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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, “Note sur les dégoûts pileux.” Un article publié dans la revue Ethnologie française, 1/2011, vol. 41, p. 27-31. Numéro intitulé : “Anatomie du dégoût.” URL Cairn. DOI : 10.3917/ethn.111.0027. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[27]

Christian Bromberger

Note sur les dégoûts pileux.”

Un article publié dans la revue Ethnologie française, 1/2011, vol. 41, p. 27-31. Numéro intitulé : “Anatomie du dégoût.” 
URL Cairn. 
DOI : 10.3917/ethn.111.0027.

* Trichophiles et trichophobes (du grec thrix, trichos: poil)
* Du dégoût de l’autre au dégoût de soi

Références bibliographiques

Résumé / Abstract


Il y a des dégoûts pileux universels. Alors que la chevelure vive dans son entier peut être une arme de la séduction, la mèche de l’être aimé un objet de souvenir et de vénération, le cheveu ou la touffe, tombé par mégarde, suscite le dégoût. Qui n’a ressenti un haut-le-cœur en découvrant un cheveu flottant sur son potage ? Ou encore des poils au fond d’une baignoire ou d’un lavabo ? L’idée même de toucher ou d’ingérer ce corps étranger imbibé des humeurs d’un autre suscite le dégoût. Va pour la poignée de main ou la bise sur la joue, pourvu que la peau soit sèche ! Mais la moiteur est intolérable, tactilement et symboliquement, l’humide étant censé favoriser la contamination [1]. Du « cheveu sur la soupe » on peut, au mieux, rire, pour signaler une incongruité, un désordre dans la conversation, une rupture des attentes convenues. C’est ce dérangement par rapport aux normes admises, cette anomalie, ce sentiment que « quelque chose n’est pas à sa place » [Douglas, 2001 : 55] qui engendrent, avec plus ou moins d’intensité, le dégoût, a fortiori s’ils mettent le corps en jeu. Et, parmi ces traits corporels qui suscitent la répulsion, le poil figure en bonne place. Le poil de l’autre, comme le poil de soi, s’ils s’écartent des normes, peuvent entraîner un sentiment d’effroi. Examinons quelques-unes de ces situations de rupture.

* TRICHOPHILES ET TRICHOPHOBES
(DU GREC
THRIX, TRICHOS : POIL)

Les dégoûts pileux peuvent être affaire de normes civilisationnelles. Les poils faciaux et corporels occupent ainsi, sur l’échelle du dégoût, une place variable selon les sociétés. Historiquement, un net contraste oppose les mondes chrétien et musulman. Le christianisme a prôné le respect de la nature créée par Dieu, les poils ayant en outre pour vertu de cacher les « parties honteuses », tandis que l’épilation du pubis et des aisselles est la norme, pour les deux sexes, dans les sociétés islamiques, les poils qui retiennent les sécrétions (le sang, l’urine, les matières fécales) étant considérés comme impurs. La fitrah, la bonne et saine nature, implique de « se tailler les moustaches pour qu’elles ne pénètrent pas dans la bouche […], de s’épiler les aisselles, de se raser les poils des parties intimes [2] ». « Nulle prière, nul jeûne ne saurait, sinon, être valable aux yeux de Dieu », dit un villageois du sud de l’Iran à Anne-Sophie Vivier [2006 : 121]. La pâte dépilatoire est appelée en persan vâjebi (les vâjebât, ce sont les prescriptions religieuses obligatoires). La vue d’un ahl-e haqq dont la moustache déborde sur la lèvre supérieure, d’un yazidi [3] à la pilosité broussailleuse suscite réprobation et dégoût [4].

3Ces répulsions s’inscrivent dans le vaste dispositif de différenciation entre religions et courants religieux voisins, dans les codifications relatives du pur et de l’impur. Apparence pileuse, nourriture, statut du sang… sont ainsi de forts démarcateurs entre les « religions du Livre ».

4Mais ces religions voisines n’ont pas le monopole de ces répulsions réciproques. En matière de poils, les exemples les plus frappants d’aversion face à l’apparence de l’autre nous sont fournis par les relations entre Européens et Amérindiens et par celles entre Japonais et Aïnous d’Hokkaido.

5Les conquérants, et plus généralement les Européens, pensaient que les « naturels » des Indes occidentales correspondaient au portrait type de l’homme sauvage, velu, barbu, répugnant. Au demeurant, « les premières gravures connues sur lesquelles figurent des “habitants” des Indes occidentales nous les montrent fréquemment couverts de poils sur tout le corps, voire pourvus de superbes barbes bien fournies » [Erikson, 1992 : 83]. Mais l’on dut vite déchanter ; au sud comme au nord, les « naturels » n’avaient pas l’apparence monstrueuse attendue. Et ce furent, à vrai dire, les Indiens qui exprimèrent leur répulsion à l’égard de la pilosité faciale et corporelle des Européens. Gabriel Sagard, dans son Grand Voyage du pays des Hurons : situé en l’Amérique vers la mer douce, ès derniers confins de la Nouvelle France, dite Canada… nous rapporte, au début du XVIIe siècle, les faits suivants : « Il ne s’y voit non plus aucun rousseau ny blond de cheveux, mais les ont tous noirs (excepté quelques-uns qui les ont chastaignez [châtains]) qu’ils nourrissent et souffrent seulement à la teste, et non en aucune partie du corps, et en ostent même tous la cause productive, ayans la barbe tellement en horreur, que pensans parfois nous faire injure, nous appelloient sascoinronte, qui est à dire barbu, tu es un barbu : aussi croyent-ils qu’elle rend les personnes plus laides, et amoindrit leur esprit. Et à ce propos je dyrai qu’un jour un sauvage voyant un François avec sa barbe, se retournant vers ses compagnons leur dict, comme par admiration [surprise] et estonnement : O que voyla un homme laid ! Est-il possible qu’aucune femme voulust regarder de bon œil un tel homme, et luy-mesme estoit un des plus laids Sauvages de son pays. » Cette aversion pour la pilosité des Européens nourrit aussi anecdotes, récits et analyses des ethnologues contemporains. Claude Lévi-Strauss nous rappelle dans Tristes tropiques [1955 : 206] que « les nobles Caduveo […] s’épilaient complètement le visage, y compris les sourcils et les cils et traitaient avec dégoût de “frères d’autruche” les Européens aux yeux embroussaillés ». Quant à Pierre Clastres [1972 : 100], il évoque l’horreur des Indiens Guayaki pour le poil en ces termes : « Il faut l’enlever, le faire disparaître afin d’éviter toute possibilité de confusion entre le corps humain et la bête : il faut, ascétiquement, contraindre le corps, lui faire violence, il faut qu’il porte en lui la marque de la culture, la preuve que son émergence de la nature est irréversible : il faut s’épiler. »6

Autre rencontre pileuse dramatique, celle entre les Japonais et les Aïnous. Avec les Ghiliaks de Sibérie, ceux-ci sont considérés comme la population la plus velue au monde, tandis que les Japonais, naturellement glabres, manifestent pudeur et répulsion à l’égard du poil. Les Aïnous sont profondément trichophiles (porter atteinte à la barbe de l’homme était considéré comme un geste sacrilège, les femmes avaient la lèvre supérieure incisée, recouverte de noir de seiche et arboraient ainsi une moustache factice…), les Japonais sont, eux, profondément trichophobes. Face aux Aïnous dont ils conquirent le territoire à partir du XVIIIe siècle, leur réaction fut de répulsion et de dégoût. Ceux-ci furent comparés à des ours et à des singes, et les premières mesures prises lors de la colonisation furent de japoniser leurs noms et de les inciter, par des dons de riz et de saké, à se couper les cheveux et à se raser les poils. Mais ceux qui se laissaient convaincre étaient mis au ban de leur communauté et voués à la punition divine [Takakura, 1960, vol. 50 : 69 et 79B]. Jusqu’à un proche passé, les Aïnous, en raison de leur apparence pileuse, ne pouvaient être instituteurs, accéder à un poste de responsabilité ou fréquenter les bains publics. Le dégoût de l’autre entraîne l’exclusion.

* DU DÉGOÛT DE L’AUTRE AU DÉGOÛT DE SOI

L’hirsutisme, revendiqué par les Aïnous, peut être dans d’autres sociétés et dans d’autres contextes le symbole de l’errance, de la misère, d’un retour contraint à la « sauvagerie », durement ressenti. Dans nos sociétés, la coiffure et la pilosité entretenues vont de pair avec la maîtrise et le contrôle de l’espace, avec une maison ordonnée où l’on fait le ménage. Et la tendance contemporaine est de plus en plus à la netteté, au lisse, à l’aseptisé ; elle s’exprime à travers la répulsion féminine – et de plus en plus masculine – pour les poils [29] corporels qui connotent le dru, la sauvagerie, la puanteur. Les clochards, les sans domicile fixe, les « cheminots » d’antan, les trimardeurs ne peuvent prétendre à une telle discipline corporelle et domestique. « L’absence d’entretien du corps, écrit Patrick Gaboriau [1993 : 170-171], est un des éléments qui dénotent l’état de renoncement, de laisser-aller dépressif fréquent chez les personnes sans abri. » Il ajoute que « les cheveux – mal peignés et gras, faute de lavage et de shampoing – portent la marque de la souffrance » [op. cit. : 172]. Patrick Declerck [2001], qui a aussi longuement fréquenté les SDF, note également l’abandon des contrôles physiologiques et les désordres dans l’apparence de ces « naufragés ». De façon significative, ceux-ci se rasent ou se font raser par leurs proches dans des phases d’optimisme (quand « le moral est comparé au “beau fixe” du baromètre » [Gaboriau, ibid. : 170]) ou quand ils vont mendier : ils doivent alors quitter l’apparence du « gueux » et présenter l’image respectable du « pauvre » soucieux de discipline. Mais le quotidien, avec la barbe broussailleuse et les cheveux non entretenus, est au dégoût de soi. Face à cet abandon plane, pour ceux qui le subissent comme pour ceux qui le croisent, la menace de l’hirsutisme, connotant le retour à l’animalité. Ces corps couverts de poils mal ou pas peignés ne sont-ils pas porteurs d’une inquiétante étrangeté, comme aurait dit Freud ? L’hirsutisme, non plus celui des SDF, mais celui des hommes préhistoriques tels qu’on se les représente, celui des monstres velus qui échappent aux classifications rassurantes et que l’on exhibait naguère dans les foires, fascine et suscite un dégoût mêlé de crainte parce qu’il rappelle la part bestiale de l’Homo sapiens, la fragilité des frontières entre les espèces et une toujours possible régression. Ne sont-ils pas trop proches de nous pour que nous les rejetions hors de l’espèce humaine et pas assez éloignés pour que nous puissions les ranger sans hésitation dans d’autres catégories ? Ce n’est plus tant alors l’étrangeté qui inquiète, c’est la similarité.

Il n’y a pas que l’excès de poils qui soit répulsif pour soi et pour les autres, a fortiori dans nos sociétés qui privilégient le lisse corporel et où la vue d’aisselles féminines poilues suscite des haut-le-cœur. [5]

La disparition soudaine et involontaire des cheveux et des poils peut aussi entraîner une dégradation insupportable de l’image de soi. Tel est le cas chez les patients qui subissent un traitement chimiothérapeutique contre le cancer. Une récente enquête auprès d’anciens patients de l’institut Paoli-Calmettes, centre régional de lutte contre le cancer à Marseille, va nous permettre d’évoquer plus en détail cette forme de dégoût de soi.

Parmi les effets négatifs liés à la maladie, les patients placent l’« alopécie » (la perte des cheveux) en première ou en deuxième position [Institut national du cancer, 2005 : 3]. Cette conséquence du traitement est encore plus mal ressentie par les femmes que par les hommes ; témoigne de cette intensité variable de la souffrance selon les sexes le fait que « seuls 6 % des demandes de prothèses capillaires sont faites par les hommes » [op. cit. : 6]. Une patiente va jusqu’à déclarer : « La mastectomie [ablation du sein] me traumatisait moins que l’idée de la perte des cheveux » [ibid. : 13] [6]. L’alopécie est, au demeurant, d’autant plus mal vécue qu’elle s’accompagne de l’ablation d’un sein, autre symbole de la féminité.

Variable selon les protocoles, la chute de cheveux commence deux à trois semaines après la première séance de chimiothérapie. Elle a été précédée par la perte des poils pubiens et sera suivie par celle des cils, des poils axillaires (des aisselles) et des jambes. C’est que le traitement vise les cellules à multiplication rapide, une caractéristique des cellules cancéreuses, ce qui est aussi le cas des cellules du bulbe pileux. Chez les jeunes femmes, assurées de la plénitude de leur genre, c’est la disparition des poils pubiens qui est la plus durement ressentie et vécue comme une régression vers une enfance encore proche. Chez les femmes âgées de plus de quarante ans qui approchent ou ont dépassé la ménopause, c’est la perte des cheveux, signe tangible et visible de la différence, qui suscite la plus vive émotion. Dans tous les cas cependant, la crainte du regard des autres mais surtout l’épreuve du miroir (« le face-à-face avec le miroir », dit une ancienne patiente) sont insupportables et suscitent le dégoût de soi : « Le miroir on l’évite, on le tourne. On se tournait pour ne pas se voir sous la douche », « Je me voyais dans le reflet de la télé, je tournais la tête », « Pendant plusieurs jours, je ne me suis pas regardée, j’avais peur ». Les mots employés par les malades pour qualifier les images qui s’imposaient cependant sont d’une grande violence : « C’était affreux ! », « Quelle déchéance ! », « Je me suis sentie miséreuse, misérable, dépouillée, vulnérable, je n’avais plus la protection de mes cheveux, la nuit je protégeais ma tête avec le drap ». Toutes et tous s’accordent à dire, chacun à sa façon, que « je » est devenu un « autre ». « Ce n’était quand même pas moi ! », « C’était plus mon corps », « J’avais l’impression d’être quelqu’un d’autre », « Quand je passais sous la douche, j’avais du mal à me reconnaître ». La perte de la chevelure est le signe et le stigmate, par [30] excellence, de la maladie : « La perte des cils, des sourcils, ça vous change le regard ! Les poils pubiens s’en vont, on descend d’une autre planète, on est nu comme un ver mais le plus important, c’est la tête. »

Pour préparer et atténuer ce choc, la coiffeuse de l’hôpital coupe par étapes successives (trois ou quatre si les cheveux sont longs, deux s’ils sont courts) ces poils qui s’effilochent, et évite ainsi partiellement aux malades cette autre épreuve difficilement supportable, celle « des cheveux tombés sur l’oreiller ». « Ce raccourcissement progressif, commente-t-elle, c’est aussi pour que les femmes s’acceptent. » Pour éliminer les poils rebelles et égaliser la surface du crâne (ce qui facilitera la pose d’une perruque) ou pour anticiper la chute totale des cheveux (et donc éviter de nouveaux cheveux sur l’oreiller), la coiffeuse passe la tondeuse, en évitant que les patientes ne se trouvent près d’un miroir. « C’est le moment où elles s’effondrent le plus. » L’une d’entre elles exprime en ces termes ce qu’elle a ressenti : « La coiffeuse est venue avec la tondeuse mais la tondeuse c’est pour les hommes ; j’ai éprouvé un sentiment d’humiliation », « d’asexuation », dit une autre.

Quand les cheveux sont tombés, il faut se résoudre à porter à l’extérieur une perruque. Ce que font neuf femmes sur dix, préférant désormais cette solution au foulard, au turban ou au chapeau. Si les patients appellent sans vergogne leur postiche « perruque », médecins et organismes sociaux utilisent l’expression plus brutale de « prothèse capillaire » ; quant aux fournisseurs, ils parlent, de façon plus euphémisée, de « chevelure » (d’appoint, de substitution). C’est qu’« il faut faire les choses en douceur ». Si une curiosité souriante et inquiète a régné sur la première rencontre, pour le choix d’un modèle, entre la vendeuse de « perruques » et la patiente qui n’a pas encore perdu ses cheveux, c’est dans une atmosphère de « panique » que se déroule la deuxième rencontre. « On m’appelle au secours ; j’essaie d’intervenir dans les quarante-huit heures », dit la vendeuse. Même si elle masque le stigmate, la première pose de la perruque est, pour la patiente, un moment particulièrement éprouvant. Pour atténuer ce choc, la coiffeuse place le postiche sur la tête de la malade le dos tourné au miroir. Quelles qu’aient été les précautions prises lors de la commande du modèle, l’impression qui domine est de n’être plus soi. « C’est d’avoir quelque chose sur la tête, qui est là et qui n’est pas soi et qui veut faire croire que c’est soi. »

« Quand », après le traitement, « ça repousse, on retrouve sa dignité et on retrouve son identité, on a sa carte d’identité, on redevient soi. » Mais ce retour à soi est encore un long chemin. Les cheveux qui repoussent ne sont pas de la même nature que ceux que l’on a perdus. En général, il faut huit à douze mois pour que les cheveux reprennent leur apparence antérieure. Aller chez son coiffeur (et non plus chez la coiffeuse de l’hôpital) pour se faire « faire une couleur » (ce qui est strictement déconseillé pendant les mois suivant le traitement) est vécu comme l’ultime étape de ce retour vers soi et comme une réintégration dans le genre : « Quand on prend rendez-vous chez le coiffeur, on redevient une femme. » Au dégoût de soi succède un sentiment de résurrection.

Que conclure de ces quelques notations, du cheveu sur la soupe à l’alopécie chimio-induite, en passant par le glabre et le poilu des uns et des autres ? En chaque cas, le dégoût semble naître d’une rupture insupportable des normes corporelles, d’un grand dérangement dans l’ordre du monde. Qu’il s’agisse de l’hirsutisme de l’Autre (Aïnou là-bas, SDF ici), de femmes ayant perdu un des attributs majeurs de leur identité et de leur séduction, c’est le désordre (par rapport aux normes policées de la Cité, par rapport aux frontières reconnues entre les genres) qui suscite la répulsion. Passe encore quand il s’agit d’extravagances temporaires, festives, juvéniles, carnavalesques ou artistiques (celles d’un Marcel Duchamp par exemple) ! Mais une pilosité durablement non conforme, alors que l’on peut, par des soins, en entretenir ou en modifier l’apparence, suscite la réprobation parfois mêlée de pitié, parfois d’un désir de vindicte. C’est que la différence devient insupportable pour l’image de soi et des autres quand elle met en cause les frontières reconnues de l’humanité, quand elle évoque le retour à une nature non domestiquée. ■

[31]

Références bibliographiques

BROMBERGER Christian, 2010, Trichologiques. Une anthropologie des cheveux et des poils, Paris, Bayard.

CLASTRES Pierre, 1972, Chronique des Indiens Guayaki, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine ».

DECLERCK Patrick, 2001, Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine ».

DOUGLAS Mary, 2001 [1966], De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte.

ERIKSON Philippe, 1992, « Poils et barbe en Amazonie indigène : légendes et réalité », Annales de la fondation Fyssen, 7.

GABORIAU Patrick, 1993, Clochard, Paris, Julliard.

HUGHES Thomas Patrick, 1964 [1885], Dictionary of Islam, Lahore, Anarkali.

Institut national du cancer, 2005, La chute des cheveux liée à la chimiothérapie. Souffrances et modes d’adaptations.

LÉVI-STRAUSS Claude, 1955, Tristes tropiques, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine ».

PERROT Philippe, 1984, Le Travail des apparences. Le corps féminin. XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Points ».

SAGARD Gabriel, 1632, Le Grand Voyage du pays des Hurons…, Paris, Denys Moreau.

TAKAKURA Shinichiro, 1960, The Ainu of Northern Japan : A Study in Conquest and Acculturation, Philadelphia, American Philosophical Society, 50.

VIVIER Anne-Sophie, 2006, Afzâd, ethnologie d’un village d’Iran, Paris-Téhéran, Institut français de recherche en Iran.

[31]

RÉSUMÉ

Le dégoût procède de la perception d’une anomalie, du « sentiment que quelque chose n’est pas à sa place », d’une inconvenance qui dérange l’ordre habituel du monde et met le corps en jeu. Les dégoûts pileux peuvent ainsi naître d’un sentiment de violation des normes habituelles, normes du paraître dans une société donnée, normes du genre… On examine ici quelques-unes de ces transgressions des normes pileuses qui suscitent le dégoût.

Mots-clés

poils, normes culturelles, genre, cancer, dégoût

ABSTRACT


Disgust stems from the feeling of an anomaly, from the idea that “something is not at the right place”, that the ordinary world order is disrupted and questions the place of the body. Hair disgusts can thus come from the feeling that conventional norms, related to appearance or gender, are being violated. A few cases of these transgressions provoking disgust are presented here.

Keywords

hair, cultural norms, gender, cancer, disgust

Ekel vor etwas entwickelt sich durch die Wahrnehmung einer Anomalie, des Gefühls, etwas sei nicht an seinem Platz“, einer Anstößigkeit, die die gewöhnliche Weltordnung stört und in der vorliegenden Untersuchung den Körper betrifft. Der Ekel vor Körperbehaarung kann also aus dem Gefühl der Verletzung von gewöhnlichen Normen entstehen, zum Beispiel von Normen des gesellschaftlichen Auftretens oder von geschlechtsspezifischen Normen… Dieser Artikel untersucht einige ekelerregende Formen des Nicht-Respektierens von Behaarungs-Normen.

Stichwörter

Behaarung, Kulturelle Normen, Geschlecht, Krebs, Ekel

POUR CITER CET ARTICLE

Christian Bromberger « Note sur les dégoûts pileux », Ethnologie française 1/2011 (Vol. 41), p. 27-31. 
URL Cairn. 
DOI : 10.3917/ethn.111.0027.



[1] Traditionnellement en Iran, et sans doute ailleurs dans le monde musulman, il fallait éviter de toucher un Infidèle par temps de pluie et de boire dans le même verre que lui, si celui-ci n’avait pas été lavé et séché.

[2] Voir l’article fitrah du Dictionary of Islam de Thomas Patrick Hughes [1885, 1964].

[3] Les ahl-e haqq forment une minorité chiite hétérodoxe dont les fidèles sont nombreux dans l’ouest de l’Iran et le nord-est de l’Irak. Ils vénèrent ‘Ali, si bien que les chiites orthodoxes les stigmatisent sous le nom de‘Aliallâhi – ceux qui prennent ‘Ali pour Allâh. Les Yazidi-s, quant à eux, forment une minorité dispersée aux confins turco-arabes dont les croyances associent des éléments musulmans, chrétiens, juifs, zoroastriens, etc. Ils sont stigmatisés sous le surnom de « gens aux huit moustaches ».

[4] Pour plus de précisions sur ces différences et ces dégoûts pileux, je me permets de renvoyer à mon livre [Bromberger, 2010].

[5] Il n’en fut pas toujours ainsi, ce qui souligne bien la relativité des dégoûts et des normes qui leur sont associées. Rien de plus étranger à la sensibilité contemporaine que ces réactions enflammées et de l’écrivain Joris Karl Huysmans à la fin du XIXe siècle et du peintre Émile Bayard au début du XXe. Le premier vante, dans ses Croquis parisiens, « l’odeur du gousset » (entendez des aisselles) : « Nul arôme n’a plus de nuances ; c’est une gamme parcourant tout le clavier de l’odorat, touchant aux entêtantes senteurs du seringat et du sureau, rappelant parfois le doux parfum des doigts qu’on frotte après y avoir tenu et fumé une cigarette. Audacieux et parfois lassant chez la brune et chez la noire, aigu et féroce chez la rousse, le gousset est parfois capiteux ainsi que certains vins sucrés chez la blonde. » Quant au second, il s’emporte contre la mode naissante du rasage des aisselles ; voici ce qu’il écrit à un de ses amis en 1904 : « Vous souvient-il du répugnant spectacle offert par telles actrices dont les aisselles étaient rasées ? Oh ! l’absence scabreuse de la touffe de poils, riante comme un nid sous les bras ! Combien l’absence de ce point sur l’i était déplorable, obscène presque ! » Textes cités par Philippe Perrot [1984 : 153].

[6] Pour d’autres patientes cependant cette « histoire de cheveux », toujours perçue comme humiliante, est devenue secondaire lors de cet épisode clinique où la vie est en jeu.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 juin 2013 18:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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