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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, Se poser en s’opposant. Variations sur les antagonismes de Marseille à Téhéran.” Un article paru dans l’ouvrage sous la direction de Raffaele POLI, Passions sportives, identifications et sentiments d’appartenance, pp. 35-55. Neuchâtel: Centre international d’étude du sport, 2005. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

Christian Bromberger

Se poser en s’opposant.
Variations sur les antagonismes
de Marseille à Téhéran
.”

Un article paru dans l’ouvrage sous la direction de Raffaele POLI, Passions sportives, identifications et sentiments d’appartenance, pp. 35-55. Neuchâtel : Centre international d’étude du sport, 2005.

Un amplificateur des identités collectives
Au-delà des identités : faire fonctionner à plein les émotions
Bibliographie

Faut-il souligner que les compétitions sportives, et en particulier celles mettant face à face des équipes, offrent un terrain privilégié à l’affirmation des appartenances et des antagonismes collectifs ? Le cas du football, devenu en un peu plus d’un siècle (la codification de ses règles remonte à 1863) un des rares référents communs d’une culture mondiale masculine, est à cet égard remarquable. Sans doute est-ce dans cette capacité mobilisatrice et démonstrative des appartenances que réside une des principales raisons de l'extraordinaire popularité de ce sport. Des championnats régionaux et corporatifs au championnat du monde (en passant par les coupes et les championnats continentaux et intercontinentaux), chaque confrontation fournit aux spectateurs un support  à la symbolisation d'une des facettes (locale, professionnelle, régionale, ethnique, nationale…) de leur identité. Le sentiment d'appartenance se construit ici, comme en d'autres circonstances, dans un rapport d'opposition plus ou moins virulent avec l'autre. Aussi toute rencontre entre villes, communautés, régions, nations rivales, prend-elle la tournure d'une guerre ritualisée (avec ses hymnes et ses fanfares) où ne manquent ni les appels à la mobilisation communautaire, ni l'insistance emphatique sur les différends hérités de l'histoire, ni les emblèmes belliqueux (les étendards, les panoplies des jeunes supporters qui forment des troupes de soutien aux noms évocateurs : « Brigatta », « Legione », « Commando », « Army », « Korps », etc.). Cette mobilisation s'opère dans un espace panoptique singulier, le stade, où l'on voit (une pratique) tout en étant vu (par les autres spectateurs), un espace qui permet la concentration et les démonstrations de foules importantes, à la mesure des phénomènes d'appartenance collective dans le monde contemporain. Là se remembre un corps social défait dans la quotidien, là s’exprime par le chant un sentiment de communauté et de loyauté, là « la société (…) prend conscience de soi et se pose », pour reprendre les termes de Durkheim (1990 : 598).

Un amplificateur des identités collectives

Saisis au niveau le plus immédiat, compétitions et clubs apparaissent comme des machines à classer les appartenances, comme des caisses de résonance et des amplificateurs des identités collectives. L’Europe où prend essor le football est la patrie des États-nations qui s’affirment, une terre marquée par des divisions religieuses, par des clivages linguistiques et ethniques, par des aspirations nationalitaires et régionalistes, par l’arrogance des capitales et par l’amertume de villes provinciales nostalgiques de leur grandeur passée, par des conflits de classes entre ouvriers et bourgeois. Les oppositions entre équipes enregistrent bruyamment ces contrastes qui façonnent nos sociétés et aujourd’hui les autres. Prenons-en la mesure par quelques exemples.

Inutile de souligner l’association entre football et nationalisme, illustrée de façon éloquente par les commentaires qui suivirent les victoires de la squadra azzurra, lors des Coupes du Monde de 1934 et surtout de 1938. Celles-ci furent présentées comme des preuves de la supériorité du fascisme sur les démocraties. « C'est au nom de Mussolini que la jeunesse de l'Italie fasciste se fait plus forte dans les stades et dans les gymnases, c'est au nom de Mussolini que notre équipe s'est battue à Florence, à Milan et hier à Rome, pour la conquête du titre mondial », pouvait-on lire dans Il Messaggero au lendemain de la victoire des azzurri dans la seconde édition de la Coupe Jules Rimet en 1934. Les joueurs furent promus par le Duce en « soldats de la cause nationale ». Quant au succès remporté en 1938 dans la France où vient de rompre le Front populaire, il fut attribué à « l'excellence athlétique et spirituelle de la jeunesse fasciste dans la capitale même du pays dont les idéaux et les méthodes sont antifascistes ». Plus banalement, les compétitions internationales réveillent et amplifient des sentiments d'hostilité hérités de l'histoire. Faut-il évoquer l'atmosphère longtemps belliqueuse qui a régné sur les France-Allemagne, Pays-Bas-Allemagne, Pologne-Russie, Angleterre-République d'Irlande, ou encore la cacophonie d’un récent France-Algérie ?

Mais le football n'a pas été seulement un moyen de mobilisation en temps de paix au service des États; il a été et demeure un puissant catalyseur des revendications contestataires et nationalitaires de peuples aspirant à l'autonomie ou à l'indépendance. À Barcelone, le Barça, avec ses 110 000 socios, a été et demeure le vecteur de la revendication catalane; ses laudateurs le définissent comme « la sublimation épique du peuple catalan dans une équipe de football », « comme une armée sans armes », « l'ambassadeur d'une nation sans État », etc. Ces qualificatifs ne sont pas purement métaphoriques. Durant la dictature de Primo de Rivera, puis pendant celle de Franco, l'étendard bleu et grenat du Barça était brandi  à la place de la senyera, le drapeau catalan qui était interdit (voir Colomé, 1992). De même, le club de Bilbao, l'Athletic (rebaptisé sous le franquisme l'Athletico), a été et demeure l'emblème des revendications basques ; de façon symptomatique, en dépit de l’évolution du marché des transferts, l’équipe demeure composée dans sa quasi-totalité de joueurs originaires du Pays basque. En Europe de l'Est les oppositions entre équipes de football préfigurèrent l'éclatement des républiques fédérées. En Tchécoslovaquie les matchs entre le Slovan de Bratislava, soutenu par les Slovaques, et le Sparta de Prague, symbole de l'identité tchèque, donnaient lieu à des affrontements brutaux entre supporters, tout comme, en URSS, les rencontres entre le Spartak de Moscou et le Dynamo de Kiev. Une des premières mesures prises par les états nouvellement indépendants fut d'ailleurs d'organiser un championnat national et de demander leur adhésion à la Fédération internationale de football (FIFA). L'explosion de la Yougoslavie fournit l'exemple le plus récent et le plus vif des liens entre football et revendications nationales (sur ce chemin du terrain de football au champ de bataille, voir Colovic, 1999). En 1990, des incidents extrêmement graves, opposant joueurs et supporters croates et serbes, émaillèrent les matchs entre le Dynamo de Zagreb et l'Étoile rouge de Belgrade puis entre Hadjuk Split  et le Partizan de Belgrade. Ce furent là les prémices de l'éclatement de la Fédération. À l'occasion de ces manifestations brutales apparut sur le devant de la scène un personnage particulièrement belliqueux, Arkan, le leader d'un groupe violent de supporters de l'Étoile rouge de Belgrade ; il formera, avec ses affidés, une milice serbe (les "Tigres") lors de la guerre de Bosnie, se signalera par ses exactions, puis par ses frasques sous la protection de Milosevic avant de disparaître dans des conditions obscures, comme tous les bons amis qui en savent trop.

La situation yougoslave amène à introduire la dimension religieuse dans la genèse des antagonismes footballistiques. Nul mieux qu’Ivo Andric, dans sa Lettre de 1920 de Sarajevo, n’a traduit plus expressivement les tensions confessionnelles au sein de cette société, et en particulier en Bosnie :

« Quand, à Sarajevo, écrit-il, on reste jusqu’au matin tout éveillé dans son lit, on entend tous les bruits de la nuit. Pesamment et implacablement, l’horloge de la cathédrale catholique sonne deux heures. Une minute plus tard (soixante-quinze secondes exactement, j’ai compté), sur un timbre un peu plus faible mais pénétrant, l’horloge de la cathédrale orthodoxe sonne « ses » deux heures. Un peu après, la tour de l’horloge de la mosquée du bey sonne à son tour sur un timbre rauque et lointain, elle sonne onze heures, onze heures turques spectrales, conformément aux comptes étranges de pays situés à l’autre bout du monde. Les Juifs n’ont pas d’horloge qui sonne, et seul le dieu cruel sait quelle heure il est pour eux à ce moment-là, une heure qu varie selon qu’ils sont séfarades ou ashkénazes. Ainsi, même la nuit quand tout dort, dans le décompte des heures creuses du sommeil, veille la différence qui divise les gens endormis. Ces gens qui, dès le réveil, se réjouissent et souffrent, mangent ou jeûnent conformément à quatre calendriers différents et opposés les uns aux autres, et qui adressent leurs prières au même ciel dans quatre langues d’église différentes. Cette disparité, tantôt de façon visible et ouvertement, tantôt de manière invisible et sournoise, ressemble toujours à la haine et se confond parfois tout à fait avec elle » (Andric, 1993 : 33-34).

Doit-on souligner l’actualité du constat d’Andric ? Ce séparatisme communautaire a eu sa traduction footballistique pendant le récent conflit bosniaque ;  les compétitions se poursuivirent mais au sein de trois fédérations distinctes, celle de Bosnie-Herzégovine, regroupant les clubs musulmans, celle d’Herzeg-Bosnie, organisant les matchs entre équipes croates, celle enfin de la République serbe. L’unification des fédérations en 2002 n’a pas effacé les tensions. À Mostar, par exemple, dont le pont a été détruit comme l’a été l’unité de la ville, les rencontres entre le club musulman de Velezh, du nom de la montagne qui domine la ville, et celui, croate, de Zrinjski, du nom du héros qui opposa une farouche résistance aux Turcs, se déroulent dans une atmosphère particulièrement belliqueuse. À la  Red Army qui soutient Velezh et scande « Rendez-nous nos appartements », les Ultras de Zrinjski répondent « Nous ne vous rendrons pas vos appartements ».

Les affiliations religieuses, avec leurs puissantes structures associatives, modèlent ainsi dans plusieurs villes d’Europe et du Proche-Orient, la configuration des clubs et des préférences partisanes. À Belfast les protestants soutiennent les clubs de Lindfield et de Glentoran, tandis que les catholiques sont partisans du Celtic et de Cliftonville. A Glasgow, l'opposition entre le Celtic, club catholique fondé par un frère mariste, soutenu par les immigrés irlandais et présidé, à ses débuts, par l’archevêque de la ville, et les Rangers, protestants et unionistes, est séculaire. « Aucun spectateur d'un match opposant les Rangers au Celtic, écrivait Bill Murray (1994), ne peut croire qu'il assiste à un simple match de football. Une véritable mer vert et blanc, aux trois couleurs irlandaises, agite la moitié du stade. En face, un déferlement d'écharpes rouges, blanches et bleues constituent un contraste saisissant que renforcent les multiples drapeaux britanniques. Aux chants rebelles qui louent la République d'Irlande ou stigmatise l'Association de défense de l'Ulster (l'adversaire protestant de l'IRA) répondent les chants qui célèbrent le plaisir de se tenir debout dans le sang des Républicains, en souvenir de la bataille de la rivière Boyne et de la victoire de Guillaume III sur les catholiques, ou encore des propos pour le moins irrévérencieux contre le pape et l'IRA. La haine qui embrase l'atmosphère est presque physique quand Glasgow joue, dans le microcosme pacifique d'un stade, la tragédie qui se déroule en Ulster ». Ces oppositions se sont longtemps exprimées à travers le recrutement des joueurs. En 1989, pour la première fois depuis quatre-vingts ans, un joueur catholique, Maurice Johnston, rejoignit les Rangers. Il s'ensuivit une très vive polémique. Les supporters déposèrent, en signe de deuil, une couronne dans le stade et leur président déclara : « C'est un triste jour pour les Rangers. Cela me noue la gorge et il y a beaucoup de gens qui vont résilier leur abonnement ». L'évolution de la situation en Irlande et du football (qui, dans un contexte de marchandisation, s'affranchit progressivement de ses ancrages traditionnels) tendent à émousser ces oppositions religieuses qui demeurent cependant le socle de la bipartition footballistique dans plusieurs métropoles britanniques (à Liverpool, par exemple, où les Bleus, protestants, d'Everton, s'opposent aux Rouges, catholiques, du FC Liverpool). On pourrait aussi évoquer le cas spectaculaire de Beyrouth dont  les grands clubs reflètent la fragmentation confessionnelle. Nejmeh est le club sunnite, Safa, le club druze, Chebab Sahel, le club shiite, La Sagesse, le club de l’archevêché maronite, Homenetmen, le club arménien… (Moroy, 1998).

Caisse de résonance des antagonismes religieux, le football peut aussi l'être des différences linguistiques qui scindent les nations. Tel est le cas en Belgique où les métropoles bilingues ou situées à proximité de la frontière linguistique partagent leurs faveurs entre clubs wallons - dont le Standard de Liège est le porte-drapeau -  et flamands - dont le FC Brugge est l'emblème -.

Les compétitions peuvent également répercuter des différends et des rancoeurs légués par l'histoire. Dans de nombreuses villes en crise, nostalgiques de leur grandeur passée (Liverpool, Marseille et Naples, par exemple), la population s'agrippe avec d'autant plus de ferveur au club qui la représente qu'elle se sent bafouée de l'extérieur et victime d'une histoire mal écrite. Toute confrontation avec une équipe réputée cossue est perçue comme l'occasion d'une revanche sur un destin difficile et se double parfois d'une rivalité entre le Nord et le Sud, une autre opposition puissante qui modèle les « cartes mentales » en Europe. Ainsi, Marseille a longtemps souffert de sa « mauvaise réputation » (Échinard, 1989), héritage d'une histoire singulière et des stéréotypes, légers ou graves, forgés au fil des siècles et propagés parfois - ce n'est pas le moindre paradoxe - par les Marseillais eux-mêmes (on pense au rôle ambigu tenu par J. Méry, M. Pagnol, Fernandel et tant d'autres). Cette image négative s'est encore ternie avec la grave crise structurelle (désindustrialisation, urbanisation mal maîtrisée, dépopulation) qu'a entraînée, à la suite de la décolonisation, le déclin des activités portuaires. Dans un tel contexte, tout exploit du club s'offre comme une revanche symbolique sur un destin difficile et comme l'occasion rêvée d'un pied de nez envers une capitale perçue comme dédaigneuse et brocardant habituellement la ville. Tout déboire, à l'inverse, réveille un sentiment d'injustice et le « victimisme » qui est devenu une des formes de la culture locale et tend parfois à se substituer au raisonnement. Symboles de cette sensibilité locale à fleur de peau, de ce syndrome d'exclusion et de ce désir de reconnaissance, les slogans qu'entonnent les supporters, les emblèmes qu'exhibent les plus fervents. Marseille est la seule - ou une des rares - villes en France où les supporters chantent leur appartenance (« Marseillais, Marseillais, Marseillais ») et non seulement le nom de leur équipe. « Fiers d'être Marseillais », proclame-t-on et les inscriptions sur les banderoles traduisent avec emphase (un trait stylistique du langage des stades et de la ville) cette soif du retournement de l'histoire : « Nous régnons sur la France », « Dans la France, l'OM, dans l'Europe l'OM, dans le monde l'OM ». Ce sentiment d'être victime d'une capitale arrogante et « liguée contre une ville à abattre » a été avivé par l'affaire OM-Valenciennes et ses conséquences, perçues par beaucoup comme une sombre manigance fomentée ou grossie par des instances nationales du football et des Parisiens « jaloux » (sur cette affaire de corruption et les réactions qu’elle a suscitées, voir Bromberger, 1995 : 351-377). Les matchs contre le PSG (Paris-saint-Germain), qui furent toujours tendus, font désormais l'objet d'une véritable mobilisation, attisée par les médias. Les jeunes supporters se parent de tee-shirts arborant « Paris, on t'enc... » ou « Anti-Parisiens », tandis que l'on exhibe dans le stade des banderoles fustigeant les « Petits Soutiens Gorges », les « Petits Singes Criants » ou encore les « Pédo Sado Gay ».

Les rivalités partisanes peuvent encore se faire l’écho d’une conscience de classe. En France, les clubs de Lens, patronné, à partir de 1934 par la Société des Mines et dont le stade se situait entre les fosses d’extraction du charbon 1 et 9, de Saint-Étienne, émanation des grands magasins Casino puis de Manufrance, et de Sochaux, filiale de Peugeot, font ainsi figures de bastions du football ouvrier. À Lens, l'équipe de Lille, « la bourgeoise », est l'objet de tous les sarcasmes. À Saint-Étienne, c’est l’équipe de Lyon, ville perçue comme bourgeoise, froide et arrogante, qui est brocardée. Même type de partition à Téhéran, mais cette fois-ci à l’échelle de la capitale. Deux équipes se disputent depuis les années 1970 le championnat iranien : Tâj (La couronne), rebaptisé après la Révolution Esteghlâl (L'indépendance) et Perspolis (devenu Pirouzi : La victoire). Entre les deux équipes, les Bleus et les Rouges, et surtout entre leurs supporters, la rivalité est féroce. Pirouzi est un club plus populaire et téhéranais, qui a le vent en poupe depuis la Révolution; on se plaît à en vanter les exploits dans les maisons de thé (l'équivalent de nos cafés) du sud et de l'est (plus pauvres que le nord et l'ouest) de la ville. Esteghlâl, marqué par son passé « impérial », est réputé plus aristocrate, a moins de supporters dans la capitale mais plus de rayonnement dans l'ensemble du pays. Les partisans des Bleus traitent avec dédain les supporters des Rouges de « longi » (le long est la serviette rouge que l'on revêt au hammam et qui connote l'archaïsme); ils leur rappellent dans leurs chants que le ciel est bleu comme la couleur de leurs maillots, que leur club est « vivant, magnifique, indestructible », qu'il est « la gloire de l'Asie et de la patrie », « le maître des oiseaux acharnés » et que « sous la protection de Dieu qui donne la vie, c'est un champion éternel ». Quant aux Rouges, leurs slogans  fustigent les défaites cuisantes qu'ils ont infligées à leurs adversaires (un 6-0 mémorable notamment) et ils répondent à leur « long » par un « kise » vengeur (le kise désigne le gant blanc traversé de fines rayures bleues dont on se sert, au hammam, pour se frotter la peau).

Mais, au bout du compte, les passions partisanes ne sont-elles que des caisses enregistreuses et amplificatrices des oppositions qui façonnent la société ? À vrai dire, constater que ces compétitions consacrent et exaspèrent des allégeances et des loyautés collectives, c’est dire à la fois pas assez et trop.

Pas assez, car le football n'est pas seulement une « machine » à classer les appartenances. Exécuté ici et là à partir d'une même partition de base mais selon des modalités diverses, il « dit » aussi, à travers le style de jeu de l'équipe, les singularités locales ou nationales et en énonce le contenu imaginaire. À ce titre, il joue un rôle « performatif » dans l'affirmation des identités.

L'identification à un club n'est, en effet, pas perçue et conçue par les supporters comme le simple signe (arbitraire) d'une commune appartenance mais comme le symbole (motivé) d'un mode spécifique d'existence collective, qu'incarne le style de jeu de l'équipe, modulation aux tonalités propres d'un langage universel. Le style local ou national que l'on revendique ne correspond pas toujours, loin s'en faut, à la pratique réelle des joueurs mais plutôt à l'image stéréotypée, enracinée dans la durée, qu'une collectivité se donne d'elle-même et qu'elle souhaite donner aux autres. Non pas tant, donc, à la manière dont les hommes jouent (et vivent), mais à la manière dont ils se plaisent à raconter le jeu de leur équipe (et  leur existence). 

Plusieurs auteurs ont souligné ces affinités entre manière de jouer et manière de vivre.  R. Da Matta (1982) note ainsi qu'une des propriétés stylistiques du football brésilien est « le jeu de la ceinture », c'est-à-dire une malice, une filouterie même « visant à esquiver l'adversaire, au lieu de l'affronter directement ». Da Matta voit dans cette particularité stylistique l'illustration de « la règle d'or de l'univers social brésilien » consistant « précisément à savoir s'en sortir avec tant de dissimulation et d'élégance que les autres en viennent à penser que tout était fort aisé ».  Dans la même optique R. Grozio (1990)  montre comment le style de la squadra azzurra, des années 1930 à l'aube des années 1980, était une métaphore expressive de l'« italian way of life »; fondé sur l'alliance des « braccianti del catenaccio » (« les hommes de peine du verrou défensif ») et des « artisti del contropiede » (les « artistes de la contre-attaque »), il symbolisait deux aspects opposés, l'un négatif, l'autre positif, de l'italianité : l'absence de méthode, de préparation, d'organisation, d'une part, le génie créatif et la générosité dans l'effort, de l'autre. Chaque grande équipe nationale fabrique ainsi du singulier à partir du général, « indigénise » le langage universel de la confrontation. Ce processus de création d'un style a souvent répondu à un souci d'émancipation du modèle importé par les Britanniques, voire d'affirmation d'une culture nationale moderne ; ainsi, en Argentine, quand, dans les années 1910, les Espagnols et les Italiens mirent un terme à la domination des Anglais sur le football, ils inventèrent une nouvelle manière de jouer, un style « créole », alliage des qualités ibériques et transalpines. « Le style britannique était fondé sur un solide travail collectif, un bon esprit d'équipe, des passes longues, la rapidité, la puissance physique et peu de dribbles individuels » et un jeu aérien. Le style créole, en revanche, était un style « terrestre », fondé sur des passes courtes, « la précision, une balle plus souvent au sol, un jeu plus lent et l'emphase sur le dribble créatif » (Archetti, 1995 : 83). Sous la plume des exégètes ou dans les commentaires des supporters, le style en vient à figurer un destin ou une volonté collective : le jeu de l'équipe nationale uruguayenne s'est toujours signalé par une technique rugueuse et défensive, protégeant âprement son camp, à l'image du pays, enclavé entre deux puissants voisins.  Dans les années 1930, l'équipe suisse invente la tactique défensive du « verrou », à l'image d'un État neutre qui se replie sur lui-même dans le contexte des conflits naissants…

Chaque grande équipe locale imprime également sa marque propre sur le jeu, si bien qu'une confrontation importante se présente comme « une guerre des styles ».  Ainsi la vaillance laborieuse, jusqu'à l'épuisement, était la dominante stylistique de l'équipe de Saint-Étienne (Charroin, 1992) de la grande époque; de façon significative, dans le palmarès des vedettes établi par les supporters, c'est O. Piazza qui occupe la première place; il s'illustrait par sa pugnacité et son courage, remontant le terrain en de longues chevauchées même quand tout espoir de victoire semblait envolé. A Lens prévaut un style similaire; on attend de l'équipe qu' « elle mouille le maillot » et qu'elle offre un miroir aux vertus de solidarité et de courage, où l'on se plaît ici à se reconnaître.

La manière marseillaise, que prisent les supporters, se distingue fortement de ces façons laborieuses. Elle est faite de panache, de fantasque, de virtuosité et d'efficacité spectaculaire.  La devise du club est, dès ses origines, en 1899, « Droit au but ».  Des vers composés à la gloire du club à l'occasion de sa première victoire en Coupe de France, en 1924, soulignent et vantent cette singularité du style de l'équipe et donc de la ville : « Oui, du football académique/nous sommes inintelligents », proclame le poète qui demande aux joueurs de continuer à pratiquer « un football preste/parsemé d'exploits truculents ». Témoignage de l'attachement à cette tradition stylistique, ce sont, dans le légendaire olympien, des vedettes virtuoses et spectaculaires qui occupent le premier rang (Bromberger, 1995 : 124-130). Ce goût pour le panache se combine avec une prédilection pour les joueurs pugnaces, qui exhibent pleinement leurs qualités viriles. On se remémore encore avec ferveur la fougue et l’autorité de Josip Skoblar qui « savait se faire respecter » et « s’imposer » au sein des défenses adverses; il n’hésitait pas, rapportent des supporters avec nostalgie, à donner un coup de coude dans le ventre de l’arrière qui lui était opposé ou à lui cracher au visage!

On retrouve encore cette variété des styles à l'échelle de Téhéran où pourtant les traditions footballistiques sont moins anciennes. Pirouzi, la mardomi (« populaire »), est réputé pour son jeu aérien d'attaque (« Hamle, hamle, tim-e Parvin » : « À l'attaque, à l'attaque, l'équipe de Parvin », Parvin étant l'ancien capitaine et entraîneur de Pirouzi), alors qu' Esteghlâl, l'aristocrate et l'estudiantine, qui se targue d'une « plus haute culture », revendique un style plus léché et technique, fondé sur des passes à terre. Quant au club arménien d'Ararat, qui alimente régulièrement Esteghlâl en bons joueurs, il est apprécié pour son style plus « scientifique » et moins brutal. Il est vrai qu'il dispose d'installations rares en Iran (une bonne pelouse...), où les futures vedettes acquièrent, dès leur jeune âge, de bonnes bases techniques, alors que la plupart des joueurs iraniens se sont formés dans la rue à un style vif tourné vers l'offensive.

Pour le jeune supporter découvrir progressivement ces propriétés du style local est une manière d'éducation sentimentale aux valeurs qui façonnent sa collectivité, sa ville ou sa région. Et reconnaître, à l'échelle nationale et internationale, les particularités des uns et des autres, c'est se familiariser avec une géographie des manières d'être, symbolisées par les couleurs des maillots, qui sont devenues aujourd'hui des principes de classement des appartenances.

La composition de l'équipe a longtemps offert une autre métaphore expressive et grossissante de cette identité collective. Qui voudrait se donner une vision exemplaire et rapide du « melting-pot » à la française, de la prédominance du droit du sol dans l'acquisition de la nationalité, de la tradition républicaine d'intégration n'aurait de meilleur moyen que de consulter la composition des équipes nationales ayant rendu célèbre le « football-champagne ». Parmi nos héros, figurent en première ligne Kopa, Platini, Giresse (fils d'immigré espagnol par sa mère), Cantona, Djorkaeff, Zidane, Trézéguet, Dessailly... Contrepoint aux équipes nationales françaises aux origines composites, la formation allemande qui remporta le championnat du monde en 1990, illustration quasi parfaite  d'une nation fondée sur une communauté de sang. Seuls Guido Buchwald (dont le prénom rappelle les origines italiennes de sa mère) et Pierre Littbarski introduisaient une légère dissonance dans cet ensemble homogène.

À l'échelle locale aussi, l'équipe a longtemps été  le reflet idéalisé de la population et de ses conceptions de l'appartenance. À Glasgow, on l'a dit,  jusqu'à ces dernières années, le critère religieux était déterminant pour le recrutement des joueurs. S'y ajoutait une autre forme d'exclusion : les deux grands clubs écossais, malgré leur aisance matérielle, répugnaient à acheter des joueurs anglais. À Marseille, les joueurs qui, à travers le temps, recueillent le plus de faveurs, sont incontestablement les vedettes étrangères qui ont fortement marqué la mémoire locale. Signe de leur adoption, on utilise un surnom ou leur prénom pour les évoquer ou les interpeller. On se remémore ainsi, parmi les héros des années 1930-1940, le Hongrois Kohut, le Brésilien Vasconcellos, « la perle noire » marocaine, Ben Barek et, plus près de nous, les Suédois  Gunnar (Andersson) et Roger (Magnusson), le Yougoslave Josip (Skoblar), les Brésiliens Jaïrzinho et Paulo Cezar, l'Anglais Chris Waddle, plus près de nous l'Italien Fabrizio (Ravanelli) dont la rouerie enchantait les jeunes supporters. Au total, l'équipe, dans sa diversité, n'offre-t-elle pas, sur un mode idéal, un condensé de l'histoire de la ville, des vagues migratoires successives qui sont venues se fondre dans la cité? Faut-il encore évoquer le cas de Lens dont des joueurs d'origine polonaise, comme l’était un grand nombre des « gueules noires », assirent la réputation et qui dut, en grande partie, sa résurrection, dans les années 1970 après une sombre période, au renfort de deux talents recrutés en Pologne, Faber et Gregorczyk?

Bref, l'équipe symbolisait, rendait visible et incarnait, jusqu'à ces dernières années, à travers son style et sa composition, l'identité réelle et imaginaire de la collectivité qu'elle représentait.

De cette époque nous vivons le chant du cygne. De récentes dispositions réglementaires (supprimant, en accord avec la législation européenne, la limitation du nombre de joueurs, par équipe, ressortissant d'autres États membres de la communauté), mais surtout la transformation des clubs en entreprises privées de spectacle ont modifié le jeu d'identification entre le public et les vedettes de « son » équipe. Les joueurs qui, naguère, étaient issus du coin de la rue et accomplissaient une grande partie de leur carrière dans un même club (au prix, il est vrai, de contrats souvent léonins, voir Wahl et Lanfranchi, 1995) se sont transformés en météores au gré des sollicitations du marché. Cette évolution est spectaculaire en Angleterre et en Italie où plus de la moitié des joueurs de grandes équipes (Arsenal, AC Milan...) sont étrangers. Elle est d'autant plus saisissante en Angleterre que, jusqu'à la fin des années 1970, on ne recrutait pratiquement pas de joueurs étrangers (voir Lanfranchi et Taylor, 2001 : 47-51). En 1987, on ne comptait encore dans les clubs de la League que 1, 9% de vedettes venues d'ailleurs (Bale, 1990), en général - connivence culturelle  oblige - de Hollande, de Norvège et du Danemark (on recensait aussi quelques Yougoslaves).

Si la ferveur pour l'équipe ne se dément pas, elle a changé progressivement d'assise et de signification : à la célébration de l'entre-soi s’est substitué un show de vedettes regroupées sous les mêmes couleurs.

Au-delà des identités :
faire fonctionner à plein les émotions


Mais considérer les divisions footballistiques comme de simples miroirs d’appartenances données, c’est réduire la portée et l’enchevêtrement de leurs significations.

D’une part, on l’a dit en évoquant les discours sur les styles locaux, l’image que l’on donne de soi à travers son équipe campe une communauté imaginée qui tient tout autant de la réalité que du mensonge romanesque. N’est-il pas, au demeurant, paradoxal et révélateur que ce soit au moment où les identités des collectivités et des régions s'étiolent qu'elles s'affichent et se proclament avec le plus de virulence ? Au fond, jamais un Napolitain n'a été plus proche, par ses pratiques, d'un Turinois, jamais un Marseillais n'a autant ressemblé, par ses modes de vie, à un Parisien (quelles que soient les spécificités qui demeurent), et rarement sans doute se sont-ils sentis aussi différents. À la mondialisation et à une certaine uniformisation des comportements,  répondent des poussées identitaires qui se répercutent avec fracas dans l'enceinte des stades.

D’autre part, les clubs de football, leur mémoire et leurs stades, devenus des monuments patrimoniaux, ne sont pas des répliques passives d’identités pré-existantes ; ils ont contribué à construire, à façonner et à intérioriser ces sentiments d’appartenance. Julio Frydenberg (1996) l’a très bien montré dans son histoire du football à Buenos Aires ; dans une ville à l’urbanisme galopant au début du XXème siècle, les clubs de football et leurs stades ont donné une identité à des quartiers indifférenciés ; à de simples relations de voisinage se sont substituées celles de membres d’un même barrio.

Par ailleurs, les oppositions entre clubs ne sont pas toujours liées à des différends hérités de l'histoire sociale, politique ou religieuse ; elles peuvent être issues de la compétition sportive elle-même, de matchs contestés, de la mémoire de brutalités entre joueurs ou supporters.  L'opposition entre  Marseille et Bordeaux (deux villes qui habituellement s'ignorent) est ainsi née d'une polémique mémorable entre Bernard Tapie et Claude Bez, présidents de ces clubs à la fin des années 1980. Tandis que les jeunes supporters bordelais affichaient « une seule ambition : battre l'OM », les partisans marseillais se mobilisaient contre les joueurs, l'équipe et les dirigeants girondins, devenus d'irréductibles ennemis. Les défaites de Bordeaux en coupe d'Europe leur apparaissaient comme de délicieuses cerises sur le gâteau. « Là où on a fait le plus la fête, commentait un supporter, c'est quand ils ont perdu contre Leipzig. On a ouvert le champagne. On s'est bien soulagé. » Autrement dit, deux logiques, qui ne se recouvrent pas toujours, dictent les préférences et les aversions partisanes : l'une exacerbe des conflits ou des affinités à travers des compétitions; l'autre en crée à partir de ces mêmes compétitions.  Ici se révèle l'ambiguïté du supporterisme, tout à la fois affirmation visible des affiliations sociales ou territoriales et ordre autonome classant et découpant le monde selon des critères qui lui sont propres.

En fait, la passion partisane peut suivre des méandres plus sinueux que ce que suggèrent les affiliations communautaires. Le choix d’un club favori, fixé à l'adolescence, épouse le plus souvent les traditions familiales et les lois du campanilisme mais suit parfois un itinéraire plus complexe.  On s'identifie, par exemple, à l'équipe phare du temps de sa jeunesse et on y reste fidèle jusqu'à ses derniers jours ; on prend un parti opposé à celui de son père, ce qui est fréquent à l’adolescence. Des choix idéologiques, une vision du monde, des hommes, de la vie peuvent aussi déterminer des préférences qui s'affranchissent des pesanteurs campanilistes. De nombreux jeunes, issus de l’immigration et résidant dans les banlieues nord et est de Paris, soutiennent Marseille, ville et club cosmopolites et rejettent l’équipe-phare proche, le Paris Saint Germain, implanté dans les beaux quartiers et soutenu par une frange de supporters d’extrême droite. Enfin, de nombreux passionnés prennent le jeu comme il se montre, une compétition où l'essentiel est de gagner et, laissant leur appartenance au vestiaire, prennent le parti de l'équipe la plus titrée et promise au succès.

L'image de supporters soutenant automatiquement l'équipe de leur ville ou de leur région dans un bel élan unanime doit donc être nuancée.  En fait la « loyauté » envers sa collectivité se module selon les situations et les échelles d'insertion mises en jeu.  Elle est forte, généralisée, quasi prescriptive dans des villes déprimées et brocardées (telles Marseille et Naples); on peut alors parler d'une expression défensive et réactionnelle de l'identité à travers le supporterisme.  Elle est tout aussi forte et impérative dans des communautés revendiquant, contre les autres, leur autonomie ou une suprématie qui leur est déniée; le soutien apporté aux clubs croates, au Barça, offre de tels exemples d'une conception offensive et promotionnelle de l'identité. Enfin la loyauté citoyenne s'impose de façon quasi obligatoire lors des matchs de l'équipe nationale. Championnats d'Europe et du monde rappellent ainsi, à l'instar des grands rituels républicains, la force du paradigme de l'État-Nation qui tolère mal l'adhésion du bout des lèvres ou les doubles allégeances.

Mais voici plus fondamental. Faire de l’exaltation des identités, données, construites ou rêvées, l’unique moteur des passions partisanes amène à négliger des ingrédients essentiels du spectacle du football.

Sa qualité esthétique, d’abord, qui a inspiré Nicolas de Staël. Dans une lettre du 10 avril 1952, celui-ci écrivait à René Char : « Tu es un ange comme les gars qui jouent au Parc des Princes la nuit (...). Quand tu reviendras, on ira voir les matches ensemble. C'est absolument merveilleux (...). Entre ciel et terre sur l'herbe rouge ou bleue une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance. Quelle joie ! René, quelle joie ! Alors j'ai mis en chantier toute l'équipe de France, de Suède et cela commence à se mouvoir un tant soit peu; si je trouvais un grand local (...), je mettrais 200 petits tableaux en route pour que la couleur sonne comme les affiches sur la nationale au départ de Paris ». Il est vrai que « le tendre vert de la pelouse » (pour reprendre une expression de Georges Haldas, 1981 : 40) d'où se détache le ballet coloré des joueurs, les arabesques des ailiers, le développement géométrique du jeu, les envolées des gardiens... font du football un art visuel qui se prolonge, dans les gradins, par le jeu des parures, des déguisements, des étendards, des banderoles, des chorégraphies, des mouvements ondulants des corps formant une olà (vague formée par les spectateurs qui se lèvent en cadence pour saluer un exploit); ces parades et les roulements de tambour, les sonneries de trompettes, etc., qui les accompagnent constituent un moment exceptionnel d'esthétisation festive de la vie collective, une source privilégiée - voire unique, pour certains, comme le souligne P. Handke (1980 : 26) - d'expérience et de sentiment du beau.

Sa qualité dramatique, ensuite. Si l'on entre si volontiers dans cette histoire de ballon, de pieds, de torse et de tête, c'est que le match, à l'instar des grands genres, fait éprouver, en 90 minutes, toute la gamme des émotions que l'on peut ressentir dans le temps long et distendu d'une vie : la joie, la souffrance, la haine, l'angoisse, l'admiration, le sentiment d'injustice... On retrouve ici « la bonne dimension » qui, selon Aristote (Poétique, chp. 7), modèle la tragédie, c'est-à-dire « celle qui comprend tous les événements qui font passer les personnages du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur. » Mais pour éprouver pleinement ces émotions, encore faut-il être partisan (ce n’est bien sûr pas là une obligation morale mais une nécessité psychologique). Quoi de plus insipide, en effet, qu'une rencontre sans "enjeu", où l'on ne passe pas du "ils" au "nous", où l'on ne sent pas soi-même acteur ? On admirera sans doute la qualité technique de la partie, la beauté du jeu, les prouesses des athlètes mais on ne ressentira pas le piment et la plénitude dramatiques du  spectacle. Autrement dit, c'est la passion partisane qui donne sens, sel et intérêt à la confrontation. Paul Veyne (1987 : 59) a bien mis en évidence cette propriété du genre quand il écrit : « Ne faut-il pas penser (...) qu'un match ou un concours sont un système sémiotique tel que, si l'on prend parti pour un camp, alors le système fonctionne à plein, on y prend plus de plaisir que si l'on comptait les coups avec détachement ? ». Si la recherche d'émotions (« the quest for excitement », selon les termes de Norbert Elias, 1986) est un des ressorts essentiels du spectacle sportif, la partisanerie est la condition nécessaire pour assurer un maximum d'intensité pathétique à la confrontation. C'est elle qui permet d'éprouver, dans son corps, la tension d'avant-match, l'intensité du drame qui se déroule sur le terrain, la joie ou la souffrance de la victoire ou de la défaite. Le mot italien tifoso (supporter) traduit bien cette violence des sensations; il est dérivé de tifo (soutien) qui désigne originellement le typhus, une maladie contagieuse, on le sait, dont une des variantes est caractérisée par une fièvre intense et une agitation nerveuse. Tous les supporters expriment, à travers leurs propos comme à travers leurs comportements, l'intensité de cette expérience corporelle. Les plus fervents se disent « pris » quelques jours avant un match important. Ils dorment mal la veille de la rencontre. Ils mangent peu ou jeûnent avant la partie et se rendent au stade concentrés, tendus et recueillis. Pendant le match, ils « vibrent » au diapason des exploits de leur équipe, commentent le jeu par le geste et la parole, soutiennent les leurs, conspuent les autres, se révoltent contre l'injustice et le sort, blémissent en cas de revers, manifestent leur joie par des accolades à des voisins inconnus - à qui ils diront à peine au revoir au coup de sifflet final -, expriment tapageusement leur liesse et leur « soulagement » une fois la victoire acquise, mais écrasent furtivement une larme, ont « les jambes coupées », « l'estomac qui fait des nœuds »  si le destin s'est montré défavorable; dans ce cas, ils regagneront rapidement leur domicile, leur sommeil sera ponctué de cauchemars et ils se réveilleront de mauvaise humeur. Bien sûr, tous les partisans n'éprouvent ni n'affichent avec la même intensité cette gamme d'émotions; l'âge, le sexe, le milieu social, le degré de ferveur accusent ou atténuent les sentiments et les démonstrations militantes. Mais, qu'il soit exarcerbé ou euphémisé, extériorisé ou intériorisé, le supporterisme est, pour tous, une expérience corporelle.  La partisannerie est également indispensable pour éprouver pleinement le sentiment d'être acteur d'une histoire incertaine qui se construit sous nos yeux et dont on pense, dans les gradins, pouvoir infléchir le dénouement par une intense participation vocale et corporelle. Contrairement au film ou à la pièce de théâtre, les jeux ne sont pas ici déjà faits avant la représentation.

Ces constatations élémentaires amènent à reconsidérer le cas des derbies [1] qui enflamment les métropoles et où fonctionne l’opposition au plus proche. De nombreuses grandes cités à travers le monde comptent plusieurs clubs professionnels de haut niveau mais LE match est celui où se confrontent deux équipes réputées rivales. À Buenos Aires, où les supporters partagent leur ferveur entre sept clubs qui participent au championnat, le classico oppose Boca Junior et River Plate. Même logique binaire à Tunis : quatre équipes de la ville participent au championnat national de première division mais « le » derby oppose l'Espérance Sportive de Tunis au Club africain. On retrouve le même schéma à Téhéran où les matchs entre les « Rouges » de Pirouzi et les « Bleus » d’Esteghlâl constituent les sommets émotionnels de la saison. Situation voisine à Athènes où le derby oppose le Panathanaïkos à l’Olympiakos, en Belgique (à Bruxelles, à Liège…), en Suisse (à Zurich, à Genève…), au Pays-Bas (à Amsterdam…), en Espagne (à Barcelone, à Madrid, à Séville…),  au Portugal (à Lisbonne, à Porto…), au Royaume-Uni (à Londres, à Liverpool, à Glasgow…). Ce binarisme conflictuel trouve sa plus forte expression en Italie. Dans la péninsule, les derbies sont avant tout l’affaire des trois métropoles septentrionales, Gênes, Milan et Turin et de la capitale. La Sampdoria de Gênes s’oppose au Genoa F.C, l’Inter (nazionale) de Milan à l’AC Milan, la Juventus au Torino Calcio, la Lazio à la Roma. Au-delà de la diversité des contextes locaux ou nationaux, ce dualisme agonistique semble toujours reposer sur le même type d’opposition structurale. Un club symbolise l’autochtonie, souvent à travers son nom même (L’Espérance de Tunis, Panathanaïkos, le Barça, le Torino, le Genoa, le Milan, la Roma, etc.). L’autre, dont le nom n’évoque pas directement la ville elle-même, a un rayonnement plus large et suscite les faveurs d’une population non-originaire (le Club sahelien à Tunis, l’Olympiakos à Athènes, l’Espanyol à Barcelone, la Juventus, la Sampdoria, l’Inter (nazionale) à Milan, la Lazio à Rome). Sur cette opposition entre le dedans et le dehors, qui rappelle le « dualisme concentrique » évoqué par Lévi-Strauss (1958), peuvent se greffer des différences  sociales, un club représentant les couches populaires, le second affichant fièrement ses origines aristocratiques. Cette bipartition s’exprime encore par les styles de jeu des équipes ; celles représentant la ville sont censées être plus pugnaces, celles qui ont un plus large rayonnement étant réputées pour leur haute culture tactique et leur jeu léché. Cette organisation en moitiés et factions antagonistes, qui forme un des socles de la partisannerie footballistique, rappelle d’autres structures dualistes attestées dans d’autres siècles et dans diverses cultures.  On pense à l’opposition entre les Bleus et les Verts dans les villes byzantines. Chaque groupe soutenait les cochers du cirque portant ses couleurs. « De longue date, commente Procope (Bellum Persicum, I, 24) le peuple était divisé dans les villes en Bleus et Verts, mais il n'y a pas longtemps que, pour ces dénominations et pour les gradins qu'ils occupent pendant le spectacle, les gens dilapident leur argent, s'exposent aux pires violences physiques et n'hésitent pas à affronter la mort la plus honteuse. Ils luttent contre ceux qui sont assis du côté opposé (...). Est donc née entre eux une haine qui n'a pas de sens, mais qui reste pour toujours inexpiable ». On pense aussi à l’antagonisme dans l’Italie médiévale entre les Guelfes et les Gibelins et, quelques siècles plus tard, à celui qui opposait à Venise les Nicolotti aux Castellani. En Iran, la population urbaine était divisée jusqu’à un proche passé en deux moitiés antagonistes, les Heydari et les Nematollahi, en référence à deux chefs spirituels dont les affidés ne connaissaient que le nom et ignoraient tout de la doctrine. Dans la plupart des cas, ces oppositions - un moyen commode de classer le monde social - se manifestaient à l’occasion de cérémonies, de jeux, et ces affrontements rituels n’avaient aucune incidence sur l’ordre des choses, sur les hiérarchies qui façonnaient les sociétés. Pour revenir à nos derbies, on peut, en définitive, se demander si ces oppositions au plus proche, qui répercutent, çà et là, des différences sociales, ne sont pas aussi un moyen de faire fonctionner à plein les émotions face à un « ennemi » à portée de main. Dans la construction de cet Autre voisin, le « narcissisme des petites différences » (pour reprendre une expression freudienne [2]) fait  merveille.

Identités léguées, identités construites, plaisir esthétique, intensité du drame, voilà ce que met en jeu ce spectacle participatif où l’on peut donner libre cours à ses émotions. Mais si le match de football fascine, c’est aussi parce qu’il condense, à la façon d’une caricature, d’un mensonge qui dirait la vérité, une vision cohérente du monde contemporain. Comme l’a souligné A. Ehrenberg (1991 : 23-95), il exalte le mérite individuel des vedettes, la performance, la compétition entre égaux ; par là même, il affiche avec éclat que, dans nos sociétés, idéalement au moins, n’importe qui peut devenir quelqu’un, que les statuts ne s’acquièrent pas à la naissance mais se conquièrent au fil de l’existence. Il valorise aussi le travail d’équipe, la solidarité, la division des tâches entre joueurs, la planification collective, à l’image du monde industriel dont il est historiquement le produit. Mais il souligne également le rôle, pour parvenir au succès, de la chance, de la tricherie, d’une justice - celle de l’arbitre - plus ou moins discutable. Le match symbolise ainsi les ressorts contradictoires de la réussite dans le monde contemporain.

Jetant un pont entre le singulier et l’universel, ce « jeu profond » incarne donc aussi bien les valeurs générales qui façonnent notre époque que les identités - réelles et imaginaires - des collectivités qui s’affrontent.

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[1] Ce terme, qui désigne le match  opposant deux équipes de la même ville, fait à l’origine référence aux parties acharnées de folk football qui mettaient aux prises, le Mardi gras, deux paroisses de la ville de Derby, Saint Peter et All Saints.

[2] Freud met en œuvre ce concept à trois reprises dans son œuvre : dans Psychologie des masses et analyse du moi (Massenpsychologie und Ich-Analyse), in Œuvres complètes de Freud, Paris, PUF, t.XVI (p. 40), dans Le tabou de la virginité (Das Tabu der Virginität) in Œuvres complètes… t. XV (p. 86) et dans Malaise dans la culture (Das Unbehagen in der Kultur) in Œuvres complètes… t. XVIII (pp. 473-474). Dans cette dernière œuvre il écrit : « Il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression. Je me suis une fois occupé du phénomène selon lequel, précisément, des communautés voisines, et proches aussi les unes des autres par ailleurs, se combattent et se raillent réciproquement, tels les Espagnols et les Portugais, les Allemands du Nord et ceux du Sud, les Anglais et les Écossais, etc. J’ai donné à ce phénomène le nom de « narcissisme des petites différences » (…) On reconnaît là une satisfaction commode et relativement anodine du penchant à l’agression par lequel la cohésion de la communauté est plus facilement assurée à ses membres ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2013 5:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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