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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, LES PRATIQUES ET LES SPECTACLES SPORTIFS AU MIROIR DE L’ETHNOLOGIE.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de la Société de Sociologie du Sport de Langue Française, Dispositions et pratiques sportives. Débats actuels en sociologie du sport, pp. 115-128. Paris, L’Harmattan, 2004, 397 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

Christian Bromberger

Les pratiques et les spectacles sportifs
au miroir de l’ethnologie
.”

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de la Société de Sociologie du Sport de Langue Française, Dispositions et pratiques sportives. Débats actuels en sociologie du sport, pp. 115-128. Paris, L’Harmattan, 2004, 397 pp.

Ethnographie, ethnologie ou anthropologie ?
Une discipline en évolution
L’apport spécifique de l’ethnologie
Sports et ethnologie : un éclairage mutuel



L’ethnologie a, dit-on, marqué de son empreinte, depuis une quinzaine d’années, l’analyse des pratiques et des spectacles sportifs. C’est le constat dressé par Pascal Duret dans un récent ouvrage (Sociologie du sport, 2001) qui consacre un long chapitre à « l’importance croissante des démarches ethnologiques » ; c’est encore ce que nous dit Anne Marcellini dans un numéro récent d’Ethnosud (24, sept.-déc. 2002), le bulletin publié par les ethnologues de la région Languedoc Roussillon.

À quoi riment cet intérêt, voire ces conversions ? Qu’attend-on de l’ethnologie ? Des recettes ? Une méthode ? Une posture scientifique ? Des concepts ? Des clefs pour ouvrir la porte du sens ? Une alternative à une sociologie comptable ? Un moyen de réenchanter le monde ? Une démarche singulière qui permette sans état d’âme ni projet grandiose de saisir des corrélations insoupçonnées ?

Ethnographie, ethnologie ou anthropologie ?

Mais tout d’abord, quelle étiquette revendique-t-on le plus volontiers ? En raison d’une histoire complexe où a longtemps sévi une division du travail entre collecteurs, analystes et théoriciens, en raison aussi des sens divers pris par les mots dans les différentes traditions nationales, trois termes recouvrent le champ disciplinaire et jouissent aujourd’hui d’une plus ou moins grande fortune. Ethnographie, qui se réfère à une méthode de collecte des faits, d’auto-élaboration des données par observation directe et entretiens informels, connote une certaine modestie épistémologique avec ses longues et obscures enquêtes de terrain, avec ses carnets de notes encombrés de remarques et de descriptions qui se révéleront un jour peut-être inutiles, avec ses interminables journées perdues à traînailler apparemment sans but ou à mendier des informations auprès de « gamins morveux » [1] qui ont autre chose à faire. Les enquêtes au ras du sol, longtemps stigmatisées pour leur empirisme naïf, pour leur prédilection pour l’induction, pour les réticences de leurs auteurs à formuler des hypothèses a priori, connaissent aujourd’hui une faveur particulière en sciences sociales où l’on s’est lassé des grands modèles explicatifs et de l’embrigadement parfois forcé des phénomènes dans des catégories prédécoupées. Cette facette de l’ethnologie qui laisse toute leur place aux injonctions sensibles venues du terrain, séduit et est volontiers intégrée dans la démarche du sociologue. On peut aujourd’hui proclamer sans vergogne que l’on pratique l’ethnographie, ce qui, il y a encore une vingtaine d’années, suscitait de la condescendance amusée.

Dans le tiercé ethnographie, ethnologie, anthropologie, c’est certainement le second terme, ethnologie, qui a la moins bonne cote. C’est là l’échelon intermédiaire entre la méthode rustique et l’interprétation généralisante, celui de la mise en relation problématisée du matériel collecté, de la modélisation des matériaux de terrain, celui de la monographie raisonnée qui cherche à établir la spécificité des sociétés et des phénomènes étudiés. C’est là que beaucoup de travaux s’arrêtent et ce n’est pas si mal.

On préfère s’afficher anthropologue, un qualificatif plus chic, l’anthropologie suggérant, à juste titre, la comparaison, la recherche d’invariants, et fleurant bon la philosophie. Par un curieux concours de circonstances, l’anthropologie apparaît souvent comme une bannière de ralliement ou un refuge pour ceux qui se sentent insatisfaits ou à l’étroit dans leur discipline d’origine, refusent une certaine technicité, privilégient les aspects symboliques de l’expérience et souhaitent donner à leur propos une portée générale qui, souvent, prend ses aises avec le comparatisme  raisonné. Plusieurs sociologues et politologues s’instituent ainsi anthropologues, comme si c’était un « plus » distinctif donné à leur démarche. Il ne s’agit pas pour moi de jouer au chien de garde disciplinaire : il n’y a pas, Dieu soit loué !, d’Ordre des ethnographes ou des anthropologues, ni de marque déposée, mais force est de constater le flou du contenu et des étiquettes, en particulier de la dernière. En tout cas, ce que nous a appris Malinowski, c’est que, contrairement à ce que pensaient nos grands ancêtres de la fin du 19ème siècle, les trois étages de la démarche sont indissociables. Pas d’ethnographie sans un minimum de problématisation ethnologique, pas d’ethnologie, pas de réflexion sur la spécificité des phénomènes que l’on étudie sans mise en perspective comparative, pas d’utilisation de données ethnographiques ou anthropologiques dont on ignore les conditions de production. Ethnologie, ethnographie, anthropologie sont les trois maillons d’une même chaîne, un « package » dont les éléments sont comme soudés entre eux. Je ne suis pas sûr qu’en utilisant un seul maillon de la chaîne on ne se prive pas de la cohérence d’ensemble de la démarche.

Une discipline en évolution

Au flou des étiquettes, s’ajoute le flou des objets et des méthodes de la discipline ethnologique aujourd’hui. Peut-on encore parler d’une ethnologie ou y a-t-il des ethnologies ?  Quoi de commun entre l’étude de la parenté dans un établissement amazonien et celle d’un meeting électoral dans une métropole européenne ? On mesure assez vite la relative inadéquation des dispositifs conventionnels de la discipline pour étudier les rassemblements massifs et temporaires. Et si l’on veut étudier la vie contemporaine en Occident, peut-on se contenter de petits tableaux de genre, plus conformes aux habitudes analytiques de l’ethnologue ? Faut-il alors procéder à des aggiornamentos de méthode mais ces aggiornamentos ne risquent-ils pas de dissoudre la spécificité de la discipline ? J’ai dû, pour ma part, procéder à ces aggiornamentos quand je me suis attaqué aux grands matchs de football. Face au grand stade urbain, la tentation est, en effet, de déserter un champ d’étude si peu commode et de se replier sur des unités plus restreintes, tels de petits clubs de quartiers ou encore un groupe particulier de supporters, isolats beaucoup plus adéquats aux exigences totalisantes de notre discipline habituée à scruter de petites communautés ou à cheminer le long de réseaux sociaux dont elle peut appréhender la totalité des ramifications.

Mais ce faisant, on se cantonnerait dans une bucolique ethnologique et l’on passerait à côté des caractéristiques les plus saillantes du spectacle sportif aujourd’hui : des formes de mobilisation massive à l’échelle de villes ou de régions, des mouvements de foule spectaculaire dans l’enceinte annulaire du stade, l’affirmation d’un sentiment communautaire qui transcende, sans pour autant les gommer, les diversités vicinales, professionnelles, etc. L’analyse d’un tel objet impose la mise en oeuvre d’une démarche à échelles multiples, un va et vient entre le « micro » et la « macro », sans doute une des clefs méthodologiques d’une ethnologie des formes de la vie moderne. C’est ce va et vient entre le « micro » et le « macro », entre le « petit » et le « grand » qui a rythmé cette enquête sur le spectacle des matchs de football à Marseille, Naples et Turin [2]. Entretiens prolongés, récits de vie de supporters ont permis de cerner les modalités selon lesquelles des histoires individuelles se croisent avec celles de villes, de clubs, de compétitions, de matchs… L’étude de la physiologie des stades, des groupes de partisans, des slogans et emblèmes pour discréditer les autres et encourager les siens a mis au jour les règles de fonctionnement d’une foule structurée, les ressorts de la rhétorique militante et le piment spécifique de ce type de confrontation où l’on entend peser sur le déroulement d’une histoire qui se construit devant soi. L’analyse comparée, d’un lieu à l’autre, de la composition des équipes, du style de jeu que l’on prise, des formes particulières d’adhésion à l’objet du spectacle a mis en évidence, à l’échelle locale, les mécanismes d’appropriation d’un langage universel, de fabrication du singulier à partir du sériel.

De telles démarches qui empruntent parfois aux techniques sociologiques les plus diverses ouvrent des débats sur la légitimité de l’ethnologie appliquée à l’étude du monde contemporain qui nous intéresse au premier chef ici. Autant dire qu’il y aurait quelque supercherie à présenter l’ethnologie aujourd’hui comme un front uni par ses objets et par ses méthodes.

Cela dit, malgré des tiraillements et des rappels à l’ordre fondamentalistes, l’ethnologie a profondément changé en un peu plus de vingt ans. Dans les années 1970, l’essentiel des travaux des ethnologues spécialistes de la France ou de l’Europe portait sur les techniques, les formes d’organisation sociale, les fêtes, la littérature orale dans les communautés paysannes et était fortement orienté vers le passé, vers «ce monde que nous avons perdu ». Progressivement, l’ethnologie du proche et du contemporain s’est frayé une voie, embrassant des domaines aussi divers que les techniques modernes de consommation, les recompositions familiales, les rumeurs urbaines, ou encore prenant pour objets des foyers d’intérêt partagés ou une commune expérience du malheur, comme l’illustrent de récents travaux sur la passion contemporaine pour les animaux de compagnie, sur les amateurs de boxe thaïlandaise, sur les anciens alcooliques, sur les clochards, etc.

Il était fort naturel que dans son assomption vers une analyse de la France contemporaine, l’ethnologie ait rencontré le sport et ses manifestations, d’une part, parce que les jeux forment un chapitre éprouvé de l’ethnologie (on pense aux travaux pionniers de Huizinga et de Caillois), de l’autre parce que ne pas étudier le sport ici et aujourd’hui, ce serait un peu comme si Malinowski n’avait pas étudié la kula chez les Trobriandais, comme si Evans-Pritchard n’avait pas analysé les relations entre les Nuer et les bovins, ou, comme si prenant aujourd’hui le monde méditerranéen pour champ d’étude, on n’analysait pas le phénomène touristique. Les grands événements sportifs cristallisent, à la façon de caricatures, des dimensions saillantes de l’expérience sociale et culturelle (le rapport au corps, l’affirmation des identités, la place de la compétition dans les sociétés contemporaines, les nouvelles formes d’héroïsme…) et l’on ne voit pas comment éviter le sport comme objet d’étude, même si la pratique et le spectacle continuent de connoter le futile et l’accessoire pour bon nombre de savants.

L’apport spécifique de l’ethnologie

Pourquoi l’ethnologie a-t-elle séduit les spécialistes du champ sportif et, plus généralement d’ailleurs, les sociologues ? La méthode a incontestablement fait des adeptes en arrachant à des modèles préconstitués où le terrain n’était qu’une manipulation illustrative d’hypothèses de cabinet. Rappelons quelques canons de cette démarche : l’enquête qualitative, l’immersion dans le milieu étudié, l’écoute situationnelle plutôt que le questionnement auquel les informateurs répondent de façon stéréotypée en puisant dans les prêts-à-penser que fournissent en abondance nos sociétés, l’observation plus ou moins participante, l’attention aux détails, aux dimensions sensibles de l’expérience (la troisième mi-temps au rugby, l'implication de l'apprenti boxeur qu’analyse Loïc Wacquant dans Corps et âme, etc.), aux concepts utilisés par les acteurs et non pas seulement au jargon des savants, tous ces aspects ont incontestablement séduit parce qu’ils permettent de rendre compte au plus près de la logique complexe de comportements irréductibles à quelques catégories. La démarche ethnologique est sans doute une affaire de proximité, visant à saisir l’intérieur des choses, en cultivant une empathie (que l’on ne confondra pas avec la sympathie), une empathie qui permet au chercheur d’accorder « ce qu’il pense que les gens pensent » avec « ce qu’il pense que lui-même penserait s’il était vraiment l’un d’eux », selon les mots de Dan Sperber. Il s’agit d’arriver à penser comme si nous en étions, d’appréhender le point de vue indigène, d’aller fureter dans le tour d’esprit des autres, de parvenir à se représenter ce que l’autre peut ressentir. « L’absence totale de participation affective à un événement est un élément d’incompréhension quasi radical », notait Germaine Tillion. Cette saisie empathique au plus proche est sans aucun doute un moment et une condition essentiels de l’enquête. Mais se contentera-t-on de cet hommage au sensible, au vécu, si étrangement absent de toute une gamme de travaux sociologiques ?

À vrai dire, la posture ethnologique s'apparente à une figure de style, l'oxymore, et conjugue les contraires. La formule de l'observation participante est elle-même contradictoire; elle dénote tout à la fois empathie et détachement, proximité et éloignement, étonnement radical du Huron et connivence du vieil indigène. C'est dans cette tension que se définit la démarche ethnologique entre le plus proche et le plus lointain, entre participation et distance, entre ce que nous appelons dans notre jargon le point de vue emic et le point de vue etic, entre le point de vue de l'usager et celui de l'observateur extérieur qui sait mettre en œuvre les outils positifs bien connus de la démarche des sociologues. La distanciation est nécessaire pour ne pas sombrer dans une sorte de simple duplication du discours indigène, par exemple dans la restitution des « motivations » énoncées par les acteurs pour expliquer leur penchant pour tel ou tel pratique ou spectacle sportif. L'examen des biographies des pratiquants ou des spectateurs est  beaucoup plus révélateur qu'une enquête appauvrissante sur leurs motivations. C'est par ce biais que l'on peut cerner des corrélations insoupçonnées qui échappent à la conscience immédiate. Sylvie Fainzang montre ainsi très finement que les anciens buveurs réunis dans une même association assignent à leur mal des causes fortement stéréotypées, partiellement conformes aux discours doctrinaux de leur mouvement; les histoires de vie, les « discours spontanés » recueillis au fil d'une longue enquête dessinent des trajets vers l’alcoolisme beaucoup plus complexes qui ne correspondent pas à ces « prêts-à-penser » [3].

 Cette distance est également nécessaire pour s'étonner de ce qui semble aller de soi. Or rien ne va de soi, et il est bien difficile de s’en rendre compte quand on travaille sur un univers social dont on fait soi-même partie. Qui aurait, par exemple, l'idée de s'intéresser aux façons de faire et de consommer chez nous le petit déjeuner (un sujet pourtant révélateur de diversités techniques, de disparités individuelles et collectives, de modes opposés de sociabilité familiale, etc.), alors que n'importe quel apprenti ethnologue, confronté, pour son premier repas matinal, avec un plat de riz froid rehaussé d'oeufs de surmulet, se précipitera fébrilement sur son carnet de notes ? Clyde Kluckhohn déclarait, à juste titre, que « le poisson est mal placé pour découvrir l'existence de l'eau » et Ludwig Wittgenstein nous rappelait tout aussi justement qu’ « on est incapable de remarquer quelque chose parce que quelque chose est toujours devant nos yeux ».

Le moyen d'échapper à cette cécité, à cet engluement, c'est incontestablement le comparatisme qui fait ressortir les spécificités des phénomènes étudiés et amène à s'interroger sur leur sens. Comparer le football à des jeux de balle attestés dans d'autres sociétés (tel le tlatchtli ou l’ulama pratiqué en Méso-Amérique précolombienne) ou à d'autres époques (on pense au folk football ou à la soule médiévale) est porteur de leçons sur la singularité du sport contemporain, sur ses significations particulières qui ressortent par contraste. "Il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés", notait déjà prophétiquement Jean-Jacques Rousseau. C'est bien d'ailleurs ce que fit Norbert Elias pour cerner les particularités du sport par rapport aux autres pratiques ludiques d'agôn en comparant les formes actuelles du sport avec les anciens jeux populaires.

Analyse monographique approfondie, combinant les points de vue emic et etic, comparatisme arrachant aux fausses évidences, voilà sans doute les canons d'une démarche où l'on fait varier le focale, où l'on utilise à la fois la loupe et la lunette de l'astronome, le très proche et le très lointain, pour dégager l'armature intelligible d'une expérience sensible.

Il y a aussi dans la démarche ethnologique une exigence de totalité et le refus de réduire un objet à telle ou telle de ses fonctions sociales ou symboliques. André Leroi-Gourhan et Claude Lévi-Strauss nous ont appris, chacun à leur manière, qu'avant d'envisager le rôle que peuvent jouer dans une situation donnée un tournevis ou un mythe, mieux valait d'abord savoir ce qu'est un tournevis ou un mythe. S'agissant des sports dans leur diversité, cette interrogation sur leurs propriétés distinctives reste un préalable et les études ne manquent pas sur le rugby [4] le surf, l'escalade et ses différentes variantes [5], le skateboard, etc… qui font ressortir les spécificités de ces pratiques. Avant de travailler sur le football, j'avais un peu travaillé sur la chasse et eu quelques débats mémorables avec d'excellents collègues sociologues qui privilégiaient dans leur approche la qualité sociale des pratiquants, les stratégies de maîtrise de l'espace rural que ceux-ci mettaient en œuvre, sans s’interroger sur les gestes, les techniques, les connaissances mobilisées et sur les significations de la mise à mort d'un animal qui est pourtant au principe de l'acte cynégétique. Peut-on réduire ainsi des rapports de sens à de simples rapports de force? De même, une analyse des pratiques sportives qui négligerait l'examen pointilleux des gestes moteurs, des schèmes corporels mobilisés, des sensations recherchées, des règles du jeu passerait largement à côté de son objet et le plongerait dans une nuit « où tous les chats sont gris ». Il y a beaucoup à craindre des discours généralisants sur les fonctions sociales du sport. De quel sport s'agit il? Où? Quand? Comment?

L'ethnologie a pu séduire par ses méthodes, par son regard, par ses exigences ; elle a aussi pu intéresser par les concepts qu'elle a forgés au loin et que l'on est tenté d'utiliser pour identifier et bâtir la compréhension de phénomènes surgissant dans notre présent. Le risque plusieurs fois dénoncé est ici celui de l'exotisation, de l'ethnologisme, de la surinterprétation. Prenons quelques exemples de ces abus. On emploie souvent aujourd'hui dans la littérature ethnologique ou sociologique le concept de tribu pour caractériser des formes contemporaines d'agrégation sociale (bandes de jeunes, groupes d'intellectuels, élèves d'une même grande école, associations de supporters). Mais qualifier de tribu un groupe de supporters aboutit à gommer les caractéristiques spécifiques de ce type de phénomène. Une tribu est fondée sur la filiation : on y naît, on y demeure (même si l’on connaît, çà et là, des exemples de changement d'affiliation). L'engagement dans un groupe de supporters est volontaire, éphémère, à l'échelle d'une vie ; il ne relève pas, pour reprendre le vocabulaire de Talcott Parsons, de l'ascription (l’assignation statutaire) mais de l’achievement (le choix volontaire et personnel). Rien qui rappelle ici le carcan de la filiation et du statut acquis à la naissance. Le même problème de transfert de catégories se pose quand on envisage l'usage surabondant aujourd'hui du concept de rituel qui en vient à qualifier toute attitude un tant soit peu stéréotypée échappant à une stricte logique pratique et rationnelle. Peut-on appliquer sans autre forme de procès cette notion au spectacle sportif, aux Jeux olympiques ou au Mondial de football ? Quels bénéfices tirerait-on d'ailleurs de cette labellisation ? Je me suis posé ce genre de question dans mon étude sur les matchs de football et je ne les aurais sans doute pas analysés de la même manière si je ne m'étais pas frotté à ce parallèle. Mais l'intérêt de ce parallèle n'est pas tant  de faire apparaître des convergences que des différences, en l'occurrence de saisir dans ses propriétés différentielles le genre hybride qu’est le grand match de football, qui n’est ni un simple spectacle ni un rituel consacré mais un entre deux qui s'adosse à des configurations rituelles préexistantes et s'en démarque par toute une série de caractéristiques que j'ai essayé de répertorier. Les concepts ne sont pas là pour être appliqués mécaniquement, ils sont là pour être travaillés.

Sports et ethnologie :
un éclairage mutuel

Si la rencontre entre l'ethnologie et le sport a été prometteuse, comme le sont toujours les fiançailles, c'est que l'ethnologie a trouvé dans le sport un objet privilégié pour penser et mettre à l'épreuve des catégories qui forment le socle de ses interrogations,  au point que je me demande parfois si le sport n'a pas été inventé pour faire plaisir aux ethnologues!

Envisageons quelques domaines où le sport apparaît comme un puissant révélateur.

Les activités ludiques et sportives, dans leur diversité, cristallisent les valeurs essentielles et contradictoires qui modèlent les civilisations; elles  apparaissent  comme des sortes de théâtralisation, de « mensonges qui diraient la vérité »  des sociétés qui les ont produites. Clifford Geertz en a fourni une belle illustration dans l’étude mémorable qu’il a consacrée au combat de coqs à Bali. Ce "jeu d'enfer", nous montre-t-il, permet de lire « par dessus l'épaule » des passionnés les dimensions saillantes de la société balinaise et de ses rivalités pour le prestige. "Tout comme l'Amérique, commente-t-il, laisse émerger beaucoup d'elle-même dans un stade de base- ball, sur un terrain de golf, sur un champ de courses, sur une table de poker, Bali fait largement surface dans une arène de coqs" [6].

Cette voie du sport comme métaphore a été explicitement ou implicitement suivie par des chercheurs comme Marianne Barthélémy qui a étudié les rallyes et la quête contradictoire de risque et d’assurance qui caractérisent certains d’entre eux [7]. André Rauch analyse, pour sa part, les multiples métaphores associées la marche (de la déambulation sans but à la marche de masse) [8] et c'est aussi la voie que j'ai suivie en explorant le sens du football, en essayant d'en dégager l'armature sémantique : un mélange d'exaltation du mérite individuel, de la solidarité collective, une insistance sur le rôle de la chance, de la tricherie, d’une justice plus ou moins arbitraire. Ne sont-ce pas là aujourd’hui les facteurs de la réussite et de l’échec à l’échelle d’une vie ? C'est ce que Sébastien Darbon a fait également sur le rugby, sur l'esprit de corps qui le caractérise et nul doute de la pertinence de l'objet "sport" dans sa diversité pour appréhender le halo de valeurs contradictoires d'une société (du fun de la glisse au vertige de l'escalade, de l'ascétisme du marathonien, à la brutalité (contrôlée) de la boxe. L'ethnologie par son souci de la nuance est sans doute venue compliquer des tableaux d’oppositions trop contrastées.

Parallèlement, les sports sont des laboratoires privilégiés d’analyse des processus de globalisation, de résistance culturelle ou d’indigénisation créative de pratiques forgées dans d'autres contextes que ceux des sociétés qui les mettent en œuvre. Une ethnologie de la globalisation est-elle possible? Sans doute en étudiant les mécanismes d'appropriation différenciés de la pizza mais aussi des sports, sous l'angle de la pratique comme du spectacle, et non pas seulement à travers les exemples les plus spectaculaires (la transformation du cricket aux îles Trobriand, celle du football chez les Gahuku-Gama de Nouvelle-Guinée) mais aussi à travers l'adaptation stylistique de pratiques exportées à partir du foyer britannique. Eduardo  Archetti  analyse ces processus dans ses travaux sur la créolisation du football et du polo en Argentine qui "furent transformés en quelque chose de différent, en une tradition constituée d'un style local, une nouvelle façon de faire les choses" [9] ; dans le cas du football fut mis en œuvre un style terrestre, basé sur des passes courtes, s'opposant au style aérien, au kick and rush valorisant la puissance physique des pionniers anglais. Ces réflexions sur les appropriations et différenciations d'un langage sériel ont donné lieu à de nombreux travaux suggestifs sur les manières de pratiquer le rugby à Fidji [10], le basket chez les Navajos [11], le base-ball chez les Algonquins [12] mais aussi sur nos propres sociétés - je pense, par exemple, aux analyses de Maxime Travert [13] sur le football de pied d'immeuble dans les cités de banlieue -. Cette même indigénisation créative vaut pour le spectacle, approprié différemment selon les lieux de réception, d'un pays à l'autre, comme d'une travée à l'autre d'un stade.

En troisième lieu, le thème de la construction des genres et des classes d'âge trouve sur le terrain sportif un champ d’étude privilégié. Pour cerner la répartition des gestes techniques réputés propres à chaque sexe, l’évolution du statut et de la représentation des genres depuis une trentaine d'années dans nos sociétés le sport est un observatoire quasi inespéré. Annick  Davisse, Catherine Louveau [14], Christine Mennesson [15] ont étudié ces évolutions du côté des femmes. Quant à Anne Saouter dans son travail sur le rugby, elle s'attelle à un aspect plus négligé dans l'étude des genres, la construction de la masculinité. Ici l'intérêt de la démarche ethnologique  se révèle pleinement par l’attention prêtée à des détails qui jouent un rôle singulier dans la fabrication des hommes (le ballon, le maillot - que lavent les mères des joueurs -, l'initiation à la sexualité en coulisse avec les « groupies » - les « maîtresses partagées » -, partenaires des « rites » de l’après-match, une relation homosexuée sur le terrain, voire dans les entours de la partie) [16]. L'adoption récente par les femmes de sports de percussion ébranle les schémas dressés par André Leroi-Gourhan ou par Alain Testart de la division sexuelle de gestes techniques et témoigne d'évolutions plus profondes encore que l'admission des femmes à l'Académie Française. L'iranologue que je suis par ailleurs s’intéresse tout particulièrement aux  débats enflammés sur l’interdiction faite aux femmes de pénétrer dans des stades où se déroulent des compétitions d'hommes [17], sur l'autorisation qui leur est contestée de pratiquer le vélo, sur les conditions d'entraînement de l'équipe nationale féminine de football récemment créée.

Sur un plan plus général, les modalités d'appropriation féminine de sports traditionnellement masculins méritent une attention particulière. Jean-Pierre Digard nous montre ainsi que les cavalières entretiennent avec leurs montures des rapports fondés sur la douceur et la persuasion et sont peu enclines, contrairement aux hommes, à utiliser cravache et éperons.

La relation homme-animal, un autre topos de notre discipline, a été, me semble-t-il, introduite ou réintroduite par les ethnologues dans le champ des études sur le sport. Les débats suscités par la corrida, la seule pratique sportive où chez nous soit tolérée la mise à mort, par les combats de bovins dans le Valais et ailleurs dans le monde, les récentes évolutions de l'équitation (où le nombre de coups de cravache autorisés en compétition par la Fédération internationale est désormais limité à trois) témoignent du développement  des « sensibilités animalitaires » qui s’expriment également par le recul de l'hippophagie et par la création de maisons de retraite pour les chevaux de réforme de la garde républicaine [18].

Dans leur visée totalisante, les ethnologues s'intéressent à l'esthétique ordinaire, à la manière propre à une collectivité « de marquer les formes, les valeurs et les rythmes » (André Leroi-Gourhan) et sur ce plan aussi le sport est un puissant révélateur. Les modèles corporels idéaux, si différents dans la lutte iranienne où l’on prise les « gros cous » [19] et dans le sprint contemporain où l’on valorise les corps cambrés et élancés, le plaisir et l’admiration éprouvés à la vue d’un « beau geste sportif », le style des maillots ou des chaussures, le jeu des couleurs du stade définissent un champ où interroger ce qu'est la rupture esthétique dans un contexte autre que celui de l'art et de la production intentionnelle de belles représentations.

Je pourrais décliner bien d'autres rubriques où le sport apporte à l'ethnologie autant que celle-ci peut apporter à son analyse : l'anthropologie des émotions, qui est encore un champ en friches, ou l'histoire et l'anthropologie politiques, des domaines plus éprouvés. On a beaucoup parlé, et souvent excellemment, dans les travaux d’histoire et de sociologie, de la politisation du sport, du rôle tenu par cette activité dans l'affirmation des nationalismes, dans l'évolution des relations internationales ou encore  dans l'inculcation de projets de société… On a sans doute moins parlé d'un phénomène plus récent, la « sportisation » de la politique. Dans les métaphores associant sport et politique, le sens de la polarité a changé; jadis les slogans qui résonnaient dans les stades venaient de la rue et des manifestations politiques (« Qui c'est les plus forts, les plus forts c'est l'OM » était un calque rythmique du slogan de mai 68 « Ce n'est qu'un début continuons le combat »). Aujourd'hui c'est le sport qui fournit le rythme de ses slogans et ses gestes (ainsi ceux de la olà) aux manifestations de rue, ses comparaisons aux managers (jadis on comparait l'équipe à une usine, aujourd'hui on compare l'usine et le gouvernement à une équipe). Les trajectoires des sportifs et des managers sportifs ont de quoi interpeller : les voici devenir des références intellectuelles, voire des ministres, des présidents du Conseil, des candidats aux élections présidentielles. Des associations qui tournent autour du sport remplissent des fonctions de sociabilité qu'avaient naguère les paroisses, les cellules de parti politique, etc. Je suis très frappé par cette évolution quand je retourne voir des clubs de jeunes supporters que je connais maintenant depuis plus de 15 ans.  Certains se sont transformés en petites entreprises performantes, d’autres se sont dotés d’un projet extra-sportif et extra-managérial, où l’engagement social se superpose à ou prend le pas sur le militantisme sportif. Ces "bachelleries"  (on appelait "bachelleries" dans l'ancienne France les groupes de jeunes célibataires) jouent le rôle de "maisons des jeunes" autogérées, offrant à leurs membres un cadre de socialisation alternatif, avec ses rites et ses idéaux particuliers dont témoignent des fanzines  (journaux de fans) volontiers contestataires et libertaires. De façon significative, le groupe de supporters (avec son local, ses réunions, ses assemblées générales, ses activités propres) devient, pour certains militants, plus important que l'équipe de football qui a été le prétexte de leur adhésion. Il est vrai que les activités de ces groupes débordent de loin le seul militantisme sportif : ceux-ci organisent des fêtes de quartier, des cours de langue régionale, des actions humanitaires, des campagnes de prévention contre le SIDA, etc. Naguère de grands appareils religieux, laïques, politiques prenaient en charge, sous la houlette d'adultes, temps libre et loisirs de la jeunesse et modelaient les formes de militantisme. Ce type de supporterisme juvénile et organisé témoigne d'une mutation de ces repères : volonté autogestionnaire et alternative, souci de faire et d'agir par soi-même, esprit de solidarité, émergence de leaders en marge des institutions... caractérisent ces groupes qui refusent les formes traditionnelles de médiation et de représentation. Or c'est par le football que sont nées ces associations aux finalités hybrides, difficilement classables, qui prospèrent sur le vide laissé par les grandes idéologies et leurs organisations. N'avons-nous pas à faire à de « nouveaux lieux du politique » [20] que les politiques eux-mêmes ont du mal à identifier ?

La question des genres, les processus de globalisation et d'affirmation identitaire, la place du corps dans les représentations, l'évolution des techniques, le statut des émotions, une condensation « exemplaire » des valeurs d'une société, de ses principes de classement (rappelons-nous, par exemple, qu'il y avait deux ligues de base-ball aux États-Unis jusqu'en 1947, l'une blanche comme neige, l'autre étant la Negro National League), voilà quelques domaines où l’analyse du sport peut contribuer, de façon privilégiée, à la connaissance fine d'une société.

Autant dire qu’il y a du pain sur la planche pour les ethnologues.  Mais il n'est pas sûr que le contexte actuel d'évolution de notre discipline, où, sous l'effet d'une poussée de conformisme frileux, « le primitif revient au galop », se prête à un large développement de ce type d’études. Espérons cependant que les efforts déployés par quelques-uns depuis une quinzaine d'années n'auront pas été qu’un feu de paille.



[1] « Dans des conditions normales, l’enquête sur le terrain se révèle déjà éprouvante : il faut être levé avec le jour, rester en éveil jusqu’à ce que le dernier indigène se soit endormi et, même, parfois, guetter son sommeil ; s’appliquer à passer inaperçu en étant toujours présent ; tout voir, tout retenir, tout noter, faire montre d’une indiscrétion humiliante, mendier les informations d’un gamin morveux, se tenir prêt à profiter d’un instant de complaisance ou de laisser-aller », Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, pp. 450-451.

[2] Voir C. Bromberger, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 1995 (rééd. 2001) et, sur les problèmes spécifiques posés par l’ethnologie du monde occidental contemporain, « L’ethnologie de la France et ses nouveaux objets. Crise, tâtonnements et jouvence d’une discipline dérangeante », Ethnologie française, 1997, 3, pp. 294-313.

[3] S. Fainzang, Ethnologie des anciens alcooliques. La liberté ou la mort, Paris, P.U.F., 1996 (voir notamment pp. 29-39 et 43-51)

[4] Voir, par exemple, les travaux de S. Darbon, en particulier Rugby d’ici. Une manière d’être au monde, Paris, Autrement (coll. « Mutations »), 1999.

[5] Voir, par exemple, E. Boutroy, « Une technique du vertige ? Les usages du corps dans une pratique ascensionniste : la via ferrata, Techniques et culture, 39, janv.-juin 2002, pp. 121-138 et E. de Léséleuc, « Voler et donner. Ethnosociologie d’un lieu anthropologique : le site d’escalade de Claret, thèse de doctorat, université de Montpellier I, 2000.

[6] C. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais » in C. Geertz, Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983, p. 171.

[7] M. Barthélémy, « Le goût de l’extrême : passion et souffrance dans les aventures organisées » in C. Bromberger (éd.), Passions ordinaires, Paris, Hachette, 2002 (rééd.), pp. 477-495.

[8] A. Rauch, La marche, la vie, Autrement, 171, 1997.

[9] E. Archetti, « Nationalisme, football et polo », Terrain, 25, sept. 1995, p. 76.

[10] Voir S. Darbon, « Pour une anthropologie des pratiques sportives. Propriétés formelles et rapport au corps dans le rugby à XV », Techniques et culture, 39, janv.-juin 2002, p. 22.

[11] Voir  M. Allison et G. Lueschen, « A comparative analysis of Navaho Indian and Anglo basketball sport systems », International Review of Sport Sociology, 1979.

[12] Voir R. Rhodes, « Le baseball et l’emprunt culturel chez les Ojibwés », recherches amérindiennnes au Québec, XIV, 4, 1984.

[13] M. Travert, «  Le football de pied d’immeuble », Ethnologie française, XXVII, 1999, pp. 188-196.

[14] A. Davisse et C. Louveau, Sport, école, société : la différence des sexes, Paris, L’Harmattan, 1998.

[15] C. Mennesson, Des femmes au monde des hommes, thèse de doctorat, université de Paris V, 2000.

[16] A. Saouter, « Être rugby». Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2000.

[17] Voir C. Bromberger, « Le football en Iran », Sociétés et représentations, 7, 1998, pp. 101-116, en particulier p. 112.

[18] Voir J.-P. Digard, « Cheval, mon amour ». Sports et sensibilités « animalitaires » en France », Terrain, 25, 1995, pp. 49-60.

[19] Voir P. Rochard, « Les identités du zurkhâne iranien », Techniques et culture, 39, janv.-juin 2002, pp. 29-57.

[20] Voir C. Bromberger, B. Étienne et M. Guérin, « Les nouveaux lieux du politique », La pensée de midi, 7, printemps 2002, pp. 77-91.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2013 5:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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