’enfance, les valeurs essentielles : force, ruse, habileté, solidarité collective (« Sois pas si perso ! Passe ta balle ! »). Le spectacle théâtralise ces vertus et permet d’exercer bruyamment les prérogatives de la « culture » masculine : le droit à l'excès verbal et gestuel, aux gros mots, au sifflement..., autant d'attitudes rigoureusement exclues du répertoire bienséant des comportements féminins et qui ne sont plus tolérés que dans ces espaces rejetés à la périphérie des villes que sont les stades. Le jeu et le spectacle  évoquent aussi les incertitudes qui jalonnent un itinéraire viril : défaillances, duperie, honte, suprématie des autres, chance insolente nourrissant les soupçons, solidarité sombrant dans une sensiblerie ambiguë (quand le supporter déçu laisse furtivement échapper une larme): sur le terrain comme dans les gradins se joue et se rejoue la frêle identité des hommes.

Rituel viril, le match de football se transforme cependant progressivement en show. L’augmentation du prix des places, du confort de stades « tout assis », la familialisation du spectacle contribueront sans doute à terme à débarrasser les grandes enceintes sportives des turbulences juvéniles. Déjà en Angleterre les formes de supporterisme « viril » ont tendance à se replier en dehors des tribunes des grands stades ou dans les divisions inférieures. Aux chants et aux chorégraphies, démonstratives et souvent provocatrices, exécutés par les supporters, se substitue une animation plus feutrée confiée à des animateurs ou à des entreprises spécialisées. Cette « disneylandisation » témoigne de l’évolution contemporaine du spectacle sportif et des brèches qui lézardent désormais ce môle de l’entre-soi masculin.



[1] Sur les fondements de cette division sexuelle des activités techniques, voir A. Testart, Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs, Paris, Éditions de l'EHESS, 1986 et P. Tabet, La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris Montréal, L’Harmattan, 1998.

[2] Voir J.-P. Digard, « Cheval, mon amour », Terrain (n° spécial « Des sports »), 25, 1995 (pp. 49-60).

[3] Voir C. Tourre-Malen, Femmes à cheval, Paris, Belin, 2006.

[4] Voir C. Louveau, « Sexuation du travail sportif et construction sociale de la féminité, Cahiers du genre, 36, 2004 (pp. 163-183).

[5] Voir S. Darbon, Rugby. Mode de vie, Paris, Jean-Michel Place, 1995 (p. 125).

[6] Voir D. Bodin, Sports et violence (thèse), Université Victor Segalen Bordeaux II, 1998 (p. 119) ;

[7] Voir les principaux résultats de cette enquête européenne dans Il calcio e il suo pubblico (a cura di P. Lanfranchi), Napoli, ESI,1992.

[8] Voir A. S.  Markovits. « Pourquoi n’y a-t-il pas de football aux États-Unis? L'autre exceptionnalisme américain », Vingtième Siècle, 26, 1990 (pp. 19-36).

[9] Sur le football et le sport en Iran, voir C. Bromberger, « Le football en Iran », Société et représentations, 7, déc. 1998 (pp. 101-115), « Iran : les temps qui s’entrechoquent », La Pensée, 333, janv.-mars 2003 (pp. 79-94) et « Iran, el balon y el turbante », Vanguardia, 20 (« Dossier: El poder del futbol »), 2006 (pp. 112-118).

[10] Voir C. Bromberger, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995 (p. 217) et (avec L. Lestrelin) « Le sport et ses publics » in Le sport en France, Paris, La Documentation française, 2008 (p. 113-133).

[11] Voir, par exemple, pour l’Angleterre, Carling Premiership Fan Surveys (1993-1994), Sir Norman Chester for Football Research, University of Leicester, 1994. Pour la France, l’Espagne et l’Italie, les données proviennent de diverses sources : mémoires, rapports, sondages d’instituts spécialisés.

[12] Enquête SOFRES/ Brasseries Kronenbourg, février 1998.

[13] E. Canetti, Masse et puissance, Pris, Gallimard, 1986 (rééd.).

[14] « Mastre » : supporter fantoche, bardé d’emblèmes mais peu viril.

[15] On désignait ainsi dans l ‘ancienne France les associations de jeunes célibataires masculins.

[16] « Gnaque » : agressivité.

[17] A. Ehrenberg, "La rage de paraître", Autrement. L'amour foot, 80, 1986 (p. 148-158).

[18] L’Équipe : le grand quotidien sportif français.

[19] La grande avenue de Marseille.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 juin 2013 18:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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