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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, Introduction. Paradoxes iraniens.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Christina Bromberger, L’Iran, derrière le miroir (no spécial de Actes Sud / La pensée de Midi, no 27, mars 2009, pp.8-20. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

[8]

Christian Bromberger *

Introduction.
Paradoxes iraniens.”

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Christina Bromberger, L’Iran, derrière le miroir (no spécial de Actes Sud / La pensée de Midi, no 27, mars 2009, pp.8-20.

Femmes : une situation contradictoire
Héros du quotidien et anti-héros de l’histoire
Artistes et sportifs intrépides
Nationalisme et poussées identitaires
De l’ayatollah au poète : les grandes figures emblématiques de l’Iran


Quand on évoque l’Iran d’aujourd’hui, deux images opposées se télescopent et contribuent à nous donner une vision caricaturale du pays. La première est celle de clercs enturbannés et de dirigeants radicaux provocateurs, proférant des menaces, emprisonnant les opposants, contestant la shoah et aspirant à prendre la tête, sur le plan international, d’un front du refus… La seconde est celle d’artistes et d’intellectuels de renom réalisant leurs œuvres créatrices contre vents et marées, déjouant la censure et remportant des distinctions internationales ; s’adjoint à cette dernière image celle de jeunes femmes rebelles laissant échapper de leur foulard ou de leur cagoule des mèches blondes qui sont comme des pieds de nez à l’ordre imposé. Si ces deux images, celle d’une mollarchie totalitaire et répressive, celle d’une palme d’or à Cannes et de « pintades » à Téhéran [1], reflètent en partie les contradictions de l’Iran d’aujourd’hui, elles ne rendent pas justice à une situation beaucoup plus nuancée et contrastée.  L’Iran n’est réductible ni à Ahmadinejad, l’actuel président populiste du pays, qui entend « rayer Israël de la carte », « balayer les rues de la nation » et « mettre sur les nappes des familles l’argent du pétrole » (on est loin du compte !), ni à une minorité occidentalisée qui navigue entre les quartiers huppés du nord de Téhéran, l’Europe et la côte ouest des États-Unis (Los Angeles a été rebaptisé par les Iraniens Tehrangeles), une minorité qui s’offre comme une [9] proie facile aux chroniqueurs pressés. Cette réalité  complexe et mouvante de l’Iran d’aujourd’hui, ce numéro de La pensée de Midi tente de l’appréhender à travers une série de portraits (du gardien de la révolution au chauffeur de taxi, de l’ayatollah à l’animateur de quartier, du chef tribal au peintre contemporain, du cinéaste révolutionnaire au fonctionnaire opportuniste, du leader autonomiste turc au chef spirituel sunnite, du grand poète au musicien régional contemporain, de la féministe à l’alpiniste, etc.), portraits qui, dans leur diversité, rendent compte du dynamisme et des aspérités multiformes d’une société tiraillée entre des modèles contradictoires.

Ces « paradoxes persans », pour reprendre l’heureuse expression de Jean-François Colosimo dans sa contribution à ce numéro (c’est aussi le titre du blog de Masoumeh Ebtekar, une des femmes dont Colosimo trace le portrait), ces paradoxes persans donc, on les repère  aussi bien quand on analyse le statut des femmes, la vie des quartiers, les loisirs sportifs et la création artistique, pour ne citer que quelques thèmes abordés par les participants à ce volume.

Femmes : une situation contradictoire

La situation des femmes est assurément contradictoire en République islamique d’Iran. Contraintes à une tenue stricte (faisant l’objet d’un sévère contrôle par les « patrouilles de la guidance islamique » qui, non contentes de vérifier si les têtes sont bien couvertes, s’en prennent aussi aux porteuses de bottes en cuir), soumises à des inégalités de droits (en matière de divorce, d’héritage, de voyage, etc.), celles-ci ont depuis la révolution conquis une place plus importante qu’auparavant dans le monde du travail et dans la vie sociale. Comme le dit à Colosimo, au sujet des femmes, la fondatrice du magazine féministe Zanân [2] (« Femmes »), [10] Shahla Sherkat: « Au temps du chah, leurs pères, leurs époux, convaincus que la société était corrompue, les retenaient au foyer. Mais une fois la République islamique proclamée, elles ont pu sortir hors de leurs quatre murs. » Ayant accédé massivement aux études et à l’université (55 à 60% des étudiants sont des étudiantes), elles occupent un tiers des postes de fonctionnaires et leur situation n’est nullement comparable à celle qui leur est faite en Afghanistan ou en Arabie Séoudite. De nombreux mouvements  féminins, réclamant des modifications substantielles dans l’interprétation du figh (jurisprudence islamique), ont vu le jour depuis le tournant des années 1990. La figure de proue de ces revendications pour les droits des femmes est l’avocate Chirine Ebadi qui a obtenu le prix Nobel de la paix en 2003, une récompense qui a eu grand retentissement dans le monde mais dont la portée a été minimisée par les « conservateurs » en Iran. C’est que le combat pour les droits des femmes, comme celui pour les droits humains en général, est loin d’être gagné, a fortiori sous le gouvernement actuel. L’autorisation de publication de Zanân a été suspendue en février 2008, après la parution de 153 numéros. Les manifestations féministes pacifiques continuent d’être durement réprimées, comme ce fut le cas en juin 2006 et en mars 2007 à Téhéran. Fin décembre 2008 les bureaux de l’ONG de Chirine Ebadi, le Cercle des défenseurs des droits de l'homme, ont été fermés par la police, et quelques jours plus tard, ce sont les bureaux de l’avocate qui ont été perquisitionnés et plusieurs dossiers importants y ont été subtilisés. À travers les portraits de Shahla Sherkat et de Masoumeh Ebtekar, la porte-parole des étudiants ayant pris en otages les diplomates américains en 1979, devenue, depuis, sous la présidence du réformateur Khatami, la première femme vice-présidente de la République, Colosimo campe la situation contradictoire de femmes et de combattantes pour qui la révolution religieuse fut une occasion tout à la fois de promotion puis de mise à l’écart. Les photos que Abbas a bien voulu confier à notre revue et qui sont regroupées en un cahier unique au milieu des pages qui suivent illustrent aussi les différentes facettes de la situation des femmes dans l’Iran d’aujourd’hui.

Héros du quotidien
et anti-héros de l’histoire


Au cœur des quartiers déshérités, des « tissus usés » des villes comme disent pudiquement les urbanistes iraniens, des individus s’agitent, fondent des associations locales pour redonner vie et dignité à des ensembles dégradés par le chômage, la drogue (l’Iran détient sans doute le record mondial de toxicomanie), l’insalubrité de l’habitat et [11] d’ateliers précaires. En l’absence de corps intermédiaires efficaces (la municipalité et les divers organes gouvernementaux apparaissent bien lointains et sources de tracas plutôt que de remèdes), des habitants se prennent en mains, sous la houlette de figures charismatiques locales, héros et héroïnes du quotidien qui, comme le dit Masserat Amir-Ebrahimi, « sans faire de bruit et avec des moyens très limités, jouent un grand rôle dans les changements socioculturels et socioéconomiques de leur quartier ou de leur ville ». Amir-Ebrahimi campe le portrait d’une femme du peuple qui a créé, dans son quartier pauvre du sud de Téhéran, un Conseil des femmes, puis une bibliothèque de prêt dans ce qui était auparavant son salon de coiffure et enfin une coopérative féminine de production qui est aussi le siège d’activités culturelles. Expression de cette poussée autogestionnaire face à la brutale incurie des pouvoirs, le foisonnement des ONG (appelées NGO en persan selon la variante anglaise) dans toutes les villes d’Iran. Mina Saïdi-Shahrouz et Parvine Ghassemi nous donnent un exemple impressionnant de cet activisme vicinal en dressant les portraits de Rasoul et de Fatemeh, deux leaders charismatiques de Cyrus, un quartier déclassé et affublé d’une mauvaise réputation au sud du bazar de Téhéran. Cet homme et cette femme ont, entre autres, créé banque et caisse permettant d’octroyer des crédits aux plus démunis. Pour mener à bien leurs projets, ils ont su faire fond sur les liens de solidarité ethnique et régionale qui perdurent dans la métropole. Rasoul a établi sa banque dans le hoseyniye (local consacré à la commémoration du deuil de l’imam Hosseyn) qu’ont créé ses « pays », dont son père, à leur arrivée à Téhéran.

S’il y a des héros du quotidien, il y a aussi des anti-héros de l’histoire qui« changent de veste » opportunément au gré des événements. Tel est le cas de Sadegh dont le changement de veste s’est, entre autres, traduit par le changement de prénoms de ses enfants après la Révolution islamique : affublés de noms de rois et de reines, ceux-ci portent désormais les noms du prophète, des imams ou d’autres saints personnages. Mais, note Mohiadin Vatani qui dépeint la trajectoire de Sadegh, cette métamorphose ne procède pas d’un simple calcul opportuniste ; elle reflète le double enracinement de notre anti-héros ayant valorisé la modernité occidentale prisée dans sa jeunesse dans les années 1970, retrouvant, après la Révolution, les échos de la religiosité de son enfance. Ces variations ne sont pas seulement saisissables en diachronie, elles le sont aussi en synchronie. Dans l’Iran d’aujourd’hui, un même individu peut au quotidien boire clandestinement de l'alcool, afficher des penchants [12] libertins, fustiger la loi religieuse... et, pendant les périodes rituelles (ramadan mais surtout moharram), renouer sincèrement avec la foi et avec les valeurs traditionnelles. Selon les moments de la vie, de l'année, voire de la journée, se profile ainsi un « double je » aux comportements contrastés. Et que de fois ai-je été frappé par des changements subits d'attitudes quand, à l'évocation de la tragédie du troisième imam, de l'enfer ou du paradis, des propos graves et méditatifs se substituaient à des paroles voltairiennes ! Ces « deux sujets » ont chacun leur espace : sous le régime du chah, les apparences occidentales étaient exhibées à l’extérieur ; c’est là que l’on portait fièrement les vêtements à la mode, que l’on buvait des boissons alcoolisées, que l’on dansait sur le rythme de musiques occidentales, etc. Le foyer était, au contraire, le lieu du repli, où s'échangeaient entre amis qui se regardaient droit dans les yeux les pensées profondes sur les choses graves de la vie. Il y avait donc une correspondance entre l’extériorité (zaher) spatiale et l’extériorité culturelle, et entre l’intériorité (bâten) spatiale, culturelle et psychologique. La situation s’est aujourd’hui inversée et complexifiée. A l’extérieur, une gravité plus ou moins feinte, à l’intérieur, la facétie, les cassettes de musiques et de films occidentaux. Voilà donc un paradoxe supplémentaire qui rend difficile toute prévision sur l’avenir de l’Iran. Les jeunes des villages ou des quartiers populaires des villes, qui arborent baskets et casquettes Nike, sont supporters de l'AC Milan, amateurs de musique pop, critiques à l'égard du régime, participent avec une piété sincère aux processions dolorisantes du mois de moharram. Les appels à la mobilisation, à la défense de l'identité iranienne face à « l'invasion culturelle » résonnent ainsi différemment d'un cycle à l'autre et peuvent, selon le contexte rituel, susciter rejet ou adhésion.

Artistes et sportifs intrépides

Face à un régime autoritaire et d’une tatillonne pruderie, les Iraniens sont passés maîtres dans l’art de mettre un pied dans la porte et de ruser avec la censure. Il en résulte d’étonnants compromis : des pièces avant-gardistes peuvent être jouées mais uniquement à l’occasion de festivals, les chanteurs (à l’exclusion des chanteuses interdites de solo) ne peuvent pas se produire plus de neuf minutes s’ils n’ont pas reçu l’autorisation du Ministère de la Guidance islamique, etc. Les articles de Liliane Anjo (sur le théâtre) et d’Alice Bombardier (sur la peinture) fourmillent d’exemples de cet art de s’arranger avec les moyens du bord. Pour évoquer sur scène le contact tactile entre deux amants, une étoffe glissant de main en main se substitue aux gestes des acteurs. Telle [13] peintre reproduit la Vénus de Boticelli mais vêtue et un foulard sur la tête. Les mannequins dans les vitrines, exhibant les vêtements occidentaux les plus glamour ne doivent-ils pas avoir aussi la tête couverte ? Mais le paradoxe ne réside pas seulement dans le foisonnement d‘une création braconnière sous un régime autoritaire. Il s’étend à l’art de dialoguer avec un Occident officiellement honni. Les deux femmes peintres dont Bombardier trace les portraits associent, selon des modalités inverses, modernité occidentale et références à la tradition iranienne, la première en introduisant des symboles achéménides dans des tableaux qui ne dépareraient pas à Berlin ou à New York, la seconde, sorte de Marcel Duchamp ou d’Andy Warhol à l’iranienne, traitant les miniatures, qu’elle déconstruit,  de manière novatrice. On aurait bien du mal aussi à embrigader dans une catégorie le  jeune musicien barde du Khorasan (province de l’est de l’Iran) dont Ariane Zévaco campe la trajectoire. Celle-ci, qui note, par ailleurs, joliment que « l’attachement des Iraniens à leur région, à leur pays semble parfois n’avoir d’égal que leur désir de s’en échapper », pointe les contradictions (entre tradition révérée et écoute contemporaine, entre textes bannis par la censure et internet, etc.) au sein desquelles le jeune barde doit se débattre. On pourrait penser que ces tensions n’ont pas lieu d’être quand les créateurs sont d’authentiques révolutionnaires, ayant pris pour objet un thème cher au régime. Tel est le cas de Morteza Avini qui a filmé huit ans de suite la « défense sacrée » pendant la guerre Irak-Iran (1980-1988) et est, par la suite, mort en martyr sur l’ancienne ligne de front. À travers l’analyse de la carrière, des méthodes de tournage, des réflexions de ce cinéaste de la guerre, Agnès Devictor montre que mysticisme et modernité cinématographique ne sont pas incompatibles mais aussi que le statut d’artiste officiel, figurant à côté de Khomeyni sur une immense fresque murale  de Téhéran, n’exonère pas de la critique au sein de l’appareil dirigeant le pays. Admirateur d’Alfred Hitchcock et de John Ford, plaidant pour l’adoption des techniques occidentales, envisageant les relations avec l’Occident « avec les armes intellectuelles de l’Occident », Avini fut accusé de pactiser avec l’ennemi. Il incarne, à sa façon, le drame de « l’intellectuel refusant d’arrêter de réfléchir aux défis du monde moderne une fois la révolution accomplie ».

Le sport, dans sa double dimension de pratique et de spectacle, offre un des exemples les plus éloquents des paradoxes iraniens contemporains. Le recul du sport national qu’est la lutte, la diffusion de plus en plus massive de spécialités modernes, prisées par les hommes et par [14] les femmes (football, sports de combat extrême-orientaux, fitness, body building, etc.) témoignent de la mondialisation de la culture iranienne, et du culte du corps svelte et ferme qui y est associé et contraste avec le modèle traditionnel valorisant la force plantureuse. L’engouement pour les sports pose cependant un problème particulier dans un pays où les autorités ont l’obsession de la dissimulation du corps féminin et de la division sexuelle des espaces. Les seules spécialités auxquelles peuvent s’adonner les femmes sous le regard des hommes sont le tir, l’équitation, le canoë-kayak, l’alpinisme, le ski, et les compétitions pour handicapées, toutes pratiques qui, contrairement à l’athlétisme, au volley-ball, à la natation, etc., s’accommodent, tant bien que mal, de la tenue islamique réglementaire. Les autres, montrant un corps partiellement dénudé, ne peuvent être vues que par les femmes et ne sont pas retransmises à la télévision. Une brèche significative a cependant été ouverte dans le mur de la séparation des sexes lors du retour au pays de l’équipe nationale de football après sa qualification pour le Mondial, en novembre 1997 : plusieurs milliers de femmes (jeunes surtout) envahirent le stade où étaient fêtés les héros, alors que les médias appelaient les « chères sœurs » à rester chez elles. La contestation de cette interdiction est devenue un Leitmotiv des revendications féminines et à chaque grand match des femmes tentent de s’introduire dans le stade. Dans le film Offside qui a obtenu  l’« Ours d’argent » au festival de Berlin en février 2006, mais dont la diffusion est interdite en Iran, Jafar Panahi met en scène l’histoire de jeunes filles qui se déguisent en garçons pour accéder au grand stade de Téhéran. Hommes politiques, candidats promettent régulièrement, non sans arrière-pensées électoralistes, de réserver aux femmes des tribunes spéciales mais ces propositions sont systématiquement rejetées par les autorités religieuses.

À travers et au-delà de ces tiraillements politiques se cristallise une tension plus profonde entre tradition et modernité culturelles. Le sport national iranien, on l’a dit, c'est la lutte. L'image du lutteur est double : c'est à la fois celle du « gros bras » (du « gros cou », dit-on en persan) des milieux populaires traditionnels; c'est aussi celle du pahlavân, l'athlète, le héros chevaleresque, libre, dévoué et désintéressé. Le footballeur, à l'inverse, c'est le champion (ghahremân) moderne et d'avenir, qui rêve de jouer à Manchester ou à l'AC Milan. Les deux images ne sont pas forcément antagonistes (beaucoup d'Iraniens d'âge mûr revendiquent ce double engouement) mais elles sont nécessairement concurrentes et nul doute que la seconde éclipse progressivement la première. L'ascendant du footballeur sur le lutteur symbolise, à sa [15] façon, l'évolution récente de l'Iran. L'image de ce nouveau héros rivalise aussi avec cette figure centrale dans le monde iranien qu'est celle du martyr, avivée par le souvenir proche des 400 000 morts lors de la guerre contre l'Irak. Aussi lors des grands matchs les speakers ne manquent-ils pas de rappeler aux supporters, avec plus ou moins de succès,  le sacrifice des jeunes martyrs au combat et la haine de l’Amérique, tandis que le clergé conservateur et la Fédération de football enjoignent les joueurs de respecter les « valeurs islamiques », de ne porter ni vêtements trop près du corps, ni boucle d’oreille, ni bague, ni collier, et de soigner leur apparence pileuse : barbes irrégulières, queues de cheval, cheveux longs et bouclés, bref tout ce qui rappelle le look occidental est proscrit. Les vedettes incriminées n’ont pas manqué de réagir, en faisant remarquer, par exemple, que le prophète aussi avait les cheveux longs…

Suivant cette veine paradoxale, Éric Boutroy dévoile, dans sa contribution, les enjeux de la pratique sportive de l’escalade dans l’Iran d’aujourd’hui. Pour les jeunes couples modernistes de Téhéran, le rocher est « une niche éphémère de liberté », où la division sexuelle des espaces imposée dans le quotidien n’est plus de mise, où l’altitude éloigne des « gardiens de la vertu » qui ne sont cependant jamais bien loin. Boutroy voit dans cette pratique « une forme astucieuse et un peu illusoire » de résistance, un avatar de ces parties de cache-cache dont la vie en Iran est ponctuée, mais aussi l’expression du « souci de soi » dans une société lassée des rêves d’émancipation collective, bref politiquement désenchantée et démobilisée.

Nationalisme et poussées identitaires

Qu’ils soient conservateurs ou réformateurs, qu’ils vivent au pays ou qu’ils soient exilés, chauffeurs de taxi ou cadres supérieurs, un fort sentiment d’orgueil national unit les Iraniens. Cette fierté partagée, ce nationalisme culturel d’une intensité inégalée à travers le monde, sinon en Chine et en Grèce, reposent sur la conscience exacerbée d’appartenir à l’une des plus vieilles et prestigieuses civilisations au monde. Cet iranocentrisme a été particulièrement encouragé et développé sous les Pahlavi (1925-1979) quand l’Iran, vieil empire multiethnique devint un État nation, soucieux d’affirmer une commune identité aryenne, notamment par rapport aux pays arabes voisins. Sous Mohammed Reza Pahlavi, 11% des leçons d’histoire étaient consacrés à l’Iran préislamique, depuis la Révolution 1% seulement. Mais, quelles que soient ces nuances, on ne peut comprendre l’Iran si l’on ne tient compte de ce sentiment national virulent qui se traduit par une [16] forte xénophobie à l’égard des Arabes (les envahisseurs), des Turcs (des ânes), des Anglais (des comploteurs), des Russes (des brutes), des Américains (des sots puissants manipulés par les Anglais). Ce nationalisme culturel ne s’arrête pas aux frontières actuelles de l’Iran mais englobe un espace qui correspond  à l’aire historique d’extension de la civilisation iranienne, ce que l’on appelle le sarzamin-e Irân (le monde iranien), incluant l’Afghanistan, l’Asie centrale et le Caucase, ce que l’on pourrait appeler le Noruzestân  (noruz, c’est la nouvelle année iranienne qui coïncide avec l’équinoxe de printemps et qui est célébrée avec des rites spécifiques, une pratique commune à toute cette aire culturelle et il est symptomatique que l’Iran ait proposé de classer cette fête au patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO).

Cette conception de l’unité et de la spécificité iraniennes bute cependant sur la diversité ethnolinguistique et religieuse du pays, qui n’a  d’équivalent dans aucun État de cette région du monde et porte témoignage d’une histoire complexe, des contrastes entre les régions et des forts particularismes qui en découlent. La moitié environ des Iraniens ont la langue nationale, le persan, pour langue maternelle. Conséquence cependant d’une alphabétisation massive et continue depuis les années 1960, la langue nationale est parlée aujourd’hui par 83% de la population (c’est uniquement dans les marges nord-ouest, en Azerbaïjan, au Kurdistan – et sud-est – au Seistan-Baloutchistan – que demeurent de fortes minorités ne la comprenant et ne la pratiquant pas).  Par ailleurs, si 85% de la population musulmane est chiite, 15% est d’obédience sunnite et cette minorité est implantée aux marges de l’empire : Arabes du Khouzistan, Baloutches, Kurdes, Turkmènes qui sont, en grande majorité, sunnites, occupent des positions périphériques sur le territoire national, s’adossent à des régions limitrophes et, plus récemment, à des États peuplés de « co-ethniques » qui bénéficient de l’autonomie (Kurdistan irakien, Baloutchistan pakistanais…) ou de l’indépendance (Azerbaïjan, Turkménistan).

Face à cette diversité, la dynastie pahlavi et la République islamique ont mené une œuvre continue d’unification jacobine mais selon des modalités différentes. Pour les Pahlavi, c’était une langue et une culture unique (celle de la grande civilisation multimillénaire) qu’il fallait imposer. Si la République islamique s’est montrée plus tolérante vis-à-vis des cultures et des  langues régionales (comme l’atteste l’article 15 de la Constitution de 1980 qui reconnaît comme égales toutes les langues utilisées en Iran, à côté du persan seule langue officielle), elle a poursuivi l’œuvre d’unification, mais sur un autre registre, celui de l’imposition d’un mode de vie islamique, ponctuée de rituels [17] chiites. Le résultat de la conjonction de ces deux processus successifs est l’affirmation d’une identité iranienne aryano-chiite qui aboutit à une situation très paradoxale : alors que zoroastriens, juifs, chrétiens de diverses obédiences ont des lieux de culte reconnus à Téhéran, il n’y a, en revanche, pas de mosquée sunnite dans cette métropole de 13 millions d’habitants et aucun représentant de cette importante communauté au gouvernement. Ce centralisme a suscité des réactions communautaires dans les provinces, réactions à dominante ethniciste ou religieuse. Stéphane Dudoignon brosse ci-dessous le portrait de Mawlana ‘Abd al-Hamid, le shaykh al-islam de Zahedan, ville du Baloutchistan, à l’est de l’Iran, et à travers l’itinéraire de ce grand mawlawi le renouveau de l’islam sunnite en Iran. Quant à Gilles Riaux, il campe la carrière de Chehregani, leader des Turcs azeri, au nord-ouest du pays, un déçu de l’islamisme qui a embrassé la cause du nationalisme régional. Dans d’autres régions d’Iran, ces poussées identitaires sont plus douces et prennent la forme de revendications culturelles et linguistiques se traduisant par une floraison d’associations et de publications locales.

Ces revendications ont d’autant plus d’écho que les villes de province, jadis emblèmes du pouvoir central persan aux quatre coins de l’empire, se sont fortement ethnicisées sous le coup de l’exode rural. Par ailleurs, ces revendications sont relayées, voire impulsées, par des associations d’originaires qui se sont créées à Téhéran, voire à l’étranger. Face à ces mouvements identitaires aux revendications d’intensité variable (allant de demandes d’indigénisation des cadres administratifs, d’un nouveau découpage des provinces à la réclamation de l’autonomie et du fédéralisme), le gouvernement islamique recourt à diverses parades : il multiplie les slogans (la devise donnée par le guide pour l’année 1386, qui court de mars 2007 à mars 2008, a été Ettehâd-e melli, ensejâm-e eslâmi : « Unité nationale, cohésion islamique », ce qui laisse deviner en creux l’ampleur du problème), il organise des manifestations unitaires (tels ces défilés, le jour de la « défense sacrée », où se succèdent Baloutches, Kurdes, Bakhtiyari-s, etc. habillés en costumes régionaux), il crie au complot sioniste fomenté par l’Occident (les États-Unis ne sont évidemment pas indifférents à ces poussées d’irrédentisme, mais on ne saurait réduire ces mouvements à des collusions machiavéliques avec le grand Satan) ou, formule plus subtile, crée une contre-structure à sa façon dès qu’apparaît un mouvement revendicatif . Ainsi chaque association régionaliste est rapidement flanquée de son double qui émane des structures de l’État. Prononcer le nom d’un groupe ethnique occupant une position périphérique sur le territoire national, s’intéresser à sa culture sont devenus suspects, plusieurs chercheurs en ont fait l’amère [18] expérience. Autant dire que l’unité nationale, l’ethnicité, les relations entre chiites et sunnites sont des problèmes très sensibles dans l’Iran d’aujourd’hui et qui compteront dans l’évolution future du pays.

De l’ayatollah au poète :
les grandes figures emblématiques de l’Iran


Parmi les grands personnages emblématiques de la nation figurent l’ayatollah, le gardien de la Révolution, le chef tribal, l’archéologue et le poète. Cette brève liste donne un aperçu de la complexité des identifications possibles et contradictoires au sein de la société iranienne mais encore faut-il tenir compte de la plasticité de ces modèles.

S’il existe entre les ayatollah-s un puissant esprit de corps, cela n’empêche pas qu’il y ait, parmi ces « signes de Dieu » (traduction littérale d’ayatollah) des « tendances variées et opposées, parfois chez les mêmes personnes », comme le souligne Yann Richard qui dresse le portrait de Mojtahed Shabestari. Celui-ci, après une période d’activisme révolutionnaire mesuré, s’est réfugié dans le quiétisme, se passionnant pour la philosophie mystique (une spécialité iranienne dont Henry Corbin s’est fait le spécialiste), pour l’herméneutique des textes sacrés et pour la pensée occidentale  en matière de science politique. Voilà un grand lecteur d’Erich Fromm et de Herbert Marcuse (ce qui nous éloigne de la vision stéréotypée d’ayatollah-s obtus), qui pose la liberté comme condition de la foi (« En aucun cas un régime autoritaire, dit-il, ne peut répondre aux besoins essentiels de la foi »).  Cette liberté de parole et de conviction, opposée à la pensée unique, a valu à Shabestari d’être mis à la retraite anticipée de la faculté de théologie de l’université de Téhéran par l’actuel régime. Trouvera-t-on cette unité de pensée, qui fait défaut chez les clercs, parmi les gardiens de la Révolution (les pasdaran), ce corps de volontaires qui a largement contribué à repousser l’ennemi irakien et qui forme une sorte d’État dans l’État ? En traçant le portrait de l’un d’entre eux, et par là même un pan de l’histoire de l’Iran révolutionnaire avec ses épurations et ses sursauts patriotiques, Bernard Hourcade répond par la négative. L’écart est trop grand entre ces anciens combattants qui ont sacrifié leur jeunesse pour la patrie et ce corps qui est devenu une armée comme les autres. Ces soldats de l’an II se sentent comme dépossédés d’un projet révolutionnaire qu‘ils ont porté et dont d’autres, y compris des clercs - loin de la ligne de front- se sont emparés. Reste l’espoir qu’un des leurs, partageant leurs rêves de jeunesse, à la fois modernistes et islamistes, conquière le pouvoir, lors des élections présidentielles de juin 2009. L’actuel maire de Téhéran, Ghalibaf, correspondrait à cette attente.

[19]

Entre le pasdar moderniste et le grand chef tribal les temps s’entrechoquent. L’un symbolise une des perspectives possibles d’avenir, l’autre un passé où l’Iran était le plus grand foyer de nomadisme pastoral au monde, avec ses personnages hauts en couleurs combinant des talents de guerrier et d’éleveur. À travers le portrait d’un chef bakhtiyari (une des grandes tribus du sud-ouest de l’Iran), Jean-Pierre Digard campe la dislocation progressive du monde nomade depuis le règne de Réza chah. Si les affiliations tribales demeurent et continuent de jouer leur rôle dans la vie sociale, le mode de vie nomade a pratiquement disparu : le grand chef tribal, qui ne se déplaçait pas naguère sans une douzaine de tentes de serviteurs, a terminé sa vie dans une simple maison carré en pierres, entourée de poules et d’un potager et avec une unique femme. Le contraste serait encore plus marqué si l’on envisageait l’évolution des modes de vie ruraux et urbains, avec ces maisons qui comportent désormais une cuisine open et où l’on consomme volontiers des pizzas.

Il nous a plu d’achever cette galerie de portraits par l’évocation de deux personnages importants dans la vie culturelle iranienne : l’archéologue et le poète. Le premier condense, sous ses différents profils, l’admiration et la peur que suscite l’étranger mais aussi le prestige du détenteur des clefs d’un passé grandiose où l’on se plaît à se mirer. Ali Mousavi et Nader Nasiri-Moghaddam nous montrent que l’archéologie fut un symbole de la domination étrangère et une source de fierté nationaliste. Les derniers Qajars et les Pahlavis en firent leur discipline favorite et la République islamique, après un bref intermède où les révolutionnaires regardaient avec dédain ces fouilles connotant un  passé monarchique, veille sourcilleusement sur son patrimoine antique. On est bien loin des talibans afghans détruisant les Bouddhas de Bamiyan. Notre dernier personnage est un grand poète, Ahmad Chamlou, qui  incarne mieux que quiconque les passions et les paradoxes iraniens. Les passions car le rêve premier de tout Iranien n’est pas d’être ingénieur, professeur ou diplomate, mais poète. Les paradoxes car cette passion se double d’une vénération pour la métrique et la prosodie persanes classiques, celles de Hâfez et de Saadi. Or voici que le poète contemporain le plus populaire est celui qui s’est totalement affranchi des règles classiques et a valorisé, en y consacrant un livre, le langage de la rue. Azita Hempartian retrace ici l’itinéraire intellectuel et artistique étonnant de cette figure majeure qui dialogua tout autant avec ses prédécesseurs iraniens qu’avec les surréalistes occidentaux.

Cette galerie de portraits donne une idée de la complexité de la société iranienne tiraillée entre l’aryanisme, le chiisme et l’occidentalisation. De cette dernière témoigne l’extraordinaire évolution [20] démographique du pays, qui se rapproche des standards européens. La croissance de la population a atteint un pic (3,1% par an) en 1986 (la fécondité, 6,2 enfants par femme, est alors une des plus élevées du monde). Pour freiner cette évolution, la contraception a été légalisée, dès 1980, par un fatvâ de l’ayatollah Khomeyni et le gouvernement a lancé en 1988 une campagne de contrôle des naissances, suivant en cela une tendance générale dans la société iranienne. La fécondité a fortement baissé (3,5 enfants par femme dès 1993, 2 en 2006) et la proportion des 0-14 ans est passée de 45,5% de la population totale en 1986 à 39,5% en 1996 et à 26,1% en 2006. Parallèlement, la place de l’enfant a été fortement valorisée : les anniversaires des enfants, désormais aussi insupportables qu’en Occident, sont devenus un des rites majeurs dans la société iranienne contemporaine, y compris dans les milieux ruraux, ce qui est une innovation sans précédent. L’individu a également émergé sur le devant de la scène, avec le recours au psychologue, une tendance à la réflexivité et à l’introspection, même si la société iranienne demeure profondément familialiste. La culture jeune porte l’empreinte de cette occidentalisation : jean et baskets se sont généralisés, des mèches blondes, on l’a dit, s’échappent des hejâb, les adolescents arborent des coiffures iroquoises dites « râpi », sont adeptes de pop et de musique irano-californienne. Paradoxe supplémentaire, les innovations matérielles et les produits importés suivent parfois le trajet des pèlerinages, y compris du hâjj (le pèlerinage à La Mecque), pèlerinages qui ne sont plus réservés aux gens arrivés dans la vie mais désormais accessibles aux  jeunes couples fortunés ou aidés par des œuvres charitables et qui en profitent pour faire le plein de nouveautés.

Cette situation brouillée où s’enchevêtrent fierté patriotique, références religieuses chiites, poussée individualiste et tradition familialiste, occidentalisation des modes de vie, n’est certes pas réductible à quelques clichés simplistes. Il est plus important que jamais de traverser les apparences et d’aller regarder la société iranienne, derrière le miroir…

Dernière question que l’on peut se poser : si l’Iran se mondialise à sa façon, n’est-il pas aussi un foyer de mondialisation ? La Révolution islamique n’a sans doute pas eu en son temps les répercussions attendues dans le monde musulman. En revanche, on peut se demander aujourd’hui quelle est la capitale du monde musulman ; ce fut longtemps Le Caire. Est-ce aujourd’hui Riyad, Dubay, Istanbul… ou Téhéran ?



* Professeur d’ethnologie à l’université de Provence, membre senior de l’Institut universitaire de France (chaire d’ethnologie générale), il a dirigé pendant trois ans l’Institut français de recherche en Iran (2006-2008). Auteur de nombreux ouvrages, il a notamment publié : avec Tzvetan Todorov, Germaine Tillion : une ethnologue dans le siècle (Actes Sud, 2002) ; Passions ordinaires : football, jardinage, généalogie, concours de dictée (Hachette, 2002) ; Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde (Pocket Agora, 2004) ; avec Raffaele Poli, Lucio Bizzini et Jacques Hainard, Hors jeu : football et société (Infolio, 2008).

[1] Voir Delphine Minoui, Les pintades à Téhéran, Paris, Jacob Duvernet, 2007. (Toutes les notes sont de l’auteur.)

[2] On a renoncé à unifier la transcription des termes persans dans les textes qui suivent, chaque auteur (ou presque) ayant ses propres habitudes allant de la translittération ou de la transcription phonétique (en général en italiques) à une complète francisation (en général en caractères romains). Pour que le lecteur s’y retrouve, voici les équivalences les plus fréquentes : sh = ch ; ch = tch ; j = dj ; q, gh = gh (uvulaire ressemblant à un r parisien très grasseyé) ; kh ou kh = ch de l’allemand ; ‘ = articulation glottale ; â = a d’arrière comme dans « pâtes », a = a d’avant comme dans « pattes », e = é,  u = ou. On trouvera donc successivement dans les textes chah et shâh, Chamlou et Shâmlu, etc. Les noms de lieux et de personnes sont en général transcrits selon l’usage le plus largement répandu dans les langues occidentales.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 juin 2013 19:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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